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Les écoles de dessin au xviiie siècle

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Agnès Lahalle

Préface. La difficile installation d’un nouveau type d’écoles dans un réseau éducatif : l’exemple des écoles de dessin au xviiie siècle

Marcel Grandière

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Géographique :

France

Texte intégral

1Le mouvement de la société au xviiie siècle suscite de nombreux essais pour faire évoluer l’éducation des enfants, l’une des grandes préoccupations de la période en Europe. Ce n’est pas un hasard si les grands écrivains du siècle s’intéressent à ce sujet, alors que la société en attend beaucoup pour la transformation de la « nation ». En France, pour le groupe des gens de lettres, l’éducation est un thème porteur pour mettre en cause le système établi et marquer sa différence : l’innovation se construit sur la péremption de ce qui existe.

Le périmé résiste…

2L’espace éducatif en place n’est pas prêt cependant à rendre les armes facilement. Il faut un coup de force inouï pour fermer les collèges jésuites en 1762, et pour les réorganiser sous la houlette des parlements qui décident, quand ils ne sont pas dans les mains d’une congrégation, de les faire diriger par l’entremise d’un bureau d’administration (édit de février 1763). La réforme des collèges restera cependant une entreprise non aboutie avant 1789, suivie par la création des écoles centrales en 1795, selon un schéma de Condorcet, et finalement, reprise par la mise en place des lycées en 1802. Quant aux petites écoles, trop dispersées entre diverses entités et autorités, dont l’assistance, les hôpitaux et l’Église, l’évolution de leurs méthodes, alors que les propositions innovantes sont légion dans ce siècle très pédagogique, se heurte à des pratiques bien établies, qui veillent à garder l’équilibre entre la formation humaine et religieuse des enfants et les apprentissages instrumentaux traditionnels.

Des structures nouvelles

3Ces résistances, les besoins nouveaux d’enseignement, et, ne l’oublions pas, la volonté d’occuper les âges non couverts par les écoles existantes (que faire en ville d’un enfant sorti d’une petite école, en attente de l’apprentissage, et… en manque d’exercice ?), engagent à l’ouverture de structures éducatives nouvelles. Le xviiie siècle est riche d’inventions en ce domaine. Au niveau supérieur, les écoles spécialisées qui font toujours la spécificité du système français, à un moment de faiblesse des universités : l’école royale d’architecture de Blondel, l’école vétérinaire de Bourgelat, celle des Ponts et Chaussée de Péronnet… Pour répondre aux progrès des sciences de l’homme, à l’évolution de la philosophie en général, et à celle de l’entendement issue des travaux de Locke, évolutions trop peu prises en compte dans les méthodes et les contenus d’enseignement des collèges, selon des critiques maintes fois répétées, se créent dans les villes tout un réseau de « maisons d’éducation » (mal connues), c’est-à-dire des écoles privées généralement laïques, qui cherchent à échapper, contrairement aux pensions, à l’obligation d’envoyer leurs élèves dans les collèges publics tenus le plus souvent par des « pères » congréganistes ou par des membres du clergé diocésain. Parmi les structures nouvelles, il faudrait ajouter les « petits collèges » qui se répandent partout dans le maillage trop large des collèges de plein exercice ; ils répondent à un besoin d’enseignement de proximité et rehaussent le prestige de nombreuses petites cités. Ils se greffent souvent sur une création ancienne (sans grand développement) issue de la Réforme catholique, et incluent une classe élémentaire de niveau supérieur pour répondre aux besoins professionnels de ces chefs-lieux de pays. Parmi ces créations nouvelles, il y a encore les écoles de dessin : soutenues par les lieutenants de police (Sartine à Paris), les intendants, les États, les corps de ville et souvent par les communautés de métier, elles sont bien l’une des créations importantes du siècle des Lumières.

Les difficultés des écoles nouvelles

4Toutes ces nouvelles structures d’enseignement doivent lutter pour conquérir leur place dans un espace déjà occupé. Le marché éducatif n’est pas libre. Jean-Baptiste de La Salle en a fait la dure expérience au tournant des xvii/xviiie siècles en voulant s’installer dans le territoire des écoles parisiennes déjà couvert par les maîtres du chantre de la cathédrale, les maîtres écrivains de la ville, et les écoles charitables sous l’égide des curés. Il a dû faire marche arrière. De même, à l’autre bout du siècle, « l’instituteur » Verdier, pour défendre sa maison d’éducation, a maille à partir avec l’Université (qui protège ses maîtres de pension) et le chantre (chargé des maîtres d’école de la capitale) : tous défendent fièrement leurs droits et privilèges. Il consacre tout un ouvrage (Jean Verdier, Mémoire à consulter sur les fonctions et les droits respectifs des trois grandes classes d’instituteurs établis en France par les trois ordres de l’état, Paris, 1779) à expliquer quelle est la spécificité d’un « instituteur » par rapport à ses deux ennemis bien en place, professeurs/régents/maîtres de pension d’une part, et maîtres d’école d’autre part. En vain ! Verdier se présente comme un moderne au royaume de la routine et de la coutume et se heurte aux collèges de l’Université sur plusieurs plans : il s’honore de ne pas enseigner les rudiments, contrairement aux régents de collège dont ce serait la seule « science », et d’appliquer une pédagogie nouvelle, selon les connaissances élaborées sur l’origine des connaissances dans l’esprit humain ; il défend un programme d’études adapté aux nécessités et besoins des enfants, selon le courant des Lumières.

5L’émergence d’un nouveau cadre d’enseignement pose donc de redoutables problèmes :

  • d’autorité. Qui donne l’autorisation d’exister, quand l’initiative d’ouverture a été prise ? Quelle est la part du local ? du national ?
  • de situation, de rang par rapport à l’existant. Quelle place pour la nouvelle institution qui, de toute façon, va bouleverser les positions acquises ? Qui sont les enfants susceptibles d’en bénéficier ?
  • de contenu et de méthode d’enseignement. Comment construire son projet et lui donner sa cohérence sans nuire aux privilèges déjà accordés, et toujours farouchement défendus ?
  • de financement. Question d’hébergement de l’école, de paiement des professeurs et personnels, d’achat des mobiliers et outils nécessaires à l’enseignement. Pour ce faire cependant, les regards se portent généralement vers les autorités et notabilités locales.

Les écoles de dessin

6Les écoles de dessin, que nous présente ici Agnès Lahalle, sont caractéristiques des difficultés que peut rencontrer une structure nouvelle d’enseignement pour se faire une place dans un paysage scolaire établi. Les habitudes d’esprit, les conflits de pouvoir, les intérêts acquis forment de solides barrières sur le chemin des nouveaux arrivés. L’obstacle le plus difficile, et sans doute le plus porteur de trouble, est d’ordre institutionnel. Quelle institution d’État doit assurer la « police », c’est-à-dire l’administration des nouveaux établissements ? Sans protection bien établie, les écoles peuvent être l’objet de décisions contradictoires qui dénaturent leur projet éducatif et les déstabilisent.

7Les écoles de dessin du xviiie siècle ont-elles réussi à lever l’obstacle ? On peut en douter. Ces écoles se situent en effet sur une ligne de partage entre l’artiste et l’artisan, les arts libéraux et les arts mécaniques, l’Académie royale de peinture et de sculpture (1648) sous l’autorité du Directeur des bâtiments du roi (d’Angeviller a joué un rôle majeur) et du Premier peintre d’une part, et les métiers d’autre part, les écoles leur étant prioritairement destinées, pour donner une formation au dessin que les maîtres ne pouvaient offrir que de façon inégale. Même si la séparation Académie/corporations est très perméable (Charles Lebrun lui-même est issu de la corporation parisienne des peintres, imagiers et enlumineurs de Paris), la dispute entre les deux ne s’éteindra guère jusqu’à la suppression des académies en 1793.

8La question institutionnelle jamais vraiment réglée va en conséquence empoisonner le projet des écoles de dessin pendant tout le siècle. La suppression des corporations en 1776, qui provoque la fermeture de l’académie de Saint Luc, la déclaration du 15 mars 1777 surtout, permettent à d’Angeviller de renforcer son contrôle sur tout ce qui touche à l’enseignement du dessin, y compris celui destiné aux métiers. Une chose paraît sûre cependant, grâce au travail d’Agnès Lahalle : ce n’est pas dans la mouvance de l’Académie royale de peinture et de sculpture qu’il faut chercher surtout le mouvement qui porte la création des soixante écoles de dessin répertoriées par l’auteure, mouvement qui commence un peu avant le milieu du siècle. Au contraire, ces écoles, en gros, réussissent quand les métiers d’arts y trouvent leur place, et que les corps de ville détiennent la liberté de soutenir leurs artisans. Ainsi, malgré les inquiétudes de l’Académie royale devant la multiplication des enseignements du dessin, celle-ci n’obtient pas la police de l’ensemble des écoles : la majorité d’entre elles sont hors de sa tutelle, selon qu’elles sont simples écoles de dessin (les plus nombreuses), écoles académiques, académies et académies royales. Un partage d’autorité s’est réalisé de fait, entre l’État et les autorités locales, très visible là où les villes ont gardé de larges prérogatives, comme dans les magistrats de Flandres, de Hainaut et d’Artois où l’enseignement du dessin est bien implanté. L’histoire des institutions scolaires est d’ailleurs très souvent tributaire d’un jeu de pouvoir entre les niveaux local et national qu’il est toujours intéressant d’analyser. C’est un point de vue de recherche qu’il serait important d’engager et de développer.

Et l’enseignement ?

9La difficulté à faire le choix d’un cadre institutionnel précis a d’inévitables conséquences sur l’enseignement, ce que montre cette étude sur les écoles de dessin. C’est une difficulté à laquelle n’échappent pas nos établissements d’aujourd’hui, comme ceux dont l’objectif est de former des professeurs.

10Écoles des métiers des arts, ou écoles des arts libéraux ? En tentant de faire place à tous les genres ? Les écoles de dessin cherchent à accueillir les jeunes apprentis, et aussi des artisans et ouvriers, par des horaires appropriés, et des temps de leçons suffisamment courts pour leur permettre de partager leur temps entre atelier et école. À Douai, le corps de ville décide que les artisans ne peuvent empêcher leurs apprentis d’aller suivre les leçons. Cependant, la plupart des professeurs connus sont issus du milieu artiste, des peintres surtout et des sculpteurs. La plupart sont des médaillés des académies, celle de Saint Luc avant sa fermeture, et surtout de l’Académie royale de Paris, lesquelles représentent le cours supérieur de l'enseignement du dessin. Quelques professeurs appartiennent à des dynasties bien connues, comme celles des Watteau à Lille et Rivalz à Toulouse.

11Le modèle académique suit à peu près le cursus suivant, selon les lieux et surtout l'importance des villes : une classe de principes, pour apprendre à tenir le crayon, une classe de la figure, puis de la bosse, et enfin, une classe du modèle dans les écoles académiques et académies qui en ont reçu l'autorisation. Dans les grandes villes, il peut y avoir des classes spécialisées, par exemple de perspective, d'anatomie. Métiers et arts libéraux peuvent y trouver leur compte. Mais à Paris, l'école royale de Bachelier organise son enseignement selon une autre progression plus appropriée aux métiers de la capitale, et qui sera copiée par des écoles de province : géométrie et architecture, figures et animaux, fleurs et ornements. Cette école parisienne et royale avait, il est vrai, un projet bien orienté vers les métiers, et bénéficiait d'un apport financier important de ces derniers. Elle évoluera d'ailleurs naturellement au siècle suivant vers l'École nationale des arts décoratifs. Quant à la méthode d'enseignement, elle s'inspire partout de l'atelier par le côté concret et pratique d'aborder la théorisation du métier, par l'imitation et la copie, avec explications du professeur et de son aide, selon une progression précise, allant de l'élément à l'ensemble, et appuyée sur des tableaux/modèles qu'avaient obligation de produire les professeurs comme Bachelier à Paris, et qui souvent ont servi sous la Révolution à constituer le premier fonds des musées en cours de création.

La question des élèves

12Ce n'est pas bizarrement la plus conflictuelle pour cette nouvelle structure d'enseignement que sont les écoles de dessin. Le partage des enfants entre plusieurs types d'établissement est d'ordinaire plus controversé, comme le montrent les nombreux procès que se font les différents maîtres parisiens aux xviie et xviiie siècles, ou, plus près de nous, la difficulté d'établir l'école moyenne (le collège) dans le système français au xxe siècle. Il fallut attendre 1963 et la réforme Fouchet pour qu'enfin une même classe d'âge fréquente le même type d'établissement, un âge réclamé à la fois par les enseignements primaire et secondaire.

13En effet, la classe d'âge concernée par les écoles de dessin n'est réclamée par personne, quand le mouvement de création se met en route vers 1740. Si les collèges touchent bien les mêmes niveaux, ils ont une tout autre finalité, et partant, une autre population de référence. Et pendant tout le siècle des Lumières, on considère que les collèges sont trop remplis, que les petits collèges surtout attirent une population qui ne devrait pas y avoir accès… Les écoles centrales de 1795 procèderont à cette réduction des écoliers que souhaitent les philosophes, pour ne pas dépeupler les métiers que justement renforcent au contraire les écoles de dessin.

14À Paris, sur deux cent dix-neuf élèves dont nous connaissons l'âge (chapitre VII, « Les élèves des écoles de dessin »), 60 % ont entre 10 et 13 ans, l'âge « vuide » selon Ferrand de Monthelon, l'un des grands initiateurs de ce type d'école. L'âge moyen est de 12 ans. On peut entrer à l'école de Bachelier à la sortie des écoles parisiennes, vers 9 ou 10 ans, quand les enfants savent lire, écrire, et un peu de calcul. Il est facile de comprendre pourquoi le lieutenant de police soutient le projet parisien, la continuation de l'éducation morale, et l'acquisition de cette écriture du peuple qu'est le dessin étant gage de tranquillité à venir pour la ville. Les écoles de dessin ne chassent a priori sur les terres de personne, et visent à occuper cet âge vide auquel il manquait une école. Les collèges, si prompts à poursuivre les maisons d'éducation qui leur faisaient concurrence, ne se sentent pas concernés par l'enseignement du dessin.

15Il faut relativiser toutefois. Si la plus grande partie des élèves connus appartient bien aux métiers, si à Grenoble par exemple, ce sont les enfants des menuisiers, tapissiers, maçons, serruriers, taillandiers, tourneurs, bourreliers, voire orfèvres et tailleurs qui font le gros de la troupe, on trouve aussi ailleurs parmi les élèves des enfants de familles moins modestes, comme celles de médecin, de négociant, de libraire, même un fils d'ingénieur géographe à Paris. Ce qui permet à Agnès Lahalle d'affirmer que les élèves sont d'origine sociale diversifiée, d'autant plus quand il y a une classe du modèle, préparation au statut d'artiste.

Les écoles de dessin dans la ville

16Tout type d'école doit aussi trouver sa place dans la cité. Comment les écoles de dessin sont-elles reçues dans les villes d'ancien régime ? Si l'on en croit la place qu'elles occupent dans les Annonces et Affiches provinciales, elles sont accueillies favorablement : ces feuilles ne manquent pas de les encourager au moment de leur mise en place, et rapportent favorablement leurs actes publics qui se font en présence d'autorités locales qui soutiennent, dans l'esprit du siècle, tout ce qui est utile pour le bien-être de la société. Les actes des collèges tendent à disparaître au profit des nouvelles écoles plus citoyennes…

17Ce livre montre l'émergence de l'enseignement élémentaire du dessin dans des écoles spécialisées, publiques et laïques, dans un imbroglio peu banal d'influences et de relations, où les gens du roi, les notables locaux et les corps de ville œuvrent au développement économique de leur cité favorite, tout en ménageant leur sphère de pouvoir. Le creuset de ces écoles est aussi ces lieux de sociabilité, si importants dans le siècle, loges maçonniques, sociétés philanthropiques, académies des sciences et lettres, et salons.

18Il apparaît bien que ces écoles sont éminemment urbaines. Corps de ville et métiers assurent l'essentiel des finances, logent l'établissement au centre de la cité, lui assurant ainsi une importante visibilité, et recherchent pour leurs actes publics des lieux de prestige et symboliques de la vie locale. Les professeurs de l'école de dessin sont aussi souvent des artistes dans leur ville : ils ne se contentent pas d'enseigner, mais pratiquent aussi leur art. Ils participent au mouvement général d'embellissement des cités. Leur temps d'enseignement, toujours limité, leur permet d'honorer les contrats qui leur sont soumis. À Lille, les Watteau reçoivent des commandes de la ville, comme la décoration d'une nouvelle salle de spectacle. Une situation enviable pour un professeur de dessin : être peintre de sa ville, comme Guillaume Cammas à Toulouse et Donat Nonotte à Lyon.

19Ainsi, si l'enseignement du dessin a bien trouvé sa place dans les villes du siècle des Lumières, il n'a pas échappé aux difficultés institutionnelles qui menacent toute nouvelle école, ni à l'ambiguïté de son programme d'enseignement et de son projet éducatif. L'expérience ne sera pas oubliée au temps des écoles centrales à partir de 1795, ni au siècle suivant.

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