Préface
p. 11-15
Texte intégral
1C’est en 2003 que j’ai rencontré Ariane Jossin, en pleine phase d’ascension de la cause contre la mondialisation néolibérale, mais aussi d’effervescence scientifique à son propos. Alors directrice du CRPS (Centre de recherches politiques de la Sorbonne, désormais CESSP-Sorbonne), j’avais lancé plusieurs enquêtes ouvertes à quiconque voulait bien s’y associer dans l’espace académique à l’occasion de la mobilisation contre le G8 d’Évian, au printemps 2003, et du deuxième Forum social européen en Ile-de-France à l’automne de la même année. Le bouche-à-oreille fonctionna au-delà des espérances et de l’université Paris 1 d’où il partit. Ainsi Ariane, alors doctorante à Rennes, se joignit à une équipe nombreuse et bigarrée jusqu’à atteindre des dizaines de personnes pour couvrir le Forum social1. Dépassant les frontières du CRPS, il fallait lui trouver un nom ; ce fut le GRAAL, pour Groupe de recherche sur l’activisme altermondialiste. À distance, l’acronyme me paraît doublement révélateur. D’une part, des attentes presque eschatologiques de la cause et, pourquoi le nier, comme le montreront les enquêtes, de la porosité pour ne pas dire la circularité entre activistes et chercheurs dont Ariane Jossin était un emblème (puisqu’elle a dirigé jusqu’à son DEA le mouvement de jeunesse des Verts et des Alternatifs avant, comme ses enquêtés, de prendre ses distances avec son engagement). D’autre part, et peut-être plus encore, du moins pour moi, l’appellation du groupe était très fidèle à son « esprit », isomorphique à bien des égards avec le militantisme étudié, par son enthousiasme (« de phase naissante » dirait Alberoni), son caractère composite et juvénile, ses modes de fonctionnement. L’égalitarisme, l’informalité et le dépassement des hiérarchies y étaient de rigueur, du moins dans ses principes car ainsi que le montre Ariane à la suite d’autres, aucune structure, aussi informelle soit-elle, n’échappe aux effets de domination.
2Ainsi le protocole d’enquête fut-il patiemment et collectivement élaboré au cours de joyeuses réunions où chacun « selon ses moyens » apportait nourritures célestes (intellectuelles) et terrestres nous permettant de « saucissonner » pour ne pas interrompre le brainstorming ni pénaliser les moins fortunés. Transportés par la préparation de l’enquête, sa conduite puis ses résultats, nous nous appliquâmes à y trouver une suite dans l’élaboration d’un séminaire sur la question des sociabilités et réseaux militants. En somme, l’expérience du GRAAL semblait être la preuve qu’une « autre recherche est possible », pour paraphraser le slogan de la cause, loin des logiques individualistes et de plus en plus compétitives vers lesquelles nous pousse et nous renvoie un management néolibéral des savoirs. Au fil du temps, la communauté s’est effilochée et finalement dissoute, les uns et les autres étant rattrapés par leurs agendas respectifs dont, pour certains, la conclusion d’une thèse (et pour ma part, une mobilisation pour la recherche publique avec Sauvons La Recherche). L’ambiance de ruche qui régna au sein du GRAAL suscita des vocations à la recherche et accompagna avec profit je crois des doctorants, comme Ariane Jossin, qui y trouvèrent une émulation brisant la solitude que l’exercice de doctorat induit nécessairement2. Cinq ans après notre rencontre, j’avais ainsi l’honneur de participer au jury de soutenance de sa thèse dont ce livre est issu.
3Elle fut unanimement saluée pour son ambition et son originalité puisqu’elle se propose d’embrasser l’engagement altermondialiste des jeunes, de l’entrée à la défection, par la comparaison franco-allemande et la combinaison de matériaux qualitatifs (une étude longitudinale conduite auprès de 18 militants sur 5 ans) et quantitatifs (une enquête statistique menée auprès de 472 militants d’Attac des deux pays). Elle a choisi pour ce faire, ce qui est contestable et a donné lieu à discussion, des collectifs très contrastés du point de vue de leur taille (des 27 000 militants d’Attac-France au sommet de sa gloire, à la dizaine de personnes d’INKaK) comme de leur inscription exclusive à la cause contre la mondialisation néolibérale opposant, là encore, Attac mais aussi Vamos et AARRG !! d’un côté, de création récente et spécifique à cette lutte, jusqu’aux groupes trotskystes Linksruck et SPEB de l’autre dont l’identité altermondialiste fut plus opportuniste et donc volatile. Mais il est vrai que cette variété est à l’image du mouvement. Comme le lecteur pourra en juger au travers des extraits d’entretien et des observations de terrain, Ariane Jossin fait preuve de grandes qualités d’enquêtrice et d’une réelle familiarité avec son objet ; elle le donne à voir avec entrain et nous plonge dans l’ambiance festive des contre-sommets, mais aussi des conflits de pouvoir au sein des petits groupes.
4Son travail confirme les conclusions des autres recherches, notamment sur le profil sociographique très particulier des militants, l’intermittence et la plasticité de leur investissement ou encore l’ambivalence de leur rapport au champ politique. Mais il apporte surtout de vrais gains de connaissance par le prisme “jeunes” adopté, novateur et particulièrement bienvenu s’agissant d’une cause très investie, du moins à ses débuts, par les moins de 25 ans… mais aussi par les jeunes (ou moins) jeunes retraités. Aussi éclaire-t-il les conflits générationnels à Attac entre anciens soixante-huitards et primo-militants, et plus généralement la lassitude des seconds face au faible renouvellement des “têtes” du mouvement, qui heurtent leurs attentes initiales. Ariane montre en effet combien les facteurs d’attractivité de la cause auprès des jeunes portaient les germes de son épuisement : sa prétendue nouveauté, son caractère émergent et par conséquent « sans tête », donc susceptible d’être investi voire d’en devenir une, sa posture « contre », l’informalité et la variété des collectifs et, bien sûr, son orientation « transnationale ». On voit à quel point ces attentes ont eu une dimension performative puisqu’elles constituent immédiatement le « récit altermondialiste » défendu aussi bien par les militants que par nombre d’observateurs. C’est là que se situe le troisième apport de cette recherche. Par son approche comparative et son patient travail empirique, elle démonte in concreto les présupposés3 avec lesquels certains chercheurs, dans une vision enchantée de cette « nouvelle » cause partagée avec les activistes, ont engagé (et parfois conduits, hors sol en quelque sorte, c’est-à-dire sans l’épreuve du terrain) leurs recherches. Ces présupposés, étroitement liés, sont de trois ordres : son caractère « radicalement nouveau », son caractère unitaire qui autoriserait à parler d’UN mouvement altermondialiste au singulier comme d’un tout homogène et équivalent d’un pays et d’un événement à l’autre ; son caractère « global », c’est-à-dire détaché des « pesanteurs » nationales voire exprimant une « société civile internationale ».
5Sur les deux premiers, Ariane Jossin offre une réponse nuancée. Contre l’écueil d’une réponse binaire sur le mode du « totalement inédit ou du déjà vu4 », elle montre à son tour la diversité de la nébuleuse altermondialiste, agrégat composite de générations et de cultures différentes, certaines « nouvelles » effectivement, d’autres, plus nombreuses, anciennes. Et partant, à la fois la variété des définitions de la cause (« être anticapitaliste » ou « anti-libéral », « se battre pour un monde meilleur », « lutter contre les injustices », « réenchanter le monde », « faire partie d’un front commun mondial ») et des pratiques qui y sont associées, entre « désir d’action », satisfait notamment lors des contre-sommets, et « volonté de savoir » au travers de la participation aux forums sociaux, en tension suivant les âges. Pour autant, rien ne serait plus faux que de tirer de cette diversité avérée de la cause le jugement, lui normatif, de son artificialité. Car les expériences militantes communes produisent des effets de cristallisation identitaire autour d’un même référent « altermondialiste » comme nous avons pu le constater dans l’analyse des enquêtes quantitatives5 mais aussi, ainsi que le signale Ariane par son enquête qualitative, d’hybridation au sein même des groupes constitutifs de la galaxie qui, par effet d’imprégnation, « déteignent », dit-elle, les uns sur les autres, les écologistes découvrant l’importance des questions sociales, les trotskystes, eux, celle de l’environnement et de la consommation.
6De même s’attelle-t-elle avec fermeté à la question qui fait débat de sa dimension transnationale, puisqu’elle montre à la fois l’attrait que la catégorie exerce sur les jeunes, les apprentissages auxquels donnent lieu les rencontres internationales, mais aussi l’ancrage profondément national de l’appétence pour ce militantisme puis de son désengagement au profit de partis considérés comme « neufs » – LCR et Die Linke. La comparaison est à cet égard éclairante. L’émergence du mouvement de part et d’autre du Rhin se niche dans une expérience commune (la déception à l’égard de la gauche institutionnelle), mais aussi dans des événements proprement domestiques, liés en Allemagne à l’environnement et à la lutte contre le racisme, à l’impact des grèves de l’hiver 1995 en France. Aussi n’a-t-il pas la même empreinte ou la même “couleur” ; plutôt NMS dans un cas, plus classiquement sociale et proche de la gauche institutionnelle dans l’autre, avec des effets sur l’identité et les pratiques militantes. Ariane Jossin, en ethnologue, le donne à voir dans les plateaux-repas des journées d’été d’Attac dans les deux pays ; industriels et peu écologiques ici, ils sont là-bas végétariens et servis en matériaux entièrement recyclables dans un souci d’adéquation théorie/pratique. De même l’autoprésentation des deux Attac est-elle très singulière : en France, elle se présente comme une « association d’éducation populaire » qui « produit analyses et expertises, organise des conférences, des réunions publiques, participe à des manifestations » ; en Allemagne, elle se définit comme un hybride entre « réseau, ONG et mouvement ». Label avant tout, le registre transnational est déployé à géométrie variable suivant les circonstances et, en l’espèce, ne résiste pas au retour au national nécessité par des combats jugés plus prioritaires. De même est-il peu « vécu », au sens où il « se manifeste essentiellement au niveau des cibles de l’altermondialisation que sont les instances supranationales mises en cause » mais se traduit peu dans les liens et réseaux tissés entre militants.
7Mais au-delà de l’altermondialisme et plus généralement de la transnationalisation des mouvements sociaux, le travail d’A. Jossin, par son approche longitudinale, constitue un apport, incomplet certes c’est-à-dire en devenir, du moins nous l’espérons, sur la question de l’engagement, par son approche des flux militants, de l’entrée à la sortie de l’organisation, et de ses effets sur la socialisation politique à l’âge adulte si peu traitée en sociologie politique. On en retiendra trois éléments. D’une part, en montrant à quel point les motivations de l’engagement et du désengagement sont liées et comment les contradictions initiales dans les attentes que se font les militants à l’égard du « mouvement » et/ou du groupe particulier qu’ils ont rejoint se révèlent dans la phase de défection, cette recherche pointe la variabilité des rétributions du militantisme. En somme, ce qui était valorisé hier est convoqué pour expliquer le retrait non pas, comme le veulent certains, que les motivations d’entrée relèvent de la « fausse conscience » ou qu’il n’y ait « illusion biographique ». Au fil du temps, a fortiori de ce temps si mouvant qu’est la jeunesse, les plaisirs de l’action collective s’étiolent voire muent, aux yeux des militants, en coûts ; par exemple, la joie éprouvée à monter des actions spectaculaires ou un camp « alternatif » devient trop chronophage, désormais matériellement ou financièrement insurmontable, ou simplement ne colle plus au changement de rôle – du « militant professionnel » engagé corps et âme à la trentenaire en charge d’un nourrisson pour reprendre un cas évoqué par Ariane. La sortie de l’altermondialisme au profit pour la plupart d’une entrée en politique procède ainsi à la fois de la dynamique individuelle du cycle de vie et de l’évolution de l’altermondialisme, dès lors qu’on prend la peine, comme elle le fait, de démêler mais aussi de croiser les effets d’âge, de période, de génération.
8Son analyse dément un autre aphorisme qui voudrait que l’on soit, toujours sur un mode binaire, soit engagé soit désengagé. Or le désengagement n’est pas forcément synonyme d’exit (au sens de retrait définitif de la sphère publique, voire d’apostasie), mais peut être déplacement de rôle ou reconversion. Ainsi de la « thèse dans la thèse », comme on dit, d’Ariane Jossin, suivant laquelle le militantisme altermondialiste a joué un rôle de passage dans la trajectoire des jeunes militants qui y ont d’abord trouvé le moyen de « s’extraire du champ politique national », d’acquérir expériences et ressources (en particulier « transnationales ») ensuite réinvesties dans le même champ. Un esprit chagrin ou cynique, ce qui va souvent ensemble, en conclurait là encore à l’opportunisme voire au carriérisme de ces jeunes. À l’inverse (encore que son corpus prête le flanc à une interprétation instrumentale), Ariane analyse sociologiquement la reconversion comme produit des effets durables de l’engagement sur les attitudes et les comportements politiques ultérieurs. Les « déplacements cognitifs vers l’étranger » qu’il a favorisés se lisent dans les reconversions militantes au profit de la cause des migrants et des sans-papiers, mais aussi dans la pérennité du cadrage altermondialiste qu’ils importent dans leur organisation d’arrivée.
9Cette troisième piste, sans doute la plus fructueuse car la moins défrichée reste à l’état de chantier dans le livre. Elle demandait que l’étude longitudinale soit poursuivie au-delà de 2008 (notamment pour voir la pérennité, ou pas, de l’engagement partisan) et sans doute élargie au-delà des 18 cas analysés. C’est heureux ! Loin des conceptions anciennes de la thèse comme « chef-d’œuvre » (à l’image du chef-d’œuvre concluant le Tour de France des compagnons), donc « finie » – avec le corollaire de l’impétrant se reposant sur ses lauriers une fois le fameux titre de docteur obtenu –, la valeur d’une thèse se mesure désormais, en tout cas devrait se mesurer, aux pistes ouvertes, énigmes découvertes mais non résolues donc à travailler, bref à sa capacité à stimuler l’imagination sociologique chère à Wright-Mills. Ariane qui en est fort pourvue, la favorise, y compris et d’abord dans ses incomplétudes, inachèvements et limites. À elle et à d’autres de les remettre sur le chantier, les combler au possible, pas à pas.
Notes de bas de page
1 L’enquête sur la mobilisation anti-G8 à Évian, en collaboration avec les universités de Lausanne et Genève, impliqua, au printemps 2003, 12 chercheurs français pour collecter un millier de questionnaires et conduire une observation ethnographique dans les villages alternatifs. Celle sur le Forum social européen, en novembre 2003, 80 enquêteurs pour récolter trois types de matériaux : 2 600 questionnaires valides, des entretiens semi-directifs avec des responsables d’association, l’observation ethnographique de 40 conférences.
2 Mais aussi Héloïse Nez, Florence Johsua, Maxime Scrzepanski, Aysen Uysal, Choukri Hmed, Nadège Fréour, Guillaume Garcia, Baptiste Giraud, Karel Yon, Lucie Bargel, Xavier Audrain, Tangui Coulouarn, Yann Raison du Cleuziou. L’expérience incita plusieurs étudiants à s’engager à leur tour dans un doctorat selon un phénomène d’émulation que l’on retrouvera plus tard suite aux enquêtes conduites aux FSM de Nairobi (2007) et de Dakar (2011).
3 Sur ces trois présupposés et leurs implications pour les recherches entreprises, voir l’introduction à Sommier I., Fillieule O., Agrikoliansky É. (dir.), La généalogie des mouvements altermondialistes en Europe. Une perspective comparée, Karthala, Paris, 2008.
4 Ou, pour reprendre les termes de Jean-Claude Passeron, du « jamais vu » et du « toujours ainsi », in Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991.
5 Par exemple, des motivations communes à l’engagement (d’abord la question des inégalités Nord – Sud) quelles que soient les appartenances militantes ou encore l’autocaractérisation de l’altermondialisme comme “courant politique”, après “communisme”. Voir pour ces résultats et leur analyse Agrikoliansky É., Sommier I. (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste, La Dispute, Paris, 2005.
Auteur
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