1Si les modes de traitement ont été infléchis, c’est bien parce que l’équilibre entre les définitions de la situation portées par les divers acteurs de l’arène a été modifié. La perspective du cadrage peut ainsi être mobilisée dans une perspective davantage interactionniste. Il s’agit, ce faisant, de décrire comment ces acteurs s’engagent dans le jeu sur la définition de la situation en concevant les problèmes d’une certaine façon, tout en tenant compte des recadrages ou des contre-cadrages susceptibles d’être opérés par leurs adversaires ou leurs concurrents1. C’est de ce travail de cadrage que le présent chapitre vise à rendre compte, de manière exploratoire2, à partir essentiellement d’une analyse de l’activité spécifique des leaders des collectifs de sans et des journalistes.

2Dans un souci de comparaison j’ai choisi de ne pas adopter une approche narrative pour, au contraire, privilégier une approche analytique. Cette dernière approche permet en effet de mieux mettre en valeur les convergences et les divergences entre les différents aspects de ce travail de cadrage d’un cas d’étude à l’autre. Concrètement, j’ai distingué trois niveaux autour desquels ce travail de cadrage s’accomplit : la (re)définition d’une situation sociale comme problématique, processus qui inclut une reconfiguration de l’identité des groupes qui en souffrent ; l’identification des causes du problème, et notamment de ses causes efficientes ; la justification des demandes relatives au traitement du problème, et de leur acceptation ou de leur refus par leurs destinataires. Les diverses modalités de ces opérations de cadrage sont bien sûr indissolublement liées à la fois dans les discours et dans les pratiques concrètes des acteurs. Elles ne sont donc séparées que pour les besoins de cette (trop) rapide présentation3.

3Le bilan de cette exploration peut être résumé de la manière suivante. La reproblématisation des situations semble tout d’abord opérer de manière relativement aisée comme, en contrepoint, la révision de l’image publique des sans. Il en va de même de la réattribution des responsabilités causales, ainsi que de la légitimation du traitement des problèmes par les pouvoir publics. Si la plupart des acteurs qui participent à ces luttes définitionnelles évitent généralement de rechercher les causes profondes de chaque problème, à l’exception notamment des collectifs de sans, l’État est cependant identifié de manière assez consensuelle comme un PPDC4 commode. En revanche, les collectifs de sans rencontrent de sérieuses difficultés pour recadrer les solutions aux problèmes autour du registre des droits sociaux.

Accéder au statut de problème social, entre scandalisation et reconfiguration des identités collectives

4L’opération de (re)problématisation des situations peut être décomposée en deux phases : la formulation d’un diagnostic soulignant la gravité de la situation (Snow & Benford, 1988) ; la désignation de ses victimes, à travers la délimitation des contours des populations touchées par le problème. Ce qui se joue ici a donc à voir avec la recomposition de « l’identité » des groupes concernés. Dans les cas étudiés ce recadrage semble effectivement prendre, au moins partiellement. En « découvrant » des situations devenues scandaleuses, les journalistes réalisent – et donnent à voir – d’une autre manière la gravité des problèmes de logement, d’immigration ou de chômage. Ce renouvellement de l’image publique des sans-logis, des sans-papiers et des sans-emploi profite ainsi d’un processus de montée en généralité de la cause du mal-logement, de l’immigration irrégulière et du chômage.

(Re)découvrir la gravité des problèmes : des situations devenues scandaleuses

5D’abord, un constat : le mal-logement, l’immigration irrégulière ou le chômage ont rarement cessé d’être des problèmes. Leur saillance sociale, c’est-à-dire leur constitution en problème social, n’a simplement pas été constante. Les « crises » du mal-logement, de l’immigration irrégulière et du chômage n’ont en effet connu une acuité particulière qu’à certaines périodes5.

6Les problèmes de logement ont ainsi été en partie résorbés entre les années 1960 et 1970, en raison des forts investissements publics pour la construction de logements neufs et de logements sociaux6, avant de resurgir dans les années 1980. Il est alors établi qu’un grand nombre de personnes souffrent (qu’elles soient « simplement » mal-logées ou proprement sans-logis) des très fortes tensions sur le marché du logement au début des années 19907. Force est pourtant de constater le faible investissement des pouvoirs publics ou du moins le côté erratique – à première vue – de leurs actions ce domaine (Zittoun, 2001a). À cette carence fait écho la visibilité réduite de ces questions dans l’agenda public et médiatique, une absence qui recoupe plus largement l’invisibilité sociale des SDF ou des sans-logis, ou encore de ce qu’on appellera plus tard les « travailleurs pauvres ».

7La présence sur le territoire français d’un nombre important d’étrangers provenant des anciennes colonies africaines (maghrébines ou subsahariennes), ayant immigré notamment pour des raisons économiques, n’a pour sa part été posée en problème social – puis public – qu’à partir de la crise pétrolière de 1973 et la hausse consécutive du chômage8. La décision de juguler l’immigration économique9 a provoqué une transformation structurelle de l’immigration. De temporaire la présence de ces étrangers est devenue permanente, en raison notamment de la limitation de l’immigration de travail couplée à l’instauration du regroupement familial. L’immigration a alors progressivement acquis le statut de problème politique saillant à partir de la fin des années 197010. Les conséquences de l’immigration régulière ont d’abord été placées au cœur du problème, à travers notamment les multiples déclinaisons des difficultés relatives à l’intégration des « immigrés » de la deuxième voire de la troisième génération. Le centre de gravité du problème s’est ensuite déplacé, à partir des années 1980, l’immigration étant de plus en plus envisagée dans sa dimension avant tout irrégulière11. Bien que son importance réelle reste mal-connue12, l’immigration clandestine a pourtant suscité une répression accrue de la part des pouvoirs publics. Ce tournant s’est concrétisé par le durcissement des dispositifs juridiques et des pratiques administratives13. L’immigration est ainsi, désormais, construite avant tout comme un problème pour la France et les Français. Elle l’est beaucoup moins, en revanche, sous le prisme des difficultés rencontrées par les migrants ou les « immigrés » eux-mêmes, sans qu’on sache donc réellement ce qu’il en est des sans-papiers.

8Le chômage, très important dans l’Entre-deux-guerres, a perdu quant à lui ses attributs de problème saillant après le Seconde Guerre mondiale, une fois la France redevenue importatrice de main-d’œuvre. Mais si le nombre de demandeurs d’emploi est effectivement retombé à un niveau frictionnel pendant plusieurs décennies, il a ensuite progressivement augmenté à partir de la fin des années 1970 pour stagner à des taux massifs depuis la fin des années 1980 (Gautié, 2002). Le chômage de masse draine alors avec lui un nombre toujours plus important de bénéficiaires14 des « minima sociaux », une évolution qui se double en parallèle d’une précarisation globale des statuts d’emploi ou de non-emploi. Si les questions d’emploi et de chômage constituent un enjeu central de l’agenda au sens large (envisagé à la fois dans son versant politique, public ou médiatique), les chômeurs eux-mêmes – et leurs souffrances – restent pourtant peu visibles en tant que tels, tout comme c’est le cas des sans-logis et des sans-papiers.

9Une constante peut ainsi être établie lorsqu’on met en perspective ces trois cas : le problème considéré est certes plus ou moins visible du point de vue de ses manifestations statistiques, politiques, administratives, juridiques ou économiques, mais finalement assez peu à travers ses conséquences proprement « sociales ». Les protestations organisées par les collectifs de sans, redoublant en cela les efforts d’autres groupements à dominante gestionnaire ou caritative (ou pratiquant le cause lawyering), vont alors contribuer à (ré)activer une perception du mal-logement, du chômage ou de l’immigration irrégulière qui mette l’accent sur la gravité des problèmes pour les premiers concernés – à savoir les sans eux-mêmes. Cette prise de conscience va cependant prendre du temps.

10En effet lorsqu’une association comme DAL, bientôt accompagnée du CdSL puis de Dd !! met en œuvre des occupations ou des campements au début des années 1990, on parle encore peu du mal-logement. Il faut attendre les années 1993 ou 1994 pour que le débat public se déporte sur la question des logements d’urgence et que l’élite politique nationale et les grands médias commencent à s’en saisir, à travers le thème de la réinsertion des sans logis mais aussi la découverte du phénomène des travailleurs pauvres. On assiste alors à l’amplification d’un « bruit de fond »15 qui va créer les conditions d’une sensibilité accrue à ces problèmes. Durant les mois qui précèdent l’éclosion de la protestation de la rue du Dragon, l’ensemble du contexte au sens large est donc davantage propice à l’entreprise de dénonciation mise en œuvre par DAL.

11Les choses sont un peu différentes dans le cas du chômage. Il semble en effet acquis pour tout le monde que la situation de l’emploi s’est massivement dégradée depuis le début des années 199016. L’attention soutenue des médias à la multiplication des plans sociaux ainsi qu’aux initiatives des pouvoirs publics pour enrayer l’hémorragie des emplois traduit une vigilance accrue face au problème. En 1997, Lionel Jospin affiche solennellement sa volonté de lutter contre un problème qu’il érige en objectif prioritaire de son programme de gouvernement. Cette politique d’emploi plus interventionniste que les gouvernements précédents, stimule l’émergence d’un cadre encore plus propice à la prise au sérieux des revendications des chômeurs. Si les spécificités de ce cycle d’attention placent l’emploi en position d’enjeu médiatiquement central, les chômeurs restent toutefois peu visibles pour eux-mêmes, à l’exception d’un cadrage soulignant la nécessité de leur réinsertion. Les journalistes s’en tiennent de plus à l’illustration de tentatives ponctuelles et localisées de réinsertion, sans qu’on sache si elles aboutissent effectivement. Cette tendance ne va donc que partiellement dans le sens d’une prise de conscience des drames humains sous-jacents au chômage, autrement dit de la « misère » des sans-emploi17.

12Enfin, lorsque les mobilisations de sans-papiers se déploient au début des années 1990, la problématique de l’intégration des « immigrés » domine encore la définition publique de l’immigration (Battegay et Boubeker, 199318). La perception de la gravité de la situation des sans-papiers semble pour sa part brouillée par les changements incessants de législation et la dilution des statuts d’immigrants (demandeurs d’asile, bénéficiaires du regroupement familial, immigrants économiques, étudiants étrangers, etc.). À la fin de 1995 et au début de 1996 de nouvelles informations, sous la forme notamment de statistiques ou de rapports, sont pourtant mises à disposition des journalistes, qui vont ainsi pouvoir relayer les lanceurs d’alerte19 à propos de ce qui est en train de se jouer dans ce domaine. Le durcissement des conditions d’entrée et de séjour sur le territoire notamment matérialisé par le renouveau des expulsions collectives par charters20. Là aussi, lorsque le mouvement de Saint-Ambroise fait irruption sur la scène publique, le contexte est propice à une sensibilité accrue des journalistes pour les problèmes vécus par les sans-papiers.

13Au total, si ces mobilisations ont aussi efficacement attiré l’attention des journalistes c’est bien parce qu’elles ont émergé, comparativement à celles qui les ont précédées ou suivies, au sommet d’un cycle d’attention approprié aux problèmes qu’elles mettent en exergue. Les dénonciations effectuées par les collectifs de sans ont alors fonctionné comme autant de signaux d’alerte auprès des journalistes, redoublant d’autres circuits de sensibilisation plus institutionnalisés. Mais pour que les souffrances de ces groupes soient davantage audibles, l’image que les journalistes se font des catégories de population touchées par ces problèmes devait également évoluer positivement. En ce sens, la reconfiguration de leur l’identité publique a bénéficié de ce processus de montée en généralité21.

Monter en généralité, ou la reconfiguration d’une identité plus légitime

14La reproblématisation médiatique de ces situations donne à voir un phénomène qui commence à être bien documenté, selon lequel la (re)construction d’une identité collective plus facile à assumer dans l’espace public constitue une fin en soi. Loin d’être seulement une condition ou une ressource préalable à l’action collective, elle représente en fait un enjeu central et permanent des mobilisations (Melucci, 1995, p. 45 ; Van Zoonen, 1992). Ces processus de retournement relèvent de l’ordinaire des dynamiques contestataires, comme plus largement des stratégies de présentation publique de soi. Ils revêtent cependant une acuité particulière lorsque cette identité est floue, peu stabilisée voire stigmatisée, comme c’est le cas des sans. Il semble donc que les mouvements de défense des groupes « précaires » présentent quelques spécificités sur ce plan, et imposent à ceux qui les animent un surinvestissement de ces stratégies (Mathieu, 2007b). D’où l’intérêt d’en dire quelques mots ici.

15Cette identité collective a d’abord d’autant moins de chances d’émerger et de s’imposer que les populations rangées sous les catégories englobantes de « sans-logis », de « sans-papiers » ou de « chômeurs » relèvent de statuts très éclatés, ne serait-ce que d’un point de vue légal et administratif. Ce travail de promotion, qui est une des principales tâches des entrepreneurs de protestation, s’en trouve grandement gêné. La catégorie de « sans-logis » peut par exemple aussi bien désigner des SDF – c’est à cette image que les journalistes se réfèrent encore spontanément au début des années 1990 – que des individus ou des familles mal-logés, et plus largement des « travailleurs pauvres ». La position d’étranger en situation irrégulière subsume pour sa part des cas de figure très différents. Il peut s’agir alternativement de personnes entrées clandestinement (c’est-à-dire sans visa) sur le territoire national ou qui y sont restées après l’expiration de leurs visas de touristes, de personnes restées après l’expiration d’un titre de séjour non renouvelé22, de demandeurs d’asile déboutés, de « faux » étudiants, etc. Le « groupe » des étrangers sans titre apparaît d’autant plus clivé qu’il est, en outre, éclaté entre plusieurs communautés étrangères qui ne partagent pas la même langue, s’organisent parfois par affinité ethnique et se distinguent au-delà par des trajectoires migratoires différentes23. De même, les « chômeurs » sont constitués de catégories de population à bien des égards hétérogènes : jeunes faiblement diplômés en voie d’insertion, jeunes diplômés obligés de s’expatrier pour trouver du travail, chômeurs âgés considérés comme inemployables, anciennes femmes au foyer sans qualification, anciens ouvriers ou employés de service en reconversion, etc.

16Cette (re)construction d’une identité collective est, en outre, perturbée par la difficulté que rencontrent les journalistes pour trouver des témoins aussi bien aptes à incarner les situations problématiques qu’ils ont à traiter que disposés à se prêter au jeu de la médiatisation. D’où le peu d’occasions qu’ont les journalistes de réaliser des portraits illustrant les malheurs des sans-logis, des chômeurs et plus encore des sans-papiers24 notamment lorsqu’il s’agit de témoigner à visage découvert. Cette réserve se rattache elle-même à une forme de honte sociale (crainte d’être reconnu par sa famille, ses amis, ses voisins, son patron, etc.) voire à une appréhension plus aiguë qui réside dans la peur d’être inquiété par la police (c’est notamment le cas des sans-papiers).

17Une ouverture va néanmoins se produire dans chacun des cas étudiés.

18Fin 1994, après plusieurs années d’effort, les stratégies de recadrage promues par DAL semblent en passe d’aboutir. Les représentations que les journalistes se font de la situation du mal-logement, et spécifiquement des populations concernées par ce problème, ont en effet évolué sous la pression exercée par des acteurs comme DAL mais aussi par d’autres25. Les journalistes ont notamment été incités à revenir sur certains stéréotypes qui réduisent le périmètre du « groupe » des sans-logis à des clochards ou des SDF ou encore à des familles de mal-logés africains ou maghrébins par exemple26. De même, ils ont peu validé les tentatives de contre-cadrage initiées par les adversaires des mobilisations de sans-logis, qui visent à réduire les protestations – et notamment les occupations – à de pures actions de marginaux ou de squatters27. Rapporté au cas spécifique de la population mobilisée par DAL, ce processus ne se déroule toutefois pas sans accrocs, malgré la diversification progressive de l’origine des adhérents de l’association. À cette époque encore, il reste difficile de trouver des témoins de type européen (des « Blancs ») qui « présentent bien28 ». La capacité des militants à procéder à des castings lors de la sélection des adhérents susceptibles de participer aux actions, et notamment aux grandes occupations, va cependant contribuer à appuyer ce déplacement. Les militants vont être en mesure de présenter de manière davantage convenable les populations de mal-logés, qui ne se résument plus aux SDF ni aux personnes issues de l’immigration africaine notamment, ni même aux clichés des jeunes « marginaux ». Ce savoir-faire est à mettre au compte de l’expérience accumulée lors des actions précédentes, à la suite sinon des échecs qu’ils ont dû essuyer, du moins des « débordements » auxquels ils ont dû faire face29. Il va alors être recyclé pour ajuster la présentation des témoins aux exigences d’une image publique plus acceptable. Cette entreprise est en grande partie couronnée de succès avec l’occupation de la rue du Dragon. On passe alors d’une représentation du mal-logement très largement réduite aux stéréotypes communs à une figuration incarnée par des familles « normales » à qui se posent, à coté des souffrances liées strico sensu au mal-logement, des problèmes « normaux » – comme devoir inscrire ses enfants à l’école ou organiser une fête de réveillon de quartier30. Cette contrainte contribue à éclairer le choix des militants de DAL qui se sont trouvés confrontés, dès la création de l’association, à la nécessité impérieuse d’opérer une montée en généralité des revendications (cf. infra). L’objectif est en effet, dès le départ, d’éviter que la cause ne soit perçue comme (démesurément) orientée dans un sens communautaire ou ethnique. D’où la mise en œuvre d’une interpellation politique qui soit universelle, générale et qui renvoie à un droit fondamental, et non pas à la défense d’une minorité. En se gardant d’activer la problématique des discriminations, l’objectif était donc de légitimer des demandes qui, autrement, auraient pu être plus facilement disqualifiables31.

19Cette complication revêt une acuité toute particulière dans le cas des sans-papiers. La défense des étrangers en situation irrégulière risque en effet toujours de se heurter à l’écueil de « l’inversion du problème » (Benford & Hunt, 2001), c’est-à-dire un renversement de la relation de souffrance – les victimes n’étant plus en l’espèce les sans-papiers mais la communauté nationale en raison même de la présence « souterraine » et non désirée des premiers sur le territoire français. Cette menace est exacerbée dans un contexte de fort chômage où les accusations formulées par certains groupes – accusations selon lesquelles les sans-papiers accentuent le problème en spoliant les travailleurs nationaux de leurs emplois32 et en profitant indument de multiples aides sociales33 – bénéficient de conditions de réception plus favorables. En somme, la défense des sans-papiers doit en permanence affronter un contre-cadrage promu par les défenseurs d’une immigration très contrôlée voire de « l’immigration zéro » (Gastaut, 2004). Le recadrage du diagnostic de souffrance vise donc à appuyer l’idée selon laquelle les premières victimes de ces situations d’irrégularité sont les sans-papiers eux-mêmes. Opportunément pour ces derniers, la focale répressive n’est jamais totalement exempte d’une vision comportant également des accents compassionnels envers leurs malheurs. Exactement à l’image de ce qui se produit dans le cas de l’occupation de la rue du Dragon, le fait que le groupe de Saint-Ambroise puis de Saint-Bernard soit un collectif composé de nombreuses familles a grandement facilité ce recadrage identitaire34. Cette sortie de l’ombre apparaît aussi facilitée par l’émergence de porte-paroles perçus comme des personnes qui, à côté de leurs compétences communicationnelles et d’un certain charisme, présentent un nombre de caractéristiques leur conférant un surcroit de « normalité35 ».

20L’image publique du chômage, parce qu’elle est davantage documentée et donc constituée, offre peut-être une résistance plus importante au recadrage impulsé par les associations de chômeurs. Si la dimension éminemment sociale du problème est incontestable, en raison même de son ampleur, le chômage demeure cependant une question relativement abstraite – du moins dans sa déclinaison médiatique. Cette inertie s’explique sans doute par le mode d’objectivation statistique du phénomène, et les habitudes journalistiques qui en découlent. Le chômage est de plus communément abordé comme un problème certes d’ordre collectif mais d’abord saisi, lorsqu’il est question de lui consacrer des reportages, à partir d’un prisme essentiellement individualiste36. La dimension familiale des situations de souffrance liées au chômage ne s’impose donc pas d’elle-même37. Un travail de recadrage va alors être entrepris par les associations, et relayé par les journalistes, pour alerter sur les problèmes financiers rencontrés par les familles de chômeurs à l’approche de Noël. Ce travail va être appuyé, notamment, sur une sensibilisation au sort des enfants sur qui pèse la menace de ne pas recevoir de cadeaux. Cette tactique trouve une résonance inacoutumée durant cette période des fêtes de fin d’année, avec la multiplication des portraits de familles de chômeurs, validant ce constat de souffrance38. Le « groupe » des chômeurs se trouve alors unifié, selon un procédé métonymique, par le lien de commune souffrance qui unit entre elles les familles touchées par ce problème et, au-delà, à la nation tout entière.

21Cette reproblématisation de la situation est inséparable d’une réattribution des responsabilités. L’effort entrepris par les collectifs de sans consiste en effet, parallèlement, à pointer les (nouvelles) causes du problème ou du moins à privilégier certaines causes déjà attestées. Mais ce recadrage apparaît bridé par des contraintes fortes qui réduisent drastiquement le choix des modes d’imputations efficientes et obligent à emprunter des circuits privilégiés de dénonciation.

Attribuer une responsabilité : des circuits privilégiés de dénonciation

22Les opérations de réattribution de responsabilités, dans leurs différentes dimensions, apparaissent d’abord intimement liées au travail effectué sur les cadres identitaires. En ce sens promouvoir une identité collective plus légitime, et donc davantage assumable, revient à détourner l’attention publique de la responsabilité des sans eux-mêmes tout en luttant contre le risque, toujours présent, d’une dilution des responsabilités. Accéder au statut de cause publique nécessite d’aller au-delà et d’engager, d’une quelconque manière, la responsabilité des pouvoirs publics. Or cette entreprise est tout sauf aisée, comme on va le voir.

Cadres identitaires et réattribution des responsabilités causales

23Lorsque les collectifs de sans-logis, de sans-papiers et de chômeurs accèdent à la visibilité, un des premiers impératifs auxquels ils sont soumis est d’unifier les groupes mobilisés – du moins sur le plan de leur représentation publique39. Les mobilisations sont alors le théâtre d’une lutte de classifications, à travers laquelle il s’agit d’imposer des catégories susceptibles de fonder et de légitimer des demandes politiques.

24Première manifestation de ce phénomène, les revendications s’expriment souvent de manière très forte d’un point de vue identitaire, par les noms qu’on se donne ou qu’on essaie de changer. Le changement de terminologie désignant les populations touchées par le mal-logement ou le chômage, ou encore les étrangers en situation irrégulière, accompagne – tout en la sanctionnant – la prise de conscience d’un problème dont les contours auraient « soudainement » changé. Lorsqu’on observe l’évolution des termes employés par les journalistes pour qualifier ces populations, il semble bien que cette entreprise rencontre un certain succès.

25À cet égard, l’introduction de la racine sans constitue un enjeu à géométrie variable, diversement pris en compte par les différents collectifs. Ce recadrage ne revêt en d’autres termes pas une importance névralgique pour tous les groupes mobilisés. Ceux les plus marginalisés, de sans-logis et surtout de sans-papiers, y accordent concrètement plus d’importance que ceux de chômeurs40. Des organisations comme le MNCP ou l’APEIS, voire même les comités CGT, sont plus proches d’une posture visant à endosser la catégorie consacrée de « chômeurs41 ». Ceci contribue sans doute à l’inertie du vocabulaire courant pour nommer les demandeurs d’emploi au cours de la mobilisation de l’hiver 1997-1998.

26Malgré cette réserve, la dimension englobante de la tournure sans mérite d’être soulignée. Ce terme est en effet assez flou pour « couvrir et unifier dans la même protestation un ensemble de situations hétérogènes » (Siméant, 1998, p. 228). Le recours à ce vocable renvoie aussi à un travail de démarcation, de rejet d’identités ou de représentations indésirables. La mobilisation de cette figure rhétorique vise à lutter par exemple contre les assimilations entre les populations prises en charge et les termes relevant de l’univers de la « pauvreté » (pauvres, nécessiteux, déshérités, précaires, SDF etc.42). Elle permet également de mettre à distance les thématiques de l’ordre public et de la délinquance (squatters, marginaux, vagabonds, clandestins, etc.), terminologie qu’on retrouve davantage accentuée dans le cas de l’immigration.

27Au-delà, le champ sémantique couvert par l’opérateur antonymique sans (Akin, 1999) a également à voir avec la problématique de la responsabilité. En exprimant une opposition privative, il désigne ces populations – en les (re)catégorisant – comme étant restées à l’écart de la « norme43 », non de leur propre fait mais bien parce qu’on les en a écartées. Il induit donc un déplacement des causes du problème. À travers la référence à une situation administrative, la dénomination « sans-papier » permet par exemple de neutraliser, dans une certaine mesure, le clivage « immigrés/Français ». Elle conduit à euphémiser – en partie du moins – la dimension ethnique de l’immigration, à travers une montée en généralité qui passe elle-même par une réduction du problème à de plus prosaïques questions de papiers. Sous ce rapport, les étrangers sans titre ne sont pas dans une situation fondamentalement différente du reste de la population : seuls leur manquent des « papiers » pour être en règle avec la communauté, et surtout avec l’État (pris ici au sens de l’Administration). Cette rhétorique, particulièrement travaillée par certains soutiens (notamment Dd !!), se fonde largement sur un imaginaire populaire brocardant les tracasseries administratives relatives à l’obtention des « papiers » et plus largement des documents officiels. Le recours à cet opérateur antonymique renvoie au-delà à la figure des « sans-droits » (Siméant, 1998, p. 22844), et a donc un lien très fort avec la question des revendications, qui sera abordée dans la section suivante.

28Accéder au statut de problème public suppose par-delà la question des identités de mettre en jeu la responsabilité des pouvoirs publics, dont la figure par excellence est l’État. Ce dernier s’avère en effet constituer un PPDC commode. Sur ce plan, les contraintes auxquelles sont confrontés les divers collectifs de sans, tout comme les circuits de dénonciation que ces derniers vont devoir concrètement emprunter, apparaissent très similaires.

Un choix réduit d’imputations efficientes

29Les crises du mal-logement, de l’immigration irrégulière et du chômage sont de nature systémique – plus fortement, peut-être, comparativement à d’autres problèmes. C’est en tout cas un des écueils inhérents aux trois cas étudiés. Elles renvoient à un ensemble complexe de causalités multiples. Les acteurs impliqués et mobilisés à des titres très divers par ces enjeux ont dès lors la possibilité de désigner, en fonction de leur point de vue particulier et donc « intéressé », une causalité particulière45. Il peut d’abord s’agir des sans-logis, des sans-papiers et des chômeurs eux-mêmes, mais aussi des institutions (para) publiques intervenant dans ces domaines ainsi que des services de l’État, des gouvernants46, des acteurs économiques47, de certains groupes particuliers48, ou encore des institutions internationales, etc. Du niveau le plus macro au niveau le plus micro, au moins deux séries d’obstacles grèvent les possibilités de réattribuer les responsabilités.

30En premier lieu, au plan le plus macro, la sociologie pragmatique a montré que les circuits de dénonciation publiquement opérationnels favorisent certaines accusations ou certains discours revendicatifs tout en en masquant d’autres, informulables. En particulier les chaînes de causalité floues ou les chaînages trop longs apparaissent difficilement formulables, et donc difficilement défendables (Cardon & Heurtin, 1999). Il s’avère malaisé, par exemple, pour tous les collectifs de se livrer à une dénonciation en bloc de ce qui serait, pour le dire vite, la logique du capitalisme. D’abord, parce que les mandants ne partagent pas forcément – ou complètement – ces manières de penser, même au sein d’organisations étiquetées d’obédience marxiste comme l’APEIS et les comités de chômeurs CGT49. Ensuite, parce que cette opération de recadrage apparaît peu opérationnelle. Un principe repoussoir pour les médias grand public consiste en effet à promouvoir une analyse aux accents « révolutionnaires », désormais largement dévaluée dans l’espace du débat contemporain, en reprenant sans autres appuis le discours d’acteurs réputés – malgré leur apolitisme revendiqué – se positionner à l’extrême-gauche radicale. À l’exception de la figure consistant à blâmer ponctuellement quelques grandes firmes qui opèrent des plans sociaux, dont la justification économique est douteuse, la responsabilité diluée des entreprises dans la perpétuation d’une crise économique de nature systémique – dans une configuration qui plus est européenne voire mondiale – constitue un obstacle majeur à la mobilisation de ce registre argumentatif50.

31Des difficultés spécifiques se font jour dans le cas des mobilisations de sans-logis. Même si une association comme DAL revendique le rôle d’équivalent fonctionnel des syndicats dans le domaine du mal-logement, ce cadrage apparaît plus que difficile à défendre. Les syndicats de locataires, bien qu’établis juridiquement, constituent d’abord des instances dont le poids social et économique – et encore plus politique – est bien moindre que celui des syndicats œuvrant au sein du monde du travail. La question du logement s’insérant assez difficilement dans un cadre syndical « classique », cette rhétorique fait donc moins sens pour les journalistes. Il leur est ensuite difficile de se limiter à une dénonciation de la seule logique, impersonnelle, d’un marché global du logement (crise du BTP, dysfonctionnements du système de construction et d’attribution des logements sociaux, etc.). Enfin, en dehors des grandes métropoles ce sont, la plupart du temps, de petits propriétaires qui possèdent des logements d’habitation inoccupés en province. L’adversaire s’en retrouve donc démultiplié et ainsi difficile à personnaliser. Afin d’opérer une montée en généralité et de construire des adversaires collectifs identifiables, blâmer les petits propriétaires constitue une figure rhétoriquement peu efficace, voire contreproductive51. Parce que les collectifs s’appuient abondamment sur la rhétorique populiste des « petits » contre les « gros » (Birnbaum, 197952), il leur est difficile de stigmatiser les « petits ». D’où le repli sur les « gros », les grands propriétaires institutionnels dotés d’importants patrimoines immobiliers, ou sur les pouvoirs publics.

32La défense de la cause des sans-papiers est également contrainte, structurellement, par la difficulté à engager la responsabilité des acteurs économiques. Un risque inhérent à ce type d’imputation consiste à valider le registre répressif lié au travail illégal. Activer un tel cadrage en forme de protection de l’ordre économique et social est toujours délicat, dans un contexte de chômage élevé où une rhétorique portée notamment par l’extrême-droite rend les étrangers – voire les « immigrés » – responsables du problème. Cette prudence semble expliquer – à cette époque du moins – la faiblesse des discours impliquant les mondes patronaux dans l’existence des filières d’immigration irrégulière, ou reprochant à ces derniers d’exploiter « au noir » des populations vulnérables de sans-papiers.

33Au plan le plus micro se fait jour un autre écueil, celui de la culpabilisation des sans eux-mêmes – une approche moralisante dans laquelle risque de tomber toute conception individualisante du problème53. Le débat peut en effet être recentré sur les caractéristiques intrinsèques des individus concernés ou leurs comportements répréhensibles, réduisant dès lors le problème à une problématique de contrôle social ou à un paradigme handicapologique54. Cette étiologie peut ainsi être mobilisée pour expliquer les difficultés d’insertion des chômeurs dans le monde du travail, la peine des sans-logis à trouver ou garder un logement ou encore la situation administrative irrégulière des sans-papiers.

34On retrouve ici, par exemple, la force de préconstruits moraux à l’égard des chômeurs, susceptibles d’être considérés pour certains comme des « oisifs », sous l’influence d’un fond culturel hostile à la prise en charge assistancielle des pauvres sans contrepartie (Pierru, 2004, 2005). Les revendications des chômeurs se heurtent du coup aux attentes normatives associées à ce statut55, en lien avec le soupçon d’oisiveté et d’installation dans le secours pesant sur les sans-emploi. Ce soupçon, arrimé à la rhétorique de « l’effet pervers56 », se traduit classiquement par la mise en avant de la thèse du caractère désincitatif au travail des allocations, et plus largement d’un système de protection poussée à l’extrême. D’abord parce que de telles mesures pénaliseraient ceux qui travaillent et concourraient donc à la production d’une injustice. Ensuite parce que ce ne serait pas rendre service aux chômeurs que de les entretenir dans cette relation d’assistance, et donc de dépendance, et en conséquence ne pas rendre service à la société tout entière57.

35Dans le cas des luttes pour le logement, ce travail de recadrage vise à dépasser le stéréotype de SDF réduits à des marginaux désocialisés ou en rupture de ban. Au contraire, il s’agit de replacer le problème dans le cadre de causalités de type structurelles (blocages du marché du logement, sous-investissement des pouvoirs publics dans le logement social, etc.). Dans le cas des luttes de chômeurs, il s’agit surtout de déborder de la vision statistique, abstraite et globalisée du chômage, ou fragmentée à des catégories sociales elles-aussi abstraites (les « jeunes », les « plus de 55 ans », les « cadres », etc.). L’objectif est d’imposer à la place, de manière très visible, la souffrance de chômeurs concrets, réinsérés dans leur environnement de vie et soumis à des mécanismes structurels. Les luttes d’étrangers sans titre ambitionnent pour leur part de dépasser la vision classique du clandestin vivant dans l’ombre, et pour cette raison objet de suspicion et donc de répression policière et judicaire (Gastaut, 2000). Elles visent à la remplacer par celle de sans-papiers sortant de l’ombre afin d’affirmer leur existence et leur volonté de prolonger une intégration déjà amorcée, malgré les barrières posées par le cadre légal et les pratiques administratives.

36La prise de conscience par les journalistes de l’ampleur de la crise du logement et de l’emploi, du phénomène plus général des travailleurs pauvres, de l’exclusion, ou encore de l’étendue des impasses dans lesquelles se retrouvent bon nombre d’étrangers en situation irrégulière, va grandement faciliter ce travail de repositionnement des causes du problème. Dans chacun des cas examinés, le recadrage des causes suit le même processus de recentrage sur la responsabilité des pouvoirs publics, cause efficiente s’il en est.

Une logique de dénonciation omnibus convergeant vers l’imputation publique

37Dès la naissance de DAL ses militants se trouvent, lorsqu’ils initient leurs luttes, face à une situation complexe qu’il convient de simplifier. Il leur faut tout d’abord dénoncer la pénurie globale de l’offre de logements sociaux, particulièrement sensible dans les centres urbains. Cette rareté s’accompagne d’une tendance de la part des bailleurs sociaux à refuser l’accès des logements HLM aux populations les plus démunies, dans un contexte où les ménages à faibles revenus ne peuvent que difficilement se déporter sur le marché privé – sauf à tomber entre les mains des « marchands de sommeil ». Soumis aux contraintes précédemment évoquées, ils vont d’abord mettre en cause une partie des élus locaux qui développent des politiques de retrait vis-à-vis de leurs obligations en matière de logement social, et adoptent ce faisant des stratégies de protection face à la « mixité sociale » (Bosvieux, 1998). Ils vont ensuite mettre en cause l’État qui ne remplirait pas sa « mission » en matière de logement, en ne supportant pas assez la construction de nouveaux logements58 et en ne promouvant pas assez le logement social (Horrenfeld, 1998 ; Zitouni, 1998 ; Houard, 2009) ou en n’obligeant pas suffisamment les collectivités locales à appliquer les dispositif en vigueur.

38Très concrètement, les militants de DAL vont commencer par accuser notamment l’Office public des HLM de Paris59 avec les campements successifs du square de la Réunion, du Quai de la gare ou de l’esplanade de Vincennes. Ils vont ensuite se concentrer sur des occupations plus sélectives, comme celle effectuée en 1993 rue René Coty à Paris60. C’est l’occupation de la rue du Dragon qui va réussir à provoquer une montée en généralité rapide de la cause, et mettre l’État face à ses responsabilités. Dans cette entreprise, les militants de DAL profitent d’un contexte particulièrement propice à l’éclosion d’un cadre d’injustice. La montée du thème de l’exclusion va tout d’abord contribuer à une prise de conscience des réalités de l’exclusion du logement. Elle va au-delà préparer le terrain à la mise en cause des pouvoirs publics dans la production – ou du moins l’entretien – du problème, en raison notamment de l’inefficacité des réponses apportées61. Va se rajouter l’émergence d’un scandale autour de l’ampleur du phénomène des logements inoccupés. Après l’éclatement de la bulle immobilière au début des années 1990, certains grands propriétaires institutionnels ont en effet été accusés d’aggraver la crise du logement en se livrant à de la spéculation immobilière. Certains d’entre eux comme la Cogédim, qui était plus spécifiquement visée par l’occupation de la rue du Dragon, avaient d’ailleurs vu leur réputation entachée par des affaires judiciaires – qui ne concernaient cependant pas directement la question du logement. Le fait d’avoir choisi une cible dans un quartier prestigieux, dans une période de spéculation immobilière effrénée, ou encore de publier des listes d’immeubles vides appartenant à de grands groupes mais laissés en jachère, ne pouvait que renforcer l’impact de la dénonciation publique effectuée par DAL. Ce réquisitoire faisait écho aux « affaires » touchant le financement de la vie politique, par l’intermédiaire des liens douteux que sont réputés entretenir le secteur du BTP et les partis politiques. Étaient ainsi, plus largement, mis en cause les dysfonctionnements – éventuellement frauduleux – de ce système, entre attributions clientélistes des logements sociaux et marchés publics truqués, dans le cadre plus vaste d’un système organisé de corruption politique voué au financement des partis (Doublet, 1997 ; Lascoumes, 1999). Ces scandales concernaient notamment la Mairie de Paris, où la situation du mal-logement était (et demeure) particulièrement sensible. Ces scandales intervenaient d’ailleurs au sommet d’un cycle qui avait vu la montée du journalisme d’investigation (Marchetti, 2000), laquelle s’est traduite par l’actualisation de postures professionnelles davantage attentives aux « affaires » politico-financières. Les journalistes ont progressivement développé des attitudes plus agressives et moins déférentes envers les institutions et les détenteurs de statuts élevés (Lemieux, 2001), et se sont révélés plus prompts à relayer les critiques vis-à-vis des dévoiements du politique et à monter en épingle ces « affaires ».

39Couplée à la responsabilisation des pouvoirs publics, la dénonciation de l’ampleur du phénomène des logements inoccupés prend donc très rapidement – en fait dès le premier jour de l’occupation62. Le cadre d’interprétation proposé par DAL, semble davantage faire sens pour les journalistes63. La polémique se déporte en effet, aussi rapidement qu’elle a émergé, de la responsabilité des acteurs économiques vers les solutions proposées par les pouvoirs publics64. En ce sens, on passe très vite d’un cadrage centré sur l’état des lieux de la situation – et de ses causes – à son règlement, à travers le recentrement sur les solutions au problème et sur les responsables de son traitement. Le cadre d’injustice n’est donc à cet égard qu’ébauché.

40Dans le cas des sans-papiers, la cause est dès le départ entendue : les chefs d’entreprise ne peuvent pas constituer un adversaire « utile », n’étant pas pourvoyeurs des ressources convoitées par les collectifs – soit la régularisation administrative (Mouchard, 2002b65). L’État est donc la cible névralgique des collectifs et de leurs soutiens. Ces derniers s’efforcent, d’abord, de mettre en cause l’application des lois Pasqua66. Ils s’appliquent plus largement à stigmatiser l’empilement des normes en matière de réglementation de l’immigration, source de situations inextricables et injustes. Cet objectif implique de dépasser une définition du problème qui ne serait pas condensée dans le seul constat de son existence ou dont les contours ne seraient pas réduits à la seule problématique des filières de travail clandestin ou des flux d’immigration clandestine. Il s’agit, au contraire d’embrayer sur un cadrage où c’est paradoxalement l’État qui « fabrique » l’irrégularité, sous l’effet de l’enchevêtrement des textes et du durcissement des pratiques administratives (Lochak, 1997, 1999, 2006).

41C’est donc ce processus de mise en accusation de l’État que les sans-papiers vont contribuer à activer, à travers leurs mobilisations. Bien que cela ne soit pas, là non plus, le centre de la controverse, les journalistes multiplient les topos sur la réglementation en vigueur puis sur la situation du groupe de Saint-Bernard au regard du droit. Ils mettent notamment en exergue l’existence d’une « poche67 » d’irrégularité, celle des parents d’enfants français non régularisables mais pas plus expulsables – puisque leurs enfants sont eux-mêmes français et donc inexpulsables68. Cette prise de conscience va entraîner un recadrage de la situation. Elle va, en effet, constituer l’occasion pour d’autres sans-papiers de sortir de l’ombre et de témoigner de leur situation et pour les journalistes de solliciter ce genre de témoignages. Plus généralement, cette imputation offre un nouveau point d’appui pour mettre en évidence le caractère absurde de la situation de certains étrangers sans titre déjà parfaitement intégrés et donc en phase avec la rhétorique républicaine de l’intégration69. Ainsi, les circonstances sont propices à la mise en exergue d’une injustice liée à l’application à la lettre de la loi mais aussi à leur interprétation, ce qui induit donc une quasi-inversion du problème.

42On retrouve un processus similaire lorsque la polémique se déporte plus tard sur la question des certificats d’hébergement. La responsabilité du problème se déplace des hébergés ou des hébergeants eux-mêmes (accusés de contourner les règles et de contribuer à alimenter l’immigration irrégulière) vers les pouvoirs publics (en l’occurrence les mairies), montrés du doigt comme appliquant de manière très variable – c’est-à-dire plus ou moins stricte – et donc injuste la législation sur les certificats70. Le processus législatif enclenché par le gouvernement pour réformer les lois Pasqua va pousser d’autres acteurs à faire entendre leur voix pour dénoncer une iniquité injustifiable – selon eux – en République. Les journalistes vont alors être incités à « enquêter71 ». La constitution d’un cadre d’injustice semble si évidente qu’elle incite les rédactions à élargir la focale, en soulignant le caractère ubuesque des tracasseries administratives touchant les citoyens français72 pour obtenir des papiers d’identité officiels, et à dénoncer implicitement le « deux poids deux mesures » s’appliquant de fait en fonction du statut des hébergés73.

43La protestation des chômeurs prend place, pour sa part, dans une conjoncture où l’attitude de certaines grandes entreprises vis-à-vis de leur main-d’œuvre est stigmatisée. Bien que ces « comportements voyous » visant à abuser de la procédure des licenciements économiques semblent en passe de devenir à ce moment-là un constat largement partagé, cela reste encore un épiphénomène dans l’explication de la dégradation de l’emploi. Ce sont donc toujours des entités floues ou des processus complexes qui sont majoritairement pointées du doigt, comme la « crise » ou la « mondialisation ». L’attribution des responsabilités va plutôt passer par une mise en accusation des pouvoirs publics nationaux dans la gestion de la crise. Affleure alors un discours identifiant l’inadaptation, ou du moins les dysfonctionnements, des dispositifs institutionnels existants pour traiter le cas des chômeurs en fin de droit ou des jeunes diplômés. Mais cette mise en cause avorte rapidement. Tout au plus retrouve-t-on quelques sujets reprenant un discours plus critique vis-à-vis des instances de traitement du chômage, ou alors reprenant l’éternelle controverse sur le montant des charges sociales, censées être trop élevées (notamment sur les bas salaires). On a donc affaire à un ensemble d’arguments classiques qui reviennent périodiquement dans le débat public. Ceux-ci ont pour particularité de jouer sur une responsabilité « basse » des pouvoirs publics, au sens où est dénoncée une « négligence coupable », c’est-à-dire leur inaction ou leur inefficacité et moins leur bonne volonté – laquelle est moins sujette à caution. Le reste des arguments disponibles, comme les rigidités trop importantes de l’organisation salariale – typiques du discours libéral – et encore moins la mise en responsabilité des chômeurs eux-mêmes, sont faiblement actualisés.

44La transmutation d’un problème social en problème public suppose que soit validé le constat de l’anormalité du phénomène considéré, au sens où les acteurs perçoivent un écart entre ce qui est et ce qui pourrait ou devrait être (Padioleau, 1982, p. 25). Elle questionne ainsi le niveau de « l’imputabilité74 », qui a jusqu’à présent été examiné dans son versant rétrospectif. Il reste donc à examiner son versant prospectif. En ce sens, le cadrage du problème est lié à la légitimation du traitement par les pouvoirs publics75.

Légitimer un traitement par les pouvoirs publics : accéder au statut de problème public

45Cet aspect du travail de cadrage peut être décomposé analytiquement en deux séquences distinctes : la désignation d’un responsable de traitement et la formulation d’un pronostic (Snow & Benford, 1988)76. En pratique ces processus, à l’œuvre au cours des mobilisations étudiées, convergent vers la détermination de la responsabilité de l’État77, PPDC commode pour l’ensemble des parties en présence. Le « dilemme des solutions » donne cependant à voir le fait que les « droit à » constituent une rhétorique de justification médiatiquement insuffisante.

La détermination convergente d’un responsable de traitement : l’État, « PPDC »

46Pour commencer, les compétences en matière de règlement des problèmes de logement sont concentrées entre les mains de l’État. Mettre en cause ce dernier est donc symboliquement – mais aussi au final pratiquement – plus rentable que le fait de diluer la cible des protestations entre les milliers de collectivités locales, notamment des communes et des départements dotés en ce domaine de prérogatives partielles et éclatées, ou encore les organismes HLM (Grémion, 1998 ; Jaillet & Ballain, 1998 ; Houard, 2009). Les compétences en matière de définition du statut régulier ou irrégulier des étrangers sont part également concentrées entre les mains de l’État via les préfectures. Ce dernier monopolise, de par ses compétences régaliennes, le pouvoir d’établir l’ordre juridique fixant la clôture entre nationaux et non-nationaux (Fassin, 1996a), et définit seul les conditions pour pouvoir résider légalement sur le territoire. Les compétences – ou du moins les ressources – en matière de coordination des politiques d’emploi sont également, de fait, concentrées entre les mains des services de l’État – du moins pour la partie de l’activité économique qui relève pas du libre jeu du marché. À cet égard les collectifs de sans sont tous soumis à une forte dépendance vis-à-vis des ressources dispensées par l’État78. Ils se retrouvent donc dans une position délicate consistant à mettre en œuvre une tactique de retournement de leur dépendance79.

47Les contraintes de justification des demandes adressées à un État dont est critiquée par ailleurs la politique oblige les mobilisés à réinscrire leurs revendications dans le cadre d’un « radicalisme autolimité » validant l’importance de la figure centrale d’un État envisagé à la fois comme adversaire et comme pourvoyeur des ressources convoitées (Mouchard, 2002b).

48Cette stratégie de retournement acquiert un caractère particulièrement ardu dans le cas de l’immigration irrégulière80. C’est en effet contre l’État lui-même, supposé leur appliquer des politiques répressives, que les sans-papiers doivent se retourner pour régler leur situation. Ce paradoxe est visible de manière paroxystique durant la mobilisation de Saint-Bernard, ce dont rend bien compte d’ailleurs la couverture médiatique81. À l’inverse, le traitement de la mobilisation contre la loi Debré se traduit par une couverture davantage factuelle où les éléments de responsabilisation sont moins prégnants. Cette approche, marquant la perte d’importance de l’enjeu immigration lui-même, opère au profit principalement d’un cadrage centré sur les jeux politiques relatifs à cette affaire ou sur la défense des droits des citoyens français82.

49Dans le cas des chômeurs, la quasi-impossibilité de placer le débat sur le terrain de l’antagonisme des rapports de production contraint, au départ du moins, à déplacer les termes de l’affrontement en direction des agences Assedic, elles-mêmes chapeautées par l’UNEDIC (Sommier, 2003, p. 37 ; Demazière & Pignogni, 1998, p. 184). La réforme des fonds sociaux, actée en 1996 et appliquée en 1997, est alors identifiée comme le fondement d’une supposée injustice – la décision de revenir sur un « acquis » – et du conflit qui en a découlé – le refus du dialogue des instances de l’UNEDIC avec les organisations de chômeurs. Ce resserrement du cadre adversatif permet l’identification d’un ennemi unique et commun tout en conduisant à mettre l’accent sur une cause plus identifiable car personnifiée. Le travail de dénonciation publique s’en trouve dès lors grandement facilité83. Les actions de l’hiver 1997-1998 n’ont cependant, au départ du moins, pas pour cible principale le gouvernement. C’est aussi parce que le gouvernement se saisit du problème – fortement encouragé par sa propre majorité il est vrai – que le processus de publicisation de la cause s’enclenche, élargissant par la même occasion le cadre adversatif. Dépassant le strict cadre national, la question du traitement public du chômage fait également sens au niveau européen84. Ces circonstances renforcent en somme l’idée que les pouvoirs publics – à l’échelle nationale ou communautaire – sont responsables du problème.

50On observe un processus partiellement différent dans le cas du mal-logement, bien qu’il aboutisse au même résultat. À l’été et à l’automne 1994 on se situe encore dans une configuration mixte mêlant intervention des pouvoirs publics, dans le cadre de la lutte contre l’exclusion, et une forme d’action philanthropique. L’occupation de la rue du Dragon suscite un accroissement notable – et quasi instantané – des mises en responsabilité des pouvoirs publics85. Cette inflexion se produit sous l’effet d’une double instrumentalisation de la cause par les principaux candidats à l’élection présidentielle, dans une conjoncture rendue favorable par la centralité du thème de l’exclusion et de la « fracture sociale ».

51Si le diagnostic a été modifié et une sorte de consensus établi autour de la désignation des instances chargées de régler le problème, le pronostic reste néanmoins encore à valider. Sur ce plan, l’usage offensif des droits par les collectifs de sans s’avère constituer une rhétorique de justification essentiellement morale et donc insuffisante pour entraîner les journalistes à relayer massivement leur point de vue.

Les « droit à », une rhétorique de justification médiatiquement insuffisante

52Le « dilemme des solutions » illustre les difficultés d’imposition d’un cadrage juridique pour délimiter le périmètre des propositions susceptibles d’être retenues dans les comptes rendus médiatiques. En l’absence de droits subjectifs réellement opposables les mêmes contraintes normatives se posent dans les trois cas examinés. Les acteurs mobilisés vont notamment devoir se replier tactiquement sur des rhétoriques morales de justification – au sens où seul un cadre d’injustice fondé sur un sens commun du juste et de l’injuste semble recevable86.

Une aporie indépassable : l’absence de droits subjectifs opposables

53En tant que terrain d’action, le droit fait l’objet d’investissements multiples qui s’opèrent d’abord par l’aide juridique offerte aux précaires, elle-même doublée de négociations avec les interlocuteurs institutionnels. Ces pratiques s’accompagnent d’un recours à la « justice », à travers les actions intentées devant les tribunaux. L’arène judiciaire apparaît en effet particulièrement sollicitée dans les luttes des mal-logés et des sans-papiers. Le recours contentieux peut ainsi constituer un moyen aussi bien d’obtenir un bien individuel immédiat (un logement, des papiers) que de créer une dynamique plus large visant à faire valider un principe de droit général, en se pourvoyant en appel voire en cassation devant les juridictions suprêmes de chaque ordre juridique87.

54Au-delà de ces usages juridictionnels, le droit peut aussi être converti et investi en tant que catégorie politique de légitimation. Les droits subjectifs – en l’espèce le droit au logement, la liberté de circulation, le droit à l’emploi, le revenu d’existence – constituent un élément essentiel de cette politique contestataire. Ce faisant ces groupes tentent, non sans difficultés d’ailleurs, de subvertir l’ordre juridique existant en subjectivant leur rapport aux droits (Mouchard, 2003). Autrement dit, les acteurs de ces processus « réinscrivent eux-mêmes constamment le droit et sa légitimité dans un ensemble de conceptions normatives » et construisent dès lors le respect du droit « moins comme un impératif proprement juridique que comme une obligation sociale » (Vauchez, 2005, p. 167), avec toute l’incertitude que cela comporte. Il est vrai dans ce cas de figure que les conditions de rendement social de la référence juridique dépendent d’un ensemble d’éléments « qui ne doivent rien à une quelconque efficacité intrinsèque du droit » au sein du système juridique proprement dit (ibid). La spécificité de cet usage provient du fait que cette activité, parce qu’elle s’opère à destination d’un public élargi de « témoins » au premier rang desquels les journalistes, se déroule en dehors de l’enceinte juridictionnelle proprement dite. Elle ne bénéficie dès lors pas de facto des effets instituants de la hiérarchie des normes, ni des effets symboliques liés à l’ouverture de procédures juridictionnelles majeures88. Cette rhétorique juridique reste donc un « discours agissant », c’est-à-dire « prononcé par des acteurs en situation » et « mobilisé dans des interactions », et dont l’efficience ne peut être au mieux que performative (Israël, Sacriste, Vauchez & Willemez, 2005, p. 12)89.

55Or, la réception de ce « discours agissant » au sein de l’univers médiatique apparaît pour le moins mitigée. Pour bien comprendre cette résistance, il faut bien insister sur le fait que le droit constitue autant un système de clôture qu’une fenêtre d’opportunité (Mouchard, 2002b). Pour bénéficier des « effets de légitimation que le droit offre à ceux qui s’en saisissent » (Israël, Sacriste, Vauchez & Willemez, 2005, p. 5), les collectifs de sans sont en effet confrontés à un écueil sérieux : les références objectives disponibles dans ce domaine, notamment au début des années 1990, n’offrent qu’assez peu de prises à cet effort de subjectivation (loi Quillot90, loi Méhaignerie91, loi Mermaz92, loi Besson93). Les droits reconnus bénéficient à un public restreint, ils restent déclaratifs, les textes qui les énoncent n’organisent que des obligations de moyen, ou alors les obligations de résultat n’ont qu’une portée collective, sans pouvoir être opposables au niveau individuel. Ainsi, même si la Constitution de 1946 semble reconnaître l’existence d’un tel droit fondamental, lequel droit découlerait de la rédaction des 10^e et 11^e alinéas de son Préambule, ce dernier reste non opposable94. L’ordonnance du 11 octobre 194595, seul texte à avoir concrètement organisé des mesures « actives » en ce domaine, en encadrant notamment un droit de réquisition à l’initiative des autorités publiques, était resté pour sa part inappliqué depuis les années 1960.

56Bien que l’utilisation du registre du droit fasse généralement l’objet d’une réception positive au sein de l’univers médiatique, la juridicisation du droit au logement en était à un niveau d’achèvement encore insuffisant, au milieu des années 1990, pour valider l’impératif d’objectivité caractéristique de l’activité journalistique. En 1993 la jurisprudence Coty offre pourtant un point d’ancrage à la légitimation des demandes formulées par DAL96. Au moment du mouvement de la rue du Dragon intervient également, de manière tout à fait opportune, une décision du Conseil constitutionnel accordant au droit au logement un fondement juridique explicite (le 19 janvier 1995, sur la loi relative à la diversité de l’habitat). Cette décision, qui traduit une inflexion significative de la jurisprudence (Pauliat, 1998), passe paradoxalement inaperçue. Il était dès lors d’autant plus difficile pour les journalistes de faire état spontanément de cette décision que le Conseil constitutionnel avait lui-même adopté un positionnement mitigé. Intervenant dans un contexte devenu sensible mais à propos de tout autre chose, le Conseil avait pourtant consacré le droit au logement au rang d’objectif à valeur constitutionnelle. Relayer le discours promu par DAL à ce propos soulevait toutefois un problème majeur pour les journalistes, consistant à promouvoir le droit au logement sans heurter de front le droit de propriété, en l’absence de point d’appui objectif permettant de dénoncer une injustice.

57La défense des étrangers sans titre doit également faire face à un écueil important. Exiger des droits au profit non seulement de non-nationaux mais, au-delà, d’individus qui se situent en dehors même des catégories du droit apparaît a priori comme une gageure. À cet égard, le droit d’asile constitue le seul droit objectivement reconnu aux non-nationaux, mais il ne s’applique que dans des cas restrictifs. De surcroît il se trouve éclaté, dès cette époque, entre raison politique et raison humanitaire ; les pratiques administratives témoignent par ailleurs d’un durcissement progressif des procédures d’attribution des titres de séjour (Legoux, 1999). Cette tendance invalide dès lors la prétention des collectifs de sans-papiers ou de leurs défenseurs à s’y référer comme à un droit réellement subjectif (Lochak, 2006).

58Pour sa part le droit au travail, mobilisé par certains collectifs de chômeurs, est consacré par le Préambule de la Constitution de 1946, à son 4^e alinéa. Il est même complété par un devoir d’assistance envers les chômeurs97. Il ne s’agit pourtant pas d’un droit individuel mais d’un objectif à valeur constitutionnelle, qui ne peut donc être défendu comme un droit subjectif opposable. Même s’il existe selon une partie de la doctrine une obligation constitutionnelle d’assistance aux chômeurs, les formes et les montants de celle-ci – les « minima sociaux » – peuvent de plus varier. Il n’existe pas non plus de revenu universel organisé et reconnu juridiquement98. La gestion du fonds social d’urgence au profit des chômeurs, qui finance les « primes de Noël », est par ailleurs laissée à la discrétion des Assedic et plus généralement des instances de l’UNEDIC. L’attribution de cette prime relève donc en réalité moins d’un droit que d’une coutume, laquelle est du coup révocable de manière discrétionnaire.

59Confrontés à ces obstacles, l’attitude des collectifs de sans va consister à emprunter une posture pragmatique, en se repliant sur un sens moral de la justice.

Un repli sur un sens moral de la justice

60Pour ce faire, le « droit à » est invoqué et décliné dans une perspective concrète, « appliquée » (Martin & Pouchadon, 2000). Il s’agit dès lors d’ajuster les répertoires d’action de manière à formuler des doléances dicibles et partageables publiquement. En provoquant un conflit de droit incarné par le recours aux « illégalismes sectoriels », les collectifs vont tenter de faire prévaloir la légitimité – des principes constitutionnels notamment – sur la stricte légalité.

61Dans le cas du mal-logement, ce travail de recadrage va notamment porter sur la définition des campements et des occupations, promues comme des actions défensives au nom de la supériorité du droit (légitimité) sur la loi (légalité)99. Or, cette entreprise de légitimation, particulièrement difficile, ne bénéficie pas d’un écho immédiatement favorable. Confrontés à des journalistes qui considèrent particulièrement sujet à caution le fait « d’occuper du bien privé », les leaders de DAL vont reporter leurs actions de perturbation sur des institutions publiques ou sur des « institutionnels » (banques, assurances, entreprises publiques, etc.) censés, d’une manière ou d’une autre, garantir l’intérêt général mais eux-mêmes touchés par des affaires. À cet égard, le succès de la réquisition des logements inoccupés s’explique par le fait que ce thème résonne avec un sens commun de l’injustice100. Outre cela, le succès de DAL à la fin de l’année 1994 réside également dans le fait d’avoir réussi à activer la rhétorique des « petits contre les gros », donc avec un anticapitalisme morale proche de la culture du catholicisme social.

62Les tactiques par lesquelles les revendications des chômeurs vont trouver à s’exprimer et se légitimer illustrent également les effets de ce mécanisme de repli sur un registre moral, en raison de la force d’un certain réalisme (notamment économique). Ce terme doit être entendu au sens où la référence aux droits peut être reçue comme purement « politique101 » et donc peu susceptible d’être repris par les acteurs « sérieux » et « responsables », comme les syndicats reconnus par les pouvoirs publics102. C’est donc sur la prime de Noël que va se concentrer la plus grande partie du débat, du moins dans sa dimension médiatique. Or, la revendication de la prime passe à ce moment-là d’autant mieux aux yeux des journalistes qu’il s’agit d’une coutume qui vient juste d’être supprimée mais qui résonne à la fois avec la pratique du treizième mois103 et avec la période des fêtes de fin d’année. En supprimant la prime on empêche par la même occasion les chômeurs de célébrer décemment les fêtes, d’acheter des cadeaux à leurs enfants et de participer dignement à ce rite social comme tout un chacun. Bien conscients de l’efficace sociale de ce registre de légitimation, les animateurs des collectifs de chômeurs vont alors jouer le jeu des médias en ajustant tactiquement la présentation de leurs revendications au cadre imposé par ce contexte104.

63Les sans-papiers ne disposent pour leur part que d’une gamme réduite de registres de justification pour légitimer leurs demandes. Le « droit d’asile », qui en pratique n’en est pas (plus) vraiment un (Noiriel, 1998 ; Legoux, 1999 ; Valluy, 2009), ne suscite qu’un faible écho médiatique. À l’inverse, la rhétorique républicaine de l’intégration offre un substrat pertinent pour leurs demandes (Passy & Giugni, 2005), tout comme l’universalisme républicain. Cet universalisme est d’ailleurs scrupuleusement respecté par DAL, qui s’est toujours efforcé de réclamer un droit au logement pour tous et pas seulement pour les « immigrés » victimes de discriminations – les discriminations ethniques étant considérées comme un problème certes connexe mais devant être traité à part. Et si ce discours « prend » en partie en 1996, lorsque les sans-papiers se mobilisent, c’est donc bien parce que certains membres du collectif de Saint-Ambroise puis de Saint-Bernard, voire d’autres sans-papiers non mobilisés, incarnent le sort d’individus agrégeant plusieurs des traits d’une intégration réussie mais injustement contrecarré par l’Administration. Cependant, les prétentions aux régularisations collectives entrent en tension non seulement avec la rhétorique classique de « l’appel d’air » mais aussi avec la suspicion entourant notamment le regroupement familial, autour d’un supposé détournement d’une procédure dévoyée par la pratique de la polygamie notamment. Les régularisations des familles en priorité bénéficient par contraste d’un meilleur écho. Là encore, le droit objectif est d’un faible secours. Le droit de vivre en famille revêt certes une base constitutionnelle105, mais sa mobilisation rhétorique passe davantage par l’activation d’une compassion avec le sort réservé notamment aux parents d’enfants français.

64En ce qui concerne la mobilisation contre la loi Debré, la fenêtre d’opportunité discursive (Contamin, 2003106) est également réduite. Cette cause est portée par des groupes qui ne sont, du moins au départ, que de très loin liés à la lutte des sans-papiers et qui œuvrent d’abord pour les citoyens-hébergeants. Le cadrage minimaliste emprunté par les cinéastes protestataires en février 1997 pour justifier leur lutte s’est d’ailleurs résumé à la défense de la liberté de chacun d’héberger qui il souhaite107. En activant la valeur de défense des libertés, il n’est donc pas étonnant qu’il ait pris aussi facilement au sein de l’espace journalistique. Si elle fait l’objet d’une réception médiatique favorable, c’est bien parce que cette revendication se transmute en un combat plus global pour les libertés publiques, contre les tentations liberticides de l’État. En d’autres termes, elle active un registre a priori plus légitime pour des journalistes dont l’existence est liée de manière consubstantielle aux valeurs de la démocratie (Muhlmann, 2004a). Les opposants à la loi Debré, dramatisant fortement leur propos, ont dans cette perspective recours à la rhétorique de la désobéissance civique ; ils soulèvent pour ce faire le spectre de la « menace », multipliant les analogies historiques avec le régime de Vichy dans un climat politique dénoncé comme « fascisant ». C’est donc aussi parce que cette cause est apparue comme congruente – c’est du moins la façon dont elle a été cadrée par une partie de ses promoteurs – avec l’antiracisme, une lutte éminemment légitime d’un point de vue journalistique108, dans un contexte qui de plus faisait sens109, qu’elle a pu faire l’objet d’une telle attention médiatique.

65Les processus de cadrage et de recadrage qu’on vient de décrire n’obéissent pas qu’à des logiques interactionnelles. Ils sont également inscrits dans des logiques plus globales qui dépassent le simple contexte situationnel dans lequel la définition de la situation est partiellement amendée. Certaines contraintes « extérieures » jouent fortement sur ce mode de présentation, qu’il conviendrait d’approfondir. À titre d’exemple, alors que les chiffres du chômage construisent un problème collectif de par l’ampleur du phénomène, la perspective statistique qui est privilégiée, parce qu’elle extrait l’individu concerné au premier chef de ses groupes d’appartenance, de son milieu de vie, revêt une dimension fortement individualisante. Sont certes, éventuellement, mentionnées des catégories de chômeurs (comme les « jeunes », les « plus de 50 ans », etc.), mais celles-ci ne correspondent pas à des collectifs constitués. Le chômage est donc le plus souvent présenté de manière « sérialisée » à travers des collections d’individus seulement réunis par la statistique ou les dispositifs publics. Il conviendrait également de travailler davantage la question des conflits de légitimité, entre par exemple la cause, la revendication, la représentativité et le mode d’action (Lagneau, 2005).

66Pour avancer dans la compréhension des mécanismes qui entourent ces processus de cadrages et de recadrages successifs, il faut maintenant envisager l’impact des logiques de rôle qui canalisent l’activité des journalistes. C’est en effet très souvent parce qu’ils endossent tel ou tel registre de rôle que ces derniers sont amenés à cadrer un événement donné d’une certaine manière et pas d’une autre. C’est ce que l’on va examiner dans le chapitre suivant.