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La cause des « sans »

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Guillaume Garcia

1. Une irruption mitigée dans l’arène médiatique

Texte intégral

  • 1 Pour un exemple d’analyse quantitative sophistiquée, voir la thèse qu’a consacrée Philippe Blancha (...)

1Pour comprendre les processus par lesquels les causes des sans ont pu émerger dans l’espace public via les médias, il faut au préalable établir un bilan, même sommaire1, des modalités de leur couverture médiatique. Ce premier chapitre vise à brosser un tableau synthétique de la carrière qu’ont suivie, au journal télévisé, aussi bien les questions de logement et d’emploi que d’immigration. Il pose quelques jalons nécessaires pour appréhender le traitement de ces enjeux, ainsi que la contribution des mobilisations de sans à leur publicisation. À cet égard, la période d’étude choisie, 1990-2002, permet de dégager des tendances significatives car mesurées sur un temps assez long. Sur cette base, l’irruption des sans dans l’arène médiatique apparaît globalement mitigée. Plus précisément, le logement, l’emploi et l’immigration ont bénéficié d’une visibilité inégale et surtout très variable, l’attention des journalistes oscillant entre un quasi-silence et des poussées soudaines d’intérêt à la faveur de contextes particuliers. Le milieu des années 1990 semble constituer une fenêtre d’opportunité pour ces enjeux. Certaines mobilisations de sans-logis (le mouvement de la rue du Dragon à l’hiver 1994-1995), de sans-papiers (le mouvement de Saint-Bernard au printemps et à l’été 1996, suivi par la protestation contre la loi Debré début 1997) et de sans-emploi (le mouvement d’occupation des ASSEDIC à l’hiver 1997-1998) profitent ainsi de conditions de médiatisation favorables. La mise en perspective de ces tendances convergentes questionne l’hypothèse d’un cycle d’attention approprié au cœur des années 1990.

Une visibilité erratique

2Une analyse longitudinale d’agenda fournit un premier indicateur de cette visibilité : le logement, l’immigration et l’emploi bénéficient indéniablement d’une attention inégale – relativement plus faible dans le cas du logement – et surtout intermittente. Cependant, au cœur des années 1990, ces trois enjeux sont progressivement abordés sous un angle davantage problématisé, l’accent étant mis par les journalistes sur les problèmes de mal-logement, d’immigration irrégulière et de chômage.

Entre « silence » et attention éruptive

3Sur la période étudiée, un total de 5805 sujets de JT traitant des questions de logement (n = 865), d’immigration (n = 1820) et d’emploi (n = 3120) ont été collectés au sein de la base de données établie par l’Inathèque de France. Globalement, les différences en volume entre TF1 et France 2 sont marginales. Quasi inexistantes dans le cas du corpus logement (n = 433/432), elles s’avèrent très faibles dans le cas du corpus emploi (n = 1553/1567) ; et un peu plus marquées dans le cas du corpus immigration (n = 887/933), France 2 traitant plus fréquemment de cet enjeu. Les courbes d’attention suivent une évolution très comparable. Des tendances davantage prononcées émergent toutefois lorsqu’on affine l’analyse par année.

Graph. 1 : Distribution annuelle du nombre de sujets sur le logement, TF1 et France 2

Graph. 2 : Distribution annuelle du nombre de sujets sur l’immigration, TF1 et France 2

Graph. 3 : Distribution annuelle du nombre de sujets sur l’emploi, TF1 et France 2

  • 2 On reviendra sur ce constat, pour le remettre en perspective, en conclusion de l’ouvrage.

4Le parallélisme des courbes apparaît particulièrement marqué dans le cas de l’emploi, ce qui semble indiquer une homogénéisation plus grande des modes de couverture dans ce domaine – un constat que confirme d’ailleurs l’analyse des topiques organisant thématiquement la couverture (cf. infra)2.

5Concernant le logement, les différences les plus accentuées s’observent en 2001 – TF1 en tête – et secondairement en 1993 – TF1 en tête – et en 1996 – France 2 en tête (graph. 1). Dans le cas de l’immigration, l’écart le plus important se produit en 1991 – TF1 en tête – et secondairement en 1996 et 1997 – France 2 en tête (graph. 2). Enfin, concernant l’emploi, l’attention des deux chaînes diverge plus nettement en 1995 – TF1 en tête – et en 1999 – France 2 en tête (graph. 3).

6Plus largement, l’attention portée à ces trois enjeux semble à première vue erratique. La focalisation sur ces questions est ainsi inconstante, évoluant entre des périodes de faiblesse relative (voire de quasi-silence dans le cas du logement, notamment en 1991 et à partir de 1999) qu’entrecoupent des moments d’intensité fugaces (tendanciellement plus forts dans le cas de l’emploi). On observe plus précisément une montée en puissance puis un reflux de l’attention accordée au logement et à l’emploi entre 1990 et 2002. Ce cheminement est moins net dans le cas de l’immigration, objet de davantage de fluctuations. La seconde partie de la décennie constitue cependant une période globalement exceptionnelle pour la visibilité de ces thématiques : 1995 dans le cas du logement, 1996 et 1997 dans celui de l’immigration et 1998 dans celui de l’emploi. Ces remarques introductives effectuées, on peut se pencher plus avant sur la manière dont les rédactions de TF1 et de France 2 ont mis en problème ces enjeux.

Une mise en problème fluctuante

  • 3 Sur ce point, voir Hammar, 1985.
  • 4 Telles que les réformes du droit de location, les mesures fiscales encourageant la remise en état (...)
  • 5 Telles que la composition ethnique de la société française, l’intégration des migrants ou les disc (...)
  • 6 Telles que les plans sociaux, les dispositifs d’aménagement du temps de travail, les polémiques ou (...)
  • 7 Sur cette distinction des « in » et des « out », voir Touraine, 1991.

7Pour ce faire, il s’est avéré nécessaire de désagréger ces données. Dans ce but, chaque corpus a été clivé en deux catégories de sujets. Les sujets se référant directement à la crise du logement, aux problèmes de chômage ou aux difficultés suscitées par l’immigration illégale (relatifs aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France3) ont été regroupés dans une première catégorie et distingués du reste des éléments des corpus. Ont été reversés dans la seconde catégorie des sujets abordant les questions liées à l’habitat en général4, à l’immigration régulière5, ou aux problèmes de travail6. En d’autres termes, les sujets ont été différenciés selon qu’ils traitaient de thèmes liés aux « in » – c’est-à-dire ceux qui ont un logement décent, un emploi ou un statut légal – ou des thèmes liés aux « out » – c’est-à-dire les sans7. Des différences significatives entre les sous-corpus résultant de ce découpage – mal-logement/habitat, immigration irrégulière/légale, chômage/travail – sont alors notables.

  • 8 Dans les trois quarts des cas, quand le logement est traité, c’est sous l’angle du mal-logement. D (...)

8Le mal-logement et l’immigration illégale suscitent un intérêt nettement plus élevé que les questions plus générales d’habitat ou d’immigration8, pour lesquelles l’attention reste à un niveau très bas – bien que relativement stable – au fil des années. À l’exception de 1991, l’intérêt pour le logement semble susceptible d’être activé essentiellement par les événements liés à la crise du logement. Cela est particulièrement visible en 2001 sur TF1 (graph. 4), et en 1996 et 1998 sur France 2 (graph. 5). Le cas de l’immigration présente une configuration partielle différente, un tournant se produisant autour de 1994 – soit à la fin de 1993 sur France 2, et au début de 1995 sur TF1. Alors qu’à l’orée de la décennie la focale est centrée sur les aspects de l’immigration liés au racisme, à la crise des banlieues et aux questions de laïcité, elle tend par la suite à se concentrer presque exclusivement sur les problèmes liés à l’immigration illégale. Cette inclination est très sensible en 1996, 1998 et 2002 sur France 2 (graph. 7), ainsi qu’en 2000 et 2001 sur TF1 (graph. 6).

  • 9 Les proportions sont d’environ 47.5 % et 52.5 %.

9Inversement, le problème du chômage reste relativement moins couvert que ne le sont les questions d’emploi liées plus généralement à la problématique du travail ou celle du salariat9 (graph. 8 et graph. 9). De plus, la période étudiée est le théâtre de plusieurs retournements de priorité. Ainsi, à des moments où la couverture est principalement centrée sur le chômage succèdent des périodes durant lesquelles ce dernier ne constitue qu’un aspect certes important, mais un aspect seulement, des questions d’emploi. Dans le détail TF1 couvre davantage les questions de chômage en 1993 et 1997, ce que fait à son tour France 2 en 1994 et 1998.

Graph. 4 : Distribution annuelle des sujets sur l’habitat et le mal-logement, TF1

Graph. 5 : Distribution annuelle des sujets sur l’habitat et le mal-logement, France 2

Graph. 6 : Distribution annuelle des sujets sur l’immigration régulière et irrégulière, TF1

Graph. 7 : Distribution annuelle des sujets sur l’immigration régulière et irrégulière, France 2

Graph. 8 : Distribution annuelle des sujets sur le travail et le chômage, TF1

Graph. 9 : Distribution annuelle des sujets sur le travail et le chômage France 2

  • 10 À l’exception éventuellement de 1991, essentiellement sur TF1.
  • 11 Parmi d’autres peut-être, ce qui nécessiterait une analyse globale de la couverture médiatique.
  • 12 À l’exception de la période 2000-2002 dans le cas de l’immigration, pour des raisons qu’on détaill (...)
  • 13 Sur la notion de problématisation, voir Gusfield, 2009. Est désignée ici « la transformation d’un (...)

10Au début des années 1990 le mal-logement et l’immigration irrégulière10 voire le chômage, même s’ils se situent à des niveaux d’attention plus ou moins élevés, restent de fait encore peu traités. L’intérêt des rédactions pour ces problèmes est également marqué par une relative discontinuité : sont en effet observables plusieurs ruptures majeures, caractérisant une hausse éruptive suivie d’une baisse brutale de la couverture. Si on met en parallèle les trois corpus, on note cependant que les pics de visibilité se succèdent sur une période relativement courte (de 1995 à 1998), ce qui semble indiquer l’existence d’un cycle durant lequel l’intérêt pour cet ensemble d’enjeux11 est à son apogée. Cette période correspond à une phase de reconfiguration, au sens d’une mise en problème. TF1 et France 2 accordent ainsi de plus en plus de considération à des questions progressivement appréhendées comme de sérieux problèmes sociaux. Par la suite, les deux chaînes s’en détournent peu à peu, leur dimension problématique étant de moins en moins soulignée12. Ce processus de problématisation13, on va le voir, apparaît en partie catalysé par certaines protestations de sans-logis, de sans-papiers et de sans-emploi.

Une problématisation changeante : la dispersion des définitions des problèmes

  • 14 Le terme « topique », utilisé par la suite, désigne des foyers de sens qui organisent la couvertur (...)

11Afin d’aller plus loin dans l’exploration de ces données, il est nécessaire de les désagréger encore plus finement. Dans ce but, les sujets traitant des aspects généraux des questions de logement (au sens de « l’habitat »), d’immigration (au sens « d’immigration régulière ») et d’emploi (au sens de la problématique du travail) ont été écartés de l’analyse. Seuls ont été retenus les sujets abordant la crise du logement (n = 648), l’immigration illégale (n= 1246) et le chômage (n = 1454). Il s’agissait de mener un examen plus minutieux de la distribution dans le temps des topiques14 organisant la représentation de chaque problème. L’étude de ces sous-corpus indique que certaines mobilisations – mais pas d’autres – ont pour effet de changer, au moins momentanément, le point de vue habituel des rédactions lorsque ces dernières choisissent d’aborder ces questions. Les journalistes placent temporairement au cœur de la définition du logement, de l’immigration et de l’emploi les problèmes expérimentés – ou du moins suscités – par les sans-logis, les sans-papiers et les sans-emploi. On observe également une proximité entre les modes d’appréhension du mal-logement et du chômage, deux problèmes qui ont été choisis pour leur similitude apparente, par contraste avec l’immigration.

L’évolution des topiques du mal-logement

  • 15 La catégorie « autres » agrège les sujets (peu nombreux) traitant de la situation du mal-logement (...)

12La couverture du mal-logement a ainsi évolué de manière significative entre 1990 et 2002 (graph. 10 & 11)15.

13Les mobilisations organisées par DAL constituent au départ, avec les conditions de logement, le principal point d’entrée pour aborder un enjeu encore peu saillant dans le débat public. Faisant suite au campement du square de la Réunion à Paris au printemps 1990, la première action de grande envergure de sans-logis a lieu en juillet 1991, avec l’occupation par une centaine de familles du site en construction de la future Bibliothèque nationale de France, occupation restée célèbre comme le « campement du Quai de la Gare ». En 1992 a lieu à Paris le campement des « Maliens de Vincennes », qui regroupe environ 200 à 300 familles d’origine soninké, sans-logis ou mal-logées. Enfin, à partir du printemps 1993, a lieu la reprise des squats avec notamment l’occupation d’un immeuble de la rue René-Coty à Paris, entre les deux tours des élections législatives. Ces actions « majeures » (du moins stratégiquement pour DAL, comparativement à d’autres plus localisées) suscitent une attention médiatique relativement limitée dans l’ensemble – si ce n’est l’occupation du Quai de la gare, dont la couverture est cependant étalée sur plusieurs semaines et donc fortement diluée.

  • 16 Cette topique agrège des sujets illustrant, éventuellement de manière statistique, les conditions (...)

14La topique des conditions de logement16 est distribuée pour sa part de manière relativement homogène, bien que des variations soient là aussi notables. Ce thème est d’abord davantage prégnant sur TF1. Ainsi, alors qu’il tend à être délaissé par France 2 entre 1991 et 1992, il continue d’être traité par la rédaction de TF1 et devient même saillant en 1995. Cette configuration de la couverture du mal-logement s’opère de plus dans un contexte où on ne parle encore, par ailleurs, que de « ralentissement » de l’immobilier ou de politique de la ville et de l’habitat. Le reste du traitement se concentre en effet autour d’un petit nombre de thèmes dont notamment les interventions des gouvernements successifs (Rocard, Cresson, Bérégovoy puis Balladur) pour soutenir le secteur du logement.

  • 17 La « question SDF » représente un marronnier constitué le plus souvent en rubrique hivernale.
  • 18 Ont été agrégés à cette topique les sujets apportant un éclairage sur les réinsertions d’anciens s (...)

15L’attention se redéploie ensuite autour de deux autres topiques. Émerge d’abord le thème de l’assistance d’urgence. Cette topique est fondée sur les débats autour des réponses devant être apportées aux difficultés des SDF ou des mal-logés durant les périodes de grand froid, à travers par exemple la mise en place du Samu social ou des logements d’urgence dans des foyers ou des centres d’abri. Cet ensemble thématique est particulièrement prégnant en 1993 (singulièrement sur TF1) puis en 1996 et 1998, dans le contexte d’hivers rigoureux et mortels pour les SDF (Damon, 2002)17. La topique de la réinsertion des sans-logis18 émerge un peu plus tard, de manière certes moins saillante mais en revanche plus régulière jusqu’à la fin de la période (c’est surtout le cas sur TF1 entre 1993 et 1999). Cette inflexion s’accompagne d’un changement partiel d’approche pour rendre compte des questions d’habitat en général. Si les initiatives gouvernementales en matière de politique de la ville et d’aménagement du territoire sont toujours soulignées, les rédactions s’intéressent davantage aux tentatives des pouvoirs publics pour enrayer la crise du BTP et relancer le secteur de l’immobilier, et ce jusqu’au milieu de la décennie. Bien que cette thématique suscite un niveau d’attention relativement faible, elle ne décline véritablement qu’après 1998.

  • 19 Sur cette catastophe, voir Latté, 2008.
  • 20 On parle alors du mal-logement à travers des topiques comme les débats politiques ou encore la réi (...)

16C’est dans ce contexte que se produit le pic d’attention, à la charnière entre 1994 et 1995. L’hiver 1994-1995 est en effet le théâtre d’une mobilisation restée célèbre, le mouvement des sans-logis de la rue du Dragon. Cette action emblématique – l’occupation d’un immeuble vide par plusieurs familles en majorité africaines, sous l’impulsion de DAL et du CdSL – durera en fait jusqu’en janvier 1996, avec le relogement de toutes les familles. Cette protestation suscite une couverture incomparablement plus élevée que les précédentes mobilisations, articulée à la mise en scène nourrie du débat public sur le mal-logement et des conditions de mal-logement elles-mêmes. Sont moins prégnantes, dans le même temps, d’autres topiques comme celle des logements d’urgence et surtout celle de la réinsertion (du moins sur France 2). Ce nouvel éclairage s’accompagne d’ailleurs d’un changement partiel de focale pour appréhender les questions d’habitat en général. Sont ainsi, à la faveur d’un certain nombre « d’affaires » qui éclatent à cette période, mis en lumière les dysfonctionnements du système de logement social, notamment à Paris (à travers notamment des révélations sur la suroccupation des HLM par des ménages aux revenus élevés ou encore sur la corruption qui irrigue le système, les passe droits clientélistes, etc.). L’attention aux questions de mal-logement diminue par la suite assez drastiquement, à l’exception de deux soubresauts. Au printemps 1998 d’abord, sous l’effet du débat autour de la loi contre l’exclusion sociale proposée par le gouvernement Jospin et de son volet logement. À l’occasion de ce débat, les journalistes (surtout sur France 2) se saisissent à nouveau du thème des logements d’urgence. À l’automne 2001 ensuite, avec l’importante couverture (surtout sur TF1) de l’explosion de l’usine chimique AZF à Toulouse. Sont notamment soulignées ses conséquences sur les conditions de logement d’une partie des habitants de la ville19. Le traitement médiatique retourne alors à son niveau – faible – d’origine et à ses formes conventionnelles20.

Graph. 10 : Distribution annuelle des topiques du mal-logement, TF1

Graph. 11 : Distribution annuelle des topiques du mal-logement, France 2

L’évolution des topiques de l’immigration irrégulière

  • 21 La catégorie « autres » agrège des thématiques résiduelles comme les conditions de vie en France d (...)

17Le traitement de l’immigration irrégulière donne également lieu à un certain nombre d’inflexions remarquables21 (graph. 12 & 13). La couverture des questions d’immigration est au départ davantage centrée sur les enjeux généraux liés à la problématique du racisme, à celle de l’intégration des immigrés, et peu finalement à celle de la laïcité ou de l’asile politique.

  • 22 Le pic de 1991 correspond à l’introduction, sous le gouvernement Cresson, d’un contrôle aux fronti (...)
  • 23 Elle agrège les mesures réglementaires contre les étrangers en situation irrégulière, les expulsio (...)

18Durant cette période, le seul aspect des questions d’immigration irrégulière couvert avec un minimum de constance a trait aux débats politiques autour des mesures visant à gérer les conséquences relatives à la présence d’étrangers en situation illégale sur le sol français. Cette topique est au départ prégnante sur TF1, mais elle organise par la suite plutôt la couverture de France 222, à partir de 1996. Après 1993, l’agenda s’ancre autour de la topique « expulsions23 ». Cette inflexion fait écho au renouveau des politiques répressives contre les étrangers clandestins initié par le ministre de l’Intérieur Pasqua. Le pic de 1993 correspond également au débat entourant les lois Pasqua sur l’immigration ainsi que la loi Méhaignerie sur la réforme du droit d’asile. La topique des expulsions est à nouveau saillante en 1995 et 1996 (particulièrement sur TF1), lorsque le nouveau ministre de l’Intérieur Debré réactive le recours aux avions charters pour expulser les étrangers en situation irrégulière. Cela est encore une fois le cas en 2002, à la suite des mesures répressives impulsées par son successeur Sarkozy. Cet accès répressif du traitement s’ancre dans une autre topique qui oriente le traitement des questions d’immigration irrégulière autour du démantèlement policier des réseaux de travail clandestin ou du contrôle douanier des flux de population aux frontières. Ce thème est surtout illustré à l’étranger, autour de sites considérés comme des plaques tournantes de l’immigration clandestine, notamment dans l’enclave espagnole de Ceuta au Maroc, sur l’île de Lampeduza en Italie, ou à la frontière mexicaine des États-Unis.

  • 24 Ces deux catégories d’événements ont été intégrées au corpus lorsqu’ils étaient connectés par les (...)

19Ce tournant s’opère dans un contexte où l’intérêt porté aux questions d’immigration régulière diminue drastiquement et où les journalistes se tournent ponctuellement vers d’autres problématiques. Il en va ainsi du débat sur le phénomène d’émigration économique, réputé être en augmentation dans un contexte de fort chômage. Surtout, on observe un net reflux des problématiques liées à l’intégration des étrangers et des immigrés. La focale tend même à s’inverser à partir de 1995 : on parle désormais autant des dommages causés à la société française par les attentats islamistes24 que des actes racistes perpétrés contre les étrangers ou les immigrés.

  • 25 Au total environ 1 500 grèves de la faim (mobilisant en majorité des Turcs et des Africains) sont (...)
  • 26 Une majorité de grévistes obtient gain de cause, la circulaire du 23 juillet 1991 permettant envir (...)
  • 27 Certains maires ont même proposé de supprimer l’attribution de certaines allocations aux étrangers (...)

20C’est dans ce contexte que les mobilisations de 1996 et 1997 accèdent à une visibilité qui tranche avec le faible intérêt accordé aux protestations précédentes. Les mouvements de sans-papiers sont en effet très peu relayés au début de la décennie, si ce n’est – et a minima – le mouvement des déboutés du droit d’asile en 1991-1992 (Siméant, 199325). Ainsi une partie seulement des grèves de la faim de 1991 suscite une attention significative – au demeurant assez limitée – essentiellement, semble-t-il, en raison de l’implication de l’Abbé Pierre aux côtés des protestataires26. Les grèves de la faim de déboutés du droit d’asile et des « double-peine » de 1992, qui en constituent le prolongement, sont quant à elles pratiquement passées sous silence, de même que celles de 1995. Par contraste, les sans-papiers qui se mobilisent au printemps 1996 parviennent à intéresser de manière incomparablement plus élevée les rédactions, tout comme c’est le cas des opposants à la loi Debré sur l’immigration qui se mobilisent en février et mars 1997. Durant cette période le prisme appliqué au traitement de l’immigration légale ne change guère, l’attention à cette thématique restant assez faible. La focale s’élargit cependant un peu en 1997, dans un contexte politique marqué par des controverses fortes sur l’immigration – à propos notamment de la réforme du code de la nationalité par le gouvernement Jospin, ou encore des décisions prises par certains maires FN visant à retirer leurs subventions aux associations soutenant les étrangers27.

  • 28 Les journalistes s’intéressent à la multiplication des bateaux de réfugiés qui échouent sur les cô (...)
  • 29 C’est le cas par exemple des affaires concernant de jeunes enfants roumains enrôlés par des réseau (...)
  • 30 Exemple : débat autour du « contrat d’intégration » pour les immigrés récents en France. Reprenant (...)
  • 31 Exemples : assises de la citoyenneté et de l’immigration lancées par le gouvernement Jospin ; reto (...)

21La couverture de l’immigration illégale connaît une nouvelle inflexion à partir de 1998. Si plusieurs protestations de sans-papiers qui se déroulent partout en France cette année-là retiennent encore l’attention des rédactions, ces actions sont suivies de manière dispersée dans le temps. De plus, le débat public sur l’immigration se tasse ou retient en tout cas moins l’intérêt des journalistes. La focale se déplace ensuite vers l’illustration de la situation à l’étranger, en particulier aux Etats-Unis et au sein des pays membres de l’Union européenne. Cette topique, autour de laquelle la couverture était déjà centrée en 1994 (sur France 2), organise à nouveau l’agenda à partir de 1997 et surtout en 1998. Elle devient même la première forme de traitement en 2000 (sur TF1). Les journalistes répercutent en l’espèce les transformations de la politique d’immigration de l’UE, mais aussi plusieurs changements au niveau du contexte international : les interrogations liées à la mondialisation et aux flux d’immigration économique en provenance d’Europe de l’Est, du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, aux déplacements de réfugiés à la suite de plusieurs conflits armés en Europe du Sud (ex-Yougoslavie et Kosovo) ou au Moyen-Orient (Kurdes d’Irak notamment), etc. La couverture offre ainsi un espace considérable aux nombreux débarquements par bateaux de réfugiés sur les côtes européennes (particulièrement italiennes), ou encore aux modifications de la politique d’asile dans plusieurs pays de l’UE. Celles-ci entraînent des problèmes de mise en œuvre en France ainsi que des polémiques sur l’harmonisation des politiques entre la Grande-Bretagne et le reste des États-membres, polémiques qui font l’objet d’une attention assez nourrie. On observe également, surtout à partir de 2000, un regain d’intérêt pour les thématiques articulées à la topique « police et frontières » (notamment sur TF1). La couverture s’élargit ensuite en 2001 et 2002 vers une autre topique, celle des réfugiés et de l’asile28, dont la quintessence est l’affaire autour de la fermeture du centre de transit de Sangatte, près de Calais. Le poids de cette thématique s’accentue avec l’émergence d’affaires de délinquance impliquant des réfugiés29, mais aussi avec le retour du thème de l’intégration sur l’agenda public30. Ce tournant se produit dans une conjoncture politique marquée par la montée en puissance des enjeux sécuritaires au cours de la (pré) campagne présidentielle de 2002. Bénéficiant d’une attention très faible, du moins jusqu’en 2002, les questions d’immigration légale suscitent quant à elles des approches journalistiques très classiques, même si certaines problématiques disparaissent quasiment de l’agenda médiatique, notamment les questions liées au racisme. Des initiatives gouvernementales ont cependant pour effet de relancer quelque peu le débat sur la citoyenneté dans l’UE31.

22À la fin de la période étudiée, la définition médiatique de l’immigration est donc configurée de manière assez différente de ce qui prévaut au début des années 1990. Elle est ainsi très largement centrée sur l’immigration illégale, perçue avant tout à travers le prisme des troubles censément causés par la présence des étrangers en situation irrégulière sur le sol français ou sur celui d’autres pays occidentaux. Dans ce contexte, les mobilisations ultérieures d’étrangers sans titre ne suscitent qu’un intérêt comparativement limité, et surtout un suivi moins régulier qu’en 1996 et 1997. C’est le cas au printemps et à l’été 2002, période qui est pourtant le théâtre d’un regain significatif d’activité du mouvement des sans-papiers.

Graph. 12 : Distribution annuelle des topiques de l’immigration irrégulière, TF1

Graph. 13 : Distribution annuelle des topiques de l’immigration irrégulière, France 2

L’évolution des topiques du chômage

  • 32 La catégorie « autres » comprend les rares sujets opérant une illustration des conditions de vie d (...)
  • 33 Cette topique intègre également tout à ce qui a trait à la description du contexte économique lié (...)

23Le corpus chômage est structuré de manière sensiblement plus homogène (graph. 14 & 15)32. La publication régulière de statistiques et de rapports sur les évolutions du phénomène (ce qui correspond à la topique « système de traitement33 »), tout comme l’illustration de la situation à l’étranger (c’est notamment le cas sur France 2), constituent deux « marronniers » qui alimentent périodiquement l’actualité du problème.

  • 34 Est actualisé ici le débat autour de la désincitation à la reprise du travail qu’occasionnerait un (...)
  • 35 La « poussée » de 1991 correspond à la couverture consacrée à l’impact éventuel de la première gue (...)

24La couverture s’accroît, en se diversifiant sensiblement, dès 1992-1993. Les rédactions de TF1 et (surtout) de France 2 offrent davantage d’espace aux débats politiques et aux mesures prises par les pouvoirs publics pour gérer le problème. Elles se focalisent également davantage (sur France 2) sur le fonctionnement du système de gestion et de traitement du chômage. Cette mise en perspective s’accompagne d’un éclairage plus important des débats à propos de l’indemnisation des demandeurs d’emploi et de ses effets pervers34, des polémiques autour des « faux chômeurs » (à travers par exemple les escroqueries aux ASSEDIC), mais aussi des projets pour favoriser la réinsertion des sans-emploi (particulièrement sur TF1). Cette réorientation s’accomplit dans une période où le chômage ne cesse de progresser (officiellement, plus de trois millions de personnes sont touchées en 1993). En parallèle, l’attention aux questions touchant plus globalement le travail augmente elle aussi, quoique plus faiblement35. Cet infléchissement s’opère dans le contexte d’une dégradation générale du marché de l’emploi, dégradation contre laquelle les pouvoirs publics s’efforcent de lutter en créant eux-mêmes des emplois ou en favorisant le reclassement et la reconversion des catégories les plus fragiles (les jeunes, les femmes et les personnes de plus de 50 ans). Cette amplification et ce déplacement de la focale, concomitants de la campagne pour les élections législatives de 1993, s’accompagnent d’une mise en perspective plus soutenue de la situation économique sur le terrain, en France ou à l’étranger. C’est ce que traduit le poids croissant occupé par la topique « illustrations ». La part d’attention consacrée aux questions de travail ou de salariat rejoint, voire dépasse celle consacrée aux problèmes de chômage stricto sensu entre 1993 et 1994. Cette inflexion se produit dans une conjoncture électorale, là aussi, favorable durant la campagne pour les élections européennes de 1994.

  • 36 Gisements d’emplois inexploités (emplois de service ou de proximité par exemple), mise en place du (...)
  • 37 Pacte de relance de la ville, réduction du temps de travail, débats sur le projet de loi de cohési (...)
  • 38 Sur ce point, voir Lefébure & Lagneau, 2001a.
  • 39 Lancement des emplois jeunes et des 35 heures, démission de Jean Gandois du CNPF suite au « passag (...)
  • 40 Sommets européens d’Amsterdam et de Luxembourg, sommet français pour l’emploi à l’automne 1997, et (...)

25L’intérêt pour le problème du chômage se tasse par la suite (dès 1994 sur TF1, un peu plus tard sur France 2, dans le courant de l’année 1995). Cette baisse est concomitante d’un moindre intérêt accordé aux questions d’emploi plus générales (l’attention recule très fortement sur France 2 en 1995). Ce décrochage s’opère dans un contexte où une reprise du marché de l’emploi est amorcée et où l’accent est davantage mis sur des aspects plus encourageants dans ce domaine36. Par la suite, entre 1995 et 1997, le nombre de sujets traitant du chômage augmente – quoiqu’assez faiblement. À cette occasion, ce sont surtout des problématiques liées à la réinsertion des chômeurs ou aux statistiques et aux rapports d’experts sur le chômage qui sont privilégiées. Les questions d’emploi plus générales reviennent quant à elles massivement à l’agenda (dès 1996 sur France 2). Les journalistes sont, durant cette période, focalisés d’une part sur les initiatives conjuguées du gouvernement Juppé et du Président Chirac pour enrayer la crise37, et d’autre part sur le problème de l’emploi des jeunes ou encore sur la crise du chômage à l’étranger. Durant cette période, l’attention à cet enjeu est soutenue par les développements de l’affaire de Renault Vilvorde38, ainsi que par la prégnance du thème de l’emploi lors de la campagne des législatives au printemps 1997. Elle est ensuite prolongée par la nouvelle politique d’emploi mise en place par le gouvernement Jospin et les polémiques que celle-ci suscite39, dans une conjoncture européenne et institutionnelle propice40.

  • 41 Notamment les marches du printemps 1994 en France, ou encore les marches européennes du printemps (...)
  • 42 Il s’agit de la réforme du système d’indemnisation du chômage et des changements à la direction de (...)
  • 43 À une (légère) exception près : en 2000 sur France 2.
  • 44 Poursuite des plans sociaux et des délocalisations, développement du travail temporaire et précair (...)
  • 45 Comme les débats en 2001 autour de l’établissement de la prime à l’emploi, de la prolongation du p (...)

26C’est dans ce contexte que la couverture du chômage connaît une hausse massive entre la fin 1997 et 1998. Cette hausse se produit sous l’impulsion d’un mouvement de chômeurs dont la forte visibilité tranche significativement avec celle, beaucoup plus faible – pour ne pas dire inexistante – des protestations collectives antérieures41. Ainsi, le mouvement qui se développe à partir de décembre 1997 suscite un intérêt exceptionnel (surtout sur France 2). Par la suite le reflux d’attention, concernant à la fois les questions de chômage et les mobilisations de chômeurs, s’assortit d’un déplacement de focale. Ce dernier s’opère dès la seconde partie de 1998 et se prolonge en 1999, au profit de perspectives canoniques – focalisation sur les statistiques et les rapports publics (sur France 2) et sur le système de traitement42. Les mobilisations ultérieures, à l’hiver 1998 ou à l’hiver 1999, retournent quant à elles dans l’ombre. L’attention, en forte baisse, reprend ses formes habituelles et redescend à un niveau plus faible. Il en va de même en ce qui concerne les questions d’emploi plus générales, dont la couverture chute brutalement courant 1998, puis baisse progressivement par la suite. Elles bénéficient cependant d’un niveau d’attention supérieur à celui dont jouissent les questions de chômage stricto sensu43. Le prisme change en effet radicalement, dans la perspective d’une reprise annoncée (et effectivement constatée) de l’emploi. Les journalistes se reportent alors sur les formations (universitaires ou professionnelles) en vogue, sur les secteurs qui embauchent, sur le « boom » des nouveaux diplômés, ou encore sur le manque de main-d’œuvre dans certains secteurs. Cette embellie du marché du travail fait suite aux premiers effets ressentis des « emplois jeunes » mais anticipe aussi les effets attendus en termes d’embauches du dispositif des 35 heures, dont la mise en œuvre est largement commentée. Cette présentation « optimiste » cohabite cependant avec des éléments plus classiquement « pessimistes44 ». Cette double orientation perdure jusqu’à la fin de la période étudiée, au gré des interventions publiques ou des diverses controverses qui émergent successivement en 2000, 2001 et 200245.

Graph. 14 : Distribution annuelle des topiques du chômage, TF1

Graph. 15 : Distribution annuelle des topiques du chômage, France 2

  • 46 Le bilan de la comparaison entre chaînes sera exposé en conclusion de l’ouvrage.

27Dans l’ensemble, la comparaison des trajectoires suivies par les trois enjeux examinés46 montre d’abord que les mobilisations de sans, tout comme les problèmes sous-jacents qu’elles mettent en exergue (mal-logement, immigration irrégulière et chômage) restent relativement – bien qu’inégalement – inaudibles. L’hypothèse selon laquelle le milieu des années 1990 constitue un moment charnière apparaît cependant fondée. Ce bilan incite ainsi à conclure à un succès relatif et ponctuel des stratégies d’occupation de l’espace public, via les médias, mises en place par les organisations de sans au cours des années 1990. On vérifie également l’objectif global de la comparaison mise en œuvre : on observe de fortes similitudes entre l’emploi et le logement, et une plus grande spécificité de l’immigration, point sur lequel on reviendra ultérieurement.

28Ces causes obtiennent, certes très temporairement mais de manière tout de même significative, le statut de problème médiatique. Les plages d’intense visibilité préalablement signalées apparaissent quasi-systématiquement liées, alternativement ou simultanément, à des mobilisations collectives couplées à des affaires voire à des controverses politiques. Au total, les mobilisations du milieu des années 1990 apparaissent concomitantes d’une forte médiatisation des enjeux et d’une « mise en crise journalistique » du mal-logement, de l’immigration irrégulière et du chômage, ce qui n’était pas tellement – ou moins – le cas auparavant.

  • 47 C’est-à-dire articulant les questions générales d’habitat, d’immigration régulière et de travail o (...)

29Plus précisément on observe que l’intérêt pour chaque enjeu pris comme un tout47 augmente tendanciellement dans les années et les mois qui précèdent ces mobilisations. Il baisse ensuite de manière également significative On ne peut cependant pas, à vrai dire, parler de sortie de l’agenda dans le cas du chômage. C’est encore moins le cas de l’immigration, dont la visibilité atteint son apogée entre 2000 et 2002, bien que cela se produise sous des formes très différentes comparativement au début des années 1990 – l’attention étant relancée au début des années 2000 par des événements « extérieurs ». On peut en revanche davantage appliquer cette analyse au cas du logement, qui retombe à un niveau d’attention très faible à la fin de la période étudiée.

  • 48 En 1997 l’attention aux questions de chômage est nettement plus élevée qu’au tout début des années (...)

30Ces résultats indiquent que les mobilisations de sans-logis, de sans-papiers et de chômeurs du cœur des années 1990 ont probablement profité d’une sensibilité préexistante, par rapport aux mobilisations antérieures et postérieures – lesquelles ne bénéficient donc pas de cet environnement favorable. Cela est particulièrement remarquable dans le cas du logement qui, aussi bien au début qu’à la fin de la période étudiée, fait l’objet d’une surveillance très limitée, et est de plus faiblement problématisé. C’est également le cas de l’emploi48. Ces mobilisations « majeures » ne semblent donc pas médiatisées par hasard. Même dans le cas de l’immigration, cette explication reste opératoire en creux. En effet, au début de la période étudiée, l’immigration est abordée avant tout à travers les problématiques de l’intégration ou du racisme, voire de la laïcité. Ce n’est que sous l’impulsion des nouvelles politiques impulsées par la droite, lorsque celle-ci retourne aux affaires à partir de 1993, que les débats autour des conditions d’entrée et de séjour sur le territoire accaparent la vigilance des journalistes. Les étrangers en situation irrégulière deviennent alors la cible principale des politiques d’immigration, suscitant une inflexion du débat public et donc une réceptivité sans doute plus importante des rédactions à cette thématique.

  • 49 Sur ce point, voir Downs, 1972 ; Tarrow, 1994.
  • 50 Pour un parallèle avec le cas de l’amiante, voir Henry, 2003.
  • 51 Malgré des critiques récurrentes sur les méthodes de comptage.

31Un des meilleurs éléments prédictifs de la (non) couverture des mobilisations semble donc être leur affinité avec des cycles d’attention (médiatique)49. On a ainsi globalement affaire à des mouvements de flux et de reflux continus, qui n’apparaissent qu’en partie conditionnés par l’évolution des phénomènes eux-mêmes – si tant est qu’on puisse les objectiver. Le gain ou la perte de dimension médiatique sont certes corrélés, en partie du moins, à une aggravation ou une atténuation du problème considéré, même si ce lien est moins marqué qu’on ne pourrait a priori le penser50. Lorsqu’on considère toute la période sur laquelle porte l’étude, les variations d’intérêt pour le problème de l’emploi apparaissent toutefois assez nettement corrélées aux fluctuations des taux officiels de chômage. Mais ce mécanisme ne joue pas automatiquement. De plus, si les indicateurs du chômage fournissent aux journalistes des informations régulières et considérées comme « objectives51 », il n’en va pas de même pour le logement et l’immigration, dépourvus de tels dispositifs de mesure statistique, en tout cas aussi perfectionnés et conventionnalisés. Il faut donc chercher l’explication ailleurs, en investiguant plus avant les raisons qui expliquent les formes et les niveaux d’intérêt – et partant de désintérêt – des rédactions pour ces questions. Les deux chapitres suivants seront ainsi, tour à tour, destinés à éclairer l’insensibilité structurelle du champ médiatique pour les causes des sans, mais aussi ses ouvertures ponctuelles à certaines mobilisations. Pour commencer, le deuxième chapitre expose les conditions d’un évitement durable entre ces acteurs sociaux et ces opérateurs centraux de l’espace public que sont les journalistes de télévision.

Notes

1 Pour un exemple d’analyse quantitative sophistiquée, voir la thèse qu’a consacrée Philippe Blanchard (Blanchard, 2010) à la manière dont l’enjeu nucléaire était saisi dans l’agenda médiatique.

2 On reviendra sur ce constat, pour le remettre en perspective, en conclusion de l’ouvrage.

3 Sur ce point, voir Hammar, 1985.

4 Telles que les réformes du droit de location, les mesures fiscales encourageant la remise en état des logements anciens, les enquêtes et les statistiques à propos des résidences secondaires, etc.

5 Telles que la composition ethnique de la société française, l’intégration des migrants ou les discriminations raciales, etc.

6 Telles que les plans sociaux, les dispositifs d’aménagement du temps de travail, les polémiques ou les rapports publics autour de la question des conditions de travail, ou encore les conflits à propos des salaires, etc.

7 Sur cette distinction des « in » et des « out », voir Touraine, 1991.

8 Dans les trois quarts des cas, quand le logement est traité, c’est sous l’angle du mal-logement. De même dans les deux tiers des cas quand l’immigration est traitée c’est sous l’angle de l’immigration irrégulière

9 Les proportions sont d’environ 47.5 % et 52.5 %.

10 À l’exception éventuellement de 1991, essentiellement sur TF1.

11 Parmi d’autres peut-être, ce qui nécessiterait une analyse globale de la couverture médiatique.

12 À l’exception de la période 2000-2002 dans le cas de l’immigration, pour des raisons qu’on détaillera plus loin.

13 Sur la notion de problématisation, voir Gusfield, 2009. Est désignée ici « la transformation d’un fait social quelconque en enjeu de débat public et/ou d’intervention étatique » (Neveu, 1999b).

14 Le terme « topique », utilisé par la suite, désigne des foyers de sens qui organisent la couverture et qui ont pour caractéristique de correspondre à des modes de problématisation particuliers.

15 La catégorie « autres » agrège les sujets (peu nombreux) traitant de la situation du mal-logement à l’étranger, ainsi qu’un certain nombre de sujets divers qui n’ont pu être catégorisés. D’autres thèmes, qui ont pourtant été intégrés au graphique en raison de leur saillance particulièrement forte sur certaines périodes, sont présents de manière plus épisodique, à l’image de la topique « catastrophe » (elle agrège les sujets traitant de l’impact de catastrophes comme les tremblements de terre, les inondations ou les explosions sur les conditions de logement de leurs victimes – ce qu’on pourrait classer dans la catégorie des « faits divers »).

16 Cette topique agrège des sujets illustrant, éventuellement de manière statistique, les conditions de vie des sans-logis ou des mal-logés, la situation de catégories de population particulièrement exposées – de manière conjoncturelle ou structurelle – à des problèmes de logement (étudiants, travailleurs saisonniers, etc.), ainsi que la question des expulsions locatives. Il s’agit dans ce dernier cas du marronnier de l’ouverture et de la fermeture de la période légale des expulsions locatives (ou « trêve hivernale »), régime instituée par une loi de 1956.

17 La « question SDF » représente un marronnier constitué le plus souvent en rubrique hivernale.

18 Ont été agrégés à cette topique les sujets apportant un éclairage sur les réinsertions d’anciens sans-logis et se focalisant plus largement sur les initiatives développées en ce sens par des associations gestionnaires ou les organismes parapublics (à travers, par exemple, la mise en place de travaux d’intérêt général ou l’allocation de « logements de transition »).

19 Sur cette catastophe, voir Latté, 2008.

20 On parle alors du mal-logement à travers des topiques comme les débats politiques ou encore la réinsertion des sans-logis. Les questions d’habitat plus générales sont également abordées, à nouveau, de manière davantage conventionnelle.

21 La catégorie « autres » agrège des thématiques résiduelles comme les conditions de vie en France des étrangers en situation irrégulière, les rapports ou statistiques sur l’immigration irrégulière, la situation des étrangers sans titre dans leur pays d’origine (à travers l’analyse des raisons de l’émigration par exemple) et les conditions du retour au pays des expulsés. À ces thématiques résiduelles se rajoutent les sujets divers qui n’ont pu être rattachés à aucune autre catégorie.

22 Le pic de 1991 correspond à l’introduction, sous le gouvernement Cresson, d’un contrôle aux frontières de l’espace européen en accord avec le traité de Schengen, mais aussi à la remise en œuvre de la politique des reconduites collectives par charters. En juillet de la même année, le gouvernement décide également de régulariser un grand nombre d’étrangers en situation irrégulière, comme un geste de bonne volonté après une vague importante de protestations de demandeurs d’asile.

23 Elle agrège les mesures réglementaires contre les étrangers en situation irrégulière, les expulsions (notamment collectives) elles-mêmes et les décisions de justice qui les encadrent.

24 Ces deux catégories d’événements ont été intégrées au corpus lorsqu’ils étaient connectés par les journalistes à la problématique de l’immigration.

25 Au total environ 1 500 grèves de la faim (mobilisant en majorité des Turcs et des Africains) sont organisées dans plus d’une quarantaine de villes, de juillet 1990 à septembre 1992. Ce mouvement culmine au printemps 1991, après l’échec d’une première campagne nationale lancée en décembre 1990. Il tire son origine d’une réforme de l’OFPRA de 1989, sous le gouvernement Rocard.

26 Une majorité de grévistes obtient gain de cause, la circulaire du 23 juillet 1991 permettant environ 15 000 régularisations.

27 Certains maires ont même proposé de supprimer l’attribution de certaines allocations aux étrangers vivant sur le territoire de leur commune.

28 Les journalistes s’intéressent à la multiplication des bateaux de réfugiés qui échouent sur les côtes européennes, nécessitant la mise sur pied de camps pour les accueillir. Tout ceci se produit dans un contexte plus large, qui est celui de l’augmentation générale de l’immigration en Europe.

29 C’est le cas par exemple des affaires concernant de jeunes enfants roumains enrôlés par des réseaux mafieux pour piller les parcmètres dans les grands centres urbains.

30 Exemple : débat autour du « contrat d’intégration » pour les immigrés récents en France. Reprenant l’analyse développée par Cobb et Elder (1972) et celle de Padioleau (1982), Garraud (1990) définit l’agenda politique comme l’ensemble des problèmes susceptibles de faire l’objet, sous quelque forme que ce soit, de la part des autorités publiques, d’une ou de plusieurs décisions, qu’il y ait controverse publique, médiatisation, mobilisation ou demande sociale et mise sur le « marché » politique ou non. Sa définition renvoie ainsi à la distinction entre agenda systémique (qui recouvre les questions requérant l’attention des pouvoirs publics de manière large mais aussi du « public » des citoyens) et l’agenda institutionnel (qui renvoie aux priorités affichées dans l’action des instances de gouvernement). Tel que je l’utilise l’« agenda public » est à prendre au sens d’agenda systémique.

31 Exemples : assises de la citoyenneté et de l’immigration lancées par le gouvernement Jospin ; retour du débat sur le droit de vote des étrangers aux élections locales en 2001 et en 2002, etc.

32 La catégorie « autres » comprend les rares sujets opérant une illustration des conditions de vie des chômeurs, ainsi que les sujets divers n’ayant pu être catégorisés.

33 Cette topique intègre également tout à ce qui a trait à la description du contexte économique lié au chômage, à travers par exemple l’illustration des problèmes de chômage technique dans certains secteurs.

34 Est actualisé ici le débat autour de la désincitation à la reprise du travail qu’occasionnerait un écart trop faible entre d’une part le revenu tiré d’un emploi à temps partiel rémunéré au salaire minimum et d’autre part le montant des minima sociaux.

35 La « poussée » de 1991 correspond à la couverture consacrée à l’impact éventuel de la première guerre du Golfe sur l’emploi et au-delà sur la situation économique générale.

36 Gisements d’emplois inexploités (emplois de service ou de proximité par exemple), mise en place du système des « chèques service », mise en discussion de solutions alternatives comme les préretraites progressives ou l’apprentissage, etc.

37 Pacte de relance de la ville, réduction du temps de travail, débats sur le projet de loi de cohésion sociale, etc.

38 Sur ce point, voir Lefébure & Lagneau, 2001a.

39 Lancement des emplois jeunes et des 35 heures, démission de Jean Gandois du CNPF suite au « passage en force » du gouvernement sur les 35 heures, etc.

40 Sommets européens d’Amsterdam et de Luxembourg, sommet français pour l’emploi à l’automne 1997, etc.

41 Notamment les marches du printemps 1994 en France, ou encore les marches européennes du printemps 1997.

42 Il s’agit de la réforme du système d’indemnisation du chômage et des changements à la direction de l’UNEDIC courant 2000.

43 À une (légère) exception près : en 2000 sur France 2.

44 Poursuite des plans sociaux et des délocalisations, développement du travail temporaire et précaire, flexibilisation accrue du salariat, etc.

45 Comme les débats en 2001 autour de l’établissement de la prime à l’emploi, de la prolongation du plan emploi-jeunes, ou des nouveaux programmes de prévention de l’exclusion, notamment des jeunes (avec le dispositif Trace).

46 Le bilan de la comparaison entre chaînes sera exposé en conclusion de l’ouvrage.

47 C’est-à-dire articulant les questions générales d’habitat, d’immigration régulière et de travail ou de salariat et les problèmes plus précis de mal-logement, d’immigration irrégulière et de chômage.

48 En 1997 l’attention aux questions de chômage est nettement plus élevée qu’au tout début des années 1990. L’attention aux questions d’emploi en général atteint également son apogée à cette période (malgré, là aussi, un pic suivi d’un creux entre 1993 et 1994 ou 1995 selon les chaînes).

49 Sur ce point, voir Downs, 1972 ; Tarrow, 1994.

50 Pour un parallèle avec le cas de l’amiante, voir Henry, 2003.

51 Malgré des critiques récurrentes sur les méthodes de comptage.

Table des illustrations

Légende Graph. 1 : Distribution annuelle du nombre de sujets sur le logement, TF1 et France 2
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-1.jpg
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Légende Graph. 2 : Distribution annuelle du nombre de sujets sur l’immigration, TF1 et France 2
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-2.jpg
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Légende Graph. 3 : Distribution annuelle du nombre de sujets sur l’emploi, TF1 et France 2
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-3.jpg
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Légende Graph. 4 : Distribution annuelle des sujets sur l’habitat et le mal-logement, TF1
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 26k
Légende Graph. 5 : Distribution annuelle des sujets sur l’habitat et le mal-logement, France 2
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-5.jpg
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Légende Graph. 6 : Distribution annuelle des sujets sur l’immigration régulière et irrégulière, TF1
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-6.jpg
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Légende Graph. 7 : Distribution annuelle des sujets sur l’immigration régulière et irrégulière, France 2
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 28k
Légende Graph. 8 : Distribution annuelle des sujets sur le travail et le chômage, TF1
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 86k
Légende Graph. 9 : Distribution annuelle des sujets sur le travail et le chômage France 2
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-9.jpg
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Légende Graph. 10 : Distribution annuelle des topiques du mal-logement, TF1
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-10.jpg
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Légende Graph. 11 : Distribution annuelle des topiques du mal-logement, France 2
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-11.jpg
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Légende Graph. 12 : Distribution annuelle des topiques de l’immigration irrégulière, TF1
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-12.jpg
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Légende Graph. 13 : Distribution annuelle des topiques de l’immigration irrégulière, France 2
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-13.jpg
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Légende Graph. 14 : Distribution annuelle des topiques du chômage, TF1
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-14.jpg
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Légende Graph. 15 : Distribution annuelle des topiques du chômage, France 2
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/71154/img-15.jpg
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