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La Hongrie libérée

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Julien Papp

Introduction

Texte intégral

A vécu entre 1945 et 1948
[vœu de István Bibó (1911-1979) pour son épitaphe]

1Les trois années qui vont de septembre 1944 à septembre 1947 constituent malgré leur brièveté une période décisive dans l’histoire de la Hongrie. C’est alors que la guerre atteint le territoire national et que l’ancien régime « millénaire » s’effondre.

2Occupé par l’armée soviétique, le pays est doté d’un statut de souveraineté limitée et d’un gouvernement de coalition. De ce régime, dit aussi de transition démocratique, la fin est marquée par deux événements en septembre 1947 : la ratification du traité de paix par le parlement hongrois impliquant le départ des troupes d’occupation, et la création du Kominform, qui annonce la rupture avec la politique de front populaire adoptée en 1935 par le mouvement communiste international.

3Si pour les historiographies dominantes du dernier demi-siècle, les années 1944-1947 représentent en Hongrie soit une étape dans la « victoire de la révolution socialiste », soit la phase initiale de la « soviétisation » par l’accomplissement progressif de la « dictature communiste », une enquête tournée davantage vers la réalité historique de la période permet de mettre en doute que l’époque de la coalition puisse vraiment se reconnaître dans les significations ainsi énoncées et accréditées auprès du public. Ces deux visions convergentes ignorent en effet la double rupture qui balise l’époque : la première efface le tournant vers la dictature stalinienne ; la seconde occulte le caractère révolutionnaire de la situation née de l’effondrement de l’ancien régime.

  • 1 Bayerlein (Bernhard) et alii, Les archives du Komintern de Moscou, Vingtième Siècle, n° 61, Janvie (...)
  • 2 C’est en ce sens que Mencherini (Robert), pose à juste titre la question à propos des grèves insur (...)
  • 3 Depuis 1990, les forces politiques en présence n’ont cessé de légiférer sur le passé selon leur fo (...)
  • 4 L’historien Sándor Balogh observe qu’après des débuts prometteurs pour les recherches historiques (...)
  • 5 Prost (Antoine), Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996, p. 234-236.

4Deux événements récents sont venus conforter ces interprétations. D’une part, l’accès plus facile aux archives soviétiques, visiblement sans apporter d’éléments vraiment nouveaux1, contribue derechef à focaliser les regards sur les intentions des grandes puissances, celles de Staline en particulier, au détriment des conditions internes de l’effondrement2. D’autre part, la restauration du capitalisme dans la région, et en Hongrie précisément, crée une ambiance où les années 1944-1947 apparaissent comme un accident de parcours à mettre entre parenthèses (ambiance symbolisée par l’adoption de la Couronne, qui écarte d’emblée les grands moments de l’histoire du pays où s’est exprimée la souveraineté populaire : 1848-1849, 1918-1919, 1946, 1956, illustrés chaque fois par l’« emblème Kossuth », écusson sans couronne3), ou bien, décontextualisées, elles sont présentées comme le point de départ des exactions et des « illégalités4 ». Cette démarche non dépourvue d’anachronismes multiplie les « justiciers », et le juridisme devient envahissant à la faveur de ces dernières années où les recherches historiques n’affectionnent guère les « entités collectives5 ».

  • 6 Ungváry (Krisztián), Magyarország szovjetizálásának kérdései (Questions de la soviétisation de la (...)

5Pour le dire, et en simplifiant, on a le sentiment que les questions qui continuent à diviser les historiens au sujet de l’époque de la coalition6, tournent toujours autour de deux questions : Staline voulait-il ?/ Ne voulait-il pas ? ; L’arrivée de l’Armée soviétique en 1944 était-elle/n’était-elle pas une libération ?

  • 7 Lévesque (Jacques), L’URSS et sa politique internationale de 1917 à nos jours, Paris, 1980, p. 127

6En revisitant l’époque, le présent travail voudrait contribuer à définir celle-ci à travers la description et l’analyse de ses multiples composantes. Si pour la rétrospection prévaut toujours l’image globale et approximative des « pays de l’Est », il se trouve qu’en réalité l’Europe orientale présente au lendemain du conflit « l’aspect d’une véritable mosaïque7 », où la Hongrie occupe une position originale. Du point de vue géo-stratégique, elle ne possède pas l’intérêt que présentent le « glacis protecteur » germano-polonais et le « verrou » du complexe balkano-méditerranéen, et, à l’intérieur, elle a conservé tout son potentiel politique, dans la mesure où, restée le « dernier satellite » du IIIeReich, aucune résistance importante n’a fourni l’occasion de régler les litiges « hungaro-hongrois », si on peut se permettre cette tournure inventée pour le contexte français de l’époque.

7La vie publique magyare est alors d’autant plus mouvementée qu’elle a réintégré bien des forces compromises dans les événements récents, qui réapparaissent sur la scène politique après une fuite précipitée ou une période de prudente réserve. Les litiges sont à la hauteur des conséquences de la guerre (perte de toute une armée dans une guerre d’agression, extermination de cinq à six cents mille juifs, destruction de la capitale...), où d’ailleurs les souvenirs d’un passé très chargé affleurent constamment, selon la mémoire des protagonistes. Les enjeux se cristallisant dans la sphère politico-administrative et autour du pouvoir exécutif de l’État à construire, les débats sont portés à la fois par les partis politiques et par différentes formes de démocratie directe. La floraison des journaux et la présence assidue du peuple partout où son sort se décide dans le pays, montrent l’authenticité et la richesse d’une vie publique telle que la Hongrie en a rarement connue d’aussi dense avant et après.

8La partie centrale de l’ouvrage (Chap. IV.) qui présente les protagonistes laisse voir le caractère révolutionnaire des faits observés dans le démarrage des administrations, dans l’organisation des comités d’usine et au cours du partage des terres. On peut suivre l’écart croissant entre les aspirations sinon la volonté des intéressés de conserver le pouvoir de décision, et la détermination des partis à consolider l’État. C’est l’histoire d’une dépossession, au cours de laquelle les partis contribuent à vider de leur substance les différents comités au bénéfice d’une législation de remise en ordre, et finissent par subir eux-mêmes la conséquence de cette dévitalisation.

  • 8 La restauration (terme que nous préférons à l’euphémique « changement de régime » ou « tournant po (...)

9Sera mise de côté toute incursion dans la soviétologie et dans les spéculations sur les « totalitarismes », pour apporter des connaissances sur une période riche et pleine de sens. Cet objectif semble d’autant plus justifié que notre travail met en œuvre des sources d’archives et des publications abondantes et de qualité8, peu accessibles pour la plupart aux lecteurs francophones. Quant au fond, l’ouvrage souhaite montrer à la lumière de cette connaissance historique le poids des facteurs internes dans les rapports entre Occidentaux et Soviétiques avant la guerre froide. En inversant donc quelque peu les perspectives habituelles, la démarche adoptée voudrait restituer aux ouvriers, paysans et autres « petites gens » de la Hongrie leur place de protagonistes, que les mémoires dominantes n’ont cessé depuis le tournant stalinien de septembre 1947 de dénaturer ou d’effacer.

Notes

1 Bayerlein (Bernhard) et alii, Les archives du Komintern de Moscou, Vingtième Siècle, n° 61, Janvier-Mars 1999, p. 126-132. Jansen (Sabine), La boîte de pandore des archives soviétiques, Id. n° 42, Avril-Juin 1994, p. 97-102. Rucker (Laurent), Les archives de la politique extérieure soviétique, Id. n° 45, Janvier-Mars 1995, p. 139-143. Werth (Nicolas), De la soviétologie en général et des archives russes en particulier, Le Débat, n° 77, Novembre-Décembre 1993, p. 128-144. Coumel (Laurent), L’URSS dans l’histoire des relations internationales. L’apport des nouvelles archives, Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n° 11, Printemps 2001, p. 159-182.

2 C’est en ce sens que Mencherini (Robert), pose à juste titre la question à propos des grèves insurrectionnelles de 1947-1948 en France : « à quoi bon étudier un épisode français s’il n’est que la réplique en modèle réduit de l’affrontement mondial ? » Guerre froide, grèves rouges. Parti communiste, stalinisme et luttes sociales en France. Les « grèves insurrectionnelles » de 1947-1948, Paris, Éditions Syllepse, 1998, p. 10. Dans le cas hongrois, la thèse de la soviétisation comme celle du PC qui fait des années 1944-1947 l’époque fondatrice de son pouvoir rendraient inutile et peu intéressante l’étude historique minutieuse de la vie publique d’une période très riche.

3 Depuis 1990, les forces politiques en présence n’ont cessé de légiférer sur le passé selon leur fortune électorale. Dès 1990, la droite réactionnaire a réussi, avec l’apport de quelques voix de libéraux et de socialistes, à imposer l’emblème national avec la couronne, faisant ainsi prévaloir la « tradition semi-féodale et monarchique » contre la « conception plébéienne et républicaine » de la constitution. Allant plus loin, pendant sa deuxième législature, la droite a fait adopter une loi restaurant la « théorie de la Sainte-Couronne ». Elle voulait ainsi achever la victoire de l’origine mystique du pouvoir sur la souveraineté populaire, et affirmer par là même la continuité et la solidarité avec les fondements idéologiques du régime Horthy (et de la Hongrie millénaire). Le Tribunal constitutionnel a fini par annuler cette loi : la couronne reste un objet de musée, sans aucune fonction de droit constitutionnel. Gusztos (Péter)-Ónodi (Tamás), Leszámolás a Szent Korona tannal (Règlement de compte avec la doctrine de la Sainte-Couronne) ; Bauer (Tamás), Történelmi leckék a képviselőházban (Leçon d’histoire à la Chambre des députés), Népszabadság, 13 juillet 2000 et 21 octobre 2002.

4 L’historien Sándor Balogh observe qu’après des débuts prometteurs pour les recherches historiques entre 1985-1990, la période 1944-1947 apparaît systématiquement comme « le point de départ de l’occupation, de l’épuration, des illégalités, etc. ». Az Ideiglenes Nemzetgyülés és az Ideiglenes Nemzeti Kormány a magyar történelemben (L’Assemblée nationale provisoire et le Gouvernement national provisoire dans l’histoire hongroise), in Feitl (István), Az Ideiglenes Nemzetgyülés és az Ideiglenes Nemzeti Kormány 1944-1945 (L’Assemblée nationale et le Gouvernement national provisoirs), Bp., 1995, p. 21.

5 Prost (Antoine), Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996, p. 234-236.

6 Ungváry (Krisztián), Magyarország szovjetizálásának kérdései (Questions de la soviétisation de la Hongrie), in Romsics (Ignác), Mítoszok, legendák, tévhitek a 20. századi magyar történelemről (Mythes, légendes, erreurs de l’histoire hongroise du xxe siècle), Bp., 2003, p. 279-308.

7 Lévesque (Jacques), L’URSS et sa politique internationale de 1917 à nos jours, Paris, 1980, p. 127.

8 La restauration (terme que nous préférons à l’euphémique « changement de régime » ou « tournant politique ») n’a pas donné lieu à une rupture historiographique en Hongrie. Gradvohl (Paul) souligne ici « la force de la corporation historienne » qui a été capable de faire coexister des points de vue divergents. Les historiens et les enjeux politiques du passé en Hongrie, in Rousso (Henry), Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoire comparées, Bruxelles, 1999, p. 248 et 271-272. En ce qui concerne les années 1944-1947, les historiens qui ont édité récemment les matériaux des conférences interpartis, confirment derechef l’excellence des travaux dont ils peuvent bénéficier pour présenter cette période. CIP, Introduction, p. VII, note 2.

© Presses universitaires de Rennes, 2006

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