1Ce chapitre propose de creuser une approche du travail journalistique par les rôles. Le prisme offert par la notion de rôle s’avère en effet particulièrement approprié pour saisir les paradoxes de l’engagement et du non-engagement des journalistes face aux causes des sans. Cet outil, pourtant assez largement utilisé dans de nombreux pans de la sociologie ou de la sociologie politique en France1, n’a paradoxalement été que (très) rarement mobilisé dans la sociologie du journalisme – pas plus que par la sociologie du militantisme2. La transposition qui en est faite ici reste donc exploratoire. Elle ne saurait en outre se suffire à elle-même. D’autres outils doivent nécessairement être mobilisés, notamment ceux de la sociologie pragmatique. L’approche grammaticale est d’ailleurs davantage investie par la sociologie du journalisme (Lemieux, 2000 ; Lagneau, 2010).

2Le rôle sera présentement défini comme un modèle de comportements prescrits, attendus, perçus et anticipés en tant que tel par « l’acteur », qui s’y conforme plus ou moins fidèlement lorsqu’il doit entrer en interaction avec les membres de son propre groupe d’appartenance ou avec les partenaires de l’action (Rocheblave, 1963). Ce parti pris revêt plusieurs implications. Il convient, au préalable, de discuter les conditions sous lesquelles une approche par les rôles peut être appliquée à l’analyse du travail des journalistes3, ce qui suppose de décrire le répertoire de rôles en vigueur dans le milieu étudié, et d’identifier au sein de ce répertoire les motifs justifiant un engagement alternatif au profit des sans. On ne peut cependant se contenter de rendre compte de manière statique de la façon dont les journalistes puisent, plus ou moins librement, dans ce répertoire pour justifier ces engagements alternatifs. « Tenir son rôle » – ou du moins le registre principal du rôle qu’on a choisi d’endosser parmi le répertoire des possibles – constitue un exercice complexe, pour au moins deux raisons. Les manières de tenir son rôle évoluent d’abord dans le temps. Jouent ici les effets de la plasticité biographique, au sens où les journalistes ne tiennent pas forcément les mêmes rôles, ou tout du moins n’investissent et n’actualisent pas avec la même force les registres constitutifs de leur rôle, selon le déroulement de leur carrière. Les manières de tenir son rôle varient ensuite selon les propriétés de la situation. L’ancrage situationnel et les dispositifs d’action au sein desquels se déroulent les interactions avec les sources et les pairs, qui constituent le principal « public » des journalistes, exercent également une influence qu’il convient de restituer.

3À l’issue de cette analyse, le métier de journaliste apparaît bien, à maints égards, comme « un métier à rôles multiples » (Neveu, 2004, p. 60). Cette approche par les rôles permet d’éclairer les choix de couverture précédemment décrits. Elle permet d’abord de rendre compte de la relative stabilité des comportements des journalistes, visible dans l’inertie des modes de traitement. L’existence de marges de manœuvre dans la manière d’interpréter les rôles permet ensuite de mieux comprendre l’ouverture partielle et intermittente du milieu journalistique à ces causes, tel qu’on l’observe au cœur des années 1990.

Le répertoire des rôles

4Le rôle peut être défini, très basiquement, comme « un modèle organisé de conduites, relatifs à une certaine position de l’individu dans un ensemble interactionnel » (Rocheblave, 1963). Deux dimensions, intimement liées, du rôle doivent être distinguées. D’abord la dimension normative du rôle. Les prescriptions, normes de conduites, etc., peuvent être saisies a posteriori, dans des traces discursives qui exposent des motifs, arguments, postures, que les acteurs activent, mobilisent dans l’exercice de leur activité professionnelle et qu’ils exposent face au chercheur. Ensuite la dimension statutaire du rôle4. Ces motifs peuvent être plus ou moins consistants, et varier selon les positions occupées par les acteurs. L’examen des discours tenus par les journalistes enquêtés met en évidence une diversité des motifs d’un engagement (très) contrôlé au profit des sources alternatives. Ces registres ne sauraient cependant être mobilisés indifféremment par n’importe quel journaliste. Les rédactions étant segmentées, aussi bien sur un plan horizontal que vertical, les différents « groupes » de journalistes qui les composent n’ont pas les mêmes chances d’activer ces registres.

La diversité des motifs d’un engagement contrôlé au profit des sources alternatives

5Dans des groupes professionnels élargis, organisés et structurés, tels que le milieu journalistique, il existe bel et bien des prescriptions associées à des rôles théoriques, dont ont parfaitement connaissance les journalistes, tout comme d’ailleurs un certain nombre de sources et d’observateurs. À cet égard il n’est qu’à voir les polémiques récurrentes et la littérature foisonnante autour de la critique du journalisme, autant d’indices – parmi d’autres – qui prouvent que les registres constitutifs du rôle du « bon » journaliste sont à la fois peu codifiés juridiquement et fortement régulés socialement. Autrement dit, alors que les prescriptions de rôle sont relativement bien définies et encadrées à un niveau très abstrait, elles peuvent être interprétées avec une certaine latitude par les journalistes à un niveau très concret. Ainsi, l’adhésion à l’impératif de neutralité notamment ne signifie nullement un attachement aveugle, sans prise de distance, de la part des journalistes. Une typologie des modes de justification récurrents pour appuyer les diverses adaptations de ce principe de neutralité peut être esquissée, en précisant bien qu’ils se recouvrent parfois dans les discours des enquêtés.

6La référence à une posture « civique »5 constitue sans doute le mode de justification le plus transversal. Un des meilleurs exemples pour illustrer cette rhétorique est le consensus assez large qui règne dans ce milieu autour du bien fondé de la lutte contre les idées extrémistes développées par le Front national6. La problématique de la « responsabilité » des journalistes face à la montée de l’extrême-droite constitue en effet une des seules rhétoriques susceptibles de fonder collectivement une forme d’engagement politique légitime. Cette entorse à l’impératif de neutralité peut jouer en faveur de causes comme celles portées par les collectifs de sans, en absolvant des « bidouillages » pour la bonne cause. Un cas de figure typique renvoie aux pratiques de casting visant à éviter autant que faire se peut les témoins trop typés ethniquement, de façon à ne pas attiser les réflexes xénophobes du public, tout en respectant le principe d’authenticité. On retrouve ce motif dans le témoignage de Vincent, journaliste à TF1, qui avait eu à couvrir les mouvements de sans-logis puis ceux de sans-papiers7. On le retrouve aussi dans le témoignage de Dominique, journaliste à France 2, à propos du Campement du Quai de la gare8. Cette prévention peut résonner notamment avec les intérêts des collectifs de sans-logis, les journalistes étant amenés à privilégier des témoins de type européen, lesquels sont censés donner une image plus œcuménique – et donc légitime – au problème ainsi configuré.

7Un autre motif récurrent s’apparente à une modalisation de la posture institutionnelle. La plupart des journalistes interrogés relèvent combien aussi bien eux-mêmes que leurs collègues ont promu les sans au rang de « joueur sérieux » à partir du moment où les élites politiques les avaient elles-mêmes pris au sérieux, parce que leurs actions avaient embarrassé les gouvernements de l’époque, ou encore parce que ces acteurs contestataires touchaient du doigt un problème de société que personne ne prenait auparavant en considération, ni a fortiori en charge. C’est ce qu’explique Étienne, journaliste à France 2 à propos du mouvement de la rue du Dragon9. En grossissant le trait ce dernier motif fait écho à la figure de « l’entrepreneur du public », à travers laquelle les journalistes s’emploient à faire surgir, parfois à imposer à l’attention des professionnels de la politique, un agenda du public (Neveu, 2004). Cette posture renvoie dès lors à la façon dont certains journalistes vivent leur propre responsabilité sociale10. En acceptant d’être mobilisés « pour la bonne cause », cette forme d’engagement apparaît inséparable de la valeur morale de la cause défendue. Mais elle s’actualise d’autant plus facilement qu’est valorisé, ce faisant, le rôle des médias – et singulièrement de la télévision – dans le fonctionnement de l’espace public. C’est ce type de rhétorique qu’emploie abondamment Vincent, à propos de son souhait d’amener une partie de la société à s’intéresser à un problème par un effet boule de neige11. En somme, consacrer une cause, c’est aussi se grandir soi-même. Mais cet élan intéressé doit trouver un exutoire fondé sur un motif valide. Participer à un coup médiatique pour une bonne cause permet alors de « blanchir » l’instrumentalisation qui en résulte. C’est ce qu’explique Étienne à propos de l’occupation de la rue du Dragon12.

8Ce dernier motif se rapproche d’un autre motif qui interroge le professionnalisme des journalistes, autour de la norme d’authenticité. Les journalistes sont en effet bien conscients des risques de la posture institutionnelle : les manipulations du fait des sources officielles sont toujours envisageables. Diversifier l’éventail des interlocuteurs potentiels permet d’améliorer la qualité de l’information recueillie tout en respectant les normes d’authenticité précédemment évoquées. C’est l’argumentation à laquelle a recours Sandrine, journaliste à France2, pour défendre son implication auprès des sans-papiers de Saint-Bernard13. Cette démarche est réputée favoriser le recueil d’une parole plus « vraie ». Autre modalisation possible : l’engagement peut se justifier par le choix de privilégier une approche tirant vers le documentaire, et qui ce faisant tranche avec le rythme effréné de production des nouvelles à la télévision. Cette approche est motivée par le recul qu’elle permet et le respect de la « matière » humaine qui en résulte, comme l’explique Vincent14.

9En outre se placer du côté des « déshérités » – et non pas seulement par compassion, c’est-à-dire par une propension à se placer du côté des « petits », des « faibles » – permet de trouver l’information intéressante, celle qui « traduit le monde réel », l’envers du décor, que l’on ne voit ou ne montre pas d’habitude parce qu’on ne prend pas le temps de le faire, ou qu’on ne dispose que d’une version des faits forcément partielle. Rapport de séduction (pour recueillir une parole authentique) et engagement humain ne sont donc pas incompatibles. Au contraire ils apparaissent consubstanciels, sous réserve d’être débarrassés de tout parti pris ou sous-entendu politiques, les journalistes se limitant dès lors à dénoncer un malheur humain. On a donc affaire, en l’espèce, à une forme d’engagement – de type humanitaire – assez différente de celle dont peuvent témoigner les journalistes sociaux. Chez certains de leurs collègues, beaucoup moins nombreux, le fondement de cette implication est en effet à chercher du côté de la persistance d’une « fibre sociale ». Même avec ces journalistes on reste pourtant encore loin de ce que l’on entend traditionnellement sous l’expression « journaliste engagé15 ».

10La palette des motifs d’un engagement contrôlé au profit de sources alternatives apparaît donc assez étendue. Ces motifs peuvent cependant être regroupés autour de registres plus larges, qui forment un répertoire de rôles organisé autour de quatre pôles principaux16 : le pôle « institutionnel », qui valorise la neutralité professionnelle mais qui, en pratique, privilégie la voix des institutions ; le pôle « civique », qui prône la défense de la démocratie, et des « bonnes » causes ; le pôle « social engagé » ; le pôle « humanitaire ». Ces registres n’ont pas la même probabilité d’être mobilisés, en raison notamment de la segmentation qui caractérise les rédactions, clivées entre plusieurs « groupes » de journalistes.

Segmentation des rédactions et position des journalistes

11En tant qu’institutions, les rédactions des chaînes étudiées constituent un cadre dans lequel se développent et se sédimentent plusieurs systèmes de comportement et de présentation de soi, autrement dit les rôles. Un dénominateur commun unifie bien sûr les prescriptions encadrant les activités de tous ses membres, en référence à leur commune appartenance à l’institution, et au-delà à la profession, autour de quelques valeurs centrales qu’on a déjà présentées dans le chapitre 2 (neutralité, vérité, indépendance, etc.). Mais ces prescriptions varient en fonction de la segmentation des rédactions, c’est-à-dire en fonction de la position occupée par les journalistes à la fois sur un plan vertical (dans la hiérarchie professionnelle) et sur un plan horizontal (par rapport aux pairs).

12Un premier niveau de segmentation renvoie à la position hiérarchique occupée par le journaliste. Selon qu’il est non-titulaire, titulaire ou encadrant, il dispose de plus ou moins de ressources de pouvoir et subit plus ou moins de contraintes. Très prosaïquement, on n’exerce pas exactement le même métier selon sa position dans les différentes strates des rédactions. Sous ce prisme le rôle du reporter de base diffère, en partie du moins, du rôle du « chef » ou du présentateur par exemple17, lesquels se doivent d’être le plus neutre possible. Dans leur cas, le spectre des registres de rôle qu’ils peuvent endosser est très réduit. Prétendre accéder à une position hiérarchique supérieure ou l’exercer effectivement suppose en effet, entre autres compétences (comme le sens relationnel ou la diplomatie, ou les compétences managériales par exemple), d’adopter une posture distanciée vis-à-vis des sources quelles qu’elles soient – en particulier à l’égard des sources non accréditées. Les conditions d’accession à de tels postes à responsabilité, mais aussi d’exercice des fonctions qui y sont liées, exigent que soient donnés le plus possible de gages de neutralité, et notamment que soit effacée toute trace d’engagement préalable, voire de présomption d’engagement.

13Un second niveau de segmentation discrimine les acteurs situés au même niveau hiérarchique dans la rédaction mais qui sont amenés, en partie contraints et en partie par choix, à endosser un registre de rôle spécifique en fonction de leur statut. Le « statut » désigne, ici, le service ou la rubrique de rattachement – en d’autres termes la spécialisation professionnelle. Les possibilités d’engagement à l’égard de tel ou tel problème ou enjeu sont en effet adossés, en partie du moins, aux « visions du monde » qu’impose le prisme des spécialités professionnelles18. L’immigration étant d’abord le fait de journalistes œuvrant au sein du service Enquêtes et reportages ou Événement (respectivement à France 2 et à TF1), qui regroupe les Informations générales ainsi que l’International, l’approche de l’immigration irrégulière privilégiée par ces journalistes est un agrégat des « visions du monde » propres à chaque sous-service. Ces « visions du monde » sont elles-mêmes fortement influencées par le réseau des sources privilégiées, soit les services de police et de gendarmerie, les services des douanes, la DICCILEC, les préfectures, l’OFPRA, les ONG, etc.19. Le champ des événements pris en charge par ces services est dès lors appréhendé en priorité à travers un prisme policier, judiciaire ou humanitaire. Sont ainsi favorisées des conceptions de rôle relevant du pôle « institutionnel » ou du pôle « humanitaire ».

14Le suivi de l’actualité liée au mal-logement, c’est-à-dire à l’« exclusion » et aux SDF, est principalement le fait du service Société, dont les membres sont de manière préférentielle en relation avec les institutions de l’action sociale à dominante caritative (comme le Samu social, la DDASS, les services sociaux des collectivités locales, etc.). Les registres de rôle relevant du pôle humanitaire, et secondairement du pôle « social engagé », ont dès lors davantage de chance d’être actualisés.

15Les journalistes du service Économie (et social) entretiennent quant à eux, des relations suivies avec les agents des ministères de l’Emploi ou de l’Économie et des Finances, avec les agences qui interviennent dans ces domaines, ou encore avec des experts des questions économiques et d’emploi – et de moins en moins avec les syndicats. Ce problème tend donc à être appréhendé en des termes macro-économiques ou à travers le prisme de l’insertion, ou encore par le biais de modes de contextualisation de type statistique ou expert20. Dans ce cas de figure les registres de rôle privilégiés se répartissent entre le pôle « institutionnel » et le pôle « social engagé ». La normalisation des journalistes sociaux n’a en effet pas totalement refoulé la sensibilité politique davantage saillante d’une partie de ce segment professionnel, en tout cas chez les plus anciens, bien qu’il s’agisse il faut le répéter, d’une « espèce » en voie de disparition (Lévêque, 2000).

16Enfin les registres de rôle relevant du pôle « civique » paraissent relativement transversaux à l’ensemble des services, y compris le service Politique intérieure, caractérisé par la prégnance du pôle « institutionnel ».

17Cette variété typologique ne saurait résumer à elle seule la complexité de l’investissement des journalistes dans leur rôle21. L’examen d’un certain nombre d’« épreuves » constitue un passage nécessaire pour redonner toute sa place à l’épaisseur et aux incertitudes du journalisme en actes.

La carrière comme vecteur des investissements dans le rôle

18Les variations dans les manières d’endosser les rôles peuvent être analysées, d’abord, de manière diachronique. Cet aspect dynamique du rôle tient à la diversité des statuts susceptibles d’être occupés par les journalistes, conformément à ce que l’on vient de voir. L’entrée dans la carrière constitue un moment fondateur, mais dont l’incidence peut toutefois être infléchie par les évolutions ultérieures du parcours22. La possibilité d’assumer un « engagement » varie cependant selon que les journalistes, une fois entrés, suivent des parcours conformistes, marginaux, contestataires ou plutôt attentistes.

L’entrée dans la carrière, un moment fondateur

19L’analyse des profils des journalistes interrogés permet de séparer ces derniers en deux groupes relativement distincts, eu égard aux conditions de leur entrée dans le métier.

20Les journalistes dont le parcours se rapproche le plus du cursus honorum (formation initiale dans un Institut d’Études Politiques, passage par une école de journalisme cotée, entrée directe en télévision), apparaissent généralement proches du modèle du journaliste institutionnel. Ils présentent en tout cas une propension assez nette à nourrir une défiance envers des « activistes » tels que les sans. C’est le cas par exemple de Robert, un reporter spécialisé en Économie qui, après des études dans une grande école puis dans une école de journalisme parisienne, est entré directement à TF1 au début des années 1980. Il en va également pour Claire, grand reporter à France 2. Après des études de journalisme dans une école de province réputée, elle a obtenu au cours des années 1990 une bourse prestigieuse qui lui a alors ouvert les portes de la chaîne publique, où elle travaillait encore au moment de l’enquête. Pour sa part Baptiste, jeune journaliste de TF1 au moment de l’enquête (au service Événement, spécialisé en International), est passé par une école de journalisme parisienne après des études en sciences sociales dans une grande université parisienne. Suite à un stage de deux années, il est directement entré sur la chaîne privée à la fin des années 1990. C’est le cas encore de Dominique, grand reporter à France 2, qui a suivi un cursus universitaire dans une école de journalisme parisienne à la fin des années 1980 puis a obtenu une prestigieuse bourse, laquelle lui a permis d’intégrer le métier. C’est le cas enfin, peut-être, d’Étienne, ancien grand reporter de France 2. Après des études en sciences sociales dans une université parisienne à la fin des années 1980, il a intégré une école parisienne puis est entré dans la profession au début des années 1990.

21Inversement plus les journalistes se distancient des modèles d’excellence à leur entrée dans la carrière, envisagé à la fois du point de vue des types de formations suivies et de leurs premières armes dans le métier, plus grandes sont les chances qu’ils se distancient des canons dominants de la profession. Deux des journalistes interrogés, qui présentent des styles tangents, se situent à la frontière entre posture « institutionnelle » et posture sociale « engagée ». Un seul des deux a suivi une formation reconnue par la profession. Ils ont, en revanche, tous deux fait leurs premières armes au sein de la presse écrite spécialisée en économie, qui constitue un segment professionnel noble (Duval, 2004). Après un parcours universitaire dans une grande école de journalisme, Bernard a commencé sa carrière de journaliste au début des années 1990 dans des titres de la presse écrite économique. Il a ensuite rejoint France 2 dans les années 1990 (comme titulaire), au sein du service Économie et social. Après des études universitaires en sciences sociales, Annie a pour sa part suivi un cursus universitaire international qu’elle a terminé dans un pays anglo-saxon dans les années 1980. Elle y a alors commencé sa carrière dans la rubrique économique d’un titre de la presse anglophone, où elle a travaillé plusieurs années. Elle a ensuite rejoint TF1 dans les années 1990, comme titulaire aux Informations générales, avant d’intégrer le service Économie et d’y faire carrière. Les journalistes n’ayant pas suivi les mêmes parcours d’excellence semblent davantage se départir des canons du journalisme institutionnel. Ils témoignent, en tout cas, de dispositions moins critiques à l’égard d’acteurs comme les sans. C’est le cas, par exemple de Catherine, qui a été un moment chef du service Économie et social à France 2. Diplômée dans les années 1980 d’un IUT de province, elle a d’abord intégré une rédaction locale de France 3 en tant que pigiste. Après avoir passé une dizaine d’années sur la troisième chaîne, elle a rejoint France 2 dans les années 1990 et a œuvré successivement au sein de plusieurs services. Sandrine entre également dans cette catégorie. Après des études de journalisme effectuées dans les années 1980 dans un IUT de province, elle a d’abord exercé son métier comme pigiste pour la télévision et la radio. Elle est ensuite entrée à France 2 dans les années 1980. Enfin, deux autres journalistes illustrent les effets d’un parcours plus iconoclaste à la fois du point de vue de leurs formations et de leurs modalités d’entrée dans la profession. Après des études en sciences sociales et un séjour de quelques années à l’étranger, Vincent a démarré sa carrière de journaliste en s’occupant quelque temps d’émissions de divertissement sur France 2, avant de rejoindre TF1 dans les années 1980, au service Culture. Après des études en sciences humaines appliquées dans une université parisienne et un séjour universitaire à l’étranger dans les années 1970, Mireille a commencé une thèse de doctorat avant de bifurquer vers le journalisme, d’abord pour la PQN. Elle a ensuite géré de front pendant quelques années une carrière d’enseignant vacataire et une carrière de journaliste, puis a opté définitivement pour la seconde voie. Elle a alors intégré France 3 avant d’être titularisée dans la grande vague de 1981. Après s’être spécialisée en social, elle est ensuite passée sur TF1 juste après la privatisation de la chaîne, au service Économie, en tant que rubricarde spécialisée dans le social.

22Ce contraste, quoique sommaire, semble malgré tout heuristique. Il permet de faire émerger une hypothèse séduisante mais qui apparaît cependant, en l’état, impossible à démontrer. Celle-ci est fondée sur les effets supposés d’une homologie de position23. Le fait d’être marqué par une certaine illégitimité ou une souffrance à l’entrée dans la profession – les journalistes placés dans cette catégorie ont dû attendre davantage de temps que leurs collègues avant d’être titularisés ou d’intégrer une rédaction nationale – expliquerait une certaine affinité voire une empathie avec les « exclus » ou les dominés. Mais cette influence serait ensuite lissée, compensée voire neutralisée par les spécificités du parcours ultérieur des journalistes24. Plusieurs cas de figure peuvent ici être distingués. Schématiquement, les « conformistes » se caractérisent par leur propension à se couler dans le moule du journalisme institutionnel ; les « anticonformistes » privilégient plutôt la prise de parole, même si cette dernière peut prendre des formes diverses ; entre les deux, on trouve des journalistes plutôt « attentistes » qui semblent hésiter entre plusieurs postures, entre loyauté et prise de parole, ou qui finissent (plus rarement semble-t-il) par emprunter la voie de l’exit25.

Les « conformistes », ou le zèle du (re)converti

23Des journalistes comme Claire ou Robert26 semblent assez proches du pôle institutionnel. D’autres profils de journalistes renvoient également à ce modèle, même si leur parcours plus complexe – ils ont en effet sacrifié à des engagements « mineurs » avant de revenir dans le giron du journalisme institutionnel – oblige à nuancer quelque peu l’homogénéité supposée de cette posture.

24Le cas de Dominique, obligé de solder le passif d’une proximité nouée en début de carrière avec des groupes comme DAL ou Dd !!, est à cet égard très éclairant. Son parcours professionnel est en effet marqué par une orthodoxie initiale, suivi d’un flottement à l’entrée dans le métier qui l’a conduit à faire quelques écarts, puis à opérer une (re)conversion. Ses débuts en télévision, au début des années 1990, ont été marqués par une « rencontre » avec les responsables de DAL puis de Dd !!. Sa « première expérience d’implication journalistique totale dans un sujet » avait consisté à suivre de près l’occupation du Quai de la gare, où il avait d’ailleurs plusieurs fois dormi. Il était très proche pendant une période des groupes précités, et notamment de militants comme Jean-Baptiste Eyraud. Il s’en est toutefois progressivement éloigné à mesure qu’il démarrait une élévation dans la hiérarchie rendue crédible par ses dispositions et son ambition, et qu’il commençait, comme d’ailleurs une large part de son entourage professionnel, à désapprouver le lobbying médiatique dont les premiers faisaient preuve. Ce journaliste pouvait d’autant moins assumer ses incursions de jeunesse vers le territoire du gauchisme qu’il voulait donner des gages de neutralité à sa hiérarchie pour pouvoir évoluer27. Présentant tous les atouts pour réussir la belle carrière à laquelle il était promis – et qu’il a effectivement réalisée – il a pourtant pris une voie relativement hétérodoxe à son entrée dans le métier, avant de reprendre sa position initiale, dans un mouvement de balancier. Bien qu’ayant passé quelques années en tant que pigiste, notamment sur les chaînes publiques, ce journaliste est passé « grand reporter » avant ses 30 ans. Il a ensuite intégré assez rapidement la hiérarchie de la rédaction en accédant à des responsabilités au sein du service Informations générales. Sans qu’il soit possible de creuser plus avant cette hypothèse, on peut penser qu’il s’est produit chez lui une sorte de retour à la posture institutionnelle, par réactivation d’une prédisposition à endosser cette même posture. Ce (re) basculement ne s’est toutefois pas fait en une fois, mais en plusieurs étapes. Il semble avoir définitivement basculé après l’opération de la Rue du Dragon, une expérience qui a modifié son point de vue sur les causes des sans. Le seuil tolérable de manipulation des médias par ces acteurs protestataires a d’abord, selon lui, été atteint à ce moment-là, puis a été franchi quelque temps plus tard à l’occasion du mouvement des sans-papiers de Saint-Bernard28. La découverte qu’il a faite d’autres acteurs selon lui plus crédibles dans ce domaine – c’est-à-dire les associations gestionnaires29 – lorsqu’il a dû couvrir les aspects davantage économiques de la crise du logement en 1995, lui a enfin « ouvert les yeux sur les limites de DAL ».

25Si la trajectoire professionnelle d’Annie est un peu différente, elle revêt cependant des implications similaires. On retrouve, dans son cas, la même injonction de distanciation qui a pu l’enjoindre à désamorcer le penchant d’empathie en faveur des chômeurs dont elle pourrait être suspectée. Cette journaliste pouvait en effet éprouver d’autant plus de sympathie pour les chômeurs mobilisés qu’originaire d’un milieu modeste son père, un ouvrier, est resté longtemps au chômage lorsqu’elle était adolescente. Malgré sa sensibilisation préalable à la détresse des chômeurs précaires elle ne pouvait, si elle voulait gravir les échelons hiérarchiques, laisser paraître son accessibilité à la cause des sans-emploi30. Cette élévation – rapide – au sein de la rédaction s’est, du reste, effectivement produite. Après une entrée au service Informations générales dans les années 1990, elle a ensuite intégré le service Économie, d’abord en tant que grand reporter puis à des postes de responsabilité au sein de la rédaction. Bien qu’elle estimait légtime l’utilisation des médias par les chômeurs mobilisés, elle avait toutefois pris le parti, à l’hiver 1997-1998, d’alerter ses supérieurs sur « l’inauthenticité » de ce mouvement médiatique. Elle dénonçait tout particulièrement le fait que la mobilisation était entretenue par la présence des caméras de télévision. Selon elle, au lieu de répercuter l’événement, c’est-à-dire d’en rendre compte, les journalistes le devançaient et ainsi le « jeu était biaisé ». Elle revendiquait le fait d’avoir contribué à remettre les journalistes de son équipe dans la position du « suiveur », position qui n’aurait de son propre avis jamais dû cesser d’être la leur.

26Le cas de figure incarné par Étienne présente des traits similaires, quoique moins marqués. Ce journaliste, à l’époque rubricard en économie au sein du service Économie et social de France 2, avait été affecté par hasard – à l’occasion d’une permanence de fin de semaine – à la couverture de l’investissement, par les militants de DAL, de l’immeuble de la rue du Dragon, en décembre 1994. Il s’était servi de cet événement pour faire un coup journalistique qui avait réussi, et dont il gardait depuis un souvenir assez vivace31. L’engagement qu’il avait manifesté en faveur de la cause des sans-logis répondait d’abord à un investissement professionnel32. Son implication ne semble néanmoins pas exempte d’affinité personnelle envers une cause à laquelle il avait été préalablement sensibilisé33. Le lien de connivence qu’il avait noué à cette occasion avec un responsable de DAL34 l’avait d’ailleurs, plusieurs années plus tard, contraint – alors que ce dernier le « tannait » pour faire la publicité des actions de protestations de sans-logis – à prendre un verre avec lui dans un café. Or, en l’absence d’actualité « chaude » reliée au mal-logement, Étienne ne pouvait plus rien faire pour lui, d’autant plus qu’il avait changé de spécialité et poursuivait une stratégie d’ascension au sein de la chaîne qui l’empêchait d’afficher une quelconque accointance avec les militants de la cause des sans-logis – dont les militants n’étaient d’ailleurs plus en odeur de sainteté auprès des journalistes35.

27À côté de ce premier type de journaliste, on trouve des reporters « marginaux », qui incarnent un style davantage décalé, voire anticonformiste.

Les « anticonformistes », ou la prise de parole mesurée

28Une propension plus ou moins marquée à faire entendre sa voix, sa différence, permet d’assumer un positionnement marginal dans ce milieu mais beaucoup moins de faire une « grande » carrière. Deux reporters illustrent particulièrement bien ce cas de figure. Si ces deux journalistes, atypiques à leur manière, se sont avérés moins conventionnels dans leur relation aux mobilisations d’« exclus », c’est bien semble-t-il parce qu’ils assument un rôle relativement déviant36, ou du moins anticonformiste.

29Vincent, pour commencer, combine tous les traits du dilettante qui en fait un journaliste assez iconoclaste. Ayant intégré le journalisme d’information par la bande, il a ensuite suivi une trajectoire en dehors des sentiers battus. Recruté au sein du service Culture de TF1, il a poursuivi sa carrière aux Informations générales, avant de partir à l’étranger pendant plusieurs années. Après avoir réintégré TF1 dans les années 2000, au sein du service Société. Il est ensuite passé au service Économie pour prendre en charge les nouvelles formes de tourisme. Passionné par les tendances souterraines de la société, « tendance Libération », il déclarait vivre et investir son métier en privilégiant des thématiques dépréciées, en s’intéressant aux « laissés pour compte de la société », en montrant l’envers du décor. Ce faisant, il déclarait avoir toujours voulu toucher les gens37 et peu – ou pas – sa hiérarchie, une démarche manifestement peu propice à favoriser son avancement. Il n’est d’ailleurs passé chef de rubrique qu’à l’approche de la quarantaine, à un âge où beaucoup de ses collègues sont déjà devenus chefs de service adjoints ou ont changé de rédaction ou même de média (voire de secteur professionnel) afin d’accéder à des positions professionnelles plus élevées ou du moins davantage adaptées à leurs aspirations. Même s’il est loin de vivre son métier de manière complètement distanciée, le journalisme ne constitue en effet pas pour lui un sacerdoce. En tous les cas il ne le place pas, à l’inverse de nombre de ses collègues, au centre de sa vie. Son métier n’est pas, en d’autres termes, une finalité en soi, mais « simplement » un moyen d’atteindre d’autres objectifs. Ce positionnement explique que s’il mobilise lui aussi (comme Catherine) le registre de la « rencontre » avec certains leaders de DAL, il précise cependant qu’il a certes été proche de ces derniers mais n’a jamais noué avec eux des rapports d’amitié intime. En prenant bien soin de garder ses distances, il respecte en cela l’impératif d’indépendance et de conservation de l’initiative.

30Une autre journaliste, Sandrine, arbore également un parcours non-conformiste, même si elle apparaît globalement moins marginale professionnellement parlant que Vincent. Témoignant d’une vocation contrariée dès ses études de journalisme38, son cursus ultérieur a toujours été marqué par une forme d’hétérodoxie. Elle a commencé sa carrière en se mettant au service de mentors étiquetés comme pratiquant un journalisme iconoclaste et polémique39. Dépourvue d’un pedigree émérite à son entrée au sein de la rédaction de France 2, elle a dû compenser en se construisant un parcours de « baroudeur » en devenant reporter de guerre. Cet investissement lui a permis du reste d’accéder assez jeune au grade de grand reporter, avant l’âge de 30 ans, et en quelque sorte de rattraper – en partie – son retard initial. Elle a ainsi été amenée à surcompenser son stigmate originel en prouvant sa valeur sur le terrain, dans un domaine généralement chasse gardée des hommes. Ce parcours a sans doute, en retour, renforcé sa posture de « forte tête » et son indépendance. Il a probablement aussi encouragé chez elle le développement d’une indocilité et d’un franc-parler qu’elle a mis à profit d’un investissement pour les causes humanitaires. Revers de la médaille, elle a d’abord été rapidement cataloguée comme une « pasionaria », une étiquette qui lui a valu des railleries et des inimitiés. Elle s’est également fait prendre par son rôle et a dû renoncer, en se rendant très souvent sur le terrain à l’étranger, à capitaliser des ressources adéquates pour accéder à des positions de responsabilité40. Elle ne s’est finalement résolue à rentrer dans le rang qu’à l’approche de la quarantaine, lorsqu’elle a souhaité avoir des enfants et être présente au quotidien auprès d’eux. Elle est alors passée au service Société, afin de pouvoir concilier son métier avec sa vie de famille.

31En somme, ce qui rapproche ces deux journalistes c’est qu’ils tendent à subvertir les rôles de l’intérieur, bien qu’ils le fassent tous deux à leur façon bien particulière. Vincent agit ainsi plutôt d’en bas, en investissant des rubriques moins légitimes et des thématiques plus sociétales41. Peu attaché aux modèles dominants d’excellence professionnelle, ce journaliste – alors qu’il était encore débutant – avait lui-même demandé à se spécialiser sur les thématiques liées aux sans-logis et aux sans-papiers, après avoir été affecté sur l’occupation de la rue du Dragon. Ses orientations successives révèlent d’ailleurs une faible adhésion aux modèles d’excellence en vigueur, moindre en tout cas que celle de Sandrine. Bien qu’il se soit ensuite « spécialisé » en Informations générales, en basculant sur des thématiques d’ordre public (police, puis terrorisme), il a gardé semble-t-il une approche très différente (en particulier beaucoup moins cynique) de celle dont pouvaient faire preuve ses collègues ou pairs des Informations générales. Sandrine opère quant à elle plutôt une subversion par le haut, en investissant des positions ou des rubriques plus légitimes professionnellement. Faisant davantage corps avec l’institution, elle colle mieux aux rôles consacrés du journalisme ; elle se rattache notamment à la figure du « grand reporter », qui occupe une place centrale dans les mythes de la profession. Tordant les prescriptions attachées à ce rôle, elle mobilise ce faisant une rhétorique professionnelle – mettre « la plume dans la plaie » – consacrée42. Ainsi, malgré le fait qu’elle s’était – selon ses propres termes – « un peu posée », elle continuait tout de même dans cette voie subversive depuis qu’elle œuvrait au sein du service Société. Elle déclarait y avoir davantage qu’aux Informations générales la possibilité de faire de l’humain, en bénéficiant de plus de temps pour « sentir », « comprendre l’info », avoir le « recul », « nuancer », « éclairer les contradictions de la société ». Elle disposait de la sorte d’une tribune à partir de laquelle elle pouvait également « faire du sociétal comme [elle] l’aime ». Le terme « subversion » doit être entendu ici au sens où cette journaliste ne s’arrête pas à une séparation entre les ordres institués par les rubriques ; de son point de vue « tout est politique », et il est ainsi tout à fait possible de continuer à emprunter cette voie dans d’autres spécialités, en faisant du politique autrement43.

32La subversion peut enfin prendre des accents davantage politiques, telle qu’elle est mise en œuvre par des journalistes sociaux « engagés44 ». À l’heure actuelle, la difficulté à assumer cette forme de subversion « consacrée » fait que cette posture est rarement endossée de manière constante et appuyée, comme elle pouvait pourtant l’être par le passé et surtout dans d’autres médias. Elle est plutôt endossée par éclipses, les journalistes qui l’investissent oscillant, tels des « attentistes », entre prise de parole et loyauté, voire exit.

« Transfuges » et « attentistes » : la difficulté d’assumer un engagement « social »

33Cette posture est en effet alternativement revendiquée ou mise en sourdine au gré des évolutions de la carrière et des rapports de force entretenus avec les pairs et les supérieurs. À l’image des « conformistes », la poursuite d’une carrière ascendante oblige les « attentistes » à taire leurs préférences, à freiner leurs ardeurs et finalement à brider leur engagement.

34Le cas de figure le plus typique à cet égard est celui de Catherine. Issue d’un milieu politisé, assumant donc un « passé » politique, cette journaliste s’est spécialisée dans le social comme une « évidence », endurant la « galère » pour accéder à la rédaction nationale sans (quasiment) jamais délaisser une spécialité de moins en moins porteuse professionnellement parlant. On peut toutefois difficilement dire qu’elle était proche du mouvement syndical ou des chômeurs – elle refusait d’endosser l’étiquette de militante. Elle avait en fait « découvert » l’existence du mouvement des chômeurs par sa pratique professionnelle. C’est par ce biais qu’elle a été amenée à prendre parti pour cette cause, en lui donnant un « coup de pouce ». Elle fréquentait certes déjà Richard Dethyre, qu’elle avait rencontré dans un cadre professionnel lorsqu’elle devait trouver des chômeurs témoins sur la région parisienne par l’entremise de l’APEIS. Elle n’abordait cependant les associations de chômeurs essentiellement qu’à des fins de casting, et connaissait en fait peu leurs actions concrètes sur le terrain. Elle n’était de même entrée en contact avec les comités de chômeurs CGT qu’à l’initiative d’un syndicaliste de la centrale, qu’elle côtoyait régulièrement pour son travail et qui lui avait recommandé de rencontrer Charles Hoareau. Elle avait alors vécu cette rencontre avec le leader marseillais sur le mode de la « révélation ». Elle s’était par la suite efforcée de parrainer cette lutte en essayant dans un premier temps de vendre un sujet à la rédaction du 20 heures. Cette rencontre lui avait permis de mettre son engagement au service d’une cause qu’elle percevait à la fois novatrice d’un point de vue journalistique, et juste d’un point de vue moral voire politique45. Elle s’est alors, selon ses dires, battue pendant presque un an pour vendre – cette fois-ci à l’équipe d’Envoyé Spécial46 – un reportage plus long sur l’action des comités de CGT de chômeurs dans la région de Marseille et celle de l’APEIS en région parisienne. Elle déclarait être rétrospectivement fière de ce reportage, à titre professionnel comme personnel. Professionnellement parlant, elle avait anticipé sur le mouvement de l’hiver 1997-1998, ce qui la faisait se sentir comme « comme quelqu’un qui aurait découvert le mouvement avant » et aurait donc réalisé un scoop. Politiquement parlant, elle pensait avoir contribué à son éclosion et en retirait une satisfaction personnelle découlant de son engagement professionnel47. Elle escomptait en fait se servir de cette collaboration ponctuelle pour intégrer la rédaction du magazine Envoyé Spécial. Ce détour était censé lui permettre de revenir ensuite à la rédaction du 20 heures mieux armée pour revendiquer un poste de chef de service – ce qui s’est du reste produit48. Confrontée à un conflit professionnel lors d’un tournage à Marseille (cf. infra), son choix de céder aux scrupules de son équipe doit être interprété en ce sens. Ce reportage n’était, en effet, qu’un test conditionnant son affectation temporaire au sein de la rédaction du magazine. Elle avait dès lors jugé plus judicieux de faire profil bas, sa position toute neuve étant encore peu assurée49. Sacrifier à la loyauté envers ses nouveaux collègues constituait la contrepartie, douloureuse, d’un investissement à moyen terme50.

35En somme, même pour des journalistes « engagés » comme Catherine, ce qui entre en ligne de compte dans leur propension à mettre en sourdine leur potentiel d’implication réside bien dans le gain ou la perte d’une chance d’atteindre un poste convoité. Ce calcul explique que ces journalistes puissent se révéler davantage vulnérables à la critique de leurs pairs ou de leurs supérieurs, et assument donc moins facilement leur engagement en pliant – au moins temporairement.

36La gestion de carrière de deux autres reporters témoigne de la difficulté à assumer sur la longue durée ce type d’engagement, lorsque la position de journaliste social n’offre pas les rétributions escomptées, ou que d’autres opportunités d’avancement poussent à profiter des occasions de mobilité. La loyauté et l’exit apparaissent alors comme les deux seules issues envisageables.

37C’est le cas par exemple de Mireille, qui avait été très longtemps journaliste sociale, avant d’arriver sur TF1. Elle continuait à revendiquer, lors de l’entretien, une « sensibilité » sociale alors même qu’elle avait depuis plusieurs années cessé d’exercer cette spécialité. Les possibilités de mise en pratique de son « engagement » se sont en effet progressivement émoussées par la double rupture que constituent son passage sur TF1 et les réorientations successives de sa carrière. Lorsqu’elle a intégré la chaîne privée elle a conservé sa spécialité d’origine, le social, mais il lui était désormais beaucoup plus difficile de manifester un quelconque engagement dans ce domaine, après s’être spécialisée en Politique intérieure, où la neutralité est de mise.

38Bernard, pour sa part, était considéré par certains de ses collègues rencontrés à France 2 comme un journaliste social assez engagé, jugement confirmé par plusieurs leaders de collectifs. Il s’était cependant montré assez réservé pendant l’entretien, en refusant de marquer ou même de donner un quelconque indice de son engagement passé, endossant plutôt la posture du journaliste neutre. Cette attitude « contradictoire » semble traduire le fait qu’il était, au moment de l’enquête, dans une phase de reconversion professionnelle. Il venait en effet de quitter France 2 en profitant de nouvelles opportunités pour se reconvertir dans le journalisme politique. Au risque de sacrifier à l’illusion biographique, on peut faire l’hypothèse que ce renoncement était déjà en germe dans les aspects fondateurs de son parcours qui lui ont fait choisir, de manière préférentielle, l’exit à la voice.

39Pour comprendre pleinement le jeu avec les prescriptions de rôle, il convient de prendre également en compte les spécificités du cadre de l’interaction dans lequel les journalistes interprètent in situ leur(s) rôle(s)51.

Ancrage situationnel et variabilité des endossements de rôle

40L’exécution du rôle s’inscrit, à tout moment, dans une situation particulière construite par les attentes de « publics » spécifiques, qu’il convient de respecter a minima. Les journalistes, soumis aux injonctions croisées des pairs, des sources et plus largement des observateurs – parmi lesquels les téléspectateurs52 – doivent composer dans l’exercice de leur activité avec une pluralité de régimes d’engagement, notamment une pluralité normative (Lemieux, 2000 ; Thévenot, 2006). Ils disposent certes d’instruments qui leur permettent de se situer dans l’action, les grammaires53. Mais des conflits de rôle, pour parler comme Merton, peuvent naître des attentes différentes de ces « publics » notamment quand l’activité des journalistes se déroule successivement dans ou à l’articulation de différents mondes sociaux ; ces « publics » n’ont en effet pas tous les mêmes attentes et ne privilégient eux-mêmes pas les mêmes normes de comportement. Un des enjeux pour les journalistes est d’être en mesure de sinon contenter tout le monde, du moins d’être capable de mobiliser des arguments convaincants en cas de litige. C’est en observant, à l’occasion de ces situations, la manière dont les journalistes vont assumer – ou pas – les registres de rôle qu’ils endossent ordinairement que le rôle « réel » est mis en actes de façon subjective par les journalistes et prend donc toute son épaisseur54.

Savoir se situer dans l’interaction : le poids des grammaires de l’action

41Le dispositif spécifique de chaque catégorie d’interactions rend acceptables – ou pas – des formes de rapprochements limités entre les journalistes et les acteurs de l’actualité, en fonction des propriétés des scènes au sein desquelles s’inscrivent ces relations55. La contradiction entre l’effort de distanciation qu’implique le respect de la grammaire publique, et l’effort d’implication qu’exige à l’inverse le respect de la grammaire privée est normalement résolue par la grammaire de la réalisation – autrement dit le professionnalisme (Lemieux, 2000, p. 139-140).

42Dans les situations les plus publiques56 (sur le plateau du journal, en conférence de presse, etc.57), les journalistes sont censés faire preuve de distanciation58. La grammaire publique irrigue le versant « officiel » du rôle – le journaliste étant valorisé comme un médiateur neutre, indépendant, objectif, etc.59. Elle empêche les journalistes qui y sont particulièrement soumis, comme les journalistes politiques, de sortir des sentiers battus. Ainsi Mireille, en tant que journaliste parlementaire à TF1, se devait de rendre compte de manière très rigide du débat autour de la loi Debré sur l’immigration qui avait eu lieu à l’hiver 1996. Désireuse d’accentuer la dimension humaine du traitement, et ce d’autant plus qu’elle comptait dans son entourage des étrangers sans-papiers à qui on refusait (injustement selon elle) le statut de réfugié politique, elle ne pouvait cependant déborder du cadre strictement fixé à cette spécialité.

43Par contraste, dans les situations les plus privées60, c’est à un effort d’implication que doivent se livrer les journalistes, avec le risque de s’appuyer démesurément sur des motifs (trop) personnels de s’engager envers autrui. Ces formes de rapprochement sont en fait variables, manifestant des degrés d’implications gradués et répondant à des motifs diversifiés. Au moins trois cas de figure peuvent être distingués, par ordre de gradation. Le premier cas est incarné par Sandrine, qui avait noué des rapports de séduction avec Aboubacar Diop à l’été 1996 à Saint-Bernard, ou encore par Dominique qui s’était rapproche des leaders de DAL (puis de Dd ! !) lorsqu’il couvrait les grands campements du début des années 199061. L’entretien d’un rapport de proximité avec les sources est ici commandé par un motif de type instrumental : il s’agit de se rapprocher des acteurs pour tirer le meilleur d’eux et, ce faisant, de mieux accomplir son métier. Le deuxième cas est donné à voir par Annie, qui avait offert des cadeaux aux enfants de familles de chômeurs mobilisés qu’elle devait interviewer chez eux durant les fêtes de Noël, ou par Vincent, qui avait emmené les enfants des familles de sans-logis occupant l’immeuble de la rue de Dragon visiter les locaux de TF1. Le niveau d’implication personnelle est en l’espèce plus important : il peut s’agir de compenser le malaise voire la culpabilité causés par le sentiment d’utiliser sans contrepartie des témoins en situation de précarité ou de détresse sociale62. Le troisième cas est illustré d’abord par Bernard. Ce dernier avait brièvement briefé Claire Villiers (AC !) dans les coulisses du plateau du JT de France 2 (auquel cette dernière avait été invitée à l’hiver 1997-1998) pour éviter qu’elle ne se fasse déstabiliser par le présentateur – qu’il estimait idéologiquement hostile à la cause des chômeurs. Il avait également participé, du côté manifestant, à une manifestation organisée par les collectifs de chômeurs à Paris au début de 1998. Ce cas de figure est illustré ensuite par Catherine, qui s’était battue pour faire le reportage d’Envoyé Spécial afin de rendre justice à la cause des chômeurs. Ces deux exemples rendent compte d’un élan qui manifeste davantage une implication personnelle, laquelle va de pair avec un partage de croyances et une prise de risque consécutive.

44Mais sacrifier à des engagements malheureux constitue toujours un risque prégnant63, et augmente la probabilité de commettre d’autres impairs : ne pas recouper les informations, rapporter des faits inauthentiques ou perdre l’initiative – autant de fautes susceptibles d’être commises lorsqu’on est « pris » dans ses sources (Haegel, 1992). Or, le professionnalisme consiste justement dans l’art de savoir se situer quand il le faut dans la grammaire publique ou privée, selon les propriétés de la situation. Par exemple, Bernard ne s’était permis de casser la distance avec Claire Villiers que parce que ce conciliabule avait eu lieu en coulisses, à l’abri des regards indiscrets. De même il ne lui avait promis de venir manifester aux côtés des chômeurs que parce que la manifestation avait lieu un samedi, jour de congé, où il cessait momentanément – à ses propres yeux du moins – d’être journaliste pour redevenir un simple citoyen. Dans la même veine, Vincent prenait un risque en invitant des enfants de la rue du Dragon à venir visiter les locaux de sa rédaction ; aucune obligation professionnelle ne justifiait en effet qu’il soit dans ce lieu avec des « sources », qui plus est dans un contexte ludique. Il n’était cependant plus en service à ce moment-là et cessait donc d’une certaine manière – encore une fois à ses propres yeux – d’être journaliste. Il pouvait d’autant plus facilement s’autoriser à agir de cette manière qu’il s’est par ailleurs toujours montré très détaché des jeux de pouvoir au sein la rédaction de la chaîne, contrairement à nombre de ses collègues.

45Ces exemples pourront peut-être paraître caricaturaux ; en pratique nombre de comportements sont ambigus, voire tangents. La plupart des journalistes manifestent en effet un pragmatisme lucide à propos des contraintes qui s’imposent à eux dans leur travail, et qui constituent de « bonnes raisons » les empêchant de respecter à la lettre des principes de fait inapplicables ubique et semper. Par exemple Catherine64 a recours à un argumentaire qui vise le dévoilement des impensés caractéristiques de la culture d’autres services, aussi proches en réalité de leurs sources qu’elle-même peut l’être. Le caractère hypothétiquement condamnable de sa propre pratique est donc contrebalancé – à l’aune du moins de sa conscience professionnelle – par les excès du journalisme institutionnel, qu’elle se contente de compenser en agissant au profit des « dominés ». Dans ce cas de figure un engagement assumé sert à en dénoncer un autre qui est occulté, et qui bien souvent n’est même pas vécu comme tel. Cette posture constitue un moyen alternatif de valider le principe de neutralité, au sens d’équilibre, dans la mesure où ces divers engagements s’annulent globalement.

46La plupart du temps, comme l’illustre ce dernier exemple, les journalistes qui enfreignent théoriquement les règles s’exonèrent d’eux-mêmes, en leur for intérieur, en mobilisant à leur secours d’autres normes dont le respect est également impératif. Quel que soit le motif privilégié, les journalistes peuvent d’autant plus facilement assumer leur engagement qu’ils sont en mesure de s’auto-absoudre des éventuels manquements. Si on considère le cas spécifique de l’engagement envers les sans, on observe que les journalistes tendent à mobiliser une représentation idéalisée de leur statut, c’est-à-dire de ce qu’ils peuvent se permettre par rapport à ce type de sources. Cette représentation est indexée à la position « complémentaire haute » (Legavre, 1992) qu’ils estiment occuper vis-à-vis des outsiders – en d’autres termes l’idée qu’ils peuvent plus facilement maîtriser l’interaction avec ce type d’acteurs réputés moins compétents en matière communicationnelle que les sources officielles. Mais d’autres raisons peuvent également entrer en ligne de compte. Par exemple, il peut s’agir comme on vient de le voir de subvertir la conception dominante – et sa mise en pratique – de l’objectivité journalistique, au nom de deux impératifs tout aussi légitimes par ailleurs : rétablir un certain équilibre global des pratiques journalistiques (« faire contrepoids ») et aller au fond des choses (« creuser l’actualité »). Dans tous ces cas de figure, la contrainte a ceci de spécifique qu’elle est intériorisée. Les reporters se retrouvent cependant parfois forcés de négocier les écarts qu’ils ont pu commettre non seulement avec eux-mêmes mais aussi avec leurs « publics ». Dès lors, la contrainte est partiellement extériorisée, ce qui est susceptible de générer des conflits de rôle.

Conflits de rôle

47Les différends à propos du respect du professionnalisme sont relativement fréquents. Ils avortent le plus souvent à l’issue de micro-épreuves, sans qu’ils soient perceptibles en dehors de leurs instigateurs, en d’autres termes sans portée autre qu’interne voire intime. Ces désaccords se règlent donc la plupart du temps par des compromis localisés. Ils peuvent cependant, parfois, être publicisés et participer des réorientations de la couverture, et ce de multiples manières.

48Les rétorsions peuvent d’abord venir des sources. Ce risque est exacerbé en cas de conflit préexistant entre les sources elles-mêmes, ce qui est le propre des mouvements sociaux et plus largement des controverses et des scandales. Une anecdote, érigée en cas d’école par Annie65, illustre les méfaits d’une trop grande empathie des journalistes avec leurs informateurs, qui augmente le risque de manquement à l’impératif d’objectivité, par la rupture de l’obligation de neutralité ou d’impartialité. Cet épisode concerne un plan social qu’un grand équipementier automobile avait annoncé à ses actionnaires sans en informer au préalable ses employés, pourtant premiers concernés. Annie et son équipe, comme la plupart des journalistes présents sur place, avaient selon elle – sans le vouloir – pris le parti des ouvriers licenciés. Elle invoquait pour se justifier le défaut de communication de la part de la direction de l’entreprise. Celle-ci, à travers notamment sa DRH, n’avait jamais daigné répondre aux sollicitations des journalistes. Ces derniers n’avaient de la sorte bénéficié que d’une seule version des faits, celle des ouvriers qui dénonçaient évidemment le bien fondé du plan social ; point de vue que les premiers ont ensuite retraduit dans leurs comptes-rendus. Annie, comme quelques uns de ses collègues d’autres médias, avait alors été immédiatement confrontée à un rappel à l’ordre de la part de la direction de l’entreprise. Celui-ci avait pris la forme « douce » d’une invitation à déjeuner adressée à quelques journalistes économiques des grands médias ; déjeuner durant lequel, subissant la critique feutrée du PDG de l’entreprise incriminée, elle – comme ses collègues du reste – avait dû se justifier. Ces « représailles » constituaient une injonction à rétablir l’équilibre pour satisfaire à l’impératif d’objectivité. Annie, qui avait mal vécu cette épreuve, en gardait un souvenir déplaisant. Elle s’en servait depuis d’exemple repoussoir pour rester sur ses gardes.

49Les conflits peuvent également provenir d’un désaccord entre les journalistes eux-mêmes, au sein d’une même rubrique, d’un même service, voire d’une rédaction. Le conflit noué entre Catherine et son équipe lors de la réalisation du reportage pour Envoyé Spécial sur les chômeurs à Marseille en constitue un parangon. Une fois sur le terrain, son caméraman avait refusé d’obtempérer à ce qu’il soupçonnait constituer une « convocation » et de relayer un événement artificiel car produit exclusif de la présence des journalistes (il s’agissait de filmer des chômeurs en train de taguer de nuit des slogans sur des ponts d’autoroutes). Après moult palabres, Catherine avait finalement cédé à ces scrupules pour les raisons exposées plus haut. Ce conflit manifeste les difficultés à assumer in concreto cette posture d’engagement social, quand l’environnement professionnel du journaliste concerné ne partage pas les mêmes conceptions de rôle. Catherine justifiait, pour sa part, son absence de réserves à l’égard des modes d’actions illégaux ou des « convocations sur événement » en invoquant la culture professionnelle des journalistes sociaux. Ces derniers souscrivent, selon elle, à une conception souple de l’authenticité lorsque « ce sont des choses qui existent par ailleurs et qui se seraient faites quand même » ; s’abstenir, dans l’hypothèse contraire, empêcherait tout simplement de faire son travail de journaliste. Ce jeu sur les règles de l’authenticité, et plus largement autour de la règle de conservation de l’initiative (Lemieux, 2000, p. 144 et s.), est néanmoins loin de faire l’unanimité, comme le montre cet exemple. Cette problématique peut en effet se poser différemment lorsque l’événement est davantage déconnecté de l’actualité « chaude », et que pèse un soupçon sur le caractère artificiel de l’action en cause. En l’occurrence, la tension avec son équipe faisait écho aux difficultés qu’elle avait dû surmonter pour vendre le sujet à Envoyé Spécial. La négociation avait été « matière à transactions » et elle avait dû se battre pour faire accepter que le reportage traite des comités de chômeurs CGT. Les autres membres de la rédaction du magazine y étaient en effet réticents, « au motif que la CGT récupérait ». Catherine ne se sentait dès lors pas autorisée à surenchérir en exigeant que les opérations de tags soient aussi filmées. Son insistance aurait alors pu être considérée comme la marque d’une franche – et déplacée – prise de parti.

50C’est cela même qui a fini par se produire lorsque Sandrine a été amenée à couvrir les dernières semaines du mouvement des sans-papiers de Saint-Bernard, au mois d’août 1996, dans des conditions toutefois sensiblement différentes. Cette affaire était en effet tellement délicate que la direction de France 2, anticipant les risques d’éventuelles ruptures de coopération avec les sources, avait été amenée à débarquer successivement deux des journalistes affectés à la couverture de cette actualité. Le premier journaliste à avoir fait les frais de ce procédé est Raoul66, collègue de Dominique et de Sandrine à France 2. Raoul avait censément outrepassé son obligation de réserve en insistant ironiquement, dans un de ses sujets, sur les motivations – selon lui affectées – des artistes et intellectuels supportant les sans-papiers. Grand reporter à l’International il avait été chargé, semble-t-il à contrecœur, de couvrir les premiers moments de l’occupation de l’église Saint-Bernard. Ne connaissant ces acteurs et plus généralement ce milieu militant que par réputation, il s’était laissé aller à exprimer un certain cynisme vis-à-vis de la manière dont la cause des sans-papiers était soutenue. Les principaux soutiens avaient alors menacé de boycotter ce reporter, et plus largement France 2. La chaîne ne pouvant nullement renoncer à couvrir cet événement autant que ses concurrents, la rédaction s’était résignée à accéder à cette requête en désavouant ce journaliste, non sans s’être laissée un délai de quelques jours afin de sauver la face. Décision avait alors été prise d’envoyer sur le terrain un autre grand reporter en la personne de Sandrine. Celle-ci, également spécialiste des conflits armés, ne fréquentait pas plus que son prédécesseur ces acteurs sociaux. Elle avait pourtant été choisie à dessein – elle s’affiliait notoirement à une posture humanitaire – pour coller aux attentes des mobilisés. Journaliste femme habituée aux déshérités, aux « gens qui ne parlent pas bien français », elle incarnait le profil du journaliste en qui ces personnes pourraient avoir confiance, ce qui garantissait la poursuite de leur coopération67. Elle avait cependant commencé à être critiquée à son tour par une partie de ses collègues des Informations générales, notamment ceux qui ne partageaient pas la même conception de rôle. Ces derniers lui reprochaient de s’être trop rapprochée des leaders et des soutiens des sans-papiers, au moins sous trois aspects : en héroïsant d’abord à outrance la grève de la faim ; en dramatisant ensuite démesurément la dimension tragique de l’évacuation de l’église ; en passant finalement de l’autre côté de la barrière, en participant de fait à une action ultérieurement organisée par des sans-papiers restants et leurs soutiens. Ce désaveu semblait, a posteriori, presque inévitable. Sandrine avait été parachutée sur le mouvement de Saint-Bernard à un moment sensible ; celui-ci était déjà devenu une affaire abondamment couverte, et avait donné lieu à un premier conflit dont avait résulté le débarquement de son collègue. Cette journaliste avait dans un premier temps parfaitement joué le jeu en collant aux stéréotypes consacrés de rôles sexuels, remplissant doublement les attentes de sa direction et celles des sans-papiers en adoptant une attitude plutôt compassionnelle. Jusqu’à ce qu’elle aussi aille trop loin, en froissant cette fois-ci les sources officielles – les pouvoirs publics. Ces derniers étaient déjà échaudés par la couverture médiatique de l’évacuation, que Sandrine avait d’ailleurs couverte en direct, en mettant l’accent sur la violence de l’intervention policière. L’action ultérieure des sans-papiers qu’elle avait ensuite traitée, avait pour objet de perturber un vernissage auquel assistait – à titre non officiel – le Premier ministre en exercice. Alain Juppé n’avait pas apprécié que cette journaliste fasse irruption dans cette réception mondaine aux côtés d’une délégation de sans-papiers68. Il avait pris ombrage de cette intrusion et l’avait fait indirectement savoir au chef du service politique de France 2. Ce qui était reproché à Sandrine, c’était d’avoir commis une double faute de grammaire en traitant une situation « privée » (le vernissage auquel assistait Alain Juppé) sous un cadre public tout en sacrifiant à un engagement malheureux au profit des sans-papiers. Craignant des représailles gouvernementales, la rédaction avait alors décidé, au bout de quelques jours, de reprendre en main la couverture. L’équipe rédactionnelle avait laissé quelques jours de répit à Sandrine, de manière à lui éviter de perdre la face (Goffman, 1974b), puis avait envoyé une autre journaliste du service suivre les derniers soubresauts de la protestation – à un moment où l’intérêt médiatique avait de toute manière largement fléchi.

51Les inflexions qu’ont pu connaître les couvertures respectives du mal-logement, de l’immigration ou du chômage, à l’occasion des grandes mobilisations du milieu des années 1990, semblent pouvoir être décryptées à la lumière de la notion de rôle. Les rôles constituent des prismes cognitifs et normatifs qui sont plus ou moins en affinité avec les manières de cadrer les problèmes et donc des diverses conceptions des enjeux promues par les acteurs des controverses69. Ils ont un impact sur les formes d’engagement ou d’implication vis-à-vis des diverses catégories de sources. L’analyse exploratoire70 qui vient d’être exposée semble indiquer qu’un registre principal domine dans la conception de son rôle qu’a chaque journaliste. Si les journalistes peuvent changer de rôles en cours de route, notamment lorsque leurs perspectives les amènent à reconsidérer leurs préférences et leurs objectifs, le nombre de passage d’un rôle à l’autre apparaît tout de même limité dans une même carrière : les journalistes semblent choisir un rôle et s’y tenir ensuite, plus ou moins. Dans cette adaptation des rôles jouent notamment la perception du cadre situationnel et l’évaluation des opportunités que la situation offre ou des risques qu’elle introduit. L’enjeu, pour les journalistes, est surtout de pouvoir justifier de pratiques in situ et au cas par cas. Tenir son rôle confine donc à une forme de bricolage revenant, par des subtils dosages, à optimiser ce qu’il est possible de faire en situation réelle. Ces quelques considérations invitent à ne pas exagérer l’univocité des rapports au rôle, même si l’incohérence manifeste est proscrite71. Au total si les contraintes de rôle canalisent fortement les possibilités d’exprimer des élans envers des sources telles que les sans, les journalistes témoignent néanmoins, souvent, d’une capacité à contourner, dépasser ou subvertir les injonctions de ces mêmes contraintes de rôle. D’où la stabilité des cadrages en temps normal, et leurs modifications ponctuelles en période exceptionnelle, dont il reste à proposer une théorisation. C’est précisément l’objet du chapitre suivant.