1Le succès relatif de certaines actions protestataires des sans témoigne de l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité au cœur des années 1990. Celle-ci est redevable d’au moins deux facteurs : l’accumulation par ces collectifs d’un capital militant et d’une expérience accrue des relations avec les médias ; l’existence d’une certaine flexibilité lorsque les journalistes sont amenés à apprécier en pratique l’importance à accorder à ces causes1. Cette modeste percée n’a jamais – jusqu’à aujourd’hui du moins – été rééditée dans les mêmes proportions. Ce constat invite à revenir sur les limites indépassables auxquelles sont confrontés ces groupes pour s’imposer durablement dans l’espace médiatique.

La fabrication d’un crédit médiatique

2La faiblesse des liens entretenus avec les journalistes des grandes rédactions implique, pour les militants, de parvenir à construire pas à pas un crédit médiatique. Ponctuellement, les collectifs de sans-logis, de sans-papiers et de chômeurs sont bel et bien parvenus à court-circuiter la hiérarchie établie des sources. Cette reconfiguration de la relation aux journalistes n’a été possible que parce que ces groupements – à travers notamment leurs dirigeants – se sont dotés d’un savoir-faire et de compétences concourant à ce que leurs actions prennent. L’acquisition d’une expertise médiatique, tout comme l’accumulation et le déploiement de ressources plus efficaces, ont facilité l’adaptation aux contraintes médiatiques. Ces avancées seraient toutefois restées insuffisantes si les animateurs n’avaient, corrélativement, accepté de jouer le jeu des médias grand public, ce qui a eu pour conséquence un meilleur réglage de la relation aux journalistes.

L’acquisition et le déploiement de ressources plus efficaces

3Afin d’éveiller l’attention des rédactions des grands médias, encore faut-il disposer des moyens adéquats pour mobiliser les journalistes œuvrant en leur sein. L’accumulation de ressources militantes et la mise en réseau des collectifs ont facilité l’acquisition et le déploiement d’une expertise médiatique.

L’accumulation de ressources militantes

4Une connaissance indigène du fonctionnement des médias ou du moins une familiarisation préalable avec le monde de la communication au sens large peuvent se révéler cruciaux à cet égard. Or, la plupart des militants évoluant dans cette partie de l’espace de la contestation sociale ne disposent pas de compétences (préalablement) spécialisées en matière de communication publique2. Si on excepte les personnalités publiques ou les « petits porteurs de cause » (Collovald & Gaïti, 1991) qui soutiennent ponctuellement les « exclus » et qui peuvent suppléer à ce manque, les profils de leaders entretenant un rapport symbiotique avec le monde des médias sont rares. Bien qu’il s’agisse là d’une expérience pour le moins limitée, c’est un peu le cas de François Desanti (CGT chômeurs), qui avait été un temps localier pour La Dépêche du Midi au début des années 1990. C’est surtout le cas, plus isolé, de Robert Crémieux (MNCP), qui a été longtemps journaliste social à L’Humanité. Pour comprendre comment ces percées ont été rendues possibles, il faut plutôt rechercher du côté des propriétés sociales de certains de ces porteurs de causes, propriétés qui peuvent être analysées comme autant de substituts d’une expertise déficiente en matière de communication publique. Ces propriétés, fortement liées à des dispositions biographiques particulières, ont en effet connu une évolution significative au cours des années 1990.

5Cette « mutation » n’a d’abord pu s’opérer qu’à travers l’accumulation et l’exploitation d’un capital militant approprié (Matonti & Poupeau, 2004). Beaucoup d’animateurs actifs dans les années 1990 témoignent d’une longue expérience de l’action syndicale et politique, propriété qui joue considérablement sur leurs aptitudes à organiser et tenir une mobilisation, et en être les porte-parole. Pour certains il s’agit typiquement d’une formation militante acquise sur le tas. C’est le cas par exemple des co-fondateurs de l’APEIS, Richard Dethyre et Malika Zediri, tous deux issus d’un milieu social modeste3 et dont la trajectoire militante est intimement liée à un engagement précoce au PCF4. Pour d’autres, l’accumulation d’un capital militant résulte non seulement de l’exercice d’une activité militante depuis leur plus jeune âge mais aussi d’un héritage familial5.

6Des propriétés culturelles adéquates – notamment avoir fait des études supérieures – facilitent la gestion des rapports avec les journalistes6, et plus largement une certaine maîtrise des contraintes de la communication publique7. Une origine familiale élevée, gage d’aisance sociale, éventuellement cumulée avec la fréquentation du monde artistique ou intellectuel, constituent deux autres influences prédisposant à l’acquisition d’aptitudes proches de celles qui peuvent être obtenues par d’autres moyens, comme les formations universitaires spécialisées ou encore l’immersion dans le milieu professionnel des relations publiques8. On donnera ici juste quelques exemples. Ainsi Jean-Claude Amara (Dd ! !) est à l’origine un artiste de rue. Claire Villiers (AC !), bien qu’issue d’un milieu ouvrier, avait suivi des études universitaires en sociologie9. Jean-Baptiste Eyraud (DAL) est, quant à lui, issu d’une famille d’artistes et a connu une expérience d’enseignement dans une école d’architecture. Mais c’est sans doute le profil de Christophe Aguiton (AC !) qui est le plus remarquable de tous. Il résume les avantages procurés par la détention des multiples capitaux utiles pour faciliter le décodage des attentes – entre autres – des journalistes, et les anticiper. Originaire d’un milieu bourgeois, cultivé et politisé, et proche du pouvoir10, l’animateur de AC ! a suivi des études universitaires11 tout en s’engageant très tôt dans l’activité militante. À la LCR d’abord, où il a accédé à des positions de responsabilité durant les années 1980 ; à SUD-PTT ensuite, syndicat dont il a été permanent. Lorsque le mouvement des chômeurs a émergé il était chercheur au service R & D de France Télécom, dont il était par ailleurs membre du conseil d’administration du fait de son activité syndicale.

7Mais rien de tout cela n’aurait pourtant été possible sans un effort de mise en réseau des ressources.

La mise en réseau des ressources

8La mise en réseau des collectifs pallie la faiblesse des ressources que ces derniers sont à même de mobiliser par eux-mêmes. Elle revêt d’abord un tour interne, puisque plusieurs de ces collectifs sont eux-mêmes organisés sous forme de réseaux (c’est le cas par exemple de Dd !!, de AC ! ou du MNCP). Elle emprunte ensuite un circuit externe par les échanges croisés d’expériences entre différents collectifs. Plusieurs jalons majeurs dans la construction – qui était à la date de l’enquête encore loin d’être achevée – d’un réseau d’organisations de sans peuvent être distingués. L’origine de la coopération entre ces groupes réside dans la clôture des marches contre le chômage organisées par AC ! au printemps 1994 (Martin & Pouchadon, 2000). Cette initiative se poursuit par l’occupation de l’immeuble de la rue du Dragon à Paris quelques mois plus tard (en décembre) et se traduit par la création de Dd !!. La deuxième étape de ce processus s’opère à l’occasion de la manifestation du 8 avril 1995 « contre toutes les formes d’exclusion ». La montée en généralité tentée par les acteurs de ce front de mobilisation se prolonge à travers leur participation au mouvement social de novembre-décembre 1995. La connexion des mobilisations de sans, leur rapprochement avec l’univers syndical, franchissent une étape significative avec le lancement de « l’Appel des Sans », le 21 décembre 1995 (Mouchard, 2001, p. 104-10512). Cette initiative permet de comprendre pourquoi des syndicats comme SUD, qui étaient à la pointe de cette dernière mobilisation, en viendront à soutenir par exemple la protestation des sans-papiers à l’été 1996. La fondation de la « Maison des ensembles » en décembre 1996 permet dans un troisième temps d’affirmer l’identité du nouveau groupe de référence, les populations de sans, qu’elle contribue à matérialiser13. Cette unification à la fois pratique et discursive est étendue, par la suite, à travers le soutien des organisations de sans-logis et de chômeurs aux sans-papiers en 1996 et en 1997. L’« Appel du Louvre », est lancé le 20 décembre 1997 en plein mouvement d’occupation des ASSEDIC par les chômeurs mobilisés. Il répond à l’« Appel des sans » lui-même lancé deux ans plus tôt, renforçant encore un peu plus cette connexion de causes.

9Cette mise en réseau n’a été rendue possible que par l’investissement dans les mobilisations de militants multipositionnés14, des « marginaux sécants15 ». C’est le cas par exemple, pour les chômeurs, de Claire Villiers et de Christophe Aguiton, qui connectent la CFDT-ANPE, la LCR, SUD, les réseaux d’experts de la fondation Copernic, etc. Certains de ces leaders peuvent effectivement être vus comme des « passeurs », des « courtiers » (Diani, 2003) qui à partir d’une position périphérique parviennent à réaliser une hybridation entre des univers sociaux a priori peu connectés. Cette jonction participe en fait d’un phénomène plus général qui se traduit, dès la fin des années 1980, par l’émergence et le développement de la forme « coordination16 ». L’ensemble de ces initiatives a ainsi favorisé une reconfiguration de cet espace militant, à travers tout d’abord un transfert de ressources logistiques. Les alliances que ces groupes de sans sont susceptibles de tisser avec d’autres acteurs associatifs ou syndicaux mieux organisés et disposés à leur fournir moyens, compétences ou savoir-faire (de type militant ou communicationnel) revêtent en effet un caractère crucial, et soulignent l’importance des phénomènes de coalition dans l’espace de la contestation sociale. L’association DAL a par exemple bénéficié, dès ses débuts, d’un appui matériel d’Emmaüs, du Secours catholique, de Médecins du Monde, ou encore de la Ligue des droits de l’Homme. Ses militants collaborent de manière régulière avec certaines associations à dominante caritative, dans le but d’élaborer des plateformes collectives ou de rédiger des déclarations, réflexions ou analyses communes. C’est encore le cas des associations de chômeurs qui sont relativement dépendantes, du point de vue de leur capacité de mobilisation, de leurs soutiens syndicaux classiques (la CGT par exemple) ou alternatifs (SUD, le Groupe des Dix, etc.), voire d’appuis partisans (le PCF dans le cas de l’APEIS17). Le cas de AC ! est exemplaire à cet égard. Du fait de la cherté du financement de salariés – ces organisations ne peuvent que rarement s’offrir ce luxe – SUD-PTT a pendant longtemps financé un permanent à son profit. Ce soutien peut également prendre la forme de fournitures de matériel de bureau et de communication (cadeau de papier, prêt de machines, mise à disposition de téléphones, etc.) qui sont susceptibles de revêtir une importance cruciale au moment des mobilisations, permettant aux leaders de s’organiser18. Le même phénomène est à l’œuvre dans le cas des sans-papiers qui bénéficient du soutien de Dd ! !, puis de SUD, ou encore d’une fraction active du monde artistique et intellectuel, engagée ponctuellement en 1996 et de manière plus organisée en 199719. Les collectifs de sans-papiers bénéficient également de nombreux soutiens syndicaux et partisans sans lesquels ils ne pourraient que difficilement se faire entendre20.

10Mais c’est aussi parce que certains de ces collectifs ont su surmonter une partie de leurs réticences en acceptant de jouer le jeu des médias qu’ils ont été mieux à même de publiciser leurs causes.

Ajuster la relation avec les journalistes

11Les divers collectifs de sans se distinguent par la variété de leurs modes d’investissement de l’espace public, et notamment par leurs manières variables de gérer la médiatisation de leurs causes. Leur recours aux médias se déploie sur un continuum qui va d’un usage minimaliste à un usage maximaliste. À une extrémité, un usage relativement distancié correspond au cas des groupements plutôt investis dans l’action locale, de service, ou de ceux qui se sont progressivement institutionnalisés (comme le CdSL). À l’autre extrémité, un usage maximaliste caractérise les collectifs pionniers dans l’instrumentalisation des médias, comme DAL. L’élément le plus saillant – et peut-être le plus partagé – dans la représentation que les militants des organisations de sans (en particulier les militants les plus politisés) se font des médias est une insatisfaction. Confrontés à la difficulté, voire l’impossibilité, de contourner les médias grand public, certains militants ont accepté de mettre en sourdine leur ethos critique, ce qui leur a permis, occasionnellement, de franchir cet écueil.

12Une erreur fondamentale consisterait à croire qu’on a affaire à une attitude monolithique et figée de la part des militants. La teneur des critiques adressées aux médias de masse, loin d’être univoque, dépend en fait des attentes constituées à l’égard des journalistes. Ces mêmes attentes varient en fonction de l’habitus militant, de l’expérience des relations avec les reporters ou encore du degré de cynisme embarqué dans la perception du jeu politique. Ce jeu dans la critique apparaît ainsi, globalement lié au seuil de résistance des militants face aux accommodements inévitables qu’implique le fait d’entretenir des relations avec les médias grand public, voire avec le monde politique au sens large. Certains militants, qui se vivent dans un rapport d’extériorité avec les médias – et au-delà avec « l’ordre social dominant » – se montrent par exemple très réticents lorsqu’il est question d’y avoir recours et déclarent refuser d’avoir des contacts personnels avec les journalistes, ou du moins hésiter à le faire. Ce type de posture agonistique est cependant assez rare. D’autres témoignent d’une acceptation plus forte des « compromissions » que ce jeu suppose. Ils se rapprochent en cela d’une posture davantage pragmatique qu’on retrouve endossée plus fréquemment par les chargés de la communication d’organisations à dominante gestionnaire, comme l’ADIE, la CIMADE ou Emmaüs.

13Mais il faut surtout souligner le décalage entre l’utilisation collective de ce registre dénonciateur dans un contexte militant21 et son endossement individuel, en situation d’interaction avec les journalistes. Ce hiatus indique qu’il faut considérer cette critique d’abord comme une fonction visant avant tout la réaffirmation de l’identité militante du mouvement (Le Grignou & Patou, 2001). En situation de face-à-face, voire lorsque sont entretenus des rapports plus personnels avec les journalistes, la force de cette rhétorique apparaît singulièrement réfrénée. En outre, à mesure que l’on monte dans la hiérarchie militante et que l’on a affaire à des animateurs expérimentés, les concessions consubstantielles à ce jeu sont plus facilement acceptées, presque naturalisées (ibid., p. 28). Leurs dispositions permettent d’atténuer le sentiment d’aliénation qu’occasionne l’interaction avec les journalistes et favorisent l’établissement sinon de bons rapports, du moins de relations cordiales avec ces derniers. On peut également voir, derrière ce réalisme, les effets d’un pragmatisme commandé par les limites bien comprises du recours aux réseaux militants ou aux médias alternatifs (Granjon, 2002)22. En raison tout d’abord des faibles moyens dont les collectifs de sans disposent pour créer leur propre publicité23, comparativement aux ressources dont bénéficient pour ce faire les organisations gestionnaires24. En raison ensuite du faible impact de ces dispositifs, lorsqu’ils existent, en dehors des publics intéressés ou déjà convaincus. Globalement inefficaces, les solutions sur lesquelles reposent ces stratégies de contournement apparaissent – à cette époque du moins – insuffisantes pour se passer systématiquement et complètement des médias nationaux (Le Grignou & Patou, 2001). Et en l’absence de médias spécialisés sur les questions de mal-logement, d’immigration ou de chômage comme il peut en exister dans d’autres secteurs25, les collectifs de sans n’ont d’autre choix que de cibler les médias généralistes, notamment la télévision. La dénonciation des médias de masse apparaît finalement comme un discours structurant les « habitus » militants, mais aussi comme une posture adaptable, susceptible d’appropriations diverses. Cette critique en réalité protéiforme et labile témoigne ainsi des investissements différenciés dont les médias grand public font l’objet.

14Les besoins concrets de l’action collective et de sa publicisation commandent également, voire exigent, un certain niveau de professionnalisation et donc d’appropriation des fonctions correspondantes26. Les dispositifs de communication « expressivistes » (Cardon & Granjon, 2005) ne fonctionnent en effet pas très bien, et la communication, aussi bien en interne qu’en externe, est contrôlée par les animateurs ou certains membres du réseau. Les précaires ne se saisissent en réalité que peu de cette opportunité, en raison notamment de leur faible disponibilité ou de leur sentiment d’incompétence. De plus ces pratiques, lorsqu’elles sont effectivement mises en œuvre, sont essentiellement développées en interne27 ; le contrôle militant est beaucoup plus affirmé lorsqu’il est question d’émettre un discours ou de mettre en œuvre une action tournés vers l’extérieur. Les fonctions de communication publique sont donc accaparées par certains animateurs28, ce qui confine à la reconduction en pratique des logiques de délégation, et donc conforte une logique de centralisation du pouvoir. Cette centralisation, beaucoup plus affirmée que sur le papier, prend la forme d’une remise de soi envers les militants identifiés comme capables de mieux respecter les contraintes imposées par les formats médiatiques, mais aussi plus disposés à remplir cette fonction. En somme, les impératifs croissants d’efficacité et de coordination ont pour conséquence de faire évoluer tendanciellement la plupart des collectifs qui n’étaient pas organisés comme tel au préalable vers un modèle plus entrepreneurial, permettant à ces derniers d’être à certains égards plus efficaces, car plus réactifs.

15Cette ouverture est également redevable de l’élaboration et la mise en place de stratégies de communication davantage attractives.

L’élaboration de stratégies d’action davantage attractives

16Pour susciter et fixer l’intérêt des médias, les stratégies mises en œuvre et éprouvées au cours des années 1990 se traduisent d’une part par la mise en œuvre de modes d’action proactifs et intéressants pour les journalistes, et d’autre part par l’acquisition d’une crédibilité par l’appel aux personnalités médiatiques, ou encore le développement de stratégies de contre-expertise.

Le jeu sur les modes d’actions

17Qu’elles aient développé de nouvelles manières de contester dans l’espace public ou plus simplement prolongé et actualisé les procédés déjà bien rodés par d’autres groupes protestataires avant elles, les mobilisations de sans illustrent en tout cas parfaitement le phénomène de banalisation des stratégies de captation de l’attention médiatique (Champagne, 1984, 1990). Beaucoup de leurs actions revêtent une dimension symbolique marquée et sont d’emblée tournées vers l’espace public et les médias, notamment audiovisuels (Mouchard, 2009, Sommier, 2003). Les actions spectaculaires sont de plus privilégiées, car elles exigent peu d’effectifs militants tout en permettant d’attirer plus facilement l’attention des journalistes29. Les protestations prennent notamment la forme de modes d’actions alternatifs. De par leur caractère relativement innovant, festif30, perturbateur ou dramatique, certaines de ces mobilisations rompent avec la mise en forme habituelle des actions collectives dans l’espace public (Sommier, 2003). Un de leurs ressorts fondamentaux s’enracine notamment dans une posture de scandalisation (Offerlé, 1994). Les modes d’action qui entrent dans cette catégorie prennent des formes variées et s’ancrent dans des registres assez diversifiés. Certains relèvent d’une exhibition culpabilisante de la souffrance, comme les grèves de la faim – notamment dans le cas des sans-papiers31. Plus généralement, certaines mobilisations recèlent globalement une composante dramatique forte. C’est le cas par exemple des occupations d’ASSEDIC à l’hiver 1997-1998. Le mouvement des sans-papiers au printemps et à l’été 1996 manifeste la plupart des propriétés qui permettent aux journalistes de mettre en scène de manière théâtrale les aspects dramatiques contenus dans cette protestation. L’errance des sans-papiers délogés de l’église Saint-Ambroise au printemps 1996 présente tout d’abord tous les traits d’un exode. En contrepoint, la controverse sur le rôle ambigu de l’archevêché dans cette affaire permet de relayer certains commentaires autour de la supposée indignité d’une telle décision pour l’Église, censée accorder l’asile aux « persécutés ». L’occupation de l’église Saint-Bernard, quelques mois plus tard, réplique de manière exacerbée ce schéma. Plusieurs caractéristiques de la mobilisation offrent aux journalistes une occasion extraordinaire d’appuyer sur tous les ressorts de la dramaturgie : la présence de personnalités médiatiques qui viennent, à la manière d’un pèlerinage, soutenir les sans-papiers ; la possibilité de jouer la carte de l’émotion en raison de l’étirement des grèves de la faim et des risques de dommages physiques qui en découlent ; l’anticipation d’une issue violente au fil d’un compte à rebours inéluctable ; enfin l’évacuation par la force au petit matin, filmée en direct, dans un décor « rêvé32 ».

18Une déclinaison abondamment usitée de cette stratégie de scandalisation prend la forme du recours aux illégalismes sectoriels (Péchu, 199633). Les occupations de lieux publics (plus rarement privés) en constituent le parangon. En pratique, on observe un abandon progressif du squat « sauvage » au cours des années 1990, en raison notamment de la trop grande association de ce mode d’action avec la marginalité dans les représentations populaires, ou encore des risques judiciaires encourus par les participants. On observe plus largement un renoncement provisoire aux modes d’actions « offensifs » tels que les campements sur le domaine public34. Lorsque ce mode d’action est réactivé par DAL à partir de 1993, à l’image de l’occupation de l’immeuble de la rue René-Coty puis de l’occupation de la rue du Dragon, c’est sous des formes pratiques beaucoup plus maîtrisées, et dont la symbolique est davantage adaptée aux contraintes de justification en vigueur dans l’espace public. Il s’agit désormais d’investir des lieux où siège une autorité, ou tout du moins un lieu représentatif de ladite autorité, qui détient un pouvoir lui permettant de répondre elle-même – ou de faire répondre une autre autorité – à la revendication avancée35. Le mode opératoire caractéristique de cette démarche consiste à rendre publique la situation décriée, perturber le cours normal de l’activité de l’institution en cause et mettre l’autorité visée devant les conséquences de sa politique – ou du moins son soutien ou son absence de critique envers la politique décriée.

19Un point important mérite ici d’être souligné : la plupart du temps, ces modes d’action constituent un moyen d’attirer ou de conserver l’attention des journalistes mais aussi, simultanément, un moyen d’obtenir directement l’objet de la revendication36. En d’autres termes, ces stratégies perturbatrices revêtent un double objectif : débloquer des situations concrètes mais aussi (espérer) susciter une visibilité publique conséquente – ce qui est moins le cas des « coups médiatiques », ou « pseudo-événements » (Charron, 1991, p. 101 et suiv.). Ces derniers prennent habituellement la forme d’occupations de lieux investis d’une signification sociale ou politique forte, mais sans rapport avec la revendication ou la solution à la situation37. L’objectif prioritaire étant d’être visible pour faire parler de soi, ces opérations sont ainsi localisées dans des lieux symboliques, i. e. des institutions identifiées comme liées au « pouvoir » (économique ou politique) et de ce fait particulièrement attrayantes pour les journalistes38.

20L’acquisition d’une notoriété et d’une crédibilité suffisantes passe également par le recours aux personnalités médiatiques et le développement de stratégies de contre-expertise.

Recours aux personnalités médiatiques et stratégies de contre-expertise

21Le recours aux personnalités médiatiques constitue d’abord un avantage décisif pour accéder à la visibilité. Cela facilite la validation d’une double série d’exigences : satisfaire des contraintes de format – ces personnalités maîtrisent souvent les règles de l’expression dans les médias – et conférer une légitimité publique à la cause prise en charge – connues du grand public, ces personnalités engagent leur réputation, leur prestige, leur crédit ou encore leur autorité morale ou scientifique39. C’est le cas notamment de DAL, qui a réussi à réunir des scientifiques réputés (comme Léon Schwarzenberg, Albert Jacquart et Théodore Monod, respectivement cancérologue, généticien et naturaliste renommés), un homme d’église reconnu (Mgr Gaillot), ou encore des artistes célèbres dans le monde du cinéma (comme Josiane Balasko) ou de la musique (comme Jacques Higelin). Ces personnalités, « mises bout à bout », sont destinées à capter des pans entiers de la population censée se reconnaître à travers elles. L’objectif visé est d’accrocher l’attention des journalistes en donnant une image œcuménique à la cause et de renforcer la dimension apolitique affichée du mouvement40. Il s’agit, ce faisant, de réduire les risques de remise en cause de la neutralité professionnelle des journalistes chargés de couvrir ces événements, en espérant susciter ainsi une couverture plus favorable (Joinet, 2000). Dans le cas spécifique des sans-papiers, on observe des formes de mobilisations « spontanées41 » d’artistes et d’intellectuels. C’est notamment le cas du collège des médiateurs formé au printemps 1996 au soutien des sans-papiers de Saint-Bernard42. Un dernier cas de figure, limite, se donne à voir lorsque des personnalités sont elles-mêmes à la base de l’action, à l’image du mouvement pétitionnaire contre la loi Debré en 199743.

22Une autre stratégie empruntée pour se construire un capital de notoriété consiste à mobiliser une contre-expertise (Mouchard, 2009). C’est notamment par le recours au droit, investi inséparablement comme une forme d’expertise socialement légitime et comme un registre symbolique de justification, que ce mécanisme est mis en œuvre. La contre-expertise se donne également à voir à travers des contre-argumentaires de type économique44. Très concrètement, à travers le recours aux professionnels du droit (universitaires et praticiens) et aux experts en économie, ce savoir-faire est souvent – au moins au départ – externalisé. Par la suite, il est de plus en plus mobilisé comme une auto-expertise. La transformation des collectifs, à travers des mécanismes autodidactiques de spécialisation sur le tas, permet en effet de dépasser le manque chronique de moyens prévalant dans cet espace de la contestation sociale. L’acquisition d’une expertise autonome vise aussi à limiter au maximum la remise de soi aux professionnels extérieurs. Elle permet également de gagner en crédibilité, face aux journalistes. Les échanges croisés d’expériences entre les divers collectifs qui composent ce réseau associatif prennent en l’espèce tout leur sens. L’expérience accumulée à l’occasion d’une lutte donnée, ou du moins l’investissement de cette posture d’auto-expertise, peut ainsi être redéployées à l’appui d’autres luttes. C’est ce qu’avait entrepris par exemple Dd ! ! avant même l’éclosion du mouvement de Saint-Bernard en mars 199645. Plus généralement, le travail de fond réalisé à travers par exemple le suivi de l’évolution de la législation et de la conjoncture économique, et son appropriation, permet de se mettre au niveau de ses adversaires. Tendre vers une relation davantage symétrique avec ces derniers implique d’être crédible en parlant le langage de l’État, lequel s’exprime encore très largement aujourd’hui par les canons du droit mais aussi, de plus en plus, par ceux du discours économique.

23Au total, ce n’est donc que par la conjugaison de processus d’apprentissages et de conformations que ces causes ont bénéficié d’échos médiatiques accrus, même si ces derniers se sont révélés très éphémères. On ne saurait cependant en rester là. Les raisons de l’ouverture de fenêtres d’opportunité sont aussi à chercher, en partie, du côté des médias eux-mêmes.

Conditions pour un abaissement ponctuel des seuils d’attention médiatique

24L’abaissement ponctuel des seuils d’attention médiatique est redevable d’un certain jeu dans la mise en œuvre des critères d’appréciation de la valeur informative (la newsworthiness) que peuvent renfermer de telles mobilisations. Cette réappréciation se concrétise de deux manières : par un meilleur ajustement entre la valeur « interne » des événements considérés et les attentes journalistiques en la matière, mais aussi par une meilleure congruence de leur valeur « externe » avec les propriétés de la conjoncture, telle qu’évaluée par les journalistes. Les principaux points d’achoppement à une visibilité durable sont d’une part les apories constitutives des stratégies de médiatisation que mettent en œuvre ces groupes, et d’autre part une dépendance très forte à la conjoncture.

Une meilleure adéquation avec les critères de valeur « interne » de l’information

25Les critères d’appréciation de la valeur de l’information ont sensiblement évolué au sein de l’espace journalistique depuis la fin des années 1990. Une tendance centrale caractérisant l’information quotidienne (aussi bien en télévision qu’en presse écrite) consiste de plus en plus à faire de l’information de « proximité » et « pratique », c’est-à-dire parlant de l’ordinaire des publics. Cet impératif, qui renvoie à une exigence héritée de la presse populaire, s’est généralisé à l’ensemble de la profession. Il renferme autant des contraintes de forme (employer un ton direct, un style proche du langage des gens « ordinaires », etc.) que de fond (choix de thèmes « concernants », proches des préoccupations quotidiennes des téléspectateurs et des lecteurs, etc.)46. Ce changement s’est aussi accompagné à la télévision, comme d’ailleurs au sein de la presse écrite, d’une restructuration des rédactions. Cette restructuration s’est traduite par le développement de rédactions locales, en vue notamment d’alimenter des journaux de 13 heures eux-mêmes recentrés sur l’actualité française, et la suppression corrélative d’un grand nombre de bureaux à l’étranger (Marchetti, 2005). Cette mutation, fortement impulsée par l’émergence de réseaux privés (notamment TF1), s’est ensuite progressivement étendue aux autres rédactions malgré des contraintes d’audience sensiblement différentes. Elle se matérialise par l’accent mis sur les faits divers au sens large et par le privilège accordé à des modes de construction des sujets favorisant les témoignages ancrés dans l’humain et l’émotion vécue, dans l’« authenticité ». En ce sens, l’évolution des topiques autour desquelles le logement, l’immigration et l’emploi sont traités laisse entrevoir, sans doute, l’effet de ce tournant47.

26Dans le domaine plus spécifique des mouvements sociaux, cette évolution s’est concrétisée par une (re)découverte du « peuple », de la « base » et du « terrain », sous l’effet d’un certain nombre de mobilisations dont les manifestations ont été perçues comme neuves par les journalistes. Une partie d’entre eux a été amenée à moduler sa perception de ces « nouvelles » formes de conflictualité sociale48. Les grandes centrales syndicales ont parallèlement commencé à être appréhendées comme démesurément rigides, dirigées par des leaders tendanciellement éloignés des réalités quotidiennes du terrain et maniant une langue de bois devenue intolérable. Cette dévaluation relative du crédit porté aux grands syndicats a pour corrélat une propension plus importante à se tourner vers les acteurs directement impliqués dans le travail concret sur le terrain49. Ce glissement a profité par exemple aux associations de chômeurs (comme AC !) soutenues par de nouvelles fédérations syndicales apparues à la fin des années 1980 ou au début des années 1990, en rupture avec les centrales historiques, comme SUD ou le Groupe des Dix. L’affinité avec les modes d’expression inaugurés par les coordinations a aussi beaucoup joué. Ces dernières, qui ont essaimé à partir des années 1980, ont en effet séduit beaucoup de journalistes – à commencer par les journalistes sociaux – car elles étaient considérées comme les expressions plus authentiques (c’est-à-dire moins organisées que le syndicalisme « officiel »50) de revendications issues de la base. Cette filiation semble avoir favorisé l’intérêt porté par exemple au mouvement des chômeurs durant l’hiver 1997-1998.

27Cette ouverture doit aussi beaucoup à la « fraîcheur » des animateurs de ces groupes, souvent perçus pour cette raison comme plus sincères, car produisant un discours moins contrôlé. Ce trait a pu plaire à certains journalistes51, tout du moins à ceux qui étaient peu familiers de ces mobilisations et donc moins prompts à déceler « l’envers du décor52 ». Dans le même temps, d’autres leaders étaient réputés constituer de « bons clients », capables de s’adapter aux attentes journalistiques eu égard aux formats d’expression valorisés. Cela est patent lorsqu’on considère par exemple le sens médiatique de porte-paroles comme Jean-Baptiste Eyraud, Jean-Claude Amara53, Charles Hoareau54, Claire Villiers55 ou Christophe Aguiton. Ce phénomène est particulièrement saillant en ce qui concerne les mobilisations de sans-papiers, incarnées en 1996 par de nouveaux porte-parole dont deux – Madjiguène Cissé et Ababacar Diop – deviennent rapidement les interlocuteurs privilégiés des journalistes56. Ces derniers, en raison de leur aisance face aux caméras, contribuent grandement à faire sortir cette cause de l’ombre en l’incarnant de manière plus présentable et adaptée aux canons médiatiques57. Même les leaders crédités d’un moins bon sens médiatique, comme ceux du MNCP ou de l’APEIS voire de la CGT, ont dû en passer par ce processus d’apprentissage de manière à gommer progressivement leurs défauts – avec parfois quelques ratés.

28La valeur d’une information n’est cependant jamais appréciée indépendamment du contexte (social, politique, économique, etc.) dans lequel elle intervient, contexte qui lui donne du sens et qu’elle contribue à illustrer et inséparablement à amplifier.

La congruence ponctuelle avec les propriétés de la conjoncture

29L’importance d’un fait d’actualité n’est jamais évaluée de manière intrinsèque. Éminemment relative, elle est fonction de la résonance de l’information en cause rapportée à celle des autres faits marquants du moment – « l’actualité » – selon une hiérarchie complexe. C’est donc aussi parce que les mobilisations ont spécifiquement résonné avec les propriétés de la conjoncture qu’elles ont été visibles, pour plusieurs raisons.

30Tout d’abord – cela a été souligné dans le premier chapitre – les mobilisations du cœur des années 1990 émergent dans des circonstances où l’agenda médiatique est configuré de telle manière que les journalistes paraissent plus réceptifs à la crise du logement, aux problèmes rencontrés par les immigrés irréguliers ou aux conséquences sociales du chômage – et à la situation vécue par les sans-logis, les sans-papiers et les chômeurs.

31De manière plus circonstancielle, ces mobilisations interviennent dans des périodes de creux traditionnel de l’actualité – la « trêve des confiseurs » et les congés d’été – pendant lesquelles l’agenda est moins saturé qu’à l’accoutumée. Les journalistes ont ainsi pu s’emparer plus facilement de ces controverses à un moment où il n’y avait rien d’autre de plus important à traiter, ou du moins considéré comme tel. Les mobilisations de sans-logis et de chômeurs résonnent plus spécifiquement avec le contexte symbolique entourant les fêtes de fin d’année, c’est-à-dire le marronnier des pauvres. Cette période est en effet propice à la production de sujets mettant en scène le contraste entre l’opulence de fractions privilégiées de la population et le dénuement parfois extrême des « exclus ». Elle avait d’ailleurs été stratégiquement choisie par DAL pour organiser l’opération de la rue du Dragon. Elle correspond également à la période traditionnellement choisie par les chômeurs, notamment les comités CGT, pour faire pression sur les ASSEDIC en vue d’obtenir la « prime de Noël58 ».

32Ces mobilisations, à travers les causes mises en exergue, ont pu résonner au-delà avec le contexte politique du moment. Ce trait est prégnant dans le cas de la mobilisation de la rue du Dragon. Celle-ci intervient dans une période préélectorale particulière marquée par la concurrence, à droite, entre Jacques Chirac et Édouard Balladur – à ce moment-là respectivement maire de Paris et Premier ministre. Alors que la couverture médiatique de la précampagne est centrée sur l’affrontement opposant ces deux « frères ennemis », DAL prépare son opération depuis plusieurs mois (en fait dès l’été 1994). Anticipant un agenda favorable lors de l’élection présidentielle du printemps 1995, les animateurs de DAL espèrent contribuer à sortir de son confinement la cause du mal-logement, dans une conjoncture qui venait de voir émerger le débat autour de l’exclusion sociale. Cette stratégie rejoint alors opportunément les expectations d’un certain nombre de journalistes qui désirent insuffler un nouvel élan à la campagne. Ce « coup » inséparablement médiatique et politique, qui aurait pu se résumer à un simple coup d’épée dans l’eau, rencontre heureusement les attentes d’un certain nombre d’acteurs politiques de premier plan. C’est le cas par exemple de Marie-Noëlle Lienemann, la précédente ministre du Logement du gouvernement Bérégovoy, qui propose promptement de mettre en œuvre dans la commune dont elle est maire (Athis-Mons, dans l’Essonne) l’ordonnance de 1945 sur la réquisition des logements vides59. Mais c’est surtout sa récupération par les principaux candidats à la présidentielle qui va accélérer cette montée en politique. Rattachant cette cause à la réduction de la « fracture sociale », une thématique qu’il promouvait depuis plusieurs mois déjà, Jacques Chirac, alors dans le creux de la vague, va réussir un véritable tour de force politique en annonçant la remise en vigueur de la fameuse ordonnance à Paris, ville qui concentrait dès cette époque les problèmes de mal-logement les plus graves. Son initiative pousse alors le gouvernement à entrer dans la danse. Le Premier ministre annonce à son tour, par la voix de son ministre du Logement Hervé de Charette, un ensemble de mesures qui vont dans le sens de la régulation du phénomène des logements inoccupés. Dès lors la controverse est enclenchée, créant un appel d’air au profit du thème du mal-logement.

33Inversement, la mobilisation des sans-papiers de 1996 ne bénéficie pas, au départ, de l’ouverture d’une telle fenêtre d’opportunité. Comme on le verra plus finement au cours du chapitre suivant, elle est couverte dans un premier temps a minima, par éclipses. La mobilisation est alors stratégiquement relancée à l’été pour (espérer) bénéficier d’une période plus calme, et donc favorable en termes d’attention60. Il est vrai qu’elle tire parti à ce moment-là de soutiens comme Dd ! !, le collège des médiateurs ou encore certains artistes et intellectuels. Le front relativement uni de la droite sur cette question, ainsi que les réactions timides de l’opposition, freinent toutefois l’éclosion d’une controverse politique. Ce n’est qu’au cours du mois d’août que certains acteurs éminents de la gauche parlementaire ou syndicale s’emparent de la cause des sans-papiers – et ce malgré l’embarras et l’absence de réactions claires du PS ou de syndicats comme la CFDT ou FO. Tout ceci se produit dans une conjoncture de dramatisation de l’affaire. La séquence d’action qui suit l’évacuation de l’église et ses suites se déroule quant à elle dans un contexte politique davantage propice, celui des universités d’été des principaux partis politiques61. L’affaire des sans-papiers est alors l’occasion de faire de multiples déclarations et interventions publiques, qui sont abondamment reprises. Au total, le regain d’attention des journalistes n’apparaît donc pas directement conditionné par l’ampleur des mobilisations elles-mêmes, mais plutôt par celle des réactions et des controverses que cette affaire contribue à générer au sein de l’espace politique entendu au sens large. L’importance perçue de la contestation, qui fait suite à d’autres grandes mobilisations ayant scandé les premiers mois d’exercice du gouvernement Juppé (notamment le mouvement de novembre-décembre 1995), incite en effet une fraction non négligeable du champ journalistique à envisager cette affaire comme le catalyseur potentiel d’une crise gouvernementale, et donc à couvrir amplement cet événement62.

34Ce phénomène est à nouveau illustré, quelques mois plus tard, par le succès autrement conséquent – qui plus est quasi-immédiat – du mouvement pétitionnaire contre la loi Debré sur l’immigration. Ce dernier bénéficie de conditions a priori plus favorables, avec d’abord le relais précieux offert par l’implication directe de titres centraux de la presse écrite63. Des soutiens au mouvement sont également fournis par la mobilisation de l’opposition parlementaire contre le texte, une opposition elle-même appuyée par un certain nombre d’associations gestionnaires du champ64 et relayée par une mobilisation populaire conséquente65.

35Le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998 survient quant à lui dans un contexte médiatico-social relativement favorable. Cette protestation émerge en effet dans une conjoncture politique chargée, qui répond à la volonté du nouveau gouvernement de prendre à bras le corps le problème du chômage, en optant pour des mesures davantage interventionnistes. Or, bien que cette mobilisation se situe assez loin de toute période pré-ou post-électorale, elle met néanmoins en difficulté la « majorité plurielle » un peu plus de six mois après son arrivée au pouvoir. Elle constitue à ce titre un des premiers grands conflits sociaux de la législature, que le nouveau gouvernement doit gérer sous les feux des projecteurs66. Elle s’inscrit, qui plus est, dans une suite de divisions soulignant la fragilité de cette coalition67. La cause des chômeurs accède donc à la visibilité à partir du moment où elle peut être décryptée à l’aune de ses conséquences éventuellement nuisibles à la majorité gouvernementale.

36Malgré leur caractère spectaculaire, dans tous les sens du terme, ces apparentes « réussites » doivent être vues pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des exceptions. Sous cet éclairage l’irruption des mouvements de sans dans l’espace médiatique s’est avérée globalement modérée, mais aussi faiblement rééditable. Ce constat invite à souligner les limites indépassables auxquelles sont confrontés ces groupes pour s’imposer durablement dans l’espace médiatique.

Les points d’achoppement à une visibilité durable

37La gestion de la médiatisation constitue un exercice « risqué » pour les animateurs et porte-paroles, et présente des limites qui manifestent l’inachèvement du processus de professionnalisation des fonctions de communication publique.

38Les réglages à l’impératif médiatique ne vont pas de soi. Ils accentuent au contraire des tensions inhérentes aux postures militantes en vigueur dans cette fraction de l’espace de la contestation sociale. Deux écueils importants font ici sentir leurs effets. La question de l’attribution concrète des fonctions de porte-parole renvoie à une première difficulté, celle de la monopolisation des activités de communication publique. Le second écueil est lié aux premier : la médiatisation accentue l’hétéronomie qui est au principe du fonctionnement réel des collectifs.

39Pour commencer, la plupart des collectifs agrègent des strates militantes diversifiées qui vont des militants de longue date aux précaires adhérents sans aucune expérience dans ce domaine, en passant par les « déclassés » indigènes ou encore les intellectuels, experts ou artistes soutenant la cause. La place occupée par les individus directement et personnellement concernés par les problèmes pris en charge par le collectif éloigne en conséquence ces organisations de la catégorie des groupes d’auto-support68. Certes, certains responsables, animateurs ou leaders porte-paroles ont eux-mêmes connu la situation de leurs « représentés », même s’ils sont peu nombreux69. Toutefois les « membres par conscience70 », pourvoyeurs de ressources mais non directement concernés à titre personnel par le problème considéré, occupent généralement une place importante à côté des simples militants issus des rangs des adhérents. Autrement dit, les précaires eux-mêmes occupent rarement les positions les plus visibles ou influentes au sein des collectifs. Ces dernières tendent à être monopolisées par des quasi-professionnels de l’action contestataire. Beaucoup de collectifs de sans sont donc de fait fondés, en pratique, sur le modèle de l’organisation professionnelle de mouvement social (McCarthy & Zald, 1973). D’où le risque, permanent, de la personnalisation et de l’oligarchisation71. On doit entendre par là le renforcement, par avance ou au cours de l’action, du poids des représentants « externes » aux groupes selon un processus de certification médiatique72, sans qu’ils aient donc été expressément mandatés. Le statut de porte-parole peut en effet s’acquérir aussi bien via la cooptation par les médias que par un mandat exprès de la base militante. Le recours aux personnalités médiatiques constitue à cet égard un point d’achoppement des stratégies de communication publique mises en œuvre par ces groupements. Un collectif « actif » en ce domaine comme DAL porte ainsi la marque de militants fondateurs versés dans la relation aux médias, comme Jean-Baptiste Eyraud. Ces derniers ont immédiatement choisi de faire appel aux personnalités médiatiques pour la constitution de l’association, une initiative qui a contribué à inscrire ce trait fondateur dans la « culture » de l’association. Tous les collectifs ne sont cependant pas désireux d’organiser de telles configurations « gagnantes ». La posture du MNCP incarne même les conséquences négatives, sur ce plan, d’une volonté affirmée d’autonomie dans l’organisation des chômeurs. Elle traduit la difficulté d’assumer l’émergence médiatique des porte-paroles. Cette réticence est d’autant plus compréhensible que ces collectifs sont très souvent structurés pour limiter les phénomènes de domination interne, de manière à favoriser un fonctionnement égalitaire. Or, elle se heurte à un principe de réalité, à savoir le déficit de militants susceptibles d’occuper ces fonctions en interne73.

40Cette distorsion, exacerbée dans un contexte de forte visibilité médiatique, (re)pose avec acuité le problème de l’identité entre représentés et représentants, particulièrement sensible au sein de cet univers militant. Elle matérialiste bien les effets de l’injonction contradictoire dans laquelle sont enfermés les animateurs74. La médiatisation constitue en effet le creuset pour la réactivation de conflits où l’on s’accuse, notamment, de mettre la cause au service de sa propre promotion. Un des principaux reproches adressés par la base aux leaders consiste à contester la faculté dont s’investissement ces derniers à incarner l’image publique du mouvement, et notamment à exprimer dûment la réalité des souffrances vécues par les précaires75.

41Le potentiel restreint de médiatisation apparaît également conditionné par l’inachèvement du processus de professionnalisation des fonctions de communication publique76. Pour être considéré comme un joueur sérieux par les journalistes, il faut d’abord pouvoir honorer les exigences imposées par les formats médiatiques. Comme on l’a vu, celles-ci sont fondées sur des critères de productivité (Charron, 1991, p. 115) et sur la capacité des acteurs sociaux à se soumettre aux codes journalistiques77. À ce jeu, les collectifs sont inégalement dotés. Les compétences communicationnelles reposent sur quelques militants qui les ont le plus souvent acquises sur le tas. Pour cette raison, la politique de communication et son efficacité reposent très souvent sur les performances de quelques militants. En raison de la précarité chronique des collectifs, il suffit donc parfois qu’une figure centrale quitte l’organisation pour affaiblir durablement cette dernière. C’est ce qui est arrivé par exemple à l’APEIS à la suite du départ de Richard Dethyre. Ce dernier a été remplacé par Philippe Villechalane, un militant de longue date mais doté d’un sens médiatique moins affirmé et surtout moins versé dans l’appel stratégique aux médias78. Un cas de figure similaire est donné à voir par la crise qu’a connue le MNCP au début des années 199079, à la suite du départ de son fondateur. Ce dernier a alors été remplacé par Hubert Constancias, un militant peu impliqué dans le recours aux médias et peu disponible pour les journalistes des rédactions nationales80. Le MNCP, exsangue, n’a alors pu rebondir qu’en s’intégrant à AC !. Revers de la médaille, l’organisation était désormais surtout visible sous le label AC !, et plus rarement en tant que telle.

42L’érosion progressive – en fait souvent très rapide – du capital médiatique amassé gêne également le maintien de ces causes à l’agenda. Cette usure se traduit, concrètement, par une lassitude liée à un effet de répétition. Les journalistes ne se considèrent pas toujours sollicités à bon escient ; ils peuvent par la suite hésiter à répondre à nouveau aux alertes lancées par les militants lorsque les précédentes actions, pour lesquelles ils ont préalablement été convoqués, ont tour à tour avorté. Au demeurant, les actions les plus spectaculaires ou originales encourent elles aussi un risque de « banalisation narrative81 ». L’impossibilité de renouveler sans cesse ces « performances » médiatiques favorise alors une dévaluation du crédit accumulé auprès des journalistes82.

43Mais alors pourquoi, alors que plusieurs mobilisations de même type présentaient quasiment les mêmes propriétés formelles, seules certaines ont accédé à une visibilité conséquente ? La réponse réside dans le fait que ces dernières ont probablement pris place dans une conjoncture singulière et appropriée sous plusieurs rapports83. Ce trait manifeste les effets d’une dépendance très forte à la conjoncture. Des micro-mobilisations comme l’occupation de la rue du Dragon, le mouvement des sans-papiers de Saint-Bernard voire – au moins à leur début – les occupations des locaux d’ASSEDIC par les chômeurs à l’hiver 1997-1998 n’auraient jamais suscité une telle attention médiatique dans des conditions « normales ». Certes les modes de protestation les caractérisant ont pu être considérés comme originaux ou particulièrement perturbateurs et donc susceptibles, à ce titre, de susciter un certain intérêt. Cependant des formes de protestation similaires ont pu être organisées et mise en œuvre dans d’autres contextes sans pour autant réussir à catalyser une telle attention. D’autres mobilisations pourtant conséquentes ont donc été très nettement moins médiatisées, en grande partie parce qu’elles intervenaient dans des conditions moins favorables. L’absence de contexte pré-électoral ou de divisions de la majorité gouvernementale en constitue une illustration majeure. Autre cas de figure proche, la mobilisation peut se dérouler dans un contexte électoral mais ne pas déboucher sur une médiatisation si les principaux candidats ou partis évitent d’aborder l’enjeu en question. C’est ce qui s’est probablement passé à l’occasion de l’occupation de la rue René Coty par DAL durant les élections législatives de 1993. C’est sans doute également ce qui s’est produit lors du mouvement de grève de la faim de sans-papiers au printemps 1995, au moment de la campagne pour l’élection présidentielle (Richter, 2000).

44Les mobilisations peuvent également se dérouler dans un climat défavorable ou inadapté. C’est le cas des mobilisations de sans-papiers, dont la plupart étaient des demandeurs d’asile, qui se sont tenues entre 1991 et 1992. L’asile constitue en effet un objet journalistiquement peu vendeur, qui n’intéresse quasiment pas les rédactions au début des années 199084. Il en va de même des mouvements des sans-papiers qui prennent place dans le courant de l’année 1998. Leur échec médiatique peut-être expliqué par l’effet collatéral des controverses ayant éclaté à cette période à propos de la double peine, et donc de l’adoption d’un prisme répressif pour aborder les questions d’immigration. Les mobilisations de 2002 interviennent quant à elles dans une conjoncture marquée par une appréhension encore plus sécuritaire des phénomènes d’immigration au niveau national ou international, avec en arrière-plan la controverse autour de la fermeture du centre de transit de Sangatte85. Autre illustration de ce phénomène : les problèmes expérimentés par les chômeurs n’ont pas, loin de là, disparu suite aux mesures publiques prises en réponse à la mobilisation de l’hiver 1997-1998 ; l’embellie générale de la situation de l’emploi concourt à discréditer les demandes des associations aux yeux de journalistes ; ces derniers sont alors moins sensibles à ces problématiques, et donc moins enclins à s’y intéresser.

45Au vu de ce qui précède, l’ouverture d’une fenêtre médiatique au cœur des années 1990 renvoie bien à un moment particulier dans la trajectoire des mouvements de sans. Certes, les mobilisations ne sont pas la seule cause des soudaines poussées d’intérêt des journalistes pour ces enjeux. On a plutôt affaire à un modèle d’émergence très intermittent et indirect (Favre, 1992), activé à la faveur d’initiatives politiques (notamment gouvernementales), de contextes électoraux propices, de « crises » ouvertes par l’irruption d’acteurs sociaux dans l’espace public voire la survenance d’événements imprévus86 dans l’espace national ou international. Certaines transformations observées au niveau des collectifs de sans ne sont pas pour rien dans cette ouverture, qui apparaît, au moins en partie, comme le produit d’une meilleure maîtrise des codes de valorisation des modes d’intervention dans l’espace public87. Pour un moment, les divers collectifs de sans parviennent par divers procédés88 à se constituer un capital médiatique utile à leur crédibilité aux yeux des journalistes. La pluralité des attitudes face aux médias constitue toutefois un signe de la diversité des composantes de chaque organisation et plus largement de ces mouvements. On observe ici, pleinement, les effets d’une tension transversale aux mouvements sociaux contemporains « qui oscillent entre une critique des médias, parties prenantes d’une société à changer, et l’impossibilité de les ignorer pour publiciser la mobilisation » (Lévêque, 2005, p. 76 et suiv.89).

46On vient de décrire les moments particuliers où le mal-logement, l’immigration irrégulière et le chômage sont publiquement redéfinis au sein, notamment, de l’univers médiatique. Ces fenêtres d’opportunité pour essayer d’imposer de nouvelles manières de cadrer ces problèmes. C’est ce que l’on va s’attacher à décrire dans le chapitre suivant.