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La cause des « sans »

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Guillaume Garcia

7. Éléments pour un modèle d’analyse du processus de médiatisation

Texte intégral

  • 1 Cette modélisation est effectuée à partir de ces quelques grandes mobilisations « victorieuses » ; (...)

1Après avoir creusé un certain nombre de ses aspects dans les précédents chapitres, il est temps maintenant de revenir, de manière plus globale, sur le mécanisme de médiatisation des mouvements sociaux, à partir du cas des sans1. Ce mécanisme doit d’abord être réinséré dans un processus plus large, qui caractérise la reconfiguration de l’arène publique provoquée par les mobilisations. Chacune des grandes mobilisations de sans-logis, de sans-papiers et de sans-emploi étudiées provoque une connexion de différents espaces sociaux, préalablement isolés, où sont débattus les problèmes de logement, d’immigration ou d’emploi. Se forme alors une arène publique élargie. L’arène publique se referme ensuite et les divers espaces sociaux, qui étaient jusque-là connectés, se recloisonnent. Ce processus, les journalistes l’entretiennent ou le freinent autant qu’ils en rendent compte. Cette reconfiguration de l’arène publique doit être analysée comme le résultat, en grande partie, de phénomènes d’interdépendance. Ce point est essentiellement creusé par un retour sur la chaîne de production des nouvelles, marquée par la complexité de la division du travail et du contrôle rédactionnel. Sont également prises en compte l’hétérogénéité et la fragilité des alliances entre collectifs de sans et leurs soutiens, comme facteur supplémentaire de complexité. Ces moments critiques sont l’occasion d’une redéfinition des problèmes soulevés par les protestataires, qui reste cependant limitée et momentanée. D’une part, les frontières entre le cadre et le hors cadre ne bougent que faiblement. D’autre part, les ajustements définitionnels à l’œuvre se fondent davantage sur le mécanisme du « bien entendu opératoire » que sur ceux de l’alignement ou de la résonance de cadres, généralement évoqués dans la littérature.

Mobilisations et reconfiguration de l’arène publique

  • 2 Sur ce point, à partir du cas de l’amiante, voir Henry, 2003.
  • 3 Par analogie avec la notion de « crise politique » proposée par Michel Dobry (Dobry, 1986).
  • 4 Certaines de ses composantes y occupent une place à la fois centrale et pérenne, à l’image notamme (...)
  • 5 Sur ce point, voir plus généralement Fillieule, 2005.

2Le processus de reconfiguration de l’arène publique peut être découpé analytiquement en plusieurs phases. En régime de routine, c’est-dire avant chaque mobilisation, la dimension restreinte de l’arène publique, associée à un faible niveau de médiatisation, marque le confinement du problème2 ou du moins sa dispersion entre plusieurs espaces sociaux autonomes. Les controverses, qui scandent l’émergence de la « crise3 » ouverte par chaque protestation, favorisent ensuite la publicisation du problème, la connexion de plusieurs espaces sociaux et la constitution d’une arène publique élargie4 ; font alors irruption de nouveaux acteurs, qui importent avec eux de nouvelles définitions de la situation. Enfin la normalisation, qui balise tout à la fois l’amorce d’un règlement du problème par les pouvoirs publics, le reflux de la médiatisation et une éventuelle démobilisation5, signale une nouvelle routinisation. Ce retour à la normale ponctue la rétractation de l’arène publique. Par souci de simplification seront présentés pour commencer les mécanismes d’ouverture, ou d’expansion, et de fermeture, ou de rétractation, de l’arène. Puis on reviendra sur les modifications des configurations d’interdépendance qui unissent les acteurs de l’arène, en se concentrant sur le rôle d’amplificateur ou d’inhibiteur joué par les acteurs politiques et les médias.

Ouverture et fermeture de l’arène

3L’ouverture et l’expansion de l’arène donnent à voir les conditions dans lesquelles peut s’opérer une rupture de la routine ainsi que, corrélativement, un déconfinement du problème. La fermeture de l’arène est marquée par deux séquences : une première séquence de reflux de la médiatisation, sans que la démobilisation protestataire ne soit forcément marquée ; une seconde séquence où une nouvelle routinisation s’opère, balisant un reconfinement du problème et une démobilisation plus marquée.

  • 6 Par exemple, la gestion du problème du logement est généralement décrite comme monopolisée par une (...)

4L’approche initiale du mal-logement, de l’immigration irrégulière ou du chômage se caractérise dans chaque cas par un faible niveau de visibilité, qui traduit l’état de confinement relatif du problème. Dans cette configuration joue à plein l’asymétrie des rapports de force entre insiders et outsiders, entre les sources accréditées et les autres. Tout pousse en effet les journalistes, collectivement, à appréhender ces enjeux selon les temporalités et les catégories de perception à travers lesquelles ils sont préalablement impulsés et définis au sein des sphères en ayant habituellement la charge. Ces sphères réunissent les organismes publics ou parapublics de traitement ainsi que les associations « gestionnaires ». Leurs rapports prennent la forme parfois de transactions collusives (Dobry, 1986, p. 110), ou sont en tout cas fortement stabilisés, aucun d’entre eux n’ayant d’intérêt en temps normal à contester publiquement ces arrangements6. Rien n’incite donc les journalistes à rompre d’eux-mêmes cette routine. La donne va pourtant changer. Certaines mobilisations de sans-logis, de sans-papiers et de chômeurs génèrent une ouverture de l’arène en parvenant à modifier la configuration des acteurs légitimes à intervenir, grâce notamment à une forte médiatisation, laquelle va les faire accéder au statut de joueur sérieux. Le caractère imprévu d’un événement, ou plutôt de l’écho public dont il bénéficie, va désorganiser la routine précédemment décrite. Deux cas de figure peuvent ici être distingués.

  • 7 Ce constat est confirmé par les témoignages croisés des sans-papiers et des chômeurs. Ainsi, ces d (...)
  • 8 Éric Lagneau et Pierre Lefébure établissent un constat similaire en étudiant la manière dont l’AFP (...)

5Le premier correspond au mouvement des sans-papiers de Saint-Bernard et à celui des chômeurs : une première ouverture limitée, par défaut de controverse, est suivie d’un emballement au cours duquel les sources accréditées reprennent leurs prérogatives. Dans ces deux cas l’intérêt médiatique va grandissant, mais de manière très progressive. Ces deux affaires mettent en d’autres termes du temps à démarrer, ce qui s’explique par leurs conditions même d’émergence et par la faible portée des controverses qu’elles suscitent. On a, il est vrai, affaire à des mobilisations qu’on peut qualifier, a priori, de mobilisations à faible portée : un petit groupe de sans-papiers dans une église, quelques antennes d’Assedic occupées7. Cette remarque vaut d’ailleurs aussi pour DAL, puisque le mouvement de la rue du Dragon repose sur l’occupation d’un seul immeuble. Elle vaut également pour la pétition contre la loi Debré, qui ne réunit au départ qu’un petit collectif de cinéastes peu connus du grand public – mais dont les propriétés attirent les journalistes, comme on le verra plus loin. Les collectifs de sans-papiers et de chômeurs, accompagnés de leurs soutiens, réussissent pourtant à occuper temporairement l’espace médiatique en raison d’un défaut d’intervention du personnel politique – du moins de ses grandes figures. Durant cette première séquence, la couverture reste assez faible en volume. Les challengers sont ensuite rattrapés par une dynamique plus concurrentielle. Une fois la dynamique de controverse et de médiatisation enclenchée, d’autres acteurs politiques, syndicaux, économiques, religieux, intellectuels, etc., sont aspirés dans l’arène à la fois dans une optique défensive – leurs intérêts sont en jeu – ou dans une optique plus offensive – ils y voient des possibilités nouvelles de gains. On assiste donc à une extension de la controverse par un effet de réactions en chaîne. Ces nouveaux venus participent à la lutte pour l’interprétation de la situation avec d’autant plus de chances de succès que les contraintes d’impartialité et de neutralité jouent avec encore plus d’acuité dans ces contextes à la fois politiquement et journalistiquement sensibles8. En d’autres termes, l’exigence de pluralisme se retourne à l’avantage notamment des sources officielles à mesure que la controverse monte.

6Le second cas de figure est incarné par le mouvement de la rue du Dragon et le mouvement pétitionnaire contre la loi Debré : un emballement quasi-immédiat se double d’une dynamique concurrentielle dont les challengers sont rapidement éjectés, au profit des sources officielles. L’affaire suscitée par la mobilisation de la rue du Dragon est immédiatement récupérée par l’élite politique, qui s’empare de cette cause, suscitant un mini-emballement aussi fulgurant que bref. Le consensus global rapidement acquis en faveur des mal-logés, ou pour dénoncer l’ampleur des logements inoccupés, confère certes un écho presque instantané au discours promu par DAL et ses alliés. Il contribue cependant à les déposséder quelque peu de leur propre cause. Après cette première séquence agitée rien de nouveau ne survient et l’affaire, et avec elle sa médiatisation, décline promptement. Lors de la protestation contre la loi Debré les sans-papiers sont pour leur part globalement rendus invisibles. Les pétitionnaires, quant à eux, s’ils ne disparaissent pas des comptes rendus médiatiques, cessent assez rapidement d’être au centre de l’affaire. Celle-ci donne la part belle aux joutes politiques opposant la majorité et l’opposition à propos de l’amendement de la loi, puis de son vote.

  • 9 Pour un rapprochement avec le cas de l’amiante, voir Henry, 2004.
  • 10 Sur ce point, voir Charron, 1991, p. 112. L’adéquation entre mode d’action et revendication consti (...)

7Cette dynamique connaît cependant, toujours, un essoufflement plus ou moins rapide. À la normalisation de la crise dans l’univers politique succède ainsi, d’abord, un début de normalisation du traitement médiatique9. Le rétrécissement de la fenêtre d’opportunité médiatique est en effet directement corrélé à celui de la fenêtre d’opportunité politique, lorsque plusieurs paramètres se modifient quasi simultanément : nouvelle configuration politique (le gouvernement déclare accéder à certaines revendications des collectifs mobilisés, dont les demandes sont conséquemment moins fondées aux yeux des journalistes), modification de l’état du problème (baisse significative du chômage au début de l’année 1998 par exemple), reflux conjoint de chaque mobilisation (et donc de leurs capacités de pression). Certes les mobilisés persévèrent un temps, en mettant en œuvre des modes d’action plus « accrocheurs », espérant renouveler l’intérêt médiatique. Malgré leur originalité, ces derniers sont plus anecdotiques, sur le plan notamment de l’expression des rapports de force avec les pouvoirs publics. Ils sont en outre moins directement reliés aux revendications des protestataires, et meuvent donc plus facilement être dénoncés comme artificiels par leurs adversaires10. Dans l’intermède le débat public s’est déplacé sur d’autres thèmes moins porteurs pour les protestataires. Aucune des mobilisations examinées ne sort pourtant complètement de l’agenda. Elles sont plutôt suivies par éclipses, en fonction des événements – politiques notamment – que les collectifs mobilisés « parasitent » (élections, débats parlementaires, etc.). Ces derniers parviennent de la sorte à profiter d’un contexte épisodiquement approprié pour occuper l’espace médiatique.

  • 11 Conformément à la tendance des journalistes à privilégier les jeux politiques, l’implémentation de (...)
  • 12 Sur ce point, voir Neveu, 2003.
  • 13 Sur ce point, voir Peralva & Macé, 2002.
  • 14 C’est par exemple ce qui se produit au printemps 1998 avec les consultations des syndicats dans le (...)

8Chaque affaire finit cependant par s’étioler. L’entrée dans une phase de nouvelle routinisation marque alors une dilution de l’arène publique et un reconfinement du problème11. En parallèle, l’épuisement ou les « maladresses » des militants se conjuguent avec le sentiment de saturation éprouvé par les journalistes pour contribuer à refermer durablement la fenêtre médiatique. L’attrait pour ces enjeux s’estompe ainsi par la multiplication, la répétitivité et donc la banalisation d’événements à la fois de faible intensité et plus difficilement lisibles. Pèsent également les tentatives de « manipulations » de la part des protestataires perçues de plus en plus négativement par les journalistes12. Autant de stigmates qui conduisent les journalistes à en réduire le traitement voire à les occulter comme informations pertinentes13. Une fois la fenêtre d’opportunité refermée, les possibilités de pression que les collectifs de sans sont susceptibles d’exercer sur les rédactions se rétrécissent drastiquement. Dans le même temps, les sources officielles retrouvent la plénitude de leur statut ; leur légitimité est prestement reconstituée, éventuellement par la volonté du gouvernement14. Les journalistes tendent alors à se replier sur les modes classiques de problématisation pour rendre compte de ces enjeux.

9Ce cycle de « respiration » de l’arène donne à voir l’importance d’une approche configurationnelle.

L’approche configurationnelle

  • 15 Ce terme a été forgé pour désigner les interactions et les interrelations entre individus ou group (...)

10L’état de l’arène publique dépend de la configuration des relations qui unissent les acteurs qui la peuplent. En s’inspirant de la théorie de Norbert Elias15, il s’agit ici de mettre l’accent sur les chaînes d’interdépendances qui contraignant l’issue des interactions entre acteurs. Pour ce faire on insistera sur le rôle crucial des acteurs politiques et des médias, qui peuvent à la fois amplifier ou freiner la dynamique de l’arène.

  • 16 Sur ce point, voir Molotch & Lester, 1996.
  • 17 Selon l’hypothèse formulée par Hall, Crichter, Jefferson, Clarke & Roberts, 1978, certains groupes (...)
  • 18 Sur cette analyse, voir notamment Bregman, 1996, ou encore Derville, 1997.
  • 19 C’est le cas des syndicats « traditionnels » (FO et la CFDT notamment) à l’hiver 1997-1998.
  • 20 Cela est particulièrement net dans le cas du mouvement des chômeurs, durant lequel s’expriment les (...)
  • 21 Même si ce n’est jamais exprimé ouvertement dans les sujets, les journalistes rencontrés confirmen (...)
  • 22 Ce dernier saisit le Conseil d’État afin d’obtenir une justification juridique au refus de donner (...)

11Pour commencer on observe que les pouvoirs publics, par leurs diverses initiatives, sont en grande partie à l’origine de l’ouverture de l’arène, en déclenchant (in)volontairement l’attention des médias sur les enjeux en cause16. Ensuite l’inaction comme les hésitations des gouvernants, ou encore l’émergence de critiques voire de dissensions en leur sein, ont pour effet de laisser enfler la controverse, voire de l’attiser, et donc de donner plus de latitude aux journalistes pour en tirer parti. Ce trait illustre pleinement le fait que les « définisseurs primaires17 » peuvent se voir contester leur monopole habituel18 lorsqu’ils sont hors-jeu19, lorsque leur cohérence interne est mise à mal20 ou lorsqu’ils ne font pas l’effort de promouvoir activement leur propre définition de la situation – ou qu’ils le font maladroitement21. Conséquence de ce qui précède, l’absence de ligne de conduite clairement identifiable de la part des pouvoirs publics est également profitable à l’installation physique des mobilisations dans l’espace public. Les premiers moments de l’occupation de la rue du Dragon sont ainsi marqués par la non-intervention du gouvernement Balladur qui promet de ne pas déloger les occupants de l’immeuble de la Cogedim, à la suite notamment de la visite de l’Abbé Pierre à Matignon. La mobilisation des sans-papiers de Saint-Bernard est, quant à elle, marquée par les hésitations du ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré, qui laisse s’enliser la situation, obligeant le Premier ministre Alain Juppé à reprendre le dossier en main22. Quant à la pétition contre la loi Debré donne elle lieu à des contestations de la part de la majorité gouvernementale. Il lui est cependant plus difficile d’étouffer cette initiative, même en dénonçant la politisation du mouvement pétitionnaire. Enfin le mouvement des chômeurs à l’hiver 1997-1998 est marqué par les réticences du gouvernement Jospin à faire intervenir les forces de l’ordre pour évacuer les antennes Assedic occupées. Ses scrupules permettent à la mobilisation de s’installer sur plusieurs semaines et de prendre de l’importance.

  • 23 Mécanisme qui ne préjuge en aucune manière de la capacité d’existence autonome de telles mobilisat (...)

12Les médias peuvent également contribuer à amplifier ou à l’inverse freiner les dynamiques catalysées par les mobilisations23. Les contextes dans lesquels ont opéré ces reconfigurations de l’arène ne constituent, en effet, pas des conjonctures objectivement plus ouvertes. Certes les périodes pré-ou post-électorales par exemple, parce qu’elles constituent généralement des situations de plus grande « faiblesse » des gouvernants, apparaissent plus favorables aux demandes formulées par les groupes de pression – surtout lorsqu’il s’agit de publics cibles de la majorité au pouvoir. Elles représentent également des situations plus intéressantes pour les journalistes qui, escomptant des probabilités accrues de controverses politiques, peuvent plus diligemment placer les gouvernants face à leurs contradictions, et ainsi honorer leur « fonction » de veille démocratique.

  • 24 Les sans-papiers de Saint-Bernard étant disséminés, divisés ou expulsés à la fin du mois d’août 19 (...)

13Dans chacun des cas étudiés, une fois la réponse politique ou institutionnelle annoncée, s’opère un recloisonnement des divers espaces sociaux qui s’étaient un moment connectés. Les journalistes semblent cesser de couvrir massivement chaque enjeu lorsque deux conditions notamment sont remplies. D’une part, quand il apparaît que les mesures gouvernementales ne pourront que difficilement être améliorées. Les engagements des pouvoirs publics constituent en effet, dans chaque cas, un dénouement, un signe qu’il convient de passer à autre chose (Le Grignou & Patou, 2001 ; Lemieux, 2000, p. 438-439). D’autre part, quand ils estiment que la mobilisation est en voie d’essoufflement ou du moins ne s’étendra pas. On observe alors un effet démobilisateur, au sens où la démobilisation médiatique et politique joue sur la démobilisation sociale, lorsque le système d’action se désagrège. On se situe cependant, là aussi, dans les « moments clefs de l’épuisement militant » (Doidy, 2007), alors que les mobilisations sont par ailleurs objectivement neutralisées par les pouvoirs publics24.

14Ce mécanisme de reconfiguration est également influencé par le retrait d’autres acteurs de l’arène. C’est le cas par exemple de nombre d’intellectuels ou d’artistes après le retrait de l’article 1 incriminé de la loi Debré (qui prévoyait à l’origine, on le rappelle, l’obligation pour l’hébergeant de déclarer le départ de son hôte). C’est aussi celui de l’Église, qui se fait très discrète après la polémique qui l’a opposée aux soutiens des sans-papiers expulsés de l’église Saint-Ambroise. C’est encore celui, quoique dans une perspective un peu différente, des acteurs économiques du logement, qui participent très peu à la controverse ouverte par le scandale des logements vacants, suite à l’occupation de la rue du Dragon.

  • 25 Pour une présentation synthétique des analyses théorisant « les phénomènes collectifs comme intera (...)
  • 26 Sur la proximité entre configuration et effet de composition chez Elias, dont je me suis inspiré, (...)
  • 27 Sont reprises ici beaucoup d’hypothèses déjà suggérées par les analyses ethnographiques du travail (...)
  • 28 Pour un point de vue spécifique sur les tensions dans les collectifs, voir Mouchard, 2002a.

15En résumé, on voit bien qu’à chaque fois que se modifie le périmètre de l’arène, la configuration d’interdépendance qui unit ses membres est refaçonnée, modifiant ainsi le processus de constitution et d’étiquetage du problème. Ces modifications des configurations d’acteurs, au sein d’arènes aux contours mouvants, sont redevables d’effets de composition25. Ceux-ci se manifestent à plusieurs niveaux emboités26. À un niveau d’abord macro, entre l’ensemble des groupes d’acteurs de l’arène. Il s’agit du niveau le plus complexe, qui renvoie au processus global de construction des problèmes publics, et qui est donc le plus difficile à saisir. À un niveau méso ensuite, au sein des sous-espaces de l’arène publique. On les retrouve classiquement à l’œuvre au sein de l’espace médiatique, à travers par exemple les effets de concurrence entre supports médiatiques, ou lorsqu’on examine la trajectoire de montée d’un enjeu depuis la presse locale vers la presse d’opinion et les grands médias généralistes. Ces effets de composition sont aussi à l’œuvre au sein de l’espace de la contestation sociale, dont la dynamique est impulsée par la reconfiguration des alliances et des conflits entre les groupes qui peuplent cet espace. Enfin, ils sont également présents à un niveau plus micro, soit à l’intérieur des rédactions elles-mêmes ou à l’intérieur des collectifs de sans eux-mêmes, manifestant la complexité des rapports entre chefs d’édition et de service et reporters de base, ou entre leaders militants et adhérents. L’enquête, telle qu’elle a été appareillée, n’interrogeait qu’un segment limité de ce processus global et ne permet donc de documenter que certains de ses aspects. Elle autorise essentiellement à esquisser, à un niveau plutôt micro, les logiques d’action caractérisant la chaîne de production des nouvelles au sein des rédactions27 ainsi que, à un niveau plutôt méso, les tensions qui traversent les systèmes d’action formés par les collectifs de sans28.

Configurations d’interdépendance et effets de composition

  • 29 Il existe une véritable « mythologie professionnelle » quant à la liberté et à l’indépendance des (...)

16Le travail au sein des rédactions ou les systèmes d’action des sans ont déjà été décrits dans les chapitres précédents. Ils l’ont cependant été essentiellement de manière analytique et fragmentée. On voudrait ici en rendre compte de manière plus systématique, en insistant sur leur complexité. En ce qui concerne les rédactions, le cadre d’exercice du travail collectif dans une rédaction est marqué par de profondes divisions. Celles-ci sont dues, entre autres facteurs, aux effets de la segmentation à la fois verticale (stratification hiérarchique) et horizontale (spécialisations en services et rubriques) des rédactions, autant de divisions que la dimension unificatrice de l’identité professionnelle ne suffit pas à résorber. D’où un problème classique de coordination de l’ensemble, dont la gestion emprunte autant à une régulation de type managérial (Siracusa, 2001) qu’à une régulation de type déontologique. Cette tension est très caractéristique d’une profession dont l’exercice pratique est en tension constante entre une composante individualiste d’un côté, qui renvoie aux origines libérales et artistes (i. e. littéraires) du métier29, et une composante collective de l’autre, qui renvoie à l’intégration croissante des rédactions. Doivent être également prises en compte l’hétérogénéité et la fragilité des alliances entre collectifs de sans et leurs soutiens, comme facteur supplémentaire d’incertitude.

La production des nouvelles, un processus complexe30

  • 30 Sur cette analyse voir Siracusa, 2001.
  • 31 Sur ce point, voir Mercier, 1996, p. 112-116.
  • 32 Sur ce point, voir également Mercier, 1994, p. 74.

17Une des caractéristiques essentielles du métier de journaliste, tel qu’il est exercé au sein d’une rédaction, est la césure entre une dimension individualiste du travail, qui peut rendre compte de tout un pan de l’activité, et l’insertion dans un ensemble qui suppose l’intégration par chacun de la stratégie du collectif31. Articuler en pratique ces deux dimensions reste toujours délicat, en dépit du mouvement de centralisation renforcée des rédactions, que certains ont qualifié de « tournant managérial ». Ce « tournant managérial » vise à limiter l’autonomie relative dont pouvaient auparavant bénéficier les services, de manière à éviter que les éditions des JT ne soient qu’une simple juxtaposition de blocs de sujets émanant des seuls services (Marchetti, 2005). Néanmoins, encore aujourd’hui, « plutôt que le fruit d’une régulation hiérarchique autoritaire, l’activité journalistique à la télévision semble répondre à une régulation floue » (Siracusa, 2001, p. 119-12032). L’issue du processus de production des nouvelles apparaît dès lors d’autant plus incertaine. Des contraintes structurelles (qui renvoient par exemple au pouvoir de la direction ou aux contraintes de champ) agissent certes sur ce processus, mais ce dernier est aussi redevable d’effets de composition. La production des nouvelles au sein d’une rédaction constitue une chaîne d’actions moins intégrée en pratique que ne le présuppose l’idéal managérial. Elle est marquée par l’ambivalence des contrôles collectifs pesant sur les journalistes, et par une relative désarticulation des étapes de réalisation des sujets.

Un contrôle collectif ambivalent

18Le contrôle collectif qui s’exerce sur le travail des journalistes est relativement complexe, du fait de la coexistence de formes directes de contrôle et d’autres plus diffuses.

  • 33 Outre les règles intégrées aux conventions collectives, d’autres initiatives peuvent être souligné (...)
  • 34 Les sociétés de rédacteurs ont quasiment toutes périclité. Il n’existe pas non plus d’organe de ré (...)
  • 35 Sur ce point, voir Legavre, 1992.
  • 36 Cette forme de contrôle semble faible. C’est le cas à France 2, où le médiateur de la rédaction n’ (...)
  • 37 Sur le cas de l’AFP, voir Lagneau, 2002.

19Le caractère évanescent, « mou », de la déontologie journalistique (Poirmeur, 2004) doit d’abord être souligné. Il se manifeste par l’absence de contraintes formelles claires, les règles constitutives de la déontologie journalistique n’étant pas codifiées dans une charte professionnelle à dimension nationale33. Il se manifeste corrélativement par la faiblesse des instances régulatrices autorisées à objectiver les manquements et les sanctionner34. Mais d’autres formes de contrôles, plus directes, sont à l’œuvre. En cas de fautes, des rappels à l’ordre exogènes sont possibles mais sont très variables dans leur mise en œuvre, dépendants qu’ils sont du niveau de vigilance et des facultés de rétorsion des sources (la mise au ban en cas de rupture du off par exemple35) ou du public (par l’envoi de lettres aux journalistes36). Les rappels à l’ordre endogènes prennent des formes diverses : une simple réprobation (remontrance, avertissement, etc.), une stigmatisation plus franche (blâme, etc.), en passant par des sanctions intermédiaires plus ou moins douces (être « débarqué » d’une couverture, être mis à pied, être muté dans un autre service, être mis « au placard », etc.), et plus rarement une éviction pure et simple37.

  • 38 Sur ce point, voir Devillard, Lafosse, Leteinturier & Rieffel, 2001, p. 57.
  • 39 L’audiovisuel est en effet le secteur le plus dur à pénétrer. Sur ce point, voir Mercier, 1994, p. (...)

20Les conditions de recrutement des journalistes jouent également un rôle important, par la préférence accordée aux nouvelles recrues en affinité avec les logiques de l’entreprise, et l’exclusion corrélative des candidats perçus comme trop « personnels », « individualistes » ou décalés par rapport à la norme (Marchetti & Ruellan, 2002, p. 129-130). Le rajeunissement important de la profession dans les années 1980 et surtout 199038, particulièrement net à la télévision, s’est justement opéré par un afflux important de nouveaux entrants présentant ce profil. La professionnalisation et l’homogénéisation des propriétés des journalistes ont fortement contribué à redéfinir et à uniformiser les critères d’excellence professionnelle. Cette évolution s’est traduite notamment par la quasi-disparition des journalistes sociaux engagés, qui pouvaient auparavant accéder au métier par un engagement syndical préalable, sans passer par les formations consacrées. L’emploi massif de pigistes, stagiaires ou contractuels à statuts précaires – pratique courante dans l’audiovisuel français – participe pleinement de ce processus d’homogénéisation des codes de comportement professionnels39. Les pressions exercées de diverses manières sur les rédacteurs les plus jeunes, et donc les plus vulnérables, favorisent l’apprentissage et l’intériorisation des routines et des conventions du travail. Celles-ci sont intégrées sous l’effet d’une socialisation contrainte d’abord au cours de leur formation initiale (en école notamment), puis tout au long de leur carrière professionnelle (Mercier, 1994, p. 249). Les logiques d’évaluation favorisent ensuite, dans la poursuite de la carrière, les journalistes qui s’inscrivent dans la norme ; elles contribuent inversement à « placardiser » les autres.

  • 40 Il ne s’agit néanmoins pas d’un milieu totalement fermé, puisqu’ils se rendent assez souvent sur l (...)
  • 41 Si la mobilité professionnelle est en général élevée dans le journalisme, plusieurs enquêtes souli (...)
  • 42 Cela est notamment le cas des jeunes générations, marquées par une faible propension à circuler en (...)

21Des contrôles plus diffus s’exercent parallèlement sur le travail des journalistes, par la voie d’abord de formes d’auto-régulation au niveau intra-individuel (manifestant l’intériorisation du professionnalisme) et par la voie d’un contrôle transitif au niveau inter-individuel (Siméant, 1992 ; Charon, 2000). Ces mécanismes d’encadrement constituent des incitations à respecter la norme relativement efficaces : la pression à la conformité s’exerce à travers une multiplicité de « points d’application » dispersés, et ils sont fondés sur un mode de relation personnalisée. L’homogénéisation des conceptions de rôles qui en résulte est renforcée par une certaine unité du lieu d’exercice du travail. Le contrôle social est, on le sait, d’autant plus efficace qu’il est exercé en milieu assez fermé, comme c’est le cas des rédactions. D’abord, les journalistes passent beaucoup de temps ensemble, que ce soit en école ou en rédaction (les journées de 10 heures de travail ne sont pas rares40). Les carrières journalistiques à la télévision tendent en outre à se limiter au seul secteur audiovisuel41. L’autonomie de ce segment professionnel qui en résulte est de nature à favoriser la reproduction de schèmes de pensée et de pratiques spécifiques42.

22Ces différents types de contrôle s’exercent de manière plus ou moins serrée au cours des étapes du processus de production des nouvelles. Ce dernier est censé être une chaîne d’action intégrée mais, dans les faits, se déroule de manière relativement désarticulée.

Les étapes de la réalisation des sujets : un processus largement désarticulé

23Ce trait se donne à voir aux différents stades du processus de production des nouvelles.

  • 43 Pour une description ethnographique, voir Siracusa, 2001, p. 57 et suiv.
  • 44 La conférence, théoriquement ouverte à tous, mobilise en général uniquement les chefs de service, (...)
  • 45 Cet ordre établi se donne à voir par exemple dans la hiérarchie des tours de parole, qui est relat (...)

24Les conférences de rédaction – avec les conférences critiques qui suivent la diffusion de chaque édition – constituent le seul moment de travail où la rédaction, œuvrant collectivement, se réunit43. Destinées à sélectionner les sujets à traiter et à définir – de manière plutôt abstraite – leurs angles, elles représentent le premier stade de cristallisation d’un processus de définition de l’agenda partiellement initié en amont, dans les différents services ou au niveau de la direction de la rédaction. Plutôt qu’un brainstorming ou qu’une réelle délibération, cette réunion se déroule essentiellement sous la forme d’échanges bilatéraux entre chaque chef de service et le rédacteur en chef et ses adjoints ou le présentateur44, sans réelle élaboration collective. Elle peut être décrite comme une succession de séquences d’interactions fugaces et restreintes durant lesquelles sont éprouvées, plus ou moins tacitement, des conventions partagées à propos de la hiérarchie de l’actualité, de l’importance des sujets, des angles à adopter, etc. Le risque de conflits fait que des négociations (jamais très longues) sont parfois nécessaires, donnant lieu à des compromis. Il est toutefois difficile de contester frontalement l’ordre établi, qui renvoie notamment aux conventions partagées dans la profession en général, à la culture spécifique de la rédaction, ou encore à la ligne décidée localement par la direction rédactionnelle à un moment donné45. Notamment l’angle reste très largement impératif ; il est difficile d’y déroger, à moins d’avoir de sérieuses raisons pour le faire, et un chef de service prêt à assumer cette entorse, et donc une certaine solidarité au sein du service concerné, disposé à faire corps face à sa propre hiérarchie.

  • 46 Le plus souvent le rédacteur manage le caméraman et le preneur de son, et s’il sollicite leur avis (...)

25C’est à l’intérieur de chaque service que se gèrent ensuite les détails pratiques relatifs à l’affectation des reporters, à la définition plus précise des angles, la production proprement dite des sujets étant à la charge de chaque reporter à titre individuel. De fait, l’intégration – entendue ici sous la forme d’une collectivisation des tâches – au sein des services reste limitée46. Les rapports professionnels sont là aussi largement bilatéraux, organisés autour de la figure centrale du chef de service.

  • 47 Pour une description ethnographique du montage, voir Siracusa, 2000.

26La dernière phase de la procédure avant la diffusion, soit le montage des images et le mixage du commentaire, peut encore faire l’objet d’un contrôle de la part des responsables rédactionnels, lorsque la structure finale de chaque sujet est stabilisée. Il arrive ainsi que les responsables d’édition naviguent de salle de montage en salle de montage afin de coordonner le travail, vérifier ce qui a été fait et s’assurer du respect de la ligne éditoriale47. Ce contrôle s’opère cependant, le plus souvent, dans l’urgence, ce qui en limite l’incidence réelle – il porte surtout sur la forme des sujets et peu sur le fond (Siracusa, 2001, p. 151).

  • 48 Souvent par peur d’être soumis à une critique parfois exprimée sans ménagements… ou parce que cela (...)
  • 49 Je m’appuie ici sur des témoignages de journalistes ainsi que sur certains travaux, notamment ceux (...)
  • 50 Il complète d’autres dispositifs stratégiques mis en œuvre sur le plus long terme au niveau de la (...)

27Il existe enfin un dernier type de contrôle, a posteriori. Les journalistes dont les sujets viennent d’être diffusés peuvent assister à la conférence critique qui suit généralement la diffusion de l’édition du JT. C’est à ce moment-là que s’opère un contact plus direct entre les journalistes de terrain et les membres de l’équipe rédactionnelle. Cette réunion est destinée à renforcer l’intégration des normes de travail, en rapport avec la politique éditoriale de la rédaction. La présence systématique des reporters à cette réunion n’étant toutefois pas obligatoire, beaucoup ne manquent pas de faire défection48. Elle se limite donc souvent à une discussion entre chefs de service ou de rubrique, ce qui réduit de fait le suivi de la stratégie rédactionnelle par les reporters de base. Ces conférences n’ont pas pu être directement étudiées, et seuls quelques témoignages indirects ont pu être obtenus auprès de journalistes49. Leur impact ne doit cependant pas être sous-estimé. Ce dispositif est en effet destiné à améliorer la réflexivité des rédactions et permettre de réajuster les stratégies éditoriales sur le court terme50.

28La médiatisation des mobilisations est d’autant plus incertaine que les alliances entre les collectifs de sans et leurs soutiens sont hétérogènes et fragiles.

Des configurations d’alliances hétérogènes et fragiles entre collectifs de sans

  • 51 Sur ce point, voir également Sommier, 2003, p. 87-88.
  • 52 Sur le cas des chômeurs, voir Mouchard, 2006.

29De manière générale, l’action militante des collectifs de sans est mise en tension par un « idéalisme pragmatique » (Ion, 1997, p. 7551). Cet idéalisme pragmatique se matérialise par la difficulté qu’éprouvent les sans, comme beaucoup d’acteurs protestataires, à concilier dans un projet cohérent les deux niveaux – court et long terme – de leurs revendications. Les activités routinières des collectifs sont en effet soumises à la pression des adhérents, lesquels ont besoin de voir leur dossier avancer concrètement. Ces derniers sont généralement focalisés sur l’aménagement immédiat de leur situation personnelle. Les militants, pour leur part, situent leur action sur une temporalité plus longue et avec des objectifs plus globaux52. Ces groupes sont donc confrontés à la difficulté à combiner activités d’assistance et activités protestataires, éventuellement médiatiques. Cette contrainte recoupe les problèmes d’ajustement entre protestations « locales », centrées sur des objectifs plus concrets et susceptibles d’apporter des améliorations immédiates aux sans, et protestations « nationales », centrées sur des enjeux à plus long terme et dont la valeur symbolique est prépondérante (Mouchard, 2009).

  • 53 Pour une illustration, voir la controverse à propos du rôle de Christophe Aguiton et de Claire Vil (...)

30Ce clivage est à l’origine d’une des faiblesses majeures des collectifs : l’hétérogénéité marquée entre les attentes de la base des adhérents et celles des militants constitue une source de paralysie, ou du moins de parasitage, dès qu’il est question de dégager une stratégie revendicative commune (Sommier, 2003, p. 100-102). Sans compter que la mise en place d’un mandat quasi-impératif rend le travail des porte-parole officiels ou officieux plus contraignant, écartelé entre les demandes des journalistes et les attentes de la base. Le problème se pose avec d’autant plus d’acuité que, fréquemment, les représentants – le plus souvent des militants associatifs ou syndicaux – ne sont pas eux-mêmes « précaires » et ne peuvent donc se faire que les hérauts de la souffrance et de la détresse des « exclus ». D’où de nombreuses critiques, parfois virulentes, adressées aux animateurs par la base, et qui rendent d’autant plus difficile pour les premiers la gestion des relations avec les journalistes53. Car ce qui est en jeu, ici, c’est la monopolisation de la capacité à définir l’image publique du mouvement et surtout d’exprimer la réalité vécue des situations de souffrance – monopolisation qui peut être perçue comme illégitime par les premiers concernés.

31Les effets de ce clivage « interne » sont redoublés au niveau « externe » par l’hétérogénéité des soutiens. Ces mobilisations se développent en effet par la constitution de configurations d’acteurs hybrides. Les divisions qui en résultent apparaissent exacerbées, notamment dans le cas des sans-papiers et des chômeurs, parce que l’unité – souvent de façade – y est acquise quasi exclusivement à l’occasion de la mobilisation elle-même. En d’autres termes, le système d’action ne préexiste pas à la protestation ; il ne trouve qu’une unité momentanée par elle et pour la durée de la mobilisation. Par contraste, bien que DAL soit au confluent de diverses influences (Péchu, 2001), l’intégration idéologique de ce système d’action semble plus poussée (Dd !! et le CdSL sont en effet des émanations de DAL, composées en grande partie des mêmes militants multipositionnés).

32Dans tous les cas cette fragmentation latente (tant organisationnelle qu’idéologique) est accentuée par le fait que souvent, lors des mobilisations « majeures », une myriade de micro-collectifs se mobilise localement en autonomie par rapport aux collectifs nationaux. Or les premiers ne promeuvent pas toujours un discours très construit, ou du moins pas totalement cohérent avec celui porté par l’organe « mère ». Cette disjonction illustre un fait plus général, qui concerne tout groupe d’intérêt ayant recours à l’action collective : les objectifs de la protestation ne sont « jamais entièrement délimités, maîtrisables ni dicibles pour ceux qui agissent et appellent à la mobilisation, qui peut ainsi engager de nombreuses significations, non réductibles aux projets des dirigeants » (Offerlé, 1994, p. 108-109).

  • 54 Par exemple Claire Villiers (AC !) déclarait être partie en vacances pour le week-end du réveillon (...)
  • 55 Par exemple, les militants de Dd !! avaient pris des contacts avec des sans-papiers par l’interméd (...)
  • 56 Selon un procédé synecdotique, au sens où la partie (occupants de la rue du Dragon, collectifs de (...)
  • 57 Pour une description des tensions qui traversent ce système d’action, voir Blin, 2005.

33L’ensemble de ces tensions peut être facteur de bruit lors de la réception médiatique des revendications. Se rajoute à ce qui précède le fait que, d’après les témoignages recueillis, les animateurs des collectifs ont effectivement pu être surpris par l’ampleur de la médiatisation de leur lutte, à laquelle ils n’étaient pas (assez) préparés et ne croyaient pas forcément a priori54. D’où parfois des ratés qui s’expliquent par la difficulté à devoir (re)prendre dans l’urgence le contrôle global de la protestation55, aussi bien dans sa partie logistique que médiatique. Pour ce faire ils ont cependant été « aidés », involontairement la plupart du temps, par les journalistes. L’affaire de la rue du Dragon et surtout le mouvement d’occupation des ASSEDIC par les chômeurs à l’hiver 1997-1998 évoluent ainsi par une montée en puissance des actions, du local vers le niveau national, les revendications ponctuelles et urgentes se transformant dans le même temps en des exigences plus générales (Mouchard, 2006). Jouent à plein, ici, les effets du tropisme parisianiste des médias nationaux, confortant les leaders dans leur rôle d’impulsion et de synthèse des revendications, c’est-à-dire de mise en forme du discours « politique ». Ce mécanisme métonymique est à l’œuvre dans les cas du mal-logement et du chômage, permettant à des parties d’incarner le tout56 et de faire monter les revendications en généralité. Il opère également, quoique un peu différemment, dans le cas de la mobilisation des sans-papiers de Saint-Bernard. Un conflit oppose assez nettement les groupes qui prennent l’initiative de créer une coordination nationale d’une part au groupe initial de Saint-Bernard et une partie de ses soutiens d’autre part. Ces derniers, qui souhaitent conserver leur indépendance, rechignent au départ à se mêler aux autres collectifs ou coordinations et à élargir leurs revendications à une ouverture globale de la politique d’immigration française. Préférant au contraire s’en tenir à la défense de ses membres originels, ils refusent notamment d’intégrer d’autres sans-papiers après le début du mouvement en mars 1996. En se focalisant sur ce groupe, les journalistes valident indirectement la volonté des premiers de voir leur situation traitée en priorité57. Ce n’est qu’ensuite que la question des sans-papiers est abordée de manière plus globale, le groupe de Saint-Bernard (ou ses rescapés) ayant fusionné avec les autres collectifs dans une coordination nationale, tandis que la majorité politique au pouvoir fait monter le débat en généralité en lançant le processus législatif de refonte des lois Pasqua.

34Ces moments critiques qu’on vient de décrire sont le siège de reconfiguration des problèmes soulevés par les protestataires et donc d’ajustements définitionnels, qui restent limités et labiles.

Des ajustements définitionnels limités et labiles

35Dans ces moments critiques on pourrait s’attendre à ce que de nombreux aspects des problèmes, qui sont en temps normal relégués dans le hors cadre médiatique, accèdent à la visibilité. La ligne de partage entre le cadre et le hors cadre n’est que faiblement modifiée. Malgré un élargissement ou un déplacement de focale, ces aspects restent en majorité maintenus dans le hors cadre. Les ruptures d’intelligibilité qui caractérisent ces situations de flottement sont rapidement résorbées selon le mécanisme du « bien entendu opératoire ».

Cadre et hors cadre : une frontière fluctuante à la marge

36Au cours de ce processus sont remises partiellement en jeu les frontières entre le cadre et le hors cadre médiatique, rappelant que le cadrage est autant un mécanisme d’occultation que d’accentuation. La propension à faire bouger les cadres est liée aux opportunités d’autonomisation, variables, dont bénéficient les rubricards les plus spécialisées, mais aussi à l’impact, complexe, du contrôle rédactionnel et de la division du travail au sein des rédactions.

Le cadrage, entre accentuation et occultation

37Le processus de cadrage d’un problème se caractérise par un double mouvement d’accentuation d’une part et d’occultation d’autre part. Ce mécanisme doit donc être appréhendé autant pour ce qu’il privilégie que pour les dimensions des problèmes qu’il exclut. Le mouvement de rétractation sur certains aspects des problèmes qu’on observe va ainsi de pair avec une éviction d’autres aspects qui pourraient en théorie être abordés et commentés mais qui, de fait, sont laissés dans le hors cadre. Il est difficile de recenser précisément ces éléments puisque par principe énormément de choses pourraient entrer dans le cadre, ce qui revient à dire que (presque) rien n’est hors sujet a priori. On peut néanmoins ébaucher un premier tableau, assez impressionniste au demeurant, des éléments généralement écartés de la définition des problèmes, ne serait-ce qu’en prenant pour référent les aspects les plus marginaux de la couverture.

  • 58 Exemple : reportage sur une bactérie appelée « fièvre des tranchées », qui touchait à l’origine le (...)
  • 59 Sans parler d’autres aspects comme les difficultés des mères célibataires isolées pour se loger, o (...)
  • 60 On parle encore peu à cette époque des migrations en provenance des pays de l’Est.
  • 61 Comme le prix élevé à payer aux passeurs, les risques mortels encourus durant le voyage, etc.

38Certaines facettes de la situation, qui constituent pourtant, pour certaines d’entre elles du moins, l’ordinaire du problème, ne sont que très peu abordées dans les comptes rendus journalistiques. En matière de chômage n’est par exemple que très peu commentée la propagation du chômage de longue durée en direction de catégories sociales qui étaient jusque-là épargnées, comme les cadres. N’est également qu’à peine évoqué le phénomène d’émigration économique qui touche aussi les Français. En matière de mal-logement sont par exemple pratiquement passées sous silence les maladies qui touchent les sans-logis et les mal-logés58, du fait de leurs mauvaises conditions de vie59. L’analyse des causes de l’émigration en provenance des pays du Sud60 et des conditions d’installation des migrants sur le territoire français est pratiquement passée sous silence. Tout au plus retrouve-t-on quelques traces de la problématique de la pauvreté endémique des pays du Sud, des difficultés que connaissent les clandestins pour arriver à leurs fins61, ou encore de la désillusion qui est la leur lorsqu’ils comprennent que l’eldorado occidental qu’on leur avait fait miroiter n’était en fait qu’un mirage, et se transforme pour les moins chanceux en enfer. De manière plus générale la mise en exergue de « héros », c’est-à-dire d’individus qui s’en sont sortis par eux-mêmes, reste rare alors même qu’une focale insertionnelle, centrée sur la réinsertion des exclus, est par ailleurs très prégnante. Ce trait marque sans doute la force du tropisme anxiogène souvent dénoncé comme la marque du journalisme de télévision et de la fait-diversification du traitement de l’actualité.

  • 62 Exemple : honte, misère, abandon et vie quotidienne des SDF au Japon (F2, 04/01/95).
  • 63 Exemples : destin miraculeux d’un jeune SDF, ancien de la DDASS, engagé par une agence de mannequi (...)

39Certes, on trouve ça et là des sujets davantage à contre courant, qui dénotent l’existence d’une certaine marge de jeu au profit des journalistes62. Lorsque ces aspects sont abordés, on a le plus souvent affaire, cependant, à des facettes assez anecdotiques de chaque problème63 ou connectées à des situations se déroulant à l’étranger. Or, cette « omission » est tout sauf due au hasard. Elle est fonction de la latitude d’action dont bénéficient les journalistes et singulièrement les rubricards spécialisés. Celle-ci varie en fonction d’abord des opportunités que leur offre le « contexte » ; elle dépend également du niveau de contrôle rédactionnel qui pèse sur eux et de l’état de la division du travail.

Des opportunités d’autonomisation variables

  • 64 Pour une analyse similaire à partir du cas de la sécurité routière, voir Gilbert, 2008.
  • 65 Sur ce point, voir plus généralement Mercier, 1994, p. 72-75.

40La capacité des journalistes à prendre la décision de couvrir les dossiers du mal-logement, de l’immigration irrégulière ou du chômage en dehors de toute actualité « chaude » apparaît singulièrement bridée quel que soit le degré d’institutionnalisation, entendu ici au sens de densité, du rubricage. Cette restriction, particulièrement nette en matière d’emploi, s’exprime avec encore plus d’acuité en matière d’immigration et surtout de logement. Dans ces deux domaines, peu valorisés professionnellement, le volontarisme des rubricards constitue en contexte routinier une condition essentielle de visibilité des thématiques qui y sont attachées. Quelle que soit leur position hiérarchique, les journalistes sont de plus fortement incités à relayer les points de vue qui auront pour eux le plus faible coût professionnel. En changeant trop brusquement d’approche, les journalistes prendraient en effet la responsabilité – lourde à porter – de transformer de leur propre chef un problème « simple », c’est-à-dire dont les cadres d’appréhension sont éprouvés, en un problème beaucoup plus « complexe64 ». D’où la faible propension au renouvellement des cadrages65.

  • 66 Exemple : enquête sur le sort des SDF en été dans les grandes villes ; paradoxalement leurs condit (...)
  • 67 C’est ce que j’ai pu constater en dépouillant les lettres envoyées par les téléspectateurs au Médi (...)

41Un certain relâchement de la contrainte reste néanmoins toujours possible, même si cela arrive rarement. Une telle situation peut, par exemple, se produire dans le cas du logement, un domaine peu valorisé journalistiquement et en général peu sensible politiquement – et donc peu surveillé professionnellement. On trouve un certain nombre de sujets originaux en particulier en période de routine. Ces phases autorisent, en effet, davantage de démarcation, par la réalisation notamment d’enquêtes ou de « dossiers de la rédaction » qui visent à prendre du recul par rapport à l’actualité dite « chaude66 ». Revers de la médaille, puisque le logement est constitué en enjeu secondaire il est aussi peu traité, ce qui réduit drastiquement les fenêtres d’opportunité pour adopter des points de vue renouvelés. Tout ce qui touche à l’immigration et surtout à l’emploi, deux enjeux davantage sensibles politiquement, est par contraste davantage surveillé par l’encadrement et les sources, voire le public67, ce qui limite d’autant les possibilités de sortir des routines imposées. Par exemple si les portraits de sans réalisés « à froid » sont si rares en dehors de certaines mobilisations, c’est parce que de telles initiatives nécessitent un point d’appui « objectif » – lequel manque la plupart du temps – pour être professionnellement justifiables. On en trouve cependant quelques uns durant les périodes de routine, lorsque le contexte est moins sensible et donc plus propice à l’expression de points de vue sinon hétérodoxes du moins originaux. C’est surtout le cas lorsque les événements dont il est rendu compte se produisent à l’étranger. Les journalistes peuvent en effet plus facilement se permettre d’aborder certains des aspects polémiques des enjeux considérés lorsque l’actualité qui s’y rapporte se déroule dans un cadre extra-national. Tant que cette actualité ne concerne pas directement l’espace politique national, davantage de choses potentiellement « dérangeantes » peuvent être dites et relayées.

  • 68 Travaillant sur les dépêches AFP, Éric Lagneau parvient à un constat similaire (Lagneau, 2005). Su (...)
  • 69 Exemple : reportage sur des Maliens au Mali qui opère un contraste entre un ancien émigré régulier (...)

42La donne se modifie en partie lorsque l’arène s’ouvre et se reconfigure. Les périodes de « crise » constituent des moments exceptionnels d’élargissement du cadre à des aspects qui, à d’autres moments, auraient peu de chance d’être traités. Lorsque ces mobilisations deviennent des dominantes de l’actualité, tout ce qui s’y rapporte, de près ou de loin, peut soudainement revêtir une valeur inhabituelle pour les journalistes. Les critères habituellement retenus pour inclure ou exclure l’information – comme le nombre de personnes, la localisation géographique des actions, etc. – ne sont plus forcément aussi pertinents qu’à l’accoutumée, ou tout du moins ne constituent plus un obstacle à une couverture médiatique suivie. Par exemple la mobilisation des chômeurs à l’hiver 1997-1998 suscite une attention particulièrement importante au profit de micro-mobilisations locales, notamment en province, qui dans un contexte classique seraient probablement restées invisibles68. À ces occasions certains aspects du problème auparavant relégués dans le hors cadre basculent, momentanément, dans le cadre. Par exemple la mobilisation des sans-papiers de Saint-Bernard ouvre une fenêtre pour réaliser des dossiers sur les causes de l’immigration irrégulière ou le retour au pays des sans-papiers expulsés, ou encore pour réaliser des portraits de sans-papiers ordinaires parfaitement intégrés. Il faut cependant attendre les suites de l’expulsion de l’église Saint-Bernard pour que l’attention des journalistes se déplace, très ponctuellement, sur le sort des migrants dans leur pays d’origine et qu’affleure une contextualisation plus fouillée des phénomènes migratoires69. La mobilisation contre la loi Debré ouvre plus tard la voie à une dénonciation d’injustices multiples en matière d’attribution des certificats d’hébergement. C’est surtout la misère sociale de familles en difficulté qui, pour une fois, est soulignée à l’occasion du mouvement d’occupation des ASSEDIC à l’hiver 1997-1998. Dans l’ensemble, ces déplacements de cadre restent malgré tout globalement limités. Cela tient notamment aux variations du contrôle rédactionnel qui s’exerce sur les journalistes et aux formes de division du travail qui marquent le processus de production des nouvelles.

L’impact du contrôle rédactionnel et de la division du travail

  • 70 Sur le cas des grèves de novembre-décembre 1995, voir Lévêque, 1998, p. 216-217. Sur le cas du san (...)
  • 71 Le temps d’un week-end ou d’un remplacement par exemple.
  • 72 Pour suppléer le ou les rubricards en question à l’occasion d’un événement récurrent.
  • 73 Les « spécialistes » sont généralement peu portés à voir de l’extraordinaire. À titre d’exemple Ro (...)
  • 74 Sur le cas de l’amiante, voir Henry, 2003.

43De manière générale le contrôle rédactionnel dissuade de franchir trop ostensiblement la ligne éditoriale décidée et affichée par la rédaction. Au titre des éléments facilitateurs d’un élargissement de cadre, un conflit interne à la rédaction à propos de la ligne à adopter, ou l’arrivée d’un rédacteur en chef plus accessible, peuvent favoriser l’adoption d’une ligne éditoriale davantage favorable à de telles causes. À un niveau individuel l’affectation de journalistes sensibles a priori à ces causes, qu’ils aient demandé cette affectation ou pas d’ailleurs, peut également revêtir un poids significatif. Mais cela n’est pas absolument vrai. L’affectation de reporters ne connaissant pas précisément ces enjeux peut, également, contribuer à donner un écho inattendu à ces luttes70. Les cas d’étude analysés, en ce qui concerne notamment le mal-logement et l’immigration irrégulière, montrent que des journalistes « parachutés » pour l’occasion, de manière ponctuelle71 ou plus régulière72, peuvent se montrer ouverts à de nouvelles problématisations et asseoir d’une certaine manière un déplacement des cadrages. Les rubricards spécialisés peuvent se montrer, par contraste, relativement blasés face à de nouvelles mobilisations dans leurs domaines de spécialité ; ils risquent en tout cas de ne pas voir (ou peu) de nouveauté en elles, étant plus difficiles à étonner du fait même de leur rapport routinisé au terrain73. À l’inverse, des journalistes neufs ou « atypiques » ont une plus grande propension, a priori, à porter un regard renouvelé sur de tels événements. Ils sont en outre moins tenus par les sources officielles, donc moins dépendants d’elles. Ils peuvent plus facilement en tout cas y trouver une matière journalistique intéressante, et donc promouvoir des événements dignes – à leurs yeux – d’être rendus visibles74. Cependant, encore une fois, plus le contexte est sensible, comme c’est le cas des « crises », plus la ligne suivie par les rédactions tend à être définie de manière rigide par la hiérarchie (Siracusa, 2001, p. 9). Celle-ci est constituée essentiellement de journalistes « assis » (chefs de service, rédacteur en chef, chefs d’édition, présentateur) qui ne connaissent pas directement les dossiers, ne vont pas sur le terrain à la rencontre des sources, notamment des sources alternatives, et ne peuvent donc que difficilement nouer des rapports d’empathie avec ces dernières.

  • 75 Le travail coopératif doit être entendu comme une coopération entre plusieurs personnes qui intera (...)
  • 76 Plusieurs sujets offrant un point de vue mosaïque peuvent être réalisés le même jour. Le rééquilib (...)
  • 77 La configuration architecturale des lieux de travail ne favorise d’ailleurs que peu la collaborati (...)
  • 78 Le reporter qui est allé sur le terrain confie les rushes des images qu’il vient de tourner à son (...)

44L’hybridation observée des cadrages, au plus fort des controverses qui scandent ces mobilisations, peut quant à elle être rapportée aux particularités de la division du travail à l’œuvre lors de ces moments critiques, qui revêt une dimension essentiellement coopérative75. Les couvertures « mosaïques » répondent d’abord à un double enjeu d’objectivité au sens de neutralité mais aussi de complétude76. Mais lorsqu’une actualité complexe doit être envisagée sous plusieurs angles, des coopérations suivies s’instaurent entre collègues de services différents, mobilisant une partie importante de la rédaction durant un laps de temps inhabituel. La plupart du temps les rédacteurs travaillent seuls, que ce soit sur le terrain ou en salle de montage. Malgré les objectifs d’intégration rédactionnelle précédemment soulignés, le processus de production des nouvelles est concrètement assez faiblement intégré77. Chaque service applique ses propres angles, privilégie ses propres sources et suit ses propres routines (il y a en effet une routine générale et des routines spécifiques). De ce fait des points de vue « sociaux », « sociétaux », « économiques », « politiques » (voire « policiers » ou « judiciaires ») peuvent se téléscoper pour définir la même situation. Ce caractère mosaïque ne se donne d’ailleurs pas à voir uniquement entre les « grappes » de sujets ; il apparaît également souvent à l’intérieur des sujets eux-mêmes78. D’où les situations de flottement précédemment observées.

45Ces situations de flottement peuvent être mises au compte de ruptures d’intelligibilité elles-mêmes provoquées par l’impact des mobilisations de sans au sein de l’arène publique. Ces ruptures sont dépassées selon un mécanisme qui renvoie davantage au modèle du « bien entendu opératoire » qu’aux modèles de la résonance ou de l’alignement des cadres interprétatifs.

Résorber les ruptures d’intelligibilité : les limites du « bien entendu opératoire »

  • 79 Par analogie avec l’expression qu’emploient Albert Bensa et Éric Fassin pour définir un « événemen (...)
  • 80 Selon la définition la plus basique des opérations de cadrage (Goffman, 1974a).
  • 81 Le cas de l’amiante présente des traits similaires (Henry, 2003).
  • 82 Sur cette notion, voir Gamson & Meyer, 1996.

46Ces relatifs flottements sont en partie le produit de « ruptures d’intelligibilité79 ». Moins opératoires, c’est-à-dire moins adéquats pour se figurer « ce qui se passe80 », les registres habituels à travers lesquels sont définis ces enjeux sont – pour un moment – remis partiellement en question81. S’ouvre alors une « fenêtre d’opportunité discursive82 » au plus fort de ces cycles de mobilisation, où plusieurs définitions de la situation sont en concurrence pour cadrer les enjeux visés. L’incertitude relative à la manière d’appréhender ces enjeux est renforcée par le fait que beaucoup de journalistes mobilisés pour l’occasion ne sont, pour la plupart du moins, pas des spécialistes de ces questions.

  • 83 Il faut toutefois préciser que ces modèles ont été élaborés à l’origine pour étudier l’enrôlement (...)
  • 84 Sur ce type d’analyse, à partir du cas de la sécurité routière, voir Gilbert, 2008. Sur le cas du (...)
  • 85 Lorsqu’il doit réaliser un sujet sur un thème identique ou connexe à ce qu’il a pu traiter par le (...)
  • 86 Les cas où l’angle n’est pas prédéfini sont rares. En deux semaines d’observation à la rédaction d (...)
  • 87 Sur les nouvelles en développement, voir Tuchman, 1978. Sur le cas de la canicule de l’été 2003, v (...)
  • 88 Sur ce point, voir également Lemieux, 2000, p. 417.
  • 89 Sur ce point, voir Jervis, 1968.
  • 90 Sur le mécanisme de la dissonance cognitive, voir Festinger, 1957.
  • 91 Pour une analyse en ce sens à partir du cas de la canicule de l’été 2003, voir Millet, 2005.
  • 92 Pour une analyse en ce sens, voir Charron, Lemieux & Sauvageau, 1991, p. 198.
  • 93 Sur cette notion voir Contamin, 2005, p. 259. Sur la notion parente de « malentendu opératoire », (...)

47Afin de dépasser cette incertitude, ils vont modifier en partie leur manière routinisée de traiter les enjeux considérés. On est cependant loin, en l’espèce, d’une « résonance de cadres » (Snow & Benford, 1988). On est encore plus loin même d’un alignement (Snow, Rochford, Worden & Benford, 1986) et au-delà d’une « conversion » des acteurs aux schémas interprétatifs promus par les collectifs de sans (Chazel, 1997, p. 197). Ces modèles théoriques, pourtant dominants dans la littérature, sont peu opératoires ici83. On a plutôt affaire à des micro-déplacements, c’est-à-dire à un décalage très partiel des manières convenues de poser et de traiter ces enjeux. Les cadrages routiniers disposent de la force de l’évidence, elle-même fondée sur la force de l’institué, que les journalistes peuvent difficilement remettre totalement en cause. Ces innovations restent donc au final marginales ou éphémères, écrasées par « la puissance d’imposition des cadres établis84 ». Certes, on comprend bien qu’une transformation plus importante aurait un coût très élevé. Mais pourquoi tout de même une telle inertie ? Joue d’abord le rapport particulier que les journalistes entretiennent au temps, perpétuellement inscrit dans l’urgence. La rapidité avec laquelle doit être effectué le travail réduit drastiquement le temps susceptible d’être passé sur le terrain ou en compagnie des sources alternatives, ce qui bride l’acquisition de nouvelles connaissances, la capitalisation du savoir sur ces « dossiers » qui en résulte, et la propension à la réflexivité en découlant85. De plus, les journalistes travaillent sous contrainte de respect de l’angle imposé par la hiérarchie. L’angle, prédéfini en comité de rédaction, rend très largement hors-sujet les autres aspects du problème qui pourraient apparaître au moment du déplacement sur le terrain. Les reporters ont de toute manière peu de latitude, tout à la fois en termes de temps, de moyens matériels et d’autonomie, pour creuser plus en profondeur leurs sujets (Siracusa, 2001, p. 137-13986). Cette contrainte irrigue toute la chaine de production des nouvelles : dès la préparation éventuelle du sujet (ibid., p. 147) ou lors du tournage, les reporters – et au-dessus d’eux les chefs de rédaction – cherchent avant tout la confirmation de leur idée de départ (ibid.). S’ils subsistent tout de même dans les images et les interviews enregistrées, les aspects de la situation les moins en phase avec l’intention de départ sont la plupart du temps éliminés au montage, de manière à écarter toute dissonance. En outre, puisqu’il s’agit généralement de nouvelles en développement, l’information n’arrive pas aux journalistes d’un seul tenant mais de manière sérielle, séquentielle87. La plupart des décisions prises par ces derniers ne sont donc pas fondées sur des calculs stratégiques ou des choix clairs et explicitement assumés, mais plutôt sur des « impressions » successives (Gans, 1980, p. 82-8388). Si au contraire l’information arrivait d’un seul tenant, d’éventuelles contradictions avec la définition routière de la situation pourraient plus facilement se révéler. La probabilité d’une réorganisation cognitive majeure augmenterait significativement89 – ce qui n’est pas, ou peu, le cas ici. Au contraire, les journalistes ont plutôt tendance à fixer prématurément le cadre de leur analyse dès les premières informations reçues, tout en minorant l’écho des informations dissonantes90 qui pourraient les amener à complexifier leur présentation des faits, voire à amender les cadres préétablis91. Pour toutes ces raisons on comprend que l’ouverture à de nouvelles problématisations s’opère davantage selon des ajustements incrémentaux. Ces ajustements sont autant le fait des journalistes que des leaders militants, lesquels adaptent leurs discours aux attentes des premiers. Les négociations par lesquelles ces processus d’adaptation opèrent empruntent différentes voies, de l’accommodement au compromis92. Au final, ces mécanismes semblent fonctionner beaucoup plus sur la base de « bien-entendu opératoires93 ». Est désignée ici la rencontre entre deux stratégies plus ou moins conscientes s’apparentant plutôt à un compromis. Autrement dit sont à l’œuvre les « usages sociaux du flou » – les acteurs ayant parfois intérêt à rester dans un « flou bien entendu », à ne pas chercher à se mettre d’accord sur tout. Ces « bien-entendu » sont, par définition, labiles. Une fois que le contexte change, c’est-à-dire que la situation revient à la « normale », ils s’étiolent aussi promptement qu’ils s’étaient formés.

  • 94 Voir notamment la théorisation proposée par Emmanuel Henry à propos de l’amiante (Henry, 2007).
  • 95 Sur ce point, voir Dobry, 1986, p. 141-150. L’auteur désigne sous ces termes une réduction de l’au (...)
  • 96 Sur cette analyse, voir également Lagneau, 2005.

48En conclusion, si les mobilisations de sans ont bénéficié d’une telle médiatisation au cœur des années 1990, c’est bien parce qu’elles ont donné lieu à un processus de reconfiguration de l’arène publique. Ce processus a déjà été mis en évidence par des recherches antérieures menées dans une perspective de sociologie des problèmes publics94 ; il peut également être décrit par analogie avec le cas de figure typique des crises politiques. On a affaire dans ces différents cas d’espèce, ne serait-ce qu’a minima, à une désectorisation et un décloisonnement des espaces sociaux95, catalysés notamment par une médiatisation parfois éruptive et surtout très inhabituelle. C’est cette désectorisation qui permet aux journalistes de percevoir la situation comme critique ; la prise en charge du problème par des acteurs politiques engage la perspective de l’intervention de l’État, un acteur qui n’est pas du même niveau pour les journalistes, comme on le verra dans la conclusion de l’ouvrage96.

  • 97 Bien souvent, les « affaires » ou « scandales » qui enclenchent l’attention publique à ces causes (...)
  • 98 Sur ce point, voir Boltanski, Claverie, Offenstadt & VanDamme, 2007.
  • 99 Sur ce point, voir par exemple Catherin, 2001 ; Mathieu, 2002. Voir également l’analyse dramaturgi (...)
  • 100 Autour, notamment, des travaux de Cyril Lemieux et d’Éric Lagneau.
  • 101 Sandrine Lévêque observe par exemple que le protest paradigm frame est faiblement actualisé dans l (...)

49L’autre constat connexe, qui est confirmé par ces apparentes « réussites », c’est qu’on n’a pas affaire à la couverture de controverses qui existeraient à l’état latent puis qui se développeraient ensuite indépendamment de l’écho public conféré par leur médiatisation. Au contraire, on a affaire à un phénomène d’amplification ou d’inhibition médiatique. Le mécanisme de scandalisation y occupe une place importante97. La comparaison entre les cas étudiés montre que certaines de ces entreprises de scandalisation98 fonctionnent immédiatement (à l’image de la mobilisation de la rue du Dragon), d’autres évoluent en affaires plus longues à s’éteindre (à l’image de la protestation des sans-papiers de Saint-Bernard, voire du mouvement d’occupation des ASSEDIC par les chômeurs mobilisés à l’hiver 1997-1998), tandis que la majorité avorte sans autre forme de procès. L’importance d’une approche pragmatiste, dont les vertus ont été éprouvées aussi bien dans la sociologie des mobilisations99 que dans celle du journalisme100, apparaît confortée. Est confortée ici le caractère crucial du cadre d’injustice, dont on observe qu’il est à la fois rarement actualisé dans la couverture médiatique et dans le même temps crucial pour le destin de ces causes. Le protest paradigm frame apparaît quant à lui peu saillant dans les trois corpus observés, ce qui résonne avec les tendances mises en évidence par d’autres travaux101. Ce mode de cadrage apparaît faiblement actualisé même dans le cas de la protestation la plus longue et la plus disruptive, à savoir le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998. La violence en elle-même, dont l’expression physique est d’ailleurs fortement contrôlée par les leaders militants et animateurs des collectifs étudiés, est loin d’être une tendance centrale de la couverture.

  • 102 Sur ce point, voir Dobry, 1986, p. 79-95
  • 103 Pour un exemple d’application aux événements de mai 1968, voir Gobille, 2008.
  • 104 Sur ce point, voir Braud, 1996, p. 61.

50Au-delà, les cas d’étude examinés montrent qu’il faut se garder à la fois de « l’illusion héroïque102 » et des déterminations trop structurelles. Dans le premier cas, le risque est de surestimer l’influence des dispositions individuelles, plus facilement mesurable dans un repère micro-social et dans le court terme (comme c’est le cas dans ces moments de « crises »103) ; leur influence tend au contraire à se diluer lorsqu’on se situe dans un repère macro-social et dans le plus long terme104. Dans le second cas, le risque est de céder à la tentation de tout rapporter à des déterminations macrosociales qui, elles, dépassent complètement les individus. Les constatations effectuées à partir des données récoltées pour cette enquête montrent que les mécanismes à l’œuvre sont complexes, et donnent à voir l’importance de ces « effets émergents qui, généralement, échappent au contrôle des acteurs » (Braud, 2004, p. 651) mais qui restent peu décrits dans la littérature. La couverture médiatique n’est donc pas nécessairement le fruit de stratégies conscientes maîtrisées de bout en bout, pas plus qu’une question d’hostilité, ni d’empathie d’ailleurs, envers les groupes et leurs causes. En ce sens, l’approche en termes de cadrages (ou par les rôles) montre toute sa pertinence, malgré les précautions avec laquelle il faut la manier. Elle permet de montrer que le traitement de telles causes sociales ne s’opère pas forcément sous la forme d’évaluations ou de dévaluations explicites, mais bien par l’imposition d’un cadre qui borde l’espace du pensable et du dicible. On touche ici à une question sous-jacente, qui renvoie à la thèse d’un traitement dépolitisé des mouvements sociaux par les médias. Pour tenter de répondre à cette question, il faut prendre en compte l’inertie de schémas culturels plus profonds, qui renvoient aussi bien à l’inflexion des modes d’appréhension de la « nouvelle question sociale » qu’aux rapports particuliers qu’entretiennent les journalistes à l’État ou à la politique. Ce sera l’objet de la conclusion de l’ouvrage.

Notes

1 Cette modélisation est effectuée à partir de ces quelques grandes mobilisations « victorieuses » ; les autres mobilisations, par leur « échec », ne permettent de comprendre qu’en creux ce qui se passe. Le contexte culturel ou idéologique plus large, qui entre aussi en ligne de compte, sera évoqué en conclusion de l’ouvrage.

2 Sur ce point, à partir du cas de l’amiante, voir Henry, 2003.

3 Par analogie avec la notion de « crise politique » proposée par Michel Dobry (Dobry, 1986).

4 Certaines de ses composantes y occupent une place à la fois centrale et pérenne, à l’image notamment du champ politique et en particulier de son cœur institutionnel (Gouvernement, Parlement, principaux partis politiques, etc.).

5 Sur ce point, voir plus généralement Fillieule, 2005.

6 Par exemple, la gestion du problème du logement est généralement décrite comme monopolisée par une coalition restreinte mêlant acteurs privés (représentants du secteur du BTP et du secteur HLM notamment) et publics (experts et hauts-fonctionnaires). Sur ce point, voir Zittoun, 2001b. Est donc la plupart du temps à l’œuvre une « neutralisation » du problème, au sens où ce dernier est pris en charge par une communauté de politique publique. Ce type de gestion tolère cependant de brefs moments de politisation, notamment au moment des élections majeures (ibid.). Sur le cas de l’amiante, voir Henry, 2007.

7 Ce constat est confirmé par les témoignages croisés des sans-papiers et des chômeurs. Ainsi, ces derniers occupaient au départ moins d’antennes ASSEDIC qu’un an auparavant, pendant la négociation avec l’UNEDIC à la fin de l’année 1996.

8 Éric Lagneau et Pierre Lefébure établissent un constat similaire en étudiant la manière dont l’AFP a rendu compte du mouvement social de Renault Vilvorde ou des chômeurs (Lefébure & Lagneau, 2001a ; Lagneau, 2005).

9 Pour un rapprochement avec le cas de l’amiante, voir Henry, 2004.

10 Sur ce point, voir Charron, 1991, p. 112. L’adéquation entre mode d’action et revendication constitue un facteur important de cohérence, et donc de crédibilité aux yeux des journalistes.

11 Conformément à la tendance des journalistes à privilégier les jeux politiques, l’implémentation des politiques publiques retient comparativement moins leur intérêt (Lawrence, 2000a, 2000b).

12 Sur ce point, voir Neveu, 2003.

13 Sur ce point, voir Peralva & Macé, 2002.

14 C’est par exemple ce qui se produit au printemps 1998 avec les consultations des syndicats dans le processus de négociation des 35 heures.

15 Ce terme a été forgé pour désigner les interactions et les interrelations entre individus ou groupes d’individus agissant ponctuellement ou de manière plus institutionnalisée dans le même espace social ou à l’intersection de plusieurs espaces sociaux. Pour une description, voir Elias, 1991, notamment p. 10 et p. 158.

16 Sur ce point, voir Molotch & Lester, 1996.

17 Selon l’hypothèse formulée par Hall, Crichter, Jefferson, Clarke & Roberts, 1978, certains groupes, de par leur statut de sources accréditées, crédibles et fortement dotées en ressources appropriées, parviendraient à devenir des contacts privilégiés des journalistes au détriment d’autres sources potentielles. Pour une critique, voir par exemple Schlesinger, 1992.

18 Sur cette analyse, voir notamment Bregman, 1996, ou encore Derville, 1997.

19 C’est le cas des syndicats « traditionnels » (FO et la CFDT notamment) à l’hiver 1997-1998.

20 Cela est particulièrement net dans le cas du mouvement des chômeurs, durant lequel s’expriment les contradictions de la « majorité plurielle », mais aussi dans celui de la rue du Dragon, avec une majorité de droite écartelée entre deux candidats rivaux à l’élection présidentielle.

21 Même si ce n’est jamais exprimé ouvertement dans les sujets, les journalistes rencontrés confirment le climat généralisé de mépris qui régnait à l’encontre de Jean-Louis Debré à l’époque.

22 Ce dernier saisit le Conseil d’État afin d’obtenir une justification juridique au refus de donner suite aux revendications des sans-papiers, et ordonne ensuite l’évacuation de l’église.

23 Mécanisme qui ne préjuge en aucune manière de la capacité d’existence autonome de telles mobilisations. De nombreuses micro-protestations ont en effet émergé sans l’aide des médias, c’est-à-dire sans aucune couverture ou presque, et se sont parfois réglées par des négociations silencieuses avec les pouvoirs publics. Sur le cas des mobilisations de sans-papiers qui se sont déroulées en parallèle à celle du groupe de Saint-Bernard, voir Blin, 2005.

24 Les sans-papiers de Saint-Bernard étant disséminés, divisés ou expulsés à la fin du mois d’août 1996 il n’y a plus de base mobilisée pour continuer immédiatement la lutte. De même la déclaration de fermeté du Premier ministre le 10 janvier 1998 marque le début de l’évacuation de la plupart des antennes ASSEDIC occupées par les chômeurs (dans les grandes villes notamment).

25 Pour une présentation synthétique des analyses théorisant « les phénomènes collectifs comme interactions de comportements individuels agrégés » et obéissant à des logiques multiples, voir Braud, 2004, p. 651-655.

26 Sur la proximité entre configuration et effet de composition chez Elias, dont je me suis inspiré, mais aussi sa critique, voir Decheux, 1995.

27 Sont reprises ici beaucoup d’hypothèses déjà suggérées par les analyses ethnographiques du travail journalistique (en particulier à la télévision), que le présent terrain confirme en très grande partie.

28 Pour un point de vue spécifique sur les tensions dans les collectifs, voir Mouchard, 2002a.

29 Il existe une véritable « mythologie professionnelle » quant à la liberté et à l’indépendance des journalistes. L’histoire du champ journalistique abonde d’ailleurs de faits qui indiquent que cette profession a eu du mal à accepter le statut salarial (Delporte, 1999, p. 116-125 ; Balbastre, 2000).

30 Sur cette analyse voir Siracusa, 2001.

31 Sur ce point, voir Mercier, 1996, p. 112-116.

32 Sur ce point, voir également Mercier, 1994, p. 74.

33 Outre les règles intégrées aux conventions collectives, d’autres initiatives peuvent être soulignées. A titre d’exemple la mise en place d’une charte de l’antenne à France 2 en janvier 2002 constitue un début – timide et limité – de repérage et d’objectivation de ces règles déontologiques.

34 Les sociétés de rédacteurs ont quasiment toutes périclité. Il n’existe pas non plus d’organe de régulation de l’ensemble de la profession. Le CSA n’exerce qu’un contrôle très indirect sur les journalistes, tandis que la commission de la carte d’identité professionnelle des journalistes (CCIPJ) ne dispose d’aucun pouvoir de sanction.

35 Sur ce point, voir Legavre, 1992.

36 Cette forme de contrôle semble faible. C’est le cas à France 2, où le médiateur de la rédaction n’a qu’un pouvoir de pression très indirect sur les journalistes (Goulet, 2004 ; Aubert, 2007).

37 Sur le cas de l’AFP, voir Lagneau, 2002.

38 Sur ce point, voir Devillard, Lafosse, Leteinturier & Rieffel, 2001, p. 57.

39 L’audiovisuel est en effet le secteur le plus dur à pénétrer. Sur ce point, voir Mercier, 1994, p. 49 ; Ruellan & Marchetti, 2002, p. 54 ; Balbastre, 2000.

40 Il ne s’agit néanmoins pas d’un milieu totalement fermé, puisqu’ils se rendent assez souvent sur le terrain, où ils rencontrent de nombreux interlocuteurs.

41 Si la mobilité professionnelle est en général élevée dans le journalisme, plusieurs enquêtes soulignent les tendances à la faible mobilité externe mais à une plus forte mobilité interne (Siracusa, 1999, p. 308 ; Marchetti & Ruellan, 2002, p. 147 et suiv.).

42 Cela est notamment le cas des jeunes générations, marquées par une faible propension à circuler en dehors du seul journalisme télévisuel. Aujourd’hui les nouveaux entrants se spécialisent dans cette branche souvent dès leur formation en école de journalisme (Marchetti & Ruellan, 2002).

43 Pour une description ethnographique, voir Siracusa, 2001, p. 57 et suiv.

44 La conférence, théoriquement ouverte à tous, mobilise en général uniquement les chefs de service, lesquels s’éclipsent souvent dès qu’ils sont intervenus, afin de rapporter les directives qui viennent d’être décidées aux membres de leur équipe. Quand elles se produisent effectivement, ces discussions collectives sont le plus souvent ancrées dans un registre personnel, et beaucoup moins professionnelle.

45 Cet ordre établi se donne à voir par exemple dans la hiérarchie des tours de parole, qui est relativement fixe, traduisant la hiérarchie de prestige des rubriques. La personnalité du rédacteur en chef, et notamment le mode de management qu’il privilégie, a des effets importants sur le niveau de contrôle de l’ensemble du processus. Ainsi les conférences de rédaction « peuvent être débridées et sans fil conducteur solide si elles ne sont pas réellement dirigées » (Mercier, 1994, p. 116), notamment lorsque le rédacteur en chef adopte une posture souple ; elles peuvent au contraire être beaucoup plus cadrées quand ce dernier privilégie un mode plus autoritaire. Sur ce point, voir Siracusa, 2001.

46 Le plus souvent le rédacteur manage le caméraman et le preneur de son, et s’il sollicite leur avis c’est surtout pour la forme. L’intégration est davantage marquée au montage. Le fait que les reporters sont davantage dépendants des monteurs confèrent à ces derniers un poids plus important sur le produit fini.

47 Pour une description ethnographique du montage, voir Siracusa, 2000.

48 Souvent par peur d’être soumis à une critique parfois exprimée sans ménagements… ou parce que cela les oblige à rester très tard au bureau (au-delà de 21 h 00).

49 Je m’appuie ici sur des témoignages de journalistes ainsi que sur certains travaux, notamment ceux de Jacques Siracusa (Siracusa, 1999 ; 2001). L’accès à cette conférence « critique » était interdit aux non titulaires lorsque j’effectuais mon stage d’observation à France 2 à l’été 2004. Se reporter à l’annexe méthodologique sur ce point.

50 Il complète d’autres dispositifs stratégiques mis en œuvre sur le plus long terme au niveau de la direction de la rédaction.

51 Sur ce point, voir également Sommier, 2003, p. 87-88.

52 Sur le cas des chômeurs, voir Mouchard, 2006.

53 Pour une illustration, voir la controverse à propos du rôle de Christophe Aguiton et de Claire Villiers à AC ! lors du mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998 (Mouchard, 2002a).

54 Par exemple Claire Villiers (AC !) déclarait être partie en vacances pour le week-end du réveillon 1997-1998, et n’était revenue sur Paris que suite à l’appel de Christophe Aguiton, lequel l’avait informée que le mouvement faisait la Une du Monde, nouvelle dont elle était la première surprise.

55 Par exemple, les militants de Dd !! avaient pris des contacts avec des sans-papiers par l’intermédiaire des familles de sans-logis et avaient prévu une action au mois d’avril 1996. Surpris au départ par le mouvement des Saint-Ambroise, ils ont toutefois rapidement été en mesure de le soutenir, puisqu’ils étaient déjà préparés.

56 Selon un procédé synecdotique, au sens où la partie (occupants de la rue du Dragon, collectifs de chômeurs sur le terrain) est mise en avant pour le tout

57 Pour une description des tensions qui traversent ce système d’action, voir Blin, 2005.

58 Exemple : reportage sur une bactérie appelée « fièvre des tranchées », qui touchait à l’origine les « poilus » mais dont les SDF sont aujourd’hui victimes (TF1, 22/02/95).

59 Sans parler d’autres aspects comme les difficultés des mères célibataires isolées pour se loger, ou celles que rencontrent les femmes victimes de violence conjugales pour décohabiter de leur conjoint par exemple.

60 On parle encore peu à cette époque des migrations en provenance des pays de l’Est.

61 Comme le prix élevé à payer aux passeurs, les risques mortels encourus durant le voyage, etc.

62 Exemple : honte, misère, abandon et vie quotidienne des SDF au Japon (F2, 04/01/95).

63 Exemples : destin miraculeux d’un jeune SDF, ancien de la DDASS, engagé par une agence de mannequin (F2, 24/10/1994).

64 Pour une analyse similaire à partir du cas de la sécurité routière, voir Gilbert, 2008.

65 Sur ce point, voir plus généralement Mercier, 1994, p. 72-75.

66 Exemple : enquête sur le sort des SDF en été dans les grandes villes ; paradoxalement leurs conditions de vie se dégradent car la plupart des centres d’accueil sont fermés (TF1, 31/07/94).

67 C’est ce que j’ai pu constater en dépouillant les lettres envoyées par les téléspectateurs au Médiateur de France 2, à l’été 2004. Pour une analyse précise sur ce point, voir Goulet, 2004.

68 Travaillant sur les dépêches AFP, Éric Lagneau parvient à un constat similaire (Lagneau, 2005). Sur ce point voir également LeGrignou & Patou, 2001.

69 Exemple : reportage sur des Maliens au Mali qui opère un contraste entre un ancien émigré régulier revenu enrichi, et un ancien sans-papiers de Saint-Bernard expulsé à la fin du mois d’août 1996 et revenu sans le sou (TF1, 18/12/96).

70 Sur le cas des grèves de novembre-décembre 1995, voir Lévêque, 1998, p. 216-217. Sur le cas du sang contaminé, voir Marchetti, 2006.

71 Le temps d’un week-end ou d’un remplacement par exemple.

72 Pour suppléer le ou les rubricards en question à l’occasion d’un événement récurrent.

73 Les « spécialistes » sont généralement peu portés à voir de l’extraordinaire. À titre d’exemple Robert parlait d’un « petit incendie » au sujet du mouvement des chômeurs à l’hiver 1997-1998. Sur le cas du mouvement de novembre-décembre 1995, voir Lévêque, 1998, p. 216-217. Sur le cas de SOS Racisme, voir Juhem, 1999.

74 Sur le cas de l’amiante, voir Henry, 2003.

75 Le travail coopératif doit être entendu comme une coopération entre plusieurs personnes qui interagissent dans un but commun mais se partagent les tâches (comme c’est plutôt le cas ici), par opposition au travail collaboratif, qui désigne une collaboration du début à la fin du processus sans division fixe des tâches.

76 Plusieurs sujets offrant un point de vue mosaïque peuvent être réalisés le même jour. Le rééquilibrage peut également être différé au lendemain, par un effet de compensation.

77 La configuration architecturale des lieux de travail ne favorise d’ailleurs que peu la collaboration. Ainsi à France 2 le service Informations générales est situé au 3e étage ; le service Société est aussi situé au 3e étage mais dans une autre aile du bâtiment. Le service Économie et social est situé ailleurs, au 4e étage. À TF1 le service Économie est situé au 1er étage, tandis que le service Société est au 2e étage.

78 Le reporter qui est allé sur le terrain confie les rushes des images qu’il vient de tourner à son collègue, qu’il briefe (très) rapidement. Ce dernier se débrouille comme il peut pour monter son sujet en mélangeant ces images à celles qu’il a lui-même tournées ailleurs. Pour une illustration dans le cas des banlieues, voir Péralva & Macé, 2002.

79 Par analogie avec l’expression qu’emploient Albert Bensa et Éric Fassin pour définir un « événement » (Bensa & Fassin, 2002). Une rupture d’intelligibilité caractérise le fait que « l’évidence habituelle de la compréhension est soudain suspendue : à un moment donné, littéralement, on ne se comprend plus, on ne s’entend plus. Le sens devient incertain. Loin d’interpréter comme nous le faisons quotidiennement, sans y songer ou presque, tout à coup, nous ne sommes plus assurés de nos grilles de lecture ».

80 Selon la définition la plus basique des opérations de cadrage (Goffman, 1974a).

81 Le cas de l’amiante présente des traits similaires (Henry, 2003).

82 Sur cette notion, voir Gamson & Meyer, 1996.

83 Il faut toutefois préciser que ces modèles ont été élaborés à l’origine pour étudier l’enrôlement de nouveaux militants ou les processus d’alignement des schèmes interprétatifs, en vue d’une meilleure coordination, entre les diverses organisations militantes. Ils sont par extension, utilisés pour traiter des processus d’alignements des schèmes interprétatifs en général. Il n’est pas sûr qu’ils puissent rendre compte de l’enrôlement des journalistes au profit des causes des sans, c’est-à-dire de cas de figure où les groupes d’individus considérés appartiennent à des mondes sociaux très éloignés.

84 Sur ce type d’analyse, à partir du cas de la sécurité routière, voir Gilbert, 2008. Sur le cas du chômage, voir Trom & Zimmermann, 2001, p. 283.

85 Lorsqu’il doit réaliser un sujet sur un thème identique ou connexe à ce qu’il a pu traiter par le passé, le premier réflexe d’un journaliste n’est pas de consulter ses dossiers mais d’appeler ses contacts pour un rapide tour d’entretiens, ou de consulter ses collègues (Charon, 1996). Cette tendance a été observée directement à France 2.

86 Les cas où l’angle n’est pas prédéfini sont rares. En deux semaines d’observation à la rédaction de France 2, il ne m’a été donné de voir qu’un seul sujet dont la conclusion n’était pas totalement prédéterminée.

87 Sur les nouvelles en développement, voir Tuchman, 1978. Sur le cas de la canicule de l’été 2003, voir Millet, 2005.

88 Sur ce point, voir également Lemieux, 2000, p. 417.

89 Sur ce point, voir Jervis, 1968.

90 Sur le mécanisme de la dissonance cognitive, voir Festinger, 1957.

91 Pour une analyse en ce sens à partir du cas de la canicule de l’été 2003, voir Millet, 2005.

92 Pour une analyse en ce sens, voir Charron, Lemieux & Sauvageau, 1991, p. 198.

93 Sur cette notion voir Contamin, 2005, p. 259. Sur la notion parente de « malentendu opératoire », et son utilisation, voir Dorward, 1974 ; Bayart, 1989. Les groupes mobilisés n’ont d’ailleurs pu produire eux-mêmes un discours commun qu’à ce prix.

94 Voir notamment la théorisation proposée par Emmanuel Henry à propos de l’amiante (Henry, 2007).

95 Sur ce point, voir Dobry, 1986, p. 141-150. L’auteur désigne sous ces termes une réduction de l’autonomie (ou de l’auto-référence) des secteurs affectés par les mobilisations et un désenclavement des espaces de confrontation. Pour une application de cette grille au mouvement des chômeurs, voir Pierru, 2000.

96 Sur cette analyse, voir également Lagneau, 2005.

97 Bien souvent, les « affaires » ou « scandales » qui enclenchent l’attention publique à ces causes sont découverts par d’autres acteurs que les journalistes, qui n’ont que de faibles capacités d’investigation et qui se « contentent » de les relayer. Sur les scandales, voir DeBlic & Lemieux, 2005.

98 Sur ce point, voir Boltanski, Claverie, Offenstadt & VanDamme, 2007.

99 Sur ce point, voir par exemple Catherin, 2001 ; Mathieu, 2002. Voir également l’analyse dramaturgique des mouvements sociaux, inspirée à l’origine par les travaux d’Erving Goffman.

100 Autour, notamment, des travaux de Cyril Lemieux et d’Éric Lagneau.

101 Sandrine Lévêque observe par exemple que le protest paradigm frame est faiblement actualisé dans le traitement du mouvement altermondialiste (moins de 10 % des articles consacrés au mouvement qu’elle analyse sont axés autour du thème de la violence), alors même que les mobilisations que cette cause génère sont régulièrement marquées par des actions violentes, du fait notamment des Black blocs (Lévêque, 2005).

102 Sur ce point, voir Dobry, 1986, p. 79-95

103 Pour un exemple d’application aux événements de mai 1968, voir Gobille, 2008.

104 Sur ce point, voir Braud, 1996, p. 61.

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