1Le récit qui s’achève a souligné les ambiguïtés d’une émancipation qui fut un événement au sens fort du terme. Son commencement découlait d’un choc externe, imprévisible, celui de l’invasion napoléonienne ; son déroulement fut, lui aussi, relativement chaotique ; son dénouement n’était pas inscrit dans ses prémices. Les grands mythes nationaux de l’Historia Patria se chargèrent d’éliminer ces détours. En un sens, ils liquidèrent le caractère inédit du surgissement révolutionnaire pour faire des Indépendances un théâtre où se jouait une pièce déjà écrite. L’avènement des États-nations étant tout entier contenu dans ses origines, les guerres bolivariennes ne formaient qu’un épilogue, certes magnifique, où le destin de la nation prenait vie face au monde.

2À rebours, l’un des problèmes qu’affronte ce travail est celui de l’écriture du moment révolutionnaire comme processus ouvert et créateur. Il s’agit peut-être d’une simple façon de reformuler le sempiternel problème des continuités et des ruptures, mais en opérant un déplacement vers celui de la narration de l’événement. L’interprétation selon les grandes catégories d’analyse de la science politique, seule capable de fournir un fil d’intelligibilité à la profusion de « faits », porte en elle, qu’on le veuille ou non, une structure linéaire inapte à rendre compte des mille transformations, malentendus, alliances de circonstances ou retours en arrière d’un monde en révolution. Cet écueil rend difficile la remise en question des fables nationalistes dans la mesure où l’argumentation purement analytique tend à escamoter la nouveauté du développement révolutionnaire. Dans le cas des indépendances hispano-américaines, le brouillage est renforcé par une double rémanence historiographique. La première s’appuie sur la comparaison tacite entre les « fausses » révolutions politiques du xix^e siècle et les « vraies » révolutions sociales du xx^e siècle ; la seconde se fonde sur un concept de décolonisation forgé dans les années 1950 sous l’influence du tiers-mondisme. Même si 1989 a remis en selle les trois grandes révolutions fondatrices des systèmes démocratiques1, ces biais représentent encore des obstacles redoutables à une meilleure compréhension des indépendances hispano-américaines.

3Le refus des explications par les causes finales doit-il aboutir à l’effacement des grands concepts – la Nation, l’État, la souveraineté et leurs respectives apparitions, affirmations, transformations –, au péril de fournir un compte-rendu purement factuel du processus révolutionnaire ? Sans doute pas et d’autant moins que le contexte historique favorise le recours aux universaux.2 À l’échelle atlantique, les guerres d’Indépendance ont en effet transformé un Empire cohérent en un ensemble d’États-nations modernes. Cela étant dit, il faut pourtant faire l’effort de dissocier le concept d’« empire » au type de construction politique propre à la Grande-Bretagne ou à la France du xix^e siècle, ou ceux de « nations » et « d’États » aux conceptualisations durkheimiennes ou wébériennes3.

4Ces anachronismes aboutissent en effet à une littérature déprimante. Les émancipations hispano-américaines apparaissent comme le premier acte d’une tragédie marquée par l’échec de la construction nationale, le règne des caudillos, l’enfer des coups d’État, la litanie des guerres civiles. L’adoption précoce des formes politiques modernes, dans les marges intérieures de l’Occident, ne pouvait aboutir qu’au fiasco, selon une interprétation non exempte de paternalisme. Le virage raté de l’industrialisation puis le sous-développement prouvaient amplement l’échec de ces républiques apparues trop tôt. Si la modernité politique impliquait le décollage économique, comment pouvait-on expliquer les stagnations latino-américaines, si ce n’est en affirmant que les institutions républicaines n’y étaient que des produits d’importation ? En ce sens, pour les libéraux modernisateurs, les révolutions hispaniques était nulles et non avenues. À l’autre bout du spectre politique, on arrivait à la même conclusion par un raisonnement différent. Si l’Amérique latine devait ses malheurs à la persistance de la structure coloniale sous les oripeaux démocratiques, c’était parce que les Indépendances n’avaient été qu’un rideau de fumée, une fausse rupture entre un Ancien Régime tenace et une modernité imaginaire.

5Les guerres d’Indépendance d’Espagne et d’Amérique ont pourtant été le théâtre de la mutation extraordinaire d’un ordre impérial, incomplètement transformé par la modernisation absolutiste4, en un ordre républicain constitué précocement autour d’une pluralité d’États-nations. Dans cette perspective, le nœud du problème, à notre sens, constitue la construction de la souveraineté du peuple. Malgré l’impact des réformes bourboniennes du xviii^e siècle, l’Empire espagnol, à la veille de l’invasion napoléonienne, se fonde sur un type d’ordonnancement inassimilable à la souveraineté étatique. Cette dernière se caractérise par un ensemble de traits qui auraient paru autant d’étrangetés aux Créoles de la fin de l’Ancien Régime. Elle se fonde sur le peuple, entendu comme une collection d’individus libres et égaux, associés volontairement. La majesté impériale repose, elle, sur la relation infrangible entre la Cité de Dieu et la Cité terrestre, échappant au vouloir et au pouvoir des hommes, dans une visée eschatologique5. Tandis que la souveraineté est le miroir collectif des attributs de l’individu moderne – unité, abstraction, homogénéité –, la majesté est plurielle, concrète et corporative. La crise de la monarchie, et les débuts de la révolution hispanique, détermine l’effacement progressif des principes vertébrant la pluralité institutionnelle de l’Empire. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que les marges que constituent le Venezuela et la Nouvelle-Grenade, à l’égal du Rio de la Plata, se soit désagrégées plus rapidement que les ensembles plus anciens et mieux enracinés du Pérou et de la Nouvelle-Espagne. Cette désagrégation, comparable à un processus généralisé d’égalisation, aboutit à un état d’anomie où se multiplient les violences : « guerres civiques » entre cités mises sur un pied d’égalité ; affrontements fondés sur la désarticulation de l’ordre vertical des castas et des républiques des Espagnols et des Indiens, surtout au Venezuela et dans une moindre mesure dans la Caraïbe et le Sud néo-grenadins. L’une des tâches les plus ardues des Libertadors fut de réduire la pluralité de ces dynamiques d’affrontement à la logique binaire d’un conflit politique constitué autour de la question nationale.

6Dans cette perspective, il fallait considérer la constitution des identités antagonistes comme un problème, non comme une prémisse6. La crise de la monarchie ouvre en effet un espace de confrontation multiforme, où une multitude de groupes sociopolitiques vont s’affronter selon des lignes de clivages instables. Impossible de se dérober à la complexité de ces configurations changeantes, en postulant, par exemple, le caractère transhistorique des alignements idéologiques que l’on constate à partir de 1815. Si, à cette date, la plupart des acteurs associent spontanément l’idée républicaine, l’indépendance et la révolution libérale pour les opposer au royalisme, à la fidélité et à l’absolutisme, ce n’est pas le cas en 1810 (et ce n’est plus le cas en 1820). Ce travail a voulu souligner l’impact de la dynamique guerrière sur le processus de définition et de consolidation des identités politiques par le jeu du repérage de l’ennemi et des actions réciproques. Cet aspect est fondamental pour comprendre le rôle de la guerre dans la genèse de l’État-nation. La crise de l’Empire déclencha un ensemble de conflits domestiques qui se réduisirent progressivement à l’opposition entre partis « espagnol » et « américain ». Cette logique de confrontation duale se surimposa peu à peu à d’autres lignes de fractures, lesquelles devenaient invisibles : conflits civiques, rivalités corporatives, combats des castas, soulèvements ruraux. Or l’alternative de l’émancipation et du loyalisme ne pouvait pas fonder une catégorie d’analyse – sauf pour l’Historia Patria – ni ne constituait une donnée historique ; c’était un processus historique réel, dont il fallait rendre compte. En d’autres termes, comment la figure simple d’une guerre d’émancipation nationale se surimposa-telle peu à peu aux conflits sociopolitiques déclenchés par la crise de la monarchie au Venezuela comme en Nouvelle-Grenade ? La réponse proposée ici s’organise autour de la description des configurations successives prises par cette transformation fondamentale, analysée dans ses dimensions à la fois sociale, politique, juridique et militaire – les quatre lignes analytiques de ce travail.

7Pour revenir au problème de de la construction étatique, le principe de souveraineté populaire impliquait la sécularisation du pouvoir politique, que les acteurs l’aient souhaité ou non. Ceci posait de redoutables problèmes de légitimité aux républiques naissantes. Il fallait aussi plier le pluralisme institutionnel de l’Empire à l’homogénéité rationnelle d’un ordre administratif, et, pour ce faire, accomplir ce que les réformes bourboniennes n’avait pu ou voulu faire : renvoyer tous les actes de la puissance publique à un centre unique, ou, en d’autres termes, assurer l’État du monopole de la norme. L’homogénéisation et la centralisation administratives, juridiques et exécutives constituaient des casse-tête d’autant plus difficiles à résoudre que les attributs régaliens avaient migré vers les ensembles provinciaux et municipaux au cours des guerres ou sous l’influence de la Constitution de Cadix7. L’effacement progressif de l’ordre corporatif – surtout au niveau des municipes – était certes inhérent au nouveau souverain libéral. Pour autant, personne ne savait au juste par quoi remplacer ce principe cardinal de l’organisation des sociétés hispano-américaines. Le caudillisme, les pronunciamientos, les dictatures ou les guerres civiles vinrent apporter une réponse à cette question urgente. L’inachèvement des multiples processus d’étatisation en Amérique hispanique doit être proportionné aux redoutables défis qui s’imposaient aux jeunes nations indépendantes. Dans cette perspective, construire les nations sur les ruines de l’Empire, c’était mettre en route un programme d’autant plus titanesque que la voie de l’État (moderne) n’avait pas été frayée par l’absolutisme : il fallait commencer par bâtir l’État pour ensuite fonder la nation.

8Mais si le concept « d’état » est entendu, au sens étymologique, comme un montage permettant à une construction institutionnelle de produire l’obligation légitime, on peut parfaitement concevoir un ordre politique stabilisé en dehors du concept de souveraineté. Dans cette perspective, on pourrait reformuler l’enjeu central des révolutions hispaniques : il s’agit de la transformation d’un état de majesté impérial en États souverains. C’est ici que l’on retrouve les problèmes militaires, dans leurs relations avec la coercition, la croissance de la fiscalité et l’affirmation de l’État (moderne)8. Tout d’abord, il faut complexifier les relations entre guerre et politique, pour échapper à l’emprise du modèle clausewitzien des relations entre guerre, politique et société. Si l’on a voulu montrer, dans cette veine, que les conflits civiques du début de la révolution étaient directement liés à l’organisation corporative des sociétés néo-grenadine et vénézuélienne, la petite guerre menée dans les Llanos inversait la relation : une forme de guerre inédite imposa un ensemble de remaniements à la société des patriotes et à leur expression politique. C’est parce qu’elle permettait une table rase temporaire de la société corporative et de l’ordre impérial que la guérilla tendait vers la constitution d’une souveraineté concurrente à celle des cités, ces « états de majesté » présents dans les régions peuplées des côtes et des cordillères. La guerre irrégulière déterminait un ensemble de pratiques violentes renvoyant au paradigme de l’exception : caudillisme, rapines, exécutions sommaires, saisies des biens, recrutement forcé, mais aussi homogénéisation de l’espace politique par un processus de déterritorialisation9. Du point de vue social, le creuset guérillero produisait une société nouvelle, relativement égalitaire et désincorporée. Cette micropolitique, née à la chaleur des combats, érodait l’échelon politique contre lequel butait l’unification de la puissance publique : les corporations territoriales. Dès 1819, la République de Colombie pouvait se définir par sa capacité à donner forme juridique et légitimité à l’ensemble des pratiques violentes qui lui préexistaient dans la guerre, et qui avaient constitué un premier centre de pouvoir actif bien qu’hétérogène. En ce sens, les armées bolivariennes furent les tutrices de l’administration colombienne, mais de façon paradoxale, à la manière d’un droit qui serait fondé sur une violence première. Les machines de guerre que constituaient les guérillas obéissaient à des logiques propres, et leur autonomie rendit impossible leur fusion définitive dans l’Ejército libertador.

9Dit d’une autre façon, la relation entre la guerre et l’État passe, dans notre cas, par l’état d’exception. La fiscalité régulière de guerre n’a conduit, au grand désespoir d’un Bolívar, qu’au renforcement des Pueblos contre l’exécutif central dans la mesure où le prélèvement devait être négocié contre davantage d’autonomie locale. La guerre ne produit pas nécessairement l’État dans l’horizon de la souveraineté. Elle peut contribuer à la redéfinition et à la redistribution des attributs régaliens, de telle sorte qu’elle renforce la structure corporative face au prince, l’état de majesté aux dépens de l’État souverain. Ce n’est pas le moindre paradoxe des guerres bolivariennes que l’armée irrégulière des Llanos ait été le premier opérateur de souveraineté de la république de Colombie.

10Il ne faudrait pas en inférer l’unification définitive de la source de la loi et de l’obligation politique sous l’impulsion des militaires. Si ces derniers parviennent à détourner à leur profit les autres instance de production de la légitimité politique, ils ne réussirent jamais à les éliminer. Coexistèrent alors un ensemble de pouvoirs constituants, également légitimes, et, de ce fait, mobilisables à tout moment pour justifier la rupture de l’ordre constitutionnel. Le premier fut celui des Pueblos, adossé au fonctionnement corporatif de la société. Le second fut l’armée, bientôt (re)distribuée en de multiples bandes aux ordres de chefs charismatiques, après la démobilisation postérieure au triomphe d’Ayacucho. Les forces armées devenaient au sens strict un imperium in imperio, dans la mesure où elles tiraient d’elles-mêmes leur propre légitimité, issue de la gloire de leurs faits d’armes. Le troisième pôle, le plus faible à court terme, était constitué par l’État et les institutions représentatives nationales. Chacune de ces instances prétendaient incarner le Peuple et devaient communiquer entre elles pour trouver des compromis, ce que permettaient la relative concentration du pouvoir entre les mains de quelques réseaux et l’invention de nouvelles pratiques politiques comme le pronunciamiento et le caudillisme10.

11En Colombie, la monopolisation de la violence et de l’édiction de la norme par les institutions démocratiques reste une question dramatiquement ouverte, tandis qu’au Venezuela, l’espoir d’une (re)fondation nationale sur la base d’un charisme césarien témoigne d’une réinvention permanente des mythes originels de la république.