Basculer dans le numérique
|Chapitre II. Une révolution obligée
Texte intégral
1Si l’on prête attention au récit des photographes, il en ressort que beaucoup n’ont pas choisi de passer au numérique. Le renouvellement de leur matériel photographique et la transformation de leur manière de travailler leur ont été imposés par divers canaux et acteurs, que nous allons passer en revue.
Les photograveurs
2Ils furent, on l’a dit, les premiers à adopter les outils informatiques de traitement des images. Dans la foulée, les photographes qui travaillaient pour l’édition ou la presse ont été contraints de leur livrer des fichiers numériques, mais rapidement cette obligation s’étendit à tous les professionnels qui produisaient des images en vue d’une mise en page papier.
J’ai déjà mentionné l’exemple de ce photographe publicitaire qui, parmi les premiers, est parti s’informer en Angleterre et en Hollande en compagnie des photograveurs avec qui il travaillait en vue d’ajuster son dispositif technique au leur.
Un autre exemple, plus tardif, est éclairant :
Ce photographe d’architecture, qui travaillait surtout pour des revues culturelles, a acheté son premier boîtier numérique en 2003. Son matériel de prise de vue argentique (une chambre et un moyen format) était pourtant très fiable et durable. « À un moment donné, explique-t-il, c’est le monde qui pousse. Comme il faut que ça aille plus vite, il faut donner les fichiers plus vite… L’avantage du numérique, c’est la fluidité » dans la circulation des images : plus besoin de se déplacer au laboratoire puisqu’il n’y a plus de pellicules à développer, ni chez l’éditeur pour lui donner les clichés en main propre. Avec son premier boîtier numérique (Nikon D100), il pouvait réaliser « un peu difficilement » une photo format A4. Pour la publication, c’était insuffisant, en particulier s’il fallait « tirer dessus », c’est-à-dire retravailler l’image car alors on perdait de l’information. De même ne bénéficiait-il plus des systèmes de redressement, bascule, décentrement que possédait sa chambre argentique pour réussir des clichés d’architecture sans déformation optique. Il fallait désormais corriger les images après-coup sur Photoshop. Si bien que, à peine un an et demi après, il a été obligé de passer à un boîtier permettant d’obtenir « des poids de fichier beaucoup plus importants », correspondant à un format d’image double (Nikon D300, 12 millions de pixels).
3Malheureusement pour eux, les photograveurs ont été rapidement les victimes du passage au numérique, sitôt que les photographes se furent équipés et emparés des mêmes outils informatiques qu’eux pour traiter directement leurs images.
- 1 Joyeux Frédéric, « Les compograveurs. Un virage dangereux », Direct. Le magazine des communication (...)
« La période est très difficile pour toutes les entreprises du pré-presse, reconnaissait en 1993 le patron d’une importante entreprise de photocomposition nantaise. Nous sommes obligés d’investir énormément pour être à la pointe des nouvelles technologies issues du numérique alors que, dans le même temps, le marché est en pleine récession1. »
4Les studios photographiques qui investirent les premiers dans le numérique entrèrent en concurrence directe avec les photograveurs qui étaient jusque-là leurs intermédiaires obligés pour finaliser leurs clichés. La logique constitutive de la micro-informatique était précisément de rendre les outils de traitement des images accessibles à tous les acteurs de la chaîne graphique, ce qui tendait à les transformer en autant de concurrents.
Pour ce patron d’un studio de photographie publicitaire, la profession de photograveur a vécu de 1975 à 2000, et même bien vécu :
« C’étaient des boîtes qui gagnaient un sacré paquet de pognon. Vous auriez
vu le niveau de vie des patrons de photogravure ! (rire) Sauf que, avec un minimum d’investissement, d’autres ont pu faire le boulot des photograveurs, et en l’occurrence des studios comme le nôtre. » Il répète à l’envie, rire à l’appui, que tous ces photograveurs ont « giclé » avec l’arrivée du numérique ; il est manifestement fier et heureux d’avoir réussi économiquement à leurs dépens, non sans avoir dû batailler ferme pour s’imposer comme l’interlocuteur direct de ses clients. « Dès qu’on passait une image numérique – qui passait encore entre les mains du photograveur –, ils ne pouvaient rien en faire, ils ne pouvaient pas l’exploiter, ce n’était pas possible. Alors que moi, j’y arrivais très bien en l’exploitant moi-même, en faisant imprimer mes catalogues directement. Leur but, c’était de nous faire foutre dehors de chez le client pour mettre à la place un photographe copain à eux. » Pour s’imposer, il proposait au client une épreuve imprimée. « Et là, je leur prouvais que mon fichier était de bonne qualité. » En retour, c’était le photograveur qui perdait le marché. « Maintenant, ce n’est plus la guerre, parce qu’il n’y en a plus. »
5Je reviendrai en détail plus bas sur les concurrences que la révolution numérique a contribué à installer entre les différents acteurs de la chaîne graphique, liés auparavant par des relations de coopération fondées sur leur complémentarité technique.
Les agences de presse ou d’illustration
6Elles furent des précurseurs dans la numérisation des clichés photographiques.
7Ce processus avait été initié sur le support CD que les agences commencèrent à commercialiser à partir du milieu des années 1990. Puis, au tournant de l’an 2000, les grands mouvements capitalistiques de rachat et de concentration à travers le monde mirent en avant l’impérieuse nécessité pour les agences photo d’investir davantage encore dans la numérisation et l’indexation de leur fond afin de le rendre disponible sur Internet. Parallèlement, les agences de presse tournèrent le dos à l’argentique au profit de la prise de vue numérique.
- 2 Bien que la conjoncture du tournant des années 2000 ait déjà été défavorable aux agences de presse (...)
Voici le récit de ce tournant de la fin des années 1990 par un jeune photographe qui démarrait sa carrière professionnelle au même moment :
Ayant trouvé à placer régulièrement des piges dans un groupe de presse
spécialisé dans l’actualité musicale, il fut frappé d’y découvrir des « gros plateaux » de journalistes et des gens « qui scannent toute la journée, des équipes de nuit, etc. […] Il y a de la diapo qui arrive sans arrêt. Il y a Internet où, à mon avis, les directeurs commencent à se dire : “Tiens, on n’arrête pas de venir me démarcher pour faire un site Internet. Il va falloir qu’on mette notre contenu dessus. Qu’est-ce qui se passe ?” À mon avis, ils sont au taquet en matière de scans à cette époque-là. Ça tourne sans arrêt. » De fait, ils sont passés au scanner pour répondre aux besoins de la photogravure. « Dans les cinq années avant 2000, ça scanne, ça scanne, ça scanne, ça y va : bain d’huile, nettoyage, remontage des diapos, diapos perdues… » Mais on n’en est pas encore à la prise de vue numérique : « Mon apprentissage Photoshop n’est pas accompagné d’un appareil numérique. Il est accompagné d’un scan. » Lorsque, en 1999-2000, il utilise son premier appareil numérique, il constate avec étonnement que certaines agences et la plupart des rédactions de presse ne sont pas encore équipées pour traiter des fichiers numériques. Les premières devront rattraper au plus vite leur retard et ouvrir un site Internet si elles ne veulent pas se faire marginaliser commercialement2.
8Logiquement, les photographes en contrat avec ces agences ont dû se plier à cette exigence en leur fournissant des clichés déjà numérisés, puis, bientôt, en photographiant directement en numérique.
Bernard Perrine rapporte, dans son éditorial du Photographe de novembre 2001, qu’« un photographe qui désirait couvrir les événements en Afghanistan de manière traditionnelle, avec des films, s’est vu refuser l’aval de son agence qui exigeait une couverture avec appareil numérique et téléphone satellite ».
9Deux photographes que nous avons rencontrés, spécialisés dans l’illustration, ont commencé à scanner leurs photos dès 2000 à la demande de leurs agences respectives. L’un s’est vu équiper aussitôt d’un boîtier numérique afin d’alimenter en photos un site web ; le second a changé d’appareil seulement vers 2003 pour réaliser des photos de presse, conservant son matériel argentique pour faire ses « belles photos ». En 2004 cependant, il cessa complètement de photographier en argentique parce que tous ses clients (dans la presse, mais aussi la communication d’entreprise) réclamaient les photos rapidement, donc en numérique, sans plus trop se soucier de la qualité.
10Les agences filaires, alors en plein développement, furent pionnières dans l’adoption de la prise de vue numérique : en 2001, la totalité des photographes travaillaient déjà en numérique à l’AFP (qui avait équipé dès 1998 son staff parisien avec le Nikon D 2000) ; seulement 40 % chez Gamma (Salles, 2001, p. 72). L’objectif était clairement d’accroître la rapidité de production et de diffusion des images.
Lors d’un événement comme le tournoi de Roland-Garros, « le photographe ne choisit même pas ses photos : il est relié en wifi ou par câble éthernet directement au journaliste et, dès que la photo est faite, à la limite dans la minute, elle est chez le client. Comparé à il y a dix ans, c’est inimaginable. » (Employé à l’AFP.)
- 3 Extrait du billet publié par ce photoreporter sur le blog de l’AFP Making-of /Les coulisses de l’i (...)
Autre écho sur l’extrême rapidité de transmission des images aujourd’hui : Jewel Samad, photographe de l’AFP accrédité auprès de la Maison blanche, explique que son travail engage une « course contre la montre » : « Il faut courir à droite et à gauche pour trouver le bon angle, prendre aussi des photos de gens dans la foule [il relate un meeting électoral de Barak Obama]. Je dois ensuite, dans le laps de temps le plus court possible, sélectionner les meilleures images parmi les dizaines que j’ai prises et les envoyer à nos éditeurs photo. J’ai mon ordinateur avec moi dans la fosse aux photographes, grâce auquel je transmets. Je ne saurais dire exactement combien de temps s’écoule entre le moment où je prends une photo comme celle-ci et celui où elle parvient aux clients de l’AFP, mais c’est une affaire de quelques minutes3. »
11Par comparaison, le rythme du passage au numérique a été très variable d’un quotidien à l’autre, selon en particulier la place plus ou moins importante qu’y occupaient encore les photographes permanents, à qui il était moins facile d’imposer des boîtiers numériques. Alors que la pression était plus forte sur les pigistes, souvent mis en demeure de travailler dans l’urgence avec les appareils que leur prêtaient les quotidiens. Certains se sont ainsi trouvés contraints du jour au lendemain de réaliser des reportages avec des matériels qu’ils ne connaissaient pas.
La pression des clients
12Des entreprises importantes déjà bien équipées en informatique se mirent à réclamer à leurs fournisseurs d’en faire de même pour une plus grande souplesse et rapidité dans la livraison des images. Dans le domaine de la photographie publicitaire, de nombreux photographes découvrirent ainsi qu’ils ne pouvaient plus échapper au numérique lorsque certains commanditaires qui pesaient lourd dans leur chiffre d’affaires leur imposèrent ces nouvelles conditions.
« À la dernière réunion de la FEP [Federation of European Photographers], le délégué allemand a indiqué que la grande distribution dans ce pays imposait désormais aux photographes de travailler en numérique et faisait même payer une taxe si ces derniers leur fournissaient malgré tout une image argentique ! Sans commentaires. » (Le Photographe, no 1551, 1998, p. 16.)
Dans son enquête par questionnaire, Aurélie Hermitte fait apparaître que plus de la moitié des photographes de mode passés au numérique l’ont fait pour répondre aux demandes des clients ou des directeurs artistiques. Par comparaison, la presse était peu demandeuse (2006, p. 70).
On trouve des équivalents dans le cinéma : d’une part, nombre de cadreurs ont dû passer à des caméras numériques sous la pression des producteurs qui espéraient ainsi réduire les temps de tournage (Flocco, Vallée, 2011, p. 3). D’autre part, les compositeurs de musique pour l’image se virent contraints d’adopter les nouveaux logiciels de composition afin de satisfaire la demande de plus en plus pressante de présenter une maquette sonore de leur création en cours (Adenot, 2012, p. 157).
13Il n’est pas rare que certains photographes se soient alors fortement endettés pour renouveler entièrement leur équipement afin de conserver certains clients incontournables.
Ce fut le cas en 2002 d’un photographe publicitaire confronté à la commande d’une grosse entreprise qui lui assurerait une année de travail.
L’enjeu financier était tel qu’il ne put refuser de s’équiper entièrement en
numérique. Il embaucha même une assistante pour traiter les fichiers sur ordinateur car lui-même n’y connaissait rien et n’entendait pas s’y mettre. Il voyait tous les problèmes que rencontraient les autres photographes avec le numérique, faute de formation. « Obligés de taper dedans tout de suite. C’était une catastrophe. Les fichiers livrés, c’était une horreur. Et moi, je ne supportais pas l’idée de livrer de l’à-peu-près. J’avais une exigence de qualité en argentique. » Ce passage obligé au numérique a durablement affecté l’économie de son entreprise.
14L’équipement informatique des entreprises a contribué à modifier la nature de leurs commandes d’images auprès des photographes : qu’il s’agisse de simples « visuels » pour leur communication interne ou pour l’animation de séminaires en direct, il leur fallait désormais des fichiers numériques livrés au plus vite.
- 4 Thierry Dehesdin, Intervention lors de la table ronde du colloque Travail et création artistique e (...)
Thierry Dehesdin, par exemple, a acheté son premier appareil numérique, le Kodak DCS330, en 1999, six mois avant la sortie prévue du Nikon D1 (pourtant annoncé comme nettement supérieur) parce qu’il avait une commande d’un client « dans l’industrie technologique qui organisait des séminaires européens pour ses ingénieurs ». L’orientation explicitement « technologique » de l’activité de cette entreprise explique qu’il n’ait pas été envisageable de photographier en argentique car ce procédé leur semblait déjà dépassé. Mais la destination des images a également pesé dans l’option du numérique : « Les deux premières fois, c’était pour l’image de l’entreprise. Ensuite, ça a été aussi pour projeter les images des journées de travail le dernier soir pour la cérémonie de clôture4. »
15Le développement des sites Internet d’entreprises ne fera qu’accentuer cette demande d’images rapidement utilisables sur écran, pour lesquelles les boîtiers numériques faisaient l’affaire.
Cet autre photographe a acheté son premier boîtier numérique (Canon EOS) en juin 2004. Pour quelle raison ? « C’est évident : la demande ne supportait plus la pellicule. »
16Avec le temps, continuer à photographier en argentique devenait même un handicap commercial.
« C’était quand même beaucoup plus simple de passer au numérique pour les commandes commerciales, explique ce photographe qui travaillait alors dans la publicité. Pour respecter des délais. Dans la pub, on était habitué à ça, c’est-à-dire que la commande, il fallait la rendre la veille. Les revues, tout ça, c’est toujours un peu pareil : il y a toujours une urgence. Après, les photos traînent dans un tiroir, mais peu importe : il faut rendre le travail très rapidement. Donc, il y a eu un moment, sur le plan commercial, je commençais à être désavantagé par rapport aux photographes qui travaillaient en numérique. »
Selon un photographe industriel interviewé en 2002, « aujourd’hui seuls quelques rares clients demandent encore des tirages couleur classique, ce qui limite le secteur argentique à 5 % » (Le Photographe, no 1597, juin 2002, p. 24).
L’approvisionnement en produits photographiques
17Les studios de photographie publicitaire ou industrielle qui s’étaient équipés d’un laboratoire de développement et tirage, source d’économies, voire de revenus conséquents, se sont vus contraints de l’arrêter pour passer à la photographie sans film dès lors que les principaux fabricants eurent cessé de produire des pellicules ou des produits de traitement pour les films argentiques. Ils y ont perdu en termes économiques.
Ce photographe de publicité explique que, dans la logique précédente, son studio a commencé à travailler complètement en numérique quand les clients leur ont réclamé « une souplesse de travail : “On veut recevoir le fichier et on veut en faire ce qu’on veut.” Ils nous ont imposé le numérique. » Mais il ajoute que, dans la foulée, le développement des ektas a disparu. Son studio était équipé de machines de développement qui travaillaient à l’heure pour permettre de livrer les photos dans la demi-journée. « Au début des années 2000, les chaînes se sont arrêtées et c’était foutu. Si on voulait continuer à livrer, il fallait passer au numérique. »
Même écho chez ce photographe de presse et d’illustration qui est venu au numérique à reculons et tardivement.
Il ne fait plus de photos argentiques depuis quatre ans parce qu’il n’y a plus de laboratoire sur place, ou alors plus loin dans la région, ou encore à Paris, avec des délais de trois jours.
Interrogeant en 2006 certains photographes de mode travaillant en province, Aurélie Hermitte révèle leurs inquiétudes sur la survie économique des rares laboratoires photographiques encore en activité dans leur région, « se demandant s’ils ne seront pas, en cas de disparition totale de [ceux-ci], contraints de ne travailler qu’en numérique dans un avenir proche » (2006, p. 80).
18La transition numérique a été largement induite, pilotée par les industriels de la photographie et de l’informatique qui non seulement ont poussé les photographes à renouveler entièrement leur matériel, mais encore les y ont contraints de multiples fois à mesure qu’ils amélioraient la qualité des boîtiers et des logiciels. Près des deux tiers des photographes de mode interrogés en 2006 par Aurélie Hermitte ont déclaré qu’ils n’avaient aucune raison technique pour passer au numérique (annexes statistiques). « Je dois m’y coller, concédait l’un deux, mais pas de gaîté de cœur. » (Ibid., p. 75.)
19Certains photographes expriment d’ailleurs ouvertement du ressentiment devant cette révolution technique qu’ils ont subie au prix fort.
« Ce sont des ingénieurs qui ont décidé de nous imposer leur technique et il a fallu qu’on suive. On s’en serait très bien passé », estime ce photographe de publicité économiquement fragilisé par les investissements qu’il a dû faire. À la question : Qu’est-ce que le numérique a fait gagner aux photographes ?, il répond : « Nous ? Rien. »
Cet autre photographe d’illustration se plaint que, à chaque changement d’appareil numérique, il doive également changer de version de Photoshop, de Nikon Capture (logiciel dédié, nécessaire à la récupération des images sur ordinateur). Ce dernier type de logiciel ne fonctionne qu’avec cette marque et n’est pas livré avec l’appareil ; il faut l’acheter en plus : « Il n’est pas donné avec le boîtier, mais en plus il n’est pas donné du tout » (environ 150 euros).
- 5 Interview en ligne du 24 octobre 2008, consulté le 19 novembre 2012 [www.twist-cluster.com].
La même récrimination est exprimée par des professionnels du cinéma : chefs opérateurs qui déplorent l’instabilité des nouvelles caméras, génératrice d’effets de mode (« Tous à la RED, puis tous à la 5D, et quoi ensuite ? ») (Flocco, Vallée, 2011, p. 3) ; ou loueurs de matériel qui accusent les grandes marques de chercher à imposer leurs produits, sans tenir compte des besoins des utilisateurs. « Il y a des caméras qui sortent à peu près tous les six mois. Or, pour amortir une caméra traditionnelle (35 mm), il faut compter huit ans. Les caméras digitales, quant à elles, sont souvent obsolètes après deux ans5. »
20Acheter (cher), puis racheter quatre ou cinq fois son matériel en l’espace de dix ans a imposé aux photographes une charge financière considérable, dont l’incidence se fait encore sentir sur la rentabilité économique de leur activité. Non seulement cet afflux d’investissement s’est imposé au moment où beaucoup de photographes commençaient à retirer les bénéfices de leur travail, avec un matériel argentique amorti qu’ils auraient pu continuer à utiliser pendant des années ; mais encore ces charges nouvelles ont dû être supportées dans un contexte global de réduction des marchés, voire de crise économique.
21Ces coûts d’investissement révèlent, pour Thierry Dehesdin, qu’on était déjà bien dans la crise. Par comparaison, lorsque dans les années 1960 son père, photographe à Paris, avait eu besoin d’un objectif très spécifique (un Fish Eye Nikon dont l’angle de vue peut aller jusqu’à 180o) pour réaliser une publicité, il l’avait acheté rien que pour cette image. « Des objectifs Fish Eye de ce type, il a dû s’en vendre cinq en France en tout. » Dans le numérique, « les prix étaient élevés surtout parce qu’on savait que c’était invendable, que ça ne vaudrait rien et qu’il fallait se renouveler au bout d’un an ou deux, mais c’est vrai que, par rapport au prix d’une chambre 4 x 5 [inch], d’un labo comme [celui qu’il avait dans son studio], on aurait été dix ans avant, je crois que ça n’aurait fait peur à personne. Alors que là, on était déjà dans le fait d’être obligés d’investir d’un seul coup dans une technologie qui devenait incontournable, en sachant que cet investissement n’aurait plus aucune valeur à la revente ni rien, et à un moment où ça commençait à devenir difficile de trouver les sous. »
Notes
1 Joyeux Frédéric, « Les compograveurs. Un virage dangereux », Direct. Le magazine des communications, numéro spécial consacré aux images numériques : Mythes et réalités dans l’Ouest, décembre 1993, p. 12. Je remercie Georges Richeux de m’avoir donné cette revue ainsi que quelques autres documents d’époque.
2 Bien que la conjoncture du tournant des années 2000 ait déjà été défavorable aux agences de presse, certains collectifs indépendants récemment créés, comme L’Œil public, ont abordé ce tournant numérique assez facilement, précisément parce que leurs membres photographiaient déjà en numérique : « On a pu directement faire le pas du numérique, contrairement à d’autres grosses agences qui ont un peu été débordées par les coûts engendrés par cet investissement. Nous, on a tout de suite pris le pli du numérique, créé le site avec vente en ligne et on a directement commencé à archiver en numérique. Donc, on n’a pas perdu de temps, ni d’argent. » (Interview en 2007 de Guillaume Herbaut, l’un de ses fondateurs, en ligne, consulté le 20 décembre 2013 [http://www.revoirfoto.com/p/?pg=69].
3 Extrait du billet publié par ce photoreporter sur le blog de l’AFP Making-of /Les coulisses de l’info, à l’occasion de la réélection de Barack Obama. En ligne, consulté le 7 novembre 2012 [http://blogs.afp.com/makingof/?post/2012/11/07/%C2%AB-Quatre-ans-de-plus-!-%C2%BB].
4 Thierry Dehesdin, Intervention lors de la table ronde du colloque Travail et création artistique en régime numérique, Avignon, 25 mai 2011.
5 Interview en ligne du 24 octobre 2008, consulté le 19 novembre 2012 [www.twist-cluster.com].
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.