1Les élections législatives du 4 novembre 1945 représentent une étape majeure dans le reclassement et la consolidation des forces politiques qui sont à la base du parlementarisme hongrois en gestation au lendemain de la guerre. Le fait que les partis du gouvernement (PP, PC, PSD, PNP) fournissent la presque totalité des députés (97 %) serait un facteur de stabilité si l’absence d’une opposition organisée ne renfermait d’emblée le danger que les clivages se développent à l’intérieur même de la coalition.

2Délaissant le front de la démocratie directe, les partis s’emploient désormais à conquérir les positions dans l’État et l’administration. Cette évolution n’est pas infléchie par la proclamation de la République le 1^er février 1946, bien que cet acte de la nouvelle Assemblée mette fin à l’« époque du provisoire ».

L’évolution des rapports entre l’exécutif et le législatif

3L’insertion des intérêts partisans dans ce contexte reproduit donc au sommet de l’État le « dualisme des pouvoirs1 ». Avant les élections de novembre 1945, la prédominance des partis ouvriers (plus de 60 %) était en rapport avec la distribution des positions administratives, et cette représentation parlementaire était compensée à la fois par la composition du gouvernement (4 anciens généraux horthystes et 2 ministres PP pour 3 PC, 2 PSD et 1 PNP) et par la présidence de l’Assemblée nationale provisoire, détenue par le modéré Zsedényi.

4Après les élections, la volonté des partis ouvriers, celle du PC en particulier, de conserver les positions acquises, s’exprime en terme de déséquilibre des pouvoirs. Le PP tient en effet, de son côté, à ajuster selon ses pourcentages électoraux (57 %) la répartition des postes gouvernementaux et administratifs. Il ne cesse d’autre part de demander la tenue des élections municipales, dont celles de Budapest lui promettent tout espoir.

5Au sein du Parlement, la victoire électorale du PP suscite la formation d’un Bloc des gauches, qui s’efforcera, selon la formule de Rákosi, de « corriger les résultats électoraux », en réduisant le rôle de l’Assemblée au bénéfice du pouvoir gouvernemental. Il s’agit là en apparence d’un défaut institutionnel alors qu’en réalité, ces manœuvres sont la partie visible d’une situation de crise. Ce constat se vérifie d’abord par l’âpreté du combat pour le ministère de l’Intérieur. Le titulaire de ce poste est responsable de l’administration de tout le pays et de l’ordre public, et c’est de lui que relèvent les internements. Il peut favoriser certains partis et en freiner d’autres, sans parler du pouvoir policier qui est largement investi d’une mission politique.

« Il était compréhensible, écrit le Premier ministre de l’époque2, que tous les partis aient voulu le portefeuille de l’Intérieur pour s’assurer ainsi du pouvoir sur la police. Y tenait en premier lieu le Parti paysan, qui l’avait déjà détenu dans le gouvernement provisoire. Le Parti social-démocrate présenta aussi sa candidature, en arguant qu’il était un parti intermédiaire [...] Mais le véritable combat [...] se livra entre le Parti des Petits-propriétaires et le Parti communiste. Le premier ne céda pas, nous avions déjà notre candidat [...] : Béla Kovács, ce paysan à poigne. Au bout de plusieurs jours de résistance tenace, les communistes acceptèrent enfin que le ministère de l’Intérieur revînt au Parti des Petits-propriétaires et que les partis ouvriers ne reçoivent qu’un secrétariat d’État. »

6Mais Vorochilov, qui suivait de près la formation du nouveau gouvernement, fit comprendre à Ferenc Nagy que la décision devait être modifiée, et Rákosi, de son côté, menaça de ne pas participer au gouvernement si son parti ne recevait pas l’Intérieur. Or si le PP était prêt à accepter une équipe sans le PC, F. Nagy savait bien que la CCA ne donnerait son approbation qu’à un gouvernement de coalition. Finalement, c’est son homonyme communiste Imre Nagy qui aura le portefeuille disputé, qui sera ensuite attribué le 20 mars 1946 à László Rajk, considéré par beaucoup comme un homme à la fois juste et ferme.

7L’Intérieur était déjà sous le régime Horthy le poste le plus important. Il avait sous son autorité la police et la gendarmerie (partagée avec la Défense), l’administration générale (comitats, communes et municipalités urbaines) et celle de la santé publique. En réorganisant l’État, le GNP conserva le plus souvent les anciens services ministériels, dans la mesure où ils n’étaient pas en contradiction avec les besoins des pouvoirs nouveaux et avec les transformations en cours3. A plus long terme, dans l’évolution du ministère de l’Intérieur, les fonctions d’administration policière auraient progressivement pris le pas sur les fonctions « civiles », si bien qu’il apparut de plus en plus comme « un ministère de la police4 ».

8En dehors de ce poste, les partis ouvriers agissent dans le sens de l’élargissement du pouvoir exécutif. Les moyens dont ils disposent sont le « contournement » du Parlement à la faveur des conférences interpartis, les autorisations de gouverner par décret, ainsi que le Conseil économique supérieur (CES), qui apparaît à la fois comme un ministère parallèle et un comité de salut public.

9L’inflation et l’effondrement de la monnaie ont rendu nécessaire dès le printemps de 1945 de s’écarter du programme du Front d’indépendance en matière de libre entreprise. Cette orientation prend corps dans le CES, destiné à coordonner les différents secteurs économiques dirigés. L’initiative en était venue du général Faragho, ministre du Ravitaillement, qui avait imaginé l’affaire sur le modèle d’un ministère de l’économie de guerre. Après l’échec de son projet, l’idée réapparaît dans le cadre du ministère de la Reconstruction, mais là elle se heurte à la rivalité des partis.

10Après les élections, pour conserver l’initiative (et pour ne pas se déjuger auprès de sa base sociale) c’est le PC qui, interprétant autant que possible le programme du Front dans le sens de l’économie dirigée et de l’élargissement de la propriété étatique, soulève la nécessité de créer un organisme économique efficace : ce sera le CES. En réalité, dès le milieu de 1945, les partis politiques sans exception ont admis que l’intervention plus poussée de l’État était nécessaire : « pour résoudre les difficultés économiques, (les problèmes posés par) la reconstruction, l’inflation, les réparations, personne ne pouvait guère proposer une autre solution5 ». Cette démarche était facilitée par les précédents déjà évoqués (économie de guerre, projets d’un organisme coordinateur) et par la pratique législative conférant au Gouvernement des pouvoirs exceptionnels. Malgré l’opposition du PP qui parle d’un procédé dictatorial6, la loi sur l’autorisation de gouverner par décret est renouvelée, par étapes, jusqu’au 31 décembre 19477.

11« Pour écarter la catastrophe qui menace le pays », la direction du PC décide donc le 21 novembre 1945 de créer un organisme gouvernemental disposant des pleins pouvoirs économiques, le CES. L’entreprise aboutira en trois étapes en janvier 1946, après la nomination de Zoltán Vas comme secrétaire général. Vas, qui a été successivement commissaire au Ravitaillement pour la capitale et maire de Budapest, et qui jouit d’une popularité nationale, accède ainsi à un poste de niveau ministériel.

12Dès le 22 décembre 1945, plusieurs ministres du gouvernement Tildy protestèrent contre les pouvoirs du CES accordant une place centrale au PC dans la direction de la vie économique : Bárányos (PP) refuse que les ministres soient obligés d’exécuter les décisions du CES sans avoir participé à leur élaboration ; Antall (PP) considère comme « juridiquement invalides » les décisions en question, et si jamais des sanctions pénales sont à prendre, dit-il, les tribunaux refuseront de les appliquer ; Ries (PSD) rejoint ces positions et rappelle qu’en vertu de l’article de loi III de 1848, l’exécution des ordres du CES peut être refusée8. En réalité, quand celui-ci est institué le 9 janvier 1946, il tient déjà sa huitième réunion et il a publié plusieurs décrets, sa création ayant été approuvée précédemment par les chefs de la coalition, dans les réunions interpartis.

13Exposé aux attaques, comme le dira Rákosi, le CES tient dans sa main les fils de la direction économique du pays et se place au-dessus du gouvernement. Lors de son 2^e anniversaire, Vas dira que le CES a une « compétence quasi dictatoriale9 ».

14Enfin, l’extension du pouvoir exécutif se prolonge dans l’Assemblée. En effet, le gouvernement a été à l’origine de 14 projets de lois votés de toute urgence entre novembre 1945 et juin 1947, où 52 textes furent discutés en 145 séances. Ce travail législatif accéléré complétait le droit d’initiative exceptionnel. Il est révélateur aussi que l’approbation des recettes et des dépenses, c’est-à-dire le droit d’adopter le budget, échappa pratiquement à l’Assemblée nationale. Jusqu’en août 1947, date des nouvelles élections, le parlement n’approuva que le budget de la période allant du 22 avril au 31 juillet 194610.

15Le parlement compense dans une certaine mesure sa faiblesse par la pratique des interpellations lui permettant d’agir sur l’opinion publique, et d’autant plus que cette pratique met plus directement en cause la responsabilité ministérielle que les autres formes de contrôle parlementaire : la question, la demande d’explication ou la commission d’enquête11.

16Le rythme des interpellations est irrégulier. Jusqu’aux élections de 1947, on en compte en moyenne dix par séance prévue à cet effet, puis sept, les moments les plus denses étant ceux des crises aiguës (février-décembre 1946 et octobre 1947-février 1948). Parmi les partis, ce sont le PP et ses militants exclus (qui vont se constituer en Parti de la liberté et qui ne peuvent agir qu’au sein du parlement) qui usent le plus souvent du droit d’interpellation : 118 et 66 interventions respectivement (66,5 % ensemble), contre 40, 16 et 11 pour le PC, le PSD et le PNP (24 % ensemble) sur un total de 277 interpellations.

17Sur la liste des ministres sollicités, le Gouvernement dans son ensemble occupe la première place (58 interpellations reçues), suivi des ministres de l’Agriculture et de l’Intérieur (avec 36 interpellations pour chacun), du Premier ministre (28) et de plusieurs ministres à la fois (27) ; entre 10 et 20 interpellations ont été adressées aux ministres des Cultes et de l’Instruction publique (14), du Ravitaillement (13), des Affaires sociales (12) et des Finances (10), et moins de dix dans neuf cas restants. M. Baráth note aussi que les interpellants s’adressent le plus souvent aux ministres qui appartiennent à un autre parti que le leur, les questions adressées à un ministre de sa propre couleur politique étant beaucoup plus rares. Cela se produit néanmoins, soit dans un but de propagande soit dans le cas des PP, où la grande disparité idéologique des adhérents peut donner lieu à des prises de position contrastées.

18Dans le classement des thèmes, les questions économiques sont les plus nombreuses, celles en particulier qui touchent à la production agricole et au ravitaillement : les semences et les combustibles, l’état du cheptel et des labours, les abus de la livraison obligatoire, la pratique usuraire des meuniers, l’écart insupportable des prix agricoles et industriels (le phénomène des ciseaux) et la cherté de la vie en général. Les députés « modérés » insistent sur les irrégularités commises au cours de la réforme agraire, alors que les représentants communistes et paysans demandent l’achèvement rapide de celle-ci et l’enregistrement des nouveaux propriétaires sur le cadastre.

19Parmi les problèmes sociaux, le secours à apporter aux victimes de guerre (invalides, veuves, orphelins) n’apparaît que dans les interventions des députés modérés, alors que l’amélioration de la situation matérielle des enseignants, et en général des fonctionnaires, est demandée de tous côtés. Mais ce sont les interpellations sur les questions de politique intérieure qui sont à l’origine des séances les plus orageuses de l’Assemblée : la réduction massive des effectifs dans les administrations publiques par l’application de la liste B, la dissolution des associations catholiques, et surtout les exactions de la police donnent lieu à des propos extrêmement durs contre le PC, rendu responsable à la fois pour sa faiblesse (incapacité de maîtriser les débordements et d’écarter les éléments indésirables de la police), pour sa complicité dans le déclenchement des passions collectives, et pour son projet de vouloir épurer les administrations publiques des partisans de l’ancien régime, considérés par le PP comme les garants d’une administration apolitique et compétente.

20Les réponses sont souvent annulées par suite de l’absence des ministres. Un député du PP qui doit renoncer à quatre interpellations le 27 février 1946, les accuse de sabotage, et le Premier ministre soulève le problème devant son Conseil ; il constate qu’à l’exception de Rákosi, les ministres n’assistent pas aux séances de l’Assemblée12. Il semble que la véritable raison de ces absences est que les ministres manquent de temps pour préparer leurs réponses dans les délais prévus, ce qui expliquerait aussi que dans plus de 75 % des cas, les réponses soient données avec retard. L’absentéisme est encore plus criant chez les députés, car dans plus de 40 % des cas, ils ont été absents au moment de la lecture des réponses ministérielles.

21Les interpellations créent une certaine ambiance, que dénonce notamment le Premier ministre en rendant responsables les deux camps politiques : « L’atmosphère de l’Assemblée nationale est insupportable […] le ton commence à ressembler étrangement à celui de l’époque médiocre et dangereuse des Croix-fléchées […] les attaques personnelles et même les injures, les accusations qui vont au-delà des critiques raisonnables, ont libre cours dans l’Assemblée nationale hongroise13. » Néanmoins, le grand débat sur la république qui se distingue à la fois par son caractère consensuel et son niveau élevé, permet d’atténuer ce jugement.

Le débat sur la République

22Après l’effondrement de la Hongrie royaliste et seigneuriale incarnée par la « régence » du régime déchu, une nouvelle légitimité apparaît spontanément à travers les assemblées populaires et dans la pratique de certains comités nationaux. Placé devant une situation de fait14, le GNP hésite dans l’usage des symboles, avant de faire raturer l’épithète « royale » et la couronne sur les documents officiels. Dans la perspective du traité de paix, l’abolition de la « royauté sans roi » serait une preuve supplémentaire vis-à-vis des Alliés et des États voisins que le pays a mis fin à tout lien juridique avec la Hongrie d’avant-guerre. D’ailleurs, dans tous les pays de la région où les monarchies subsistaient encore, ce régime est aboli et la République proclamée : après la Yougoslavie (29 novembre 1945) et l’Albanie (1^er janvier 1946), les rois abdiquent en Bulgarie (15 septembre 1946) et en Roumanie (31 décembre 1947).

23En Hongrie, le projet républicain est lancé par les partis de gauche au tournant de 1945-1946 pour approfondir le clivage, semble-t-il, entre le centre du PP (Nagy, Kovács, Varga) et l’aile droite de ce parti, tout en affaiblissant leurs liens avec le clergé catholique.

24Celui-ci représente en effet la force principale du légitimisme en Hongrie. Le cardinal Joseph Mindszenty qui en est le chef, cherche à influencer Tildy et dès le lendemain de l’entrée en fonction du nouveau gouvernement, il pousse le Premier ministre à ne pas céder à la « pression soviétique » et aux « partis marxistes », au cas où ils s’ingénieraient à remplacer l’institution de la royauté par la république15. Aucun parti n’a inscrit dans son programme la modification de la constitution, dit-il, et « si les bolcheviks veulent à tout prix une décision dans cette affaire, il faut poser la question au peuple lui-même ».

25À gauche, les partisans les plus déterminés de la république sont les sociaux-démocrates, soutenus par le Parti radical hongrois et le Parti bourgeois démocrate. Le chef de celui-ci, Géza Supka, a donné la première place à cette question dans le programme du parti, dont l’auteur, un juriste de renommée internationale, Barna Horvát, propose le système institutionnel le plus élaboré de la future république. Du côté des communistes, Révai apporte dès le 4 décembre 1945 son soutien au PSD.

26Quant au PNP, son journal parle le 12 janvier 1946 de la nécessité d’une « république populaire ». Pour ce parti, la forme de l’État n’est pas tellement un problème de droit public qu’une question sociale, la république assurant le mieux les intérêts de la démocratie. Les Petits-propriétaires, eux, sont très divisés, et ce n’est pas l’action de Mindszenty qui facilite leur union. L’homme de l’Église catholique écrit vers la mi-décembre à Tildy pour demander que la question de la forme de l’État soit retirée de l’ordre du jour et il « fait opposition » au projet visant à abolir la royauté.

27Alors que le parti est au bord de la scission, Ferenc Nagy réussit à retourner par un discours « radical » la majorité des députés du PP en faveur de la République16. Après les experts, l’Assemblée examine le projet le 28 janvier 1946. Président honoraire et légiste, Zsedényi désapprouve notamment les références historiques du préambule, trouve insuffisantes les attributions du président de la république et, contrairement à ce qui est proposé, il veut qu’il soit élu au vote secret. Sur ce point, le PP est divisé, et L. Faragó (PSD) lui-même, tout en approuvant le principe du vote secret, en craint les abus, et rejoint Szakasits (PSD), Rákosi et Révai (PCH) pour l’élection à main levée. En qui concerne les compétences, les partis de gauche défendent (contre Sulyok notamment) les prérogatives de l’Assemblée nationale.

28Quant aux références historiques, elles sont défendues notamment par Révai, qui affirme qu’« elles correspondent aux traditions historiques hongroises17 ». Le texte est présenté le 29 janvier par Dezső Sulyok, et discuté les deux jours suivants18.

29Après avoir lu les 20 paragraphes du texte de la loi future, où sont également formulés de façon générale pour la première fois en Hongrie les Droits de l’homme et du citoyen, Sulyok aborde l’histoire de la Hongrie pour retracer la lutte de la nation depuis 152619 contre les Habsbourg. C’est un réquisitoire. Les approbations de la gauche sont nombreuses quand Sulyok fait le procès de l’époque de Horthy : parti de Szeged, le régime a conduit à Auschwitz et à la tragédie nationale, dit-il. Il évoque les débuts sanglants du régime contre-révolutionnaire, la confiscation du vote secret, sa duplicité pendant la guerre. L’ancien préfet du comitat de Szabolcs, réputé « réactionnaire » comme Sulyok, refait à son tour l’analyse de « 500 ans de révolte » contre « la dynastie » et cherche à démontrer combien on est dans l’erreur quand on croit que la république est étrangère à l’âme de la nation et du peuple hongrois.

30L’orateur communiste, Rajk, défend la mémoire des « rois nationaux », qui ont écrit les plus beaux chapitres de l’histoire de la Hongrie. C’est pour mieux condamner l’œuvre des Habsbourg qui « a abaissé le pays au rang d’une colonie allemande et absorbé pour des siècles le peuple hongrois dans sa culture et sa civilisation », faisant plus de dommage que les Turcs ou les Tartares. Rajk montre la permanence du sentiment républicain à travers les raccourcis qu’il fait des Bocskai, Bethlen, Thököly, Rákóczi jusqu’au détrônement de Debrecen et la Révolution de 1918, à propos de laquelle il rend un hommage insigne au « bienfaiteur du peuple hongrois », le comte Mihály Károlyi, très applaudi sur les bancs communistes et sociaux-démocrates.

31Dans une intervention aussi copieuse, la social-démocrate Anna Kéthly insiste sur l’héritage de la révolution d’octobre de 1918. La pensée républicaine incarnée par la Révolution d’octobre (de 1918) était « le concept le plus honni » sous le régime Horthy, dit-elle, après avoir précisé que « nous avons derrière nous une contre-révolution de vingt-six ans, la plus longue contre-révolution de l’Europe sur cette terre qui fut le terrain d’essai du fascisme européen. » Kéthly réitère l’hommage rendu à Mihály Károlyi et fait applaudir (sur les bancs des députés PSD et PC) l’ancien commandant en chef hongrois de l’Armée rouge, Vilmos Bőhm. Parmi les passages les plus suggestifs de ce discours, on relève encore la distinction entre « les bases morales » respectives de la monarchie et de la république, à savoir l’opposition entre droit divin et droit naturel. Comme Rajk, Kéthly évoque la tragédie de la république de Weimar et dénie les droits démocratiques à ceux qui veulent se servir de ces droits pour renverser la démocratie.

32Après l’écrivain ruraliste, József Darvas (PNP), ce sont les députés du Parti populaire démocrate et du Parti démocrate bourgeois qui prennent la parole. L’orateur du PBD, Sándor Szent-Iványi, condamne le principe d’autorité, qui a habitué les Hongrois à tout approuver.

« Le résultat en a été que lorsque vint le temps des épreuves historiques, la nation n’eut pas assez de sens politique, n’eut pas assez de courage [...] Cette nation que nous avons souvent vue dans le passé foncer la tête contre le mur pour rester fidèle à ses convictions et à ses idéaux, le 19 mars elle a toléré non seulement que les événements honteux de la déportation puissent avoir lieu, mais aussi qu’on enlève les membres de son Gouvernement et ses législateurs. »

33Le lendemain, l’événement marquant des débats c’est l’intervention de Margit Schlachta, député sans appartenance politique, qui défend au milieu des cris et des interruptions l’héritage des Habsbourg et la position légitimiste. Elle soutient que ni la royauté ni la république ne s’opposent à la démocratie : leur contenu dépend de celui qui exerce le pouvoir. Pour elle, la constitution n’est bonne que si elle a un fondement transcendant, c’est-à-dire que si ceux qui exercent le pouvoir sont responsables devant Dieu. Bravant les cris et les quolibets, l’oratrice qualifie les arguments de ses adversaires de « démagogie à bon marché », fait l’apologie des anciennes corporations, affirme que les rois sont plus économes du sang de leur pays que les républiques, et relève que la modification de la Constitution ne figurait pas dans les programmes électoraux.

34Le 7 février 1946, devant la fraction communiste du parlement, Rákosi désapprouvera, pour des raisons politiques, le comportement des députés : « Il s’est passé, dit-il, qu’il y avait là debout une vieille femme et toute l’Assemblée qui criait contre elle. Il aurait été beaucoup plus correct que nous restions indifférents, en donnant seulement de temps en temps un coup de fouet. À présent, elle est devenue une figure centrale, ce qu’elle ne mérite pas20. » En tout cas, le 1^er février, au terme de ces deux journées mouvementées, et après avoir adopté le 31 janvier l’article de loi I de 1946 sur l’instauration de la République, l’Assemblée proclama Zoltán Tildy Président de la III^e République hongroise21.

35Chef de l’État, le Président est élu pour quatre ans par l’Assemblée nationale. Il est à la tête du pouvoir exécutif, qu’il exerce par l’intermédiaire d’un Gouvernement responsable devant l’Assemblée. Il prête serment ( il « jure sur le Dieu vivant » ou s’engage sur son « honneur et conscience ») devant l’Assemblée nationale. Il exerce le droit de grâce, accueille et délègue les corps diplomatiques, décerne des titres et des décorations. Insérées principalement sur la demande du PC, les dispositions qui limitent ses pouvoirs sont nombreuses. S’il nomme et congédie le Premier ministre, il ne peut le faire qu’après avoir écouté l’avis de la Commission politique de l’Assemblée nationale, et les décisions qu’il prend doivent être contresignées par le Premier ministre ou le membre du gouvernement intéressé par la décision, etc.

36Dans l’ensemble, les pouvoirs du Président de la République sont « faibles », le véritable chef du pouvoir exécutif étant le Premier ministre, comme dans la plupart des régimes parlementaires.

37L’histoire de cette République est inséparable de la loi qui fut destinée à la protéger par des sanctions pénales. Discutée en même temps que le projet sur la république, cette loi de sûreté a divisé encore plus les partis politiques, témoignant de l’état de guerre civile larvée, où chaque camp cherche à « protéger la démocratie », c’est-à-dire à se prémunir contre l’adversaire, qu’on soupçonne de préparer un coup de force.

38Préparé par la commission de droit public du PSD et les experts du ministère de la Justice, le projet de loi est présenté par Ries au parlement le 7 février 1946. Est qualifiée d’acte criminel toute action visant à bouleverser ou à renverser l’ordre démocratique, à organiser des mouvements pour supprimer illégalement la forme républicaine de l’État ou à priver le Président de la République de sa vie, de sa liberté personnelle et de son pouvoir constitutionnel. Comme sanctions, le projet prévoit la peine de mort ou les travaux forcés à perpétuité.

39Seraient punis ensuite de deux à dix ans de prison ceux qui incitent à la révolte contre « l’ordre démocratique de l’État et ses institutions de base », ceux qui incitent à la haine nationale et raciale et ceux qui font l’apologie des crimes de guerre et de crimes contre le peuple. Seraient encore sévèrement punis la « propagande chuchotante » et les propagateurs des fausses nouvelles. Tous les actes cités relèvent des tribunaux populaires.

40Présenté le 20 février, le texte fait l’objet de longs débats. Son adoption est accélérée à partir du 27 février quand, le nom de Mindszenty ayant été prononcé, une manifestation de sympathie éclate au sein de l’Assemblée nationale, révélant d’un seul coup la fragilité de l’adhésion à la République d’une partie notable des élus. Le lendemain, Rákosi commente l’événement d’un ton menaçant et l’affaire débouche sur une démonstration de masse le 7 mars contre le PP. Celui-ci est contraint d’exclure 20 de ses députés situés le plus à droite, et considérés comme les porte-parole du grand capital : les frères Vásáry, Dezső Sulyok, Vince Nagy, etc. Cet événement joue donc en faveur d’un accord, qui s’est réalisé déjà le 6 mars lors d’une rencontre des chefs des partis, au domicile de Tildy. Quand le 12 mars le texte est de nouveau porté devant l’Assemblée, ce n’est plus vraiment un débat mais l’occasion pour chacun de donner publiquement son avis. Après avoir entendu ces interventions, l’Assemblée nationale adopte le texte sans modification, tel qu’il est sorti des mains de la commission parlementaire.

41L’article de loi VII de 1946 sur la défense pénale de la République représente une articulation significative dans la « transition démocratique » de 1944-1947. Tout en légalisant les changements intervenus et assurant la défense des transformations en cours, il marque le déclin du jeu démocratique au profit des moyens juridiques et administratifs, dont chacun des deux camps pourra user à l’occasion contre son adversaire, selon l’évolution des rapports de force.

Les positions administratives et la liste B22 dans la stratégie des partis politiques

42Les décrets 14 et 1030 de 1945 ont légalisé l’expulsion des Comité nationaux de la sphère politico-administrative. Dans le même temps, les partis du gouvernement ont investi les administrations locales et territoriales. On pensait que la parité assurerait « l’harmonie politique » ou du moins la paix entre les partis. En fait, le PP et le PSD supportent difficilement l’application du principe égalitaire en province, où ils ont beaucoup plus d’adhérents que le PC. Celui-ci, de son côté, conscient de la « rente de situation » dont bénéficient les forces politiques traditionnelles, n’est pas prêt à abandonner les positions acquises pendant les premiers mois de la Libération.

43Mais le parti est-il en mesure de faire fructifier ces positions ? Examinant le 31 mai 1945 le travail de ses cadres dans les administrations publiques, la direction du PC juge la situation critique. Ses meilleurs éléments ont été envoyés dans la police, et pour les administrations « civiles » le parti ne dispose que d’un personnel de « seconde ou même de troisième zone ». Les maires communistes et leurs adjoints dans les villes sont jugés particulièrement faibles, et en général l’administration communiste en province est insatisfaisante, y compris le travail des six préfets et des six sous-préfets. Ces derniers sont donc convoqués à Budapest pour le 8 juin 1945, pour parler de leur action en présence de quelques dirigeants nationaux du parti : Rákosi, Széll, Farkas, Kiss et Gerő23.

44Ouvrant la séance, Széll constate que le « retranchement le plus solide de la réaction » c’est l’administration. Or « nous sommes inexpérimentés, nous n’avons pas de camarades compétents. » Pour le moindre problème, les hommes du parti font de longs voyages pour venir consulter la direction centrale, dont la division administrative est l’objet d’une « invasion », ce qui prouve que les préfets et les sous-préfets communistes ne les soutiennent pas suffisamment. D’ailleurs, ces hauts fonctionnaires devraient clarifier leurs rapports avec l’organisation, ajoute-t-il, car il y en a qui dès leur nomination sont perdus pour le parti.

45Le préfet du comitat de Békés, András Szobek, revient sur la pénurie en personnel communiste, l’illégalité et la répression ayant empêché le parti de préparer suffisamment de cadres. Quant à l’administration horthyste, 90 % des fonctionnaires restés à leur place et 50 % de ceux qui sont partis mais revenus, ont été rétablis dans leurs postes. Szobek insiste sur le manque de coordination, ce qui fait que dans un conseil quand le préfet du parti prend la parole, un autre communiste le contredit ; ou encore (évoquant une réunion au ministère de l’Intérieur), « les camarades applaudissent avec enthousiasme » des discours qui vont contre la politique du parti. D’autre part, le travail des préfets, en tant que commissaires au ravitaillement, est écrasant, avec 2 à 300 affaires par jour à régler.

46Árpád Házi, préfet du département de Pest, précise que les villes industrielles sont pour la plupart des villes municipales (c’est-à-dire qui s’administrent elles-mêmes), où les sous-préfets n’ont aucun rôle. Il décrit la situation du pays sous de sombres couleurs : manque de main d’œuvre et de discipline au travail, découragement, manque d’outillage, le marché noir sévit ainsi que l’inflation, etc.

« Il faut constater malheureusement, poursuit-il, que nous ne nous y connaissons pas en administration. Non seulement les membres de notre parti ne s’y connaissent pas, mais ceux des autres partis non plus. Il faut établir l’harmonie entre les anciens et les nouveaux employés de l’administration. Il y en a qui ont subi des préjudices sous l’ancien régime, en matière de promotion par exemple. Si nous soutenons ces hommes, nous empêcherons que de nouveaux éléments envahissent l’administration, qui seront peut-être pires que les anciens. Cela ne signifie pas que nous transformions tout le monde en communiste, mais le moment est venu de cesser l’insensée chasse à l’homme. C’est le comitat de Pest qui fut le plus contaminé par le fascisme, mais en même temps c’est là que se trouvaient les fonctionnaires les plus compétents. Des 17 anciens chefs de district, il ne reste qu’un seul, et parmi les anciens maires, aucun, mais le corps des anciens fonctionnaires demeure. »

47Selon le premier secrétaire du PC, avec six préfets, six sous-préfets et la mairie de Budapest, le parti devrait pouvoir tenir en main les 3/5^e du pays, « d’autant plus que le pouvoir de l’État n’est pas encore consolidé ». En comparant les préfets communistes avec ceux des autres partis, « je dois constater, poursuit Rákosi, que les nôtres – à l’exception d’un ou de deux – ne travaillent pas bien ». Le préfet de Somogy par exemple, est plus chef de parti que préfet. Ailleurs, « les anciens hommes de la vie publique arrivent à créer des situations telles que le préfet communiste entre en opposition avec son propre parti, sans même se rendre compte de ce qui se passe ».

48Les propos entendus dans cette réunion montrent clairement que l’omniprésence des partis ne signifie pas omnipotence ; qui plus est, la loi, surtout en matière d’administration générale, est celle d’avant-guerre. Être fonctionnaire responsable et maintenir des liens actifs avec son parti, est un exercice difficile : Rákosi demande de « trouver la voie médiane ». Il reproche d’ailleurs, au plan du « travail des fractions », que préfets, sous-préfets et maires ne fassent pas assez pour attirer les fonctionnaires vers le parti, alors que les sociaux-démocrates font preuve d’un « courage de fourmi » à cet égard.

49Du côté du PP, F. Nagy affirme dans ses mémoires que son parti désapprouvait la politisation de la fonction publique. C’est lorsque « les partis marxistes se sont mis avec un grand acharnement à organiser les employés de la fonction publique » que ces derniers auraient sollicité eux-mêmes le PP de ne pas se laisser distancer par les partis ouvriers24.

50Question complexe, la politisation de la fonction publique à l’époque de la coalition s’organise autour de trois objectifs d’importance inégale : gagner les membres de la fonction publique ; utiliser les fonctions occupées pour le recrutement ; utiliser ces fonctions pour faciliter la mise en œuvre du programme de son parti. L’épuration administrative a renforcé la politisation, car chaque parti représenté dans les commissions tenait à protéger les siens.

51Quant aux conséquences de la politisation, la plus visible en est peut-être cette vigilance permanente avec laquelle les responsables se surveillent pour assurer « l’équilibre des partis » à tous les échelons administratifs. Au-delà d’une certaine mesquinerie25 et d’un esprit de délation, le système pouvait favoriser une plus grande lisibilité de la vie publique.

52Le côté malsain de la politisation des emplois publics est toutefois souligné par F. Nagy en rapport avec l’épuration, et aussi par Gerő, qui parle du développement de la corruption : « la démocratie hongroise n’a pas encore nettoyé son appareil d’État des partisans de l’ancien régime, et déjà elle doit se battre contre la dégénérescence et la dépravation de nos propres hommes et nos institutions26 ».

53Alors que les commissions d’épuration ont maintenu 96,7 % des fonctionnaires à leur place, la situation financière s’aggrave rapidement depuis l’été 1945. Et comme une partie substantielle des dépenses de l’État est absorbée par les dépenses publiques, la réduction des effectifs est envisagée par les partis au pouvoir. Selon les statistiques du Conseil syndical de décembre 1945, l’effectif des ouvriers industriels a baissé de 35 % et celui des fonctionnaires de 1 %, par rapport à l’année 194327.

54L’idée de l’assainissement suit son chemin, tandis que le PP, fort de sa victoire électorale, continue à exiger la redistribution des places dans l’État, l’administration, la police et l’économie, dans la même proportion que les portefeuilles du gouvernement. Si les leaders des partis perdants (Rákosi, Szakasits, Veres) trouvent le vœu du PP « naturel », ils ne participent qu’avec « somnolence et indifférence » aux négociations consacrées au partage, écrit F. Nagy28. La frustration persistante du PP ainsi entretenue est une des causes des crises gouvernementales qui vont marquer l’année 1946. Le tableau suivant résume la répartition des positions-clés du pouvoir entre les partis de la coalition au printemps 1946 : nombre de personnes (Nb) et pourcentages ( %)29 :

55On y voit les principaux griefs du PP : il ne détient que 2 sous-préfectures, alors que les partis ouvriers en comptent 17 ; aucune des 12 villes municipales n’a pour maire un PP et il y en a seulement 2 parmi les 45 villes départementales ; à l’échelon des administrations centrales, le PP doit se contenter de 74 places de hauts fonctionnaires, contre les deux partis ouvriers qui occupent ici 203 postes. L’encadrement de la police est particulièrement déséquilibré, au détriment du PP (7,3 % contre 59,6 % pour le PC/PSD), bien que le pourcentage des sans appartenance politique compense dans une certaine mesure cette inégalité.

56Or les débats sur la « proportionnalité » se confondent désormais avec les controverses autour de la réduction des effectifs dans la fonction publique. Le projet est appuyé par des démonstrations de masse, qui débouchent souvent sur des « jugements populaires », c’est-à-dire que la foule ou les délégations de manifestants chassent par la force les fonctionnaires désignés comme réactionnaires. Il arrive, comme on l’a vu, que les mouvements de masse soient retournés contre leurs organisateurs de gauche ou transformés en émeutes antisémites.

57Dès le 11 novembre 1945, ouvrant une campagne de presse, le journal communiste Szabad Nép a soulevé le problème des effectifs pour justifier le nettoyage de l’appareil d’État, que l’épuration administrative n’a pas mené à bien (« Pour un gouvernement peu coûteux, efficace et démocratique ! »). Il prévient qu’il ne s’agit pas d’une simple réduction des effectifs et encore moins d’une campagne contre les fonctionnaires comme le voudrait faire croire « la réaction », mais d’un combat contre les saboteurs, les ennemis de la démocratie.

58Tous les leaders de la gauche pensent qu’il faut nettoyer les écuries d’Augias. Pour Imre Kovács (PNP), « le temps où on courtisait (les fonctionnaires) est terminé » et József Révai expose trois raisons qui justifient à ses yeux qu’on s’attaque au personnel de l’État. D’abord, il est inadmissible, dit-il, que le pays réduit par la guerre à la mendicité emploie un tiers de fonctionnaires de plus qu’avant la guerre ; ensuite, la démocratie hongroise n’est pas assurée tant que son appareil d’État est occupé par ceux qui pendant vingt-cinq ans ont servi le régime de Horthy ; enfin, par devoir et par intérêt, la démocratie doit ouvrir aux enfants du peuple la voie de l’administration.

59L’argument politique se traduit depuis octobre 1945 par l’action du Conseil syndical et du ministre de l’Intérieur, qui organisent les premiers cours d’administration pour ouvriers. Au cours de l’année 1946, environ 7 000 personnes vont passer des examens, dont 4 000 ouvriers et 2 000 paysans30.

60Le décret lui-même (sur la liste-B), est rendu public le 19 mai 1946 au bout de deux mois de tiraillements entre les partis et les ministres. L’idée centrale en est que l’effectif des fonctionnaires ne doit pas dépasser les 90 % de celui qui était inscrit dans le budget de 1937-1938. Les cas particuliers sont notamment la police (réduction tout au plus de 5 000 de ses effectifs), l’armée (qui ne conservera que 20 000 membres de son encadrement), les organismes nouvellement créés (qui devront congédier 20 à 30 % de leur personnel) et les fonctionnaires embauchés après le 22 décembre 1944, dont 10 % au plus pourront être licenciés.

61D’une manière générale, sont à congédier ceux dont le travail ne favorise pas « la transformation du pays dans un esprit démocratique » et ceux qui, faute d’aptitude et de courage, ne font pas leur service comme cela serait souhaitable. L’imprécision du document, les efforts successifs pour conserver au nettoyage une forme juridique, ainsi que la « révision de la liste B », vont stimuler la production des textes officiels sur le sujet, pour donner naissance à 45 ( !) décrets jusqu’à la fin du printemps 1947.

62L’opération, qui conjugue donc la réduction des effectifs et une deuxième vague d’épuration administrative, est menée par quelque 300 commissions du ministère de l’Intérieur31, qui règlent d’innombrables conflits. Le bilan global s’établit en chiffres arrondis à 94 000 licenciements, soit environ 30 % des effectifs.

63Les critères politiques ont joué le plus dans le « nettoyage » des administrations municipales, surtout à l’échelon des comitats et de leurs dépendances, où les « jugements populaires » se sont exercés avec le plus d’ardeur. Au total, en comptant aussi le bilan des « jugements populaires », les administrations locales et autonomes ont licencié plus de 22 000 personnes et les services de l’État près de 72 000. Il faut y ajouter 8174 employés du secteur privé, congédiés jusqu’au 12 octobre 1946, au terme d’un décret qui a étendu la liste B sur ce secteur. En province, cette épuration radicale, et parfois musclée, a débouché sur une situation de crise.

D’après le rapport soviétique32, « les commissions [...] – principalement par la faute des communistes – ont commis plusieurs excès “gauchistes” graves. Par exemple, dans beaucoup de districts de Szabolcs, de Pest et d’autres départements, les commissions ont appliqué la liste B pour 80-90 % des fonctionnaires, sans mettre personne à leur place, et, de ce fait, ils ont entièrement désorganisé le travail de l’appareil d’État et de plusieurs services [dont celui des bureaux de collectes] [...] Ces fautes ont créé une atmosphère tendue dans une fraction importante des employés et des intellectuels, et donné l’occasion à la droite du parti des Petits-propriétaires de critiquer sévèrement le travail[…]du ministre de l’Intérieur, [le communiste] László Rajk. La droite a demandé sa démission… »

64Rajk et Rákosi reconnaissent que « les camarades ont commis des fautes graves. Bientôt, on n’osera fixer que la moitié de l’objectif qu’on veut atteindre, puisque les camarades n’en comprennent pas l’intention », déclare ce dernier.

65L’affaire de la liste B a d’autre part envenimé les rapports entre les partis. Si à tous les échelons ont été créées des « commissions pour traiter les conflits », celles-ci ont du mal à limiter les affrontements. Voyant la menace se lever, dès le printemps 1946 la masse des fonctionnaires sans parti, et même beaucoup de membres du PP qui comprennent que leur parti n’offrira pas suffisamment de garantie, se sont mis à la recherche d’une protection politique.

« C’est à ce moment que la plupart des employés des mairies de Szombathely et de Székesfehérvár ont adhéré au PSD, écrit G. Farkas33. Les sociaux-démocrates leur avaient promis qu’ils défendraient leurs intérêts au cours de la mise en œuvre de la liste B. Au printemps 1945, les fonctionnaires administratifs du comitat de Csongrád (y compris ceux de Hódmezővásárhely et de Szeged) s’étaient portés en foule vers le Parti des Petits-propriétaires. Au début de 1946 cependant, ils abandonnèrent nombreux ce parti pour le Parti national-paysan. De ce fait, les organisations du parti paysan se sont renforcées [...] Des disputes violentes éclatèrent entre les partis au sujet des personnes proposées aux licenciements. Ils défendaient leurs adhérents menacés et on voyait que des centaines de personnes diposaient de protections politiques… »

66À l’échelon des administrations centrales, l’animosité se développe entre les partis ouvriers. Les délégués du PSD notant que Szakasits lui-même doit intervenir pour « sauver » certains fonctionnaires appartenant au parti, menacent de rompre la coopération avec le PC pour se mettre dans l’opposition et, s’il faut, descendre dans la rue. Les communistes, eux, ont tendance à dénoncer la connivence PSD-PP, bien que Gerő et Rajk aient pour consigne de prendre au mieux possible en considération les intérêts sociaux-démocrates.

67Mais ce sont les Petits-propriétaires qui se sentent principalement visés. Dans un mémorandum qu’ils rédigent le 19 juin 1946 à l’adresse de la direction du Bloc des gauches, ils reprochent au ministre de l’Intérieur d’entraver par ses mesures « le calme et l’ordre intérieur nécessaires à la stabilisation économique et au développement souhaitable de la démocratie34 ».

68Le parti déplore la disparition de la compétence, qui rend impossible le travail administratif, confié d’après l’interpellation précitée de Drózdy à des « semi-analphabètes ». De fait, comme deux forteresses voisines, se dressent maintenant les « anciens réactionnaires » et les « nouveaux ignorants35 ». Cependant que l’économiste György Markos propose des débouchés à ceux qui sont devenus indésirables dans l’administration : « On les attend au déblaiement des ruines, à la construction des routes et des chemins de fer, ou dans l’exploitation forestière, et on manque aussi de main d’œuvre dans les mines. » Il ajoutera d’autres « possibilités » comme le ramassage de la ferraille ou les travaux d’intérêt général, organisés sous forme de camps de travail volontaire36.

69Le décret qui entre en vigueur le 6 août 1946, permet la réintégration de 10 % au plus des fonctionnaires licenciés. Commence alors une nouvelle série de débats autour de la répartition des contingents par ministères. Mais si deux mois et demi ont suffi pour congédier plus de 90 000 employés, la réintégration d’à peine un dixième de ce personnel va continuer à faire l’objet de marchandages jusqu’en avril 1947 encore. La correction porte sur 7 % environ des effectifs en question, ce qui ramène le bilan définitif de la liste B à 87 000 licenciements, où les administrations locales et autonomes représentent 20 200 postes37.

70Le cas spécifique des nouveaux stagiaires administratifs pose problème. Ces « cadres populaires démocratiques » issus des cours de formation rapide ont souvent été tournés en dérision par des contemporains et une certaine postérité, négligeant de s’interroger sur la servilité des membres de l’ancienne administration, qui justifiaient en général leur mentalité par la compétence et le sens du devoir. Une mise en perspective permet pourtant de relativiser les maladresses des cadres populaires, dont la promotion cristallisait en un sens l’animosité contre l’ancienne caste des bureaux, qui venait de démontrer, lors des tragiques événements, combien elle était dépourvue d’esprit d’initiative et de maturité civique38.

71Mais trouver de la place à des milliers d’« administrateurs » de fraîche date au savoir-faire incertain, alors qu’on venait de licencier un tiers des fonctionnaires pour faire des économies, ne put que relancer les conflits les plus vifs entre les portefeuilles et les partis politiques. Le mieux placé pour critiquer les promesses faites par le PC aux contingents ouvriers et paysans était le ministre des Finances, Jenő Rácz, homme du PP, qui savait que les communistes étaient les partisans les plus acharnés de la « discipline budgétaire ».

72Ces contradictions seront finalement résolues, sous l’impulsion du PC également, par une baisse générale du niveau des rémunérations des employés de l’État, ramenant les salaires à un petit tiers de ce qu’ils étaient en 1938 pour les employés de bureau, et à 60 % environ pour ceux des entreprises publiques. Ainsi, les sommes versées aux agents et aux retraités de l’État, qui absorbaient 48 % des dépenses budgétaires en 1938, n’en représentent plus en 1947 que 26 %, malgré l’augmentation des effectifs (l’arrivée des nouveaux cadres ayant pratiquement annulé l’effet de la liste B). En même temps, une inversion se produit entre les salaires de l’ouvrier et de l’employé de bureau, qui, exprimés en florins, passent respectivement de 765 et 1 022 à 466 et 312 forint en moyenne.

73Les partis ouvriers auraient gagné la bataille pour les positions administratives en l’absence de la souveraineté du pays et en bénéficiant de l’appui de la direction soviétique de la CCA39. Les critiques lourdes de menaces du rapporteur soviétique montrent cependant que l’initiative du PC n’a pas été prise à Moscou. D’autre part, le mouvement de fond que celui-ci a pu susciter contre l’ancienne administration, est significatif à la fois de l’état de l’opinion publique et de l’incohérence du PC, qui a été le premier à soutenir la restauration. Domaine fort disputé, la police n’a pas été exempte de ces ambiguïtés.

Une police de guerre civile à l’épreuve de la légalité

74Peu de sujets ont donné lieu à autant de plaintes et de discordes à l’époque de la coalition que l’activité et le recrutement de la police. Ses agissements sont à l’origine de la première crise gouvernementale et l’appropriation de la section politique par le parti communiste donne à la nouvelle police d’État une réputation de police de parti.

75À l’arrivée de l’Armée rouge, la fuite des forces de l’ordre ayant été encore plus générale que celle des administrations civiles, les communes rurales et les villes organisent elles-mêmes leurs polices40. Recrutées parmi les habitants, celles-ci portent des noms variés : gardes populaires, comités de sûreté, gardes rouges…, et, le plus souvent, gardes civiques. Cette police doit répondre à deux urgences : assurer le ravitaillement et la sécurité des communications de l’Armée rouge et encadrer ses réquisitions pour les travaux les plus divers ; apporter à la population éprouvée et démunie un minimum de ravitaillement et de sécurité.

76En général, l’effectif des gardes civiques est limité par les commandants locaux. Dans les premières semaines, tous les volontaires sont acceptés et quand il n’y en a pas assez, il est fréquent que le service de garde soit obligatoire. À Szeged, que la grande majorité des policiers ont abandonnée, le maire fait sortir le 10 octobre 1944 les 72 habitants juifs du service du travail forcé, qu’il avait cachés dans les caves de l’hôtel de ville, et ce sont eux qui assurent, avec de nouvelles recrues, le maintien de l’ordre. La ville, qui a peu souffert de la guerre, rétablit assez vite l’ordre habituel. Le 24 octobre, le maire installe un bureau des plaintes comme service de la nouvelle police, qui sera mise en place officiellement le 25.

77Après la pénurie en hommes qui a gêné le démarrage, la surabondance des candidatures pose problème dans la plupart des localités. A Debrecen, d’après le témoignage de l’ancien officier municipal de la ville, « comme les gardes civiques recevaient des brassards et des attestations bilingues, en hongrois et en russe, les gens couraient à la mairie et dans les bureaux de quartiers pour se porter candidats. En quelques jours, il y avait 800 gardes civiques. » C’est que le garde civique est « une personne officielle » et reçoit éventuellement un salaire. Si le bénévolat n’est pas rare, les autorités font tout leur possible pour rétribuer les policiers improvisés. Dans les villages modestes, ils sont payés comme journaliers, parfois le maire organise des quêtes.

78Dans la commune de Csávoly (comitat de Bács) par exemple, le cantonnier annonce au son du tambour le 19 novembre 1944, que « demain, lundi, commencera la collecte pour couvrir les dépenses de la garde civique ». Quand les municipalités arrivent à verser un salaire, celui-ci varie d’un lieu à l’autre entre 150 et 250 pengős mensuels (30-50 dollars environ). Le gonflement des effectifs fait qu’en certains endroits le système devient ingérable ou véhicule de plus en plus d’éléments douteux, qui volent par exemple, au lieu de poursuivre les délinquants. Dans le monde isolé de la puszta où le brigandage sévit, l’organisation d’une police étant pratiquement impossible, on fait souvent appel aux autorités militaires russes.

79Au GNP, la création d’une police d’État est posée lors de la première séance du conseil des ministres à propos de la nouvelle armée, car l’insécurité dans les campagnes gêne, semble-t-il, le recrutement. Le général Vörös propose, non sans arrière-pensée, le concours de la gendarmerie militaire, alors que ses collègues observent que tout dépend des Soviétiques. Après plusieurs entretiens avec l’adjoint du général Kouznetsov, chef des renseignements militaires41, Erdei présente le 12 janvier son projet de décret sur la réorganisation de la police (rendőrség). Ce texte en 7 points expose ce que devrait être une « police démocratique ». Articulée selon deux grandes fonctions : défendre l’État et assurer la sécurité et l’ordre public, elle doit reposer sur la distinction entre la section politique et criminelle, et être intégrée dans une organisation centralisée, à l’exception des échelons inférieurs.

80Les gardes civiques et les polices municipales existantes serviront de point de départ, et les effectifs prévus vont jusqu’à 30 000 agents et 3 000 officiers et rédacteurs. Les officiers de l’ancienne police seraient réintégrés après une sélection sévère, alors que la gendarmerie (csendőrség), qui « s’est rendue, non sans raison, haïssable aux yeux du peuple », serait supprimée. « L’éducation démocratique de la police » se fera en fonction des intérêts généraux de la démocratie populaire hongroise et non selon la conception de tel ou tel parti. Ce texte devient le décret n° 5006 du ministre de l’Intérieur, publié dans le JOH du 27 janvier 194542.

81Pendant que le GNP poursuit ses travaux à Debrecen, à Pest, le jour de la libération de cette partie de la capitale, le CNB et la direction du PC prennent en main l’organisation de la police. Le 19 janvier, les noms de János Kádár, de György Pálffy et de Gábor Péter sont avancés, mais finalement c’est László Sólyom, capitaine en retraite de l’armée, qui est désigné comme préfet de police et Kádár, son adjoint. Le Népszava, journal du PSD, écrit le 23 janvier 1945 que le 19, environ 200 militants communistes et leurs sympathisants ont commencé l’organisation de la police et que, en quatre jours, la préfecture de police de Budapest a été installée. C’est en effet le 21 janvier que le CNB nomme László Sólyom, qui va prêter serment devant le Comité le 24 février43.

82Le 9 février 1945, Kádár envoie un long rapport au ministre de l’Intérieur à Debrecen, où il décrit les obstacles rencontrés et les conditions de travail de la police :

« Malgré toutes les difficultés, l’organisation de la police commença tout de suite après l’arrivée des troupes soviétiques. Presque sans exception, les Comités nationaux d’arrondissements nommèrent des personnes civiles pour diriger les commissariats[…] Le travail fut extrêmement difficile. Les autorités russes avaient enlevé les anciens policiers de leurs commissariats et leurs casernes. À peine 50 % d’entre eux venaient sur leur lieu de travail. L’arrestation des policiers a pris de telles proportions qu’il se trouve actuellement, au camp des prisonniers de Gödöllő, quelque 2 000 à 3 000 officiers et agents de police[…]
Le désordre fut aggravé par le fait qu’en plusieurs endroits, il se constitua non pas une mais plusieurs polices. Il arrivait que dans le même commissariat on trouvât deux commissaires. »

83Dans l’inventaire des difficultés, Kádár note le gonflement des effectifs. Beaucoup de ceux par exemple qui ont des noms allemands s’engagent pour échapper à la captivité. L’entrée massive des juifs dans la police est un autre « phénomène caractéristique ». Le ravitaillement et les conditions matérielles (inexistence des moyens de transports, documents et locaux détruits, manque d’armes, etc.) dressent des obstacles devant la police de Budapest, dont l’activité consiste à faire enlever les cadavres, les affiches nazies et les ruines sur les axes principaux.

84Comme ce sont les partis qui ont pris l’initiative de la police, ils ont conservé leurs propres usages, jugés inadmissibles par Kádár (brassards, casquettes ou formes de salutation notamment. Les communistes disent « Szabadság ! » – liberté – et les sociaux-démocrates, « Barátság ! » – amitié –). Il existe d’ailleurs des polices d’origine inconnue et considérées comme illégales par les partis dits démocratiques44.

85Sur la « police politique », le rapport donne les précisions suivantes :

« L’organisation de la section politique fut entreprise en même temps que l’installation de la préfecture de police. On avait réussi à constituer depuis une équipe de 80 personnes sélectionnées. Entre-temps, la section des enquêtes du ministère de l’Intérieur était elle aussi arrivée avec une centaine d’agents de la police de Debrecen, que nous installâmes avec la section politique de Budapest, au n° 60 de l’avenue Andrássy. Autant les habitants de la capitale avaient salué avec joie l’arrivée des premiers policiers armés, autant leur déception fut grande, en raison des abus incessants de ces derniers. Pour mettre fin à ces abus, je propose de subordonner le groupe de Debrecen à la préfecture de police de Budapest45. »

86Cet incident témoigne de la rivalité qui oppose les trois protagonistes de la réorganisation policière : László Sólyom, préfet de police de Budapest, concurrent de fait du ministère de l’Intérieur de Debrecen ; Gábor Péter, l’homme du PC, jugé trop peu actif pour être préfet de police est placé à la tête de la section politique de la police d’État de Budapest ; András Tömpe, communiste lui aussi, mais supérieur à Péter à tous égards, envoyé par Erdei à Budapest pour mettre en place la section politique de la police d’État.

87Ces deux hommes continuent à travailler en s’ignorant presque complètement, bien qu’ils soient logés tous les deux sous le même toit, au n° 60 de l’avenue Andrássy. La division de Tömpe s’élèvera au 20 février 1945, à 91 personnes, dont 30 appartenant au PC. A la même date, le service de Péter fonctionne avec 98 membres : 38 communistes, dont 20 anciens de la clandestinité, 5 PSD, 2 MADISZ et 17 anciens partisans. Par leurs origines sociales, 87 sont des ouvriers et 11 des intellectuels. Le lien avec les services de sécurité soviétiques est signalé par Kádár et Andreánszky, conseiller ministériel. Il est question d’un officier en civil de la GPU, nommé Orlov, qui est détaché comme conseiller auprès des inspecteurs de l’avenue Andrássy. « Le conseiller Orlov assure la liaison entre la GPU et les services hongrois des enquêtes politiques. »

88À Debrecen, après l’adoption du décret du 12 janvier, le GNP discute de la mise en œuvre de ce texte. Les débats les plus animés se développent autour des effectifs de la police à créer, de la dissolution de la gendarmerie et des « atrocités policières ».

89Symbole traditionnel de l’oppression dans les villages hongrois et, plus récemment, instrument de la terreur policière pendant les années de guerre, la gendarmerie46 s’est rendue haïssable, comme l’écrit Erdei dans le texte de son décret. La question de la dissolution revenant plusieurs fois à l’ordre du jour du conseil des ministres, les généraux et les ministres « modérés » (Miklós, Vörös, Faragho, Valentiny, Vásáry) s’opposent néanmoins à la « responsabilité collective » des gendarmes. Comme solution intermédiaire, on admet la notion de la « responsabilité de corps », proposée par Erdei et Molnár. Les gendarmes ne feront donc pas l’objet d’une épuration générale, puisque le corps est supprimé, mais chacun individuellement pourra demander qu’on examine son cas. Pour cela, une commission spéciale sera constituée au ministère de l’Intérieur47.

90Puisque la nouvelle police d’État (décret n° 1700, 10 mai 1945) prend en charge le travail de l’ancienne gendarmerie, la question des effectifs est longuement discutée. Pour le ministre des Finances, Vásáry, le chiffre de 33 000 proposé par Erdei le 12 janvier était déjà trop lourd. Entre temps, il l’a révisé à la hausse (10 000 personnes à Budapest et 24 090 pour le reste du pays), en arguant que ce serait une réduction importante par rapport aux 70 000 individus occupés alors dans la police. La question sera encore soulevée en septembre par le nouveau ministre des Finances Oltványi48.

91Le recrutement de la nouvelle police justifie assez sa réputation de « police de parti », comme le montre le tableau précédent faisant apparaître la ventilation politique de la police d’État au printemps de 1946 selon les effectifs d’avant-guerre réintégrés et les effectifs nouveaux. Il montre plus précisément la prédominance des deux partis ouvriers et des sans appartenance politique (SAP) dans la police. Le PSD domine parmi les premiers, alors que les communistes sont majoritaires dans chaque catégorie des nouvelles recrues, dépassant même les 40 % parmi les officiers49.

92Outre les chefs des sections politiques des deux grandes préfectures, les principaux responsables de la police au sein du ministère de l’Intérieur sont communistes : le secrétaire d’État politique, Sándor Zöld, que remplace Mihály Farkas à partir du 15 juillet 1945, Endre Szebenyi, chef de division et son adjoint, István Ékes, ainsi que le responsable du secrétariat ministériel, Ottó Tőkés. Dans l’ensemble des préfectures de police, les sections politiques sont commandées dans 34 cas sur 36 par des membres du PC, et la grande majorité des inspecteurs appartiennent également à ce parti50.

93L’étatisation de la police s’est effectuée avec le concours de la CCA, à savoir l’Armée rouge, qui a fourni les moyens de transport51. Au cours de ces opérations, on met à contribution les Comités nationaux et on s’applique à débarrasser la police de ses moutons noirs. Dans une déclaration, Szebenyi précise que la Hongrie comprendra « 38 unités policières » : 25 préfectures départementales, 11 urbaines et 2 à Budapest (l’une pour la capitale et l’autre coiffant la province52).

94La sécurité et la répression des « restes du fascisme » ne sauraient expliquer à elles seules l’enjeu que constitue la police. Il est clair qu’on s’attendait à des règlements de compte et des explosions beaucoup plus graves53 et que l’avenir est envisagé avec incertitude. À cet égard, les déclarations répétées d’un Z. Vas par exemple ne laissent pas de doute54. Dans une guerre civile larvée, la police donne à la vengeance politique une couverture légale tout en charriant des délits et crimes ordinaires.

95Des plaintes soulevées par les scandales et les exactions de la police sont donc très nombreuses55. Les gardes civiques comprennent dès le début d’anciens Croix-fléchées et des malfaiteurs organisés56. Quant à la vengeance politique, elle met en cause la partialité et les insuffisances du commandement. C’est ce qui est discuté longuement le 18 mai 1945 au sujet des massacres perpétrés à Gyömrő et dans plusieurs communes de ce district situé à l’est de Budapest (Mende, Ecser, Maglód, Tápiósüly, Tápióság, Péteri, Uri) : au cours des règlements de compte, les survivants du service « auxiliaire » du travail de ces localités ont exécuté « de façon sadique » quelque 80 anciens dirigeants locaux, après le passage du front. Après des enquêtes tardives et infructueuses, les suspects arrêtés sont relâchés.

96Teleki pense que la police n’est pas tenue en main et dénonce avec Miklós les sévices lors des interrogatoires. Ce dernier « tient à améliorer le comportement inhumain de la police, l’emploi brutal et immédiat des méthodes interrogatoires, ainsi que la terreur exercée par les juifs du service du travail. » Il met perticulièrement en cause, outre le ministre, le secrétaire d’État Zöld, responsable selon lui du « fonctionnement terroriste » de la police57. L’idée de l’épuration de la police suit son chemin et donne lieu à deux moments critiques. D’une part, le Premier ministre confie la mission du nettoyage à Béla Kovács, secrétaire d’État (PP) à l’Intérieur, alors que le ministre lui-même (Erdei, PNP) a déjà lancé une commission d’enquête, qui a relevé plusieurs officiers et commissaires de police. Le travail confié à Kovács irrite d’autant plus le PC qu’il a été effectué sans l’accord d’Erdei et qu’on l’a appris seulement par le journal du PP (6 juin 1945).

97D’autre part, le ministre de la Justice, Valentiny (PSD, aile droite) présente un projet de décret visant à créer une police judiciaire, qui lui permettrait de se passer de l’Intérieur pour les enquêtes. Le PC qui considère que le décret fait partie de la campagne contre la police, est appuyé par Erdei et l’aile gauche du PSD, en sorte que Valentiny est isolé et doit démissionner.

Selon Bibó, « considérer la police comme une position politique est de courte vue. Cela n’aurait de sens politique qu’en admettant qu’une guerre civile doit se produire dans peu de temps. Sinon, les postes occupés par des hommes incompétents ne sont pas des “positions” mais des fardeaux. Nulle part ailleurs, le parti communiste n’a perdu autant de son influence en Hongrie depuis le début de l’année qu’en s’accrochant à ses “positions” dans la police. La police n’est pas un domaine où un travail de grande envergure, créatif et d’esprit progressiste pourrait se manifester. La police est une branche spécialisée de l’administration, dont les méthodes doivent être dictées – à l’exception de l’exigence démocratique dans le traitement des hommes – non pas par la mentalité progressiste mais par les besoins et les impératifs d’une bonne administration spécialisée58. »

98L’exigence exprimée par Bibó s’est traduite effectivement par une série de projets de réorganisation administrative, élaborés par les partis au pouvoir59. En simplifiant à l’extrême la philosophie de ces plans, on peut dire que les partis ouvriers placent les intérêts de la nation et du pouvoir central au-dessus des autonomies locales, dont ils critiquent les dérives. À l’opposé, les Petits-propriétaires souhaitent conserver le comitat, pilier de la vieille administration, en l’améliorant selon les besoins des paysans aisés (les « coqs du village »). Seuls les Paysans-nationaux envisagent une rupture radicale avec le passé, en imaginant un système de 70-80 « départements urbains » (városmegyék) pour faire reposer l’administration des communes sur les villes, bastions de la classe ouvrière, qui seule pourrait entraîner la paysannerie déshéritée sur le chemin de l’ascension culturelle et sociale.

99Enjeu politique de tout premier ordre, aucun de ces projets n’a abouti. Leur essoufflement traduit à sa manière le caractère ambigu et inachevé de la « transition démocratique » de 1944-1947 en Hongrie, aussi bien dans son message révolutionnaire que dans sa tentative de réaliser un État de droit.