1En essayant de tenir compte de la diversité des éléments présentés, il semble possible d’aborder les années 1944-1947 en Hongrie selon trois perspectives, qui écartent pour l’essentiel la vision de la « soviétisation » ou celle qui assimile la période à une phase de préparation de la prise du pouvoir par le Parti communiste.

2La première approche serait celle qui tient compte à la fois de l’unité et des contradictions de la période. L’unité existe en ce sens que l’époque est inséparable de l’effondrement du nazisme et des fascismes européens. L’avènement de la liberté en Europe a provoqué en Hongrie une révolution démocratique bourgeoise, au sens classique du terme. La victoire alliée a rendu possible une vie publique que la Hongrie a rarement connue dans le passé aussi durablement. Le multipartisme, l’éclosion des libertés collectives, les références aux grandes expériences révolutionnaires du passé, la proclamation de la République et l’effort vers la laïcisation de l’État et de la vie publique en sont les faits les plus significatifs, inimaginables sans la victoire sur le nazisme, dont résulte donc la profonde unité de l’époque en question. Mais les facteurs de discordances sont nombreux.

3Au plan militaire, la défaite nationale s’oppose à la victoire européenne. Aussi réelle qu’ait pu être l’opposition à la poursuite de la guerre, à l’heure des revers surtout, il serait inconcevable qu’un pays valorise la victoire de l’ennemi contre lequel il avait été engagé à se battre. Autrement dit, seule une partie de la population, ceux qui étaient voués à l’extermination et les persécutés politiques pouvaient s’identifier, durablement et malgré tout, avec la victoire alliée, dans une attitude comparable au défaitisme révolutionnaire. La primauté du fait national par rapport au contenu idéologique de la guerre s’est trouvée renforcée par suite de la politique alliée, dans la mesure où les réparations ont induit une solidarité de fait avec l’ancien régime, et qui plus est, une responsabilité morale et matérielle pour sa politique. Au demeurant, une occupation est par définition étrangère et pèse quasi indistinctement sur la nation occupée, sans même parler des exactions complètement inédites des soldats russes.

4Mais, sans qu’elles soient excusables, ces exactions relèvent du registre humain et elles sont inséparables de l’agression contre l’Union soviétique et de l’extermination délibérée de plusieurs millions de ses prisonniers et de ses peuples. La plupart du temps, les auteurs qui adoptent le ton de la victimisation occultent cette réalité.

5Dans le domaine idéologique et social, le contraste est vif non seulement entre ces exactions et l’image des libérateurs, mais du fait aussi du décalage entre les nouvelles réalités socio-économiques et la volonté soviétique de restaurer l’ancienne structure de l’État et de l’administration. Ces nouvelles réalités se sont créées comme par défaut, résultant de la défaillance des anciennes classes dominantes, dont la fuite en elle-même apparaissait comme un aveu, alors que la politique soviétique censée apporter la Révolution à la pointe des baïonnettes, n’aspirait qu’à la continuité et à la consolidation intérieure.

6On pourrait donc définir cet événement majeur comme une révolution sans révolutionnaires (avec des chefs, des projets, des partis), mais d’autant plus âpre et réelle que ses protagonistes sont d’emblée des acteurs collectifs et que le temps ne se prête guère au romantisme révolutionnaire. Comblant le vide politique, elle se produit sous l’effet de ce qu’un des biographes de Staline, le général Volkogonov appelle « la charge d’Octobre ». De fait, le souffle à retardement en quelque sorte de la Révolution russe, son « inertie sociale », agit en deux sens : c’est avec son image en tête que l’ancienne classe politique cède la place et c’est dans l’attente de l’Armée rouge de 1918-1920 que les éléments les plus dynamiques de la relève cherchent à la prendre.

7Mais il ne s’agit pas pour autant d’un phénomène purement idéologique. Dans une partie notable du pays, l’effondrement de l’État et de l’administration impose à la population hongroise comme une nécessité de prendre en mains ses propres affaires, ce qui confère à l’action politique une épaisseur sociale. Qui plus est, l’apprentissage de la démocratie se fait à l’échelon où habituellement s’opère la médiation entre les décisions de l’État et le corps social, constituant une zone particulièrement fertile en expériences et propice à l’observation. Pour la thématique unité/discordance, on peut classer ces observations sous trois chefs.

8C’est d’abord, que la nature et le fonctionnement de la démocratie restent objectivement hypothéqués par l’occupation étrangère et les conditions matérielles. La convention d’armistice permet de fausser à n’importe quel moment le jeu « spontané » de la vie politique, elle fournit une base légale pour la CCA, qui peut intervenir au nom de ses intérêts, que les motifs soient réels ou fallacieux. Cela d’autant plus que l’occupation soviétique est une composante majeure des conditions économiques, dont l’état pose précisément problème pour l’avenir de la démocratie à long terme. C’est un enchaînement bien connu, mais il faut le rappeler, tant il s’applique bien à la situation : là où règne la pénurie la plus extrême, où sévissent l’inflation et la spéculation, où le statut des fonctionnaires devient précaire, les idées les plus généreuses (État de droit, etc.) se trouvent désincarnées. Elles sont nécessairement reléguées parmi les valeurs abstraites, au bénéfice d’une police nombreuse, des offices et des bureaux de répartition de l’indigence, qui engendrent très vite leurs propres mécanismes, pour mettre à jour non seulement des faiblesses humaines mais pour répondre à l’impératif de la continuité dans le corps social. Certes, aucun acteur de la vie publique ne se prive de grandes idées (le mot « démocratie » précisément, répété à l’envi jusqu’à l’ennui devient une banalité sans relief et sans signification), mais l’historien aurait tort d’en rester aux seules professions de foi et déclarations d’intention.

9La seconde observation relève d’un autre paradoxe bien connu dans l’histoire contemporaine, à savoir que ce sont les minorités les plus intéressées à la transformation sociale qui sont amenées à prendre en charge la cause de la démocratie bourgeoise, fondée, elle, sur le principe majoritaire et représentatif. Ce ne sont pas les partis minuscules des radicaux et des bourgeois démocrates qui peuvent affronter la forteresse Minszenty pour émanciper l’État et l’individu par la suppression des anachronismes les plus criants.

10Au fond, et on le notera au titre d’une troisième observation, c’est dans la dialectique révolution démocratique/révolution sociale que s’inscrit, avec la renaissance de l’État, la coexistence mouvementée de la démocratie représentative et de la démocratie directe. Comme l’historien Sándor Balogh l’a souligné, l’existence simultanée de ces deux formes d’expression de la vie politique constitue l’un des traits les plus originaux de la « transition démocratique » de 1944-1947 en Hongrie. L’étude des partis de la coalition et des différentes formes de la démocratie directe a montré que le dépérissement de celle-ci a entraîné inévitablement la dévitalisation de celle-là. Finalement, ce processus conforte l’unité de notre première approche. Il est très probable que même en l’absence d’une occupation et/ou du diktat étranger, le régime aurait connu un cheminement semblable, mais de façon peut-être plus accélérée, sous l’effet d’une guerre civile ouverte.

11L’éventualité d’un pareil conflit a été écartée à la faveur de l’occupation et de l’environnement international. Cette approche de la vie des nations « satellisées » par la suite occupe dès lors une telle place que souvent l’idée de prédestination a remplacé l’histoire dans les esprits. Il est bien connu que l’année bissectrice de la Seconde Guerre mondiale a accéléré la diplomatie de la guerre et que l’enjeu des grandes conférences interalliées est devenu avant tout politique : la réorganisation du monde après la guerre. Là, il semble que les récits de diplomates et une certaine vision idyllique des Alliés occidentaux ont passablement dominé dans la recherche des motivations des puissances alliées, russes et anglo-saxonnes, au détriment des mises en perspectives historiques et de la prise en considération des réalités internes des pays affectés par les conséquences de la guerre.

12L’enquête sur la Hongrie de l’après-guerre montre en effet que la question de l’ordre social affleure constamment. Les bouleversements qui ont suivi la Grande Guerre sont encore dans toutes les mémoires, et il est même question de cordon sanitaire. Or dans le régime soviétique, le tournant front-populiste, avec ses corollaires des procès de Moscou et de la dissolution du Komintern, est une assurance donnée que ce n’est pas de Moscou qu’il faut craindre l’initiative de la subversion. Au-delà de ce tournant, la question de l’ordre social est liée directement pour l’Union soviétique au bilan de la guerre, au souci permanent de ne pas mettre en danger la gestion des dédommagements.

13C’est l’enjeu certainement le plus décisif, en sorte que les positions économiques et policières établies dans la Hongrie occupée sont plus des « actions préventives » que les éléments d’un dispositif visant à l’« extension du socialisme ». Si les idéologues des partis communistes font ensuite de nécessité vertu, l’historien a plutôt le devoir, comme l’écrit Raymond Aron, « de conserver ou de restituer au passé l’incertitude de l’avenir1 ». Or non seulement des hommes politiques comme Barankovics croyaient possible une solution à la finlandaise pour la Hongrie, mais l’équipe communiste moscovite elle-même envisageait l’avenir dans la perspective frontiste. L’emprisonnement de Pál Demény (symbole d’un enracinement réel des communistes dans le monde ouvrier) dès janvier 1945, puis la contrariété manifeste des délégués du PC à Sklarska Poreba en septembre 1947 sont ici deux arguments tout à fait significatifs.

14De fait, la politique de l’union nationale apparaît en Hongrie dans toute son ambiguïté. Élaborée comme une stratégie politique pacifique de la conquête du pouvoir, elle se révèle comme un régime de crise permanente. Les réparations elles-mêmes, dont elle devrait garantir la sécurité et la mise en œuvre systématique, agissent comme un catalyseur de la crise économique et sociale dans un pays, qui n’a ni la même histoire ni la même sociologie ni les mêmes comptes à régler que la Finlande, si on veut retenir cette comparaison. La coalition, traduction de la politique frontiste et zone de contact interne entre les puissances, cumule d’ailleurs les tensions, car chacun des protagonistes lorgne vers son propre grand protecteur étranger.

15Si l’expérience de la « transition démocratique » a donc été possible dans le contexte de la « souveraineté limitée », elle devient intenable devant la perspective du traité de paix, qui doit laisser la Hongrie à son sort : les Occidentaux redoutant la contagion (d’où l’idée de l’« endiguement »), et n’ayant pas d’intérêt majeur qui vaudrait la peine de prendre en charge un régime de guerre civile, préfèrent à coup sûr l’équivalent d’un cordon sanitaire, c’est-à-dire le « rideau de fer », alors que pour gérer ses intérêts matériels et politico-militaires, l’Union Soviétique résoudra le problème par les méthodes qui lui sont désormais familières.

16Mais les « communistes moscovites » ne représentant qu’un petit nombre. Si dans la sphère politique, les années de la coalition ont été marquées par l’entrée sur scène des anciens partis oppositionnels ou persécutés, le tournant stalinien et ses développements s’appuieront dans l’État reconstitué sur un ensemble de pratiques institutionnelles et politiques que le régime de Horthy a élaborées : l’administration comme instrument des luttes politiques ; la prédominance à peu près continue du pouvoir exécutif derrière la façade parlementaire ; la tentation d’un parti unique, gouvernemental au-delà du multipartisme ; la pratique des « jugements populaires » et les méthodes policières terroristes (inventés dès l’été 1919 contre les communistes et les juifs) ; la défense de l’ordre social écrite dans le droit pénal ; la pratique de la liste B ; le gouvernement par décret ; la manipulation de la loi ou des listes électorales, ou encore la « dictature économique » de l’État. Toutes ces données apparaissent comme la réactivation d’un héritage politique et institutionnel. Aucune d’entre elles ne résulte de « l’importation » des méthodes soviétiques, mais elles relèvent d’une continuité endogène, autochtone, qui dès l’été 1945 commence à l’emporter sur les différentes formes de démocratie directe, dont l’esprit et les méthodes ont résulté de la nécessité pratique de gérer la rupture et ses conséquences

17Ainsi, la troisième approche serait la perspective chronologique, permettant de considérer l’époque 1944-1947 selon deux échelles de la temporalité. Celle de son articulation avec l’ancien régime qui se caractérise par une rupture irréversible dans l’ordre socio-économique, mais dont la gestion repose donc sur toute une série de continuités dans le domaine politico-administratif, et celle de l’évolution propre à la « transition démocratique ».

18Ici, on est en présence de trois étapes successives : jusqu’à l’été 1945, tous les partis sont d’accord, au nom de la raison d’État et par nécessité, pour refouler et neutraliser les différentes formes et manifestations de la démocratie directe. Après cette phase de « légalisation », les conflits se déplacent, et la période qui va jusqu’au milieu de 1946 se caractérise par l’affrontement des partis sur fond d’un consensus minimal, chacun cherchant à imposer sa conception de gouverner et de gérer le nouveau régime. À partir du tournant 1946-1947, ces affrontements se polarisent, le PC s’opposant à son adversaire principal, le PP, qu’il cherche à affaiblir, sinon à éliminer. Il y parvient avec l’aide du PSD et du PNP, qui à leur tour vont subir le même sort que le PP. Cette évolution semble toutefois liée plus à une logique interne des nécessités socio-économiques qu’à une consubstantialité avec le régime de dictature qui sera instauré par la suite.