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École, famille, cité

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Antoinette Chauvenet
, 
Yann Guillaud
, 
Marie-Pierre Mackiewicz
, 
et al.

Troisième partie. Mises à l'épreuve institutionnelles

Chapitre 4. Clinique des liens professionnels et du travail en réseau aux côtés d’adolescents mésinscrits1

François Le Clère

Texte intégral

Introduction

  • 1 Par François Le Clère.

1Le décrochage scolaire est une préoccupation centrale et majeure des politiques publiques actuelles : l’Europe, la France, mais aussi les Régions ou les maires se mobilisent pour prévenir ce phénomène. Le rapport récent de l’OCDE (2010) est venu réinterpeller les instances publiques. Chaque année, environ 140 000 jeunes sortent du système éducatif sans diplôme, d’après les chiffres du ministère de l’éducation, et se retrouvent pour la majorité d’entre eux au chômage. Les acteurs de la société civile eux-aussi s’engagent pour repenser l’école, l’accompagnement de l’enfant dans et hors l’école ; et promouvoir une attention accrue à cette problématique dite du décrochage scolaire. Nous pourrions prendre pour exemple la mobilisation de l’Association française des élèves volontaires pour la journée de refus de l’échec scolaire, les travaux de l’association ATD Quart Monde (Félix, 2013) ou l’engagement depuis trois ans de la Fondation de France dans un appel à projet qui porte pour nom : « Aidons les collégiens ! ». Les travaux de recherche se multiplient sur cette thématique (Blaya, 2010 ; Pain, 2010 ; Bernard, 2011 ; Douat, 2011). Le décrochage scolaire est aujourd’hui une préoccupation massive et un sujet passionnel qui trouve d’ailleurs un corollaire : la violence à l’école. Il comporte, peut-être, les deux dimensions de la passion, d’être à la fois mobilisant, captivant et excitant quant au combat à mener, et son négatif, la fatigue, la sidération, et un empêchement à le penser dans sa complexité.

  • 2 Cf. infra, Annexe méthodologique.

2À partir des observations de terrain, je traite ici de la question de la prévention des décrochages adolescents et de leurs difficultés scolaires. Par son approche, l’association École et Famille porte une hypothèse forte : le décrochage n’est pas seulement l’affaire d’un adolescent aux prises avec ses difficultés dans le rapport aux savoirs, à l’institution scolaire ou au métier d’élève ; le décrochage scolaire ou plutôt la condition d’un accrochage scolaire passe par un travail de lien et de parole entre les adultes. Le décrochage scolaire est affaire de communauté éducative. Oui mais… avec qui ? Dans quels espaces ? Comment cela se passe-t-il ? Je m’appuierai sur les matériaux liés aux partenariats et au travail en réseau tel qu’il se pense, se met en place dans les équipes des collèges observés. Le travail partenarial autour des adolescents mésinscrits, ou vulnérables, produit des pratiques qui nouent des dimensions subjectives, intersubjectives, institutionnelles et sociales, et produisent des configurations d’action collective tantôt opérante et répondante, tantôt virtuelle et abrasive. Il s’agira donc de tenter une analyse des processus à l’œuvre et des effets de la collaboration avec un tiers associatif animant ces réseaux. En effet, les actions de concertation orchestrées par l’association École et Famille, dans des groupements de professionnels (Groupes de suivi d’élèves en difficulté – GSED) ou des espaces de rencontre des familles d’adolescents en difficulté, informent la manière dont ces adolescents « convoquent » l’action collective de réseaux et de partenariats (conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance, programme de réussite éducative, groupes de suivis des élèves en difficultés, etc.). Il s’agit de considérer la manière dont ces cadres partenariaux, confrontés aux difficultés de certains élèves, sont transformés, déplacés, voire à l’inverse resserrés, hystérisés ou rigidement réifiés. L’analyse des dimensions réelles, symboliques et imaginaires de ces cadres et des élaborations interprétatives qu’ils produisent permet de comprendre les dynamiques à l’œuvre dans le champ de la prévention du décrochage scolaire. L’étude socio-clinique2 menée à partir de l’expérience d’École et Famille et des collèges avec qui elle collabore, permet d’analyser la manière dont le réseau constitué peut soutenir un accrochage scolaire des adolescents et l’instauration de liens sécurisants ou pacifiés.

3Nous aborderons dans une première partie les notions de territoire de l’éducation et de réseau institués par les politiques publiques, en essayant de comprendre la place des animateurs de réseaux, dont fait partie École et Famille. Dans une deuxième partie, nous proposerons une réflexion clinique sur la manière dont les adolescents convoquent des constellations d’acteurs, mobilisent une clinique de réseau et créent des liens entre professionnels.

« Un village pour éduquer un enfant » : territoires, réseaux et enjeux des concertations

Un collège dans un quartier sensible

4Tout d’abord, remarquons que les adolescents décrocheurs scolaire amènent les acteurs des politiques publiques et du terrain au « travail en réseau ». Le terme réseau est un terme courant du discours professionnel des intervenants socio-éducatifs associé, parfois, à la notion de partenariat. Le « partenariat et réseau » est devenu un champ de compétence et d’évaluation des étudiants dans le cadre de leurs stages et des diplômes d’État, entre autres d’éducateur spécialisé et d’assistant de service social. Le réseau est souvent qualifié de réseau de personnes et associé à l’éphémère, alors que le partenariat renvoie à une contractualisation plus forte et structurée.

5La monographie d’une action menée par École et Famille « sur » un territoire et auprès de l’équipe d’un collège constituera un point d’appui pour cette analyse (Figure 4). Le partenariat collège-association École et Famille a débuté fin 2009 à travers un projet porté par la ville, le Conseil général (CIVIQ, direction de l’aménagement du territoire) et l’État dans le cadre du contrat urbain de cohésion sociale qui comportait trois axes pour 2010. L’association École et Famille a aussi été sollicitée pour aider à construire un groupe d’appui au GSED « pour favoriser les pratiques professionnelles réflexives à partir de situations complexes », selon les termes du contrat. D’après les animateurs-médiateurs d’École et Famille : « 2010 a permis de co-construire des éléments méthodologiques susceptibles de valoriser et de favoriser le travail en collectif élargi, notamment sur les questions des informations utiles et partageables. » Comme à son habitude, École et Famille visait plus largement par ce projet à tirer des enseignements de ces deux champs d’expérimentation. Les rencontres-débat Gandhi et le soutien au GSED permettraient de proposer des points d’appui, des points de vigilance, mais aussi de penser les conditions de la pérennisation de ces actions. Le soutien au GSED est plus centré sur les professionnels du collège et s’inscrit désormais dans le cadre de l’action éducative « liens collège-familles », action soutenue par le service « Actions éducatives » du conseil général du Val-d’Oise. L’intervention proposée vise à la fois le soutien aux jeunes et familles vulnérables par le GSED, et l’apport d’outils au collège pour améliorer sa relation au territoire et aux familles en général.

Source : E&F (document de travail anonymé du pôle Réseau).
Figure 4. – Le collège et son réseau au début de l’intervention d’École et Famille (2009)

  • 3 Je n’ai pas cherché à établir une typologie de réseaux, mais plutôt à identifier des configuration (...)

6Le collège Gandhi est un collège assez caractéristique des établissements de zone urbaine sensible. Il tient régulièrement son GSED (appelé aujourd’hui GAIN). Ces instances font partie des espaces institués par les textes du ministère pour mettre en place des commissions éducatives et de concertation entre adultes autour d’élèves en difficulté. Ces séances de travail ont lieu dans le collège et rassemblent environ sept personnes : la principale adjointe, la directrice de la SEGPA, la conseillère d’orientation psychologue, les deux CPE, l’assistante sociale scolaire, parfois le médecin scolaire. L’objectif est de faire émerger les pratiques éducatives à destination des parents et des élèves en difficulté, de les valoriser, de soutenir les engagements et capacités créatives des professionnels dans des situations de grande complexité, voire de détresse. Cette intervention d’École et Famille au collège Gandhi permettra d’analyser le travail du pôle Réseau à trois niveaux et de tenter de comprendre les rouages de la « Clinique de Concertation » à chacun de ces niveaux. La recherche amène donc, à travers l’analyse de l’observation menée, à aborder trois modalités de réseau3 :

  • le réseau sollicité par une reterritorisalisation des politiques éducatives, souvent repérable par ses dimensions formelles et institutionnalisée ;
  • le réseau comme modalité de collaboration entre acteurs, structures de concertation plus modulables et variées dans leurs formes, leurs modes de fonctionnement et leurs temporalités ;
  • le réseau adolescent ou de sa famille, ces « liens qu’ils convoquent » sont plus rarement identifiés par les acteurs et souvent au cœur de l’intervention d’École et Famille.

Les réseaux institutionnalisés par la reterritorisalisation de l’éducation

7Les réseaux professionnels sont aujourd’hui souvent articulés à une autre donnée centrale dans l’action sociale : le territoire. Si la définition étymologique de territoire donne une idée d’étendue sans contour défini, c’est plutôt une approche identitaire et symbolique qui se donne à entendre sur nos terrains de recherche, dans le discours des acteurs et les pratiques sociales développées sur ces territoires. Le colloque « Territoires, action sociale et emploi », mené en 2006 par le CNAM, propose à travers sa publication une réflexion dense sur cette territorialisation de l’action publique définissant le territoire comme ce qui articule un espace physique et un pouvoir politique (Bouquet et al., 2007). En effet, la notion de territoire est devenue ces dix dernières années un référentiel majeur dans les politiques publiques et particulièrement pour ce qui nous intéresse ici dans le cadre des politiques éducatives. Deux entretiens menés l’un avec les animateur-médiateurs sur leurs interventions depuis plusieurs années sur la ville, et l’autre avec le chef de projet, illustrent comment ces déterminants du territoire deviennent les données d’un territoire à diagnostiquer et analyser afin d’en percevoir les potentialités. Il devient alors le lieu d’un projet de territoire (projet éducatif local, projet social), d’une action cherchant à initier des synergies et des solidarités nouvelles. Lors de l’entretien de recherche, mené avec le chef de projet de la ville, il explique que le « projet de territoire souhaitait initier des rencontres-débats thématiques entre les parents, les jeunes et les professionnels du collège. Ces rencontres ont d’abord été nommées Les rencontres de Gandhi, reprenant le nom du collège ». Elles visaient une rencontre de proximité en s’appuyant sur le collège pour leur mise en œuvre. Cette territorialisation peut s’analyser, selon Michel Autès (2003), à travers deux enjeux distincts : une reprise en main de l’État par le local, nouvelle modalité locale d’un État centralisateur, d’un côté, et le désir croissant des élus locaux de prendre leur place dans la gestion et la gouvernance des questions politiques d’un autre côté. Jacques Ion (2005) illustre bien comment le travail social est mis à l’épreuve du territoire par l’évolution des politiques de la ville, mais aussi par l’évolution des modalités de l’action. Les lois de décentralisation de 1983, puis de 2004 ont produit des éléments de modification du champ de l’action sociale et ce « processus de territorialisation ». Ce terme de processus de territorialisation est utilisé dans le champ des sciences politiques comme territorialisation d’un ensemble de structures et d’acteurs (Raffestin, 1996), mais aussi travaillé par certains chercheurs comme « processus de territorialisation de la personne » (Le Bot, 2002). Il me semble que cette territorialisation s’est faite de manière distincte et peut-être parallèle entre la territorialisation de l’action sociale classique à travers le remaniement initié par les politiques de la ville, et la territorialisation de l’action éducative dans les établissements scolaire à travers le pouvoir grandissant donné aux chefs d’établissements. Les sociologues de l’éducation analysant cette territorialisation de l’Éducation nationale à travers « l’effet établissement » et « l’effet territoire » (Cousin, 1998).

8Dans le contexte de la reterritorialisation des politiques publiques et de l’action socio-éducative, de nouveaux acteurs ont pris place dans les années 2000. Les programmes de réussite éducative, initiés par la loi de cohésion sociale 2005, ont dû trouver une place à l’interface de ces divers champs qui, chacun jusqu’ici, avaient eu leurs propres développements. Ces équipes municipales sont censées mobiliser « autour de l’enfant et des parents, tous les professionnels spécialistes de la petite enfance : enseignants, éducateurs, animateurs, travailleurs sociaux, psychologues, pédopsychiatres et rééducateurs (kinésithérapeutes, orthophonistes). […]. Les activités proposées mêlent soutien scolaire, écoute de l’enfant et activités récréatives ; elles s’inscrivent dans le cadre d’un contrat, passé entre la famille et l’équipe de réussite éducative » (METCS, 2005, p. 34). Le soutien à la parentalité et l’accompagnement de la scolarité sont devenus les enjeux majeurs de ces récents programmes de réussite éducative, soulevant de nombreuses polémiques et désaccords tant sur les moyens financiers à engager que sur les conceptions même de l’intervention. Selon la même dynamique, des acteurs du travail social socio-éducatif s’efforcent d’animer des espaces de soutien à la parentalité (Martin, 2003 ; Coum, 2008) et de penser des lieux de médiation école-famille (Kherroubi et al., 2008). Par ailleurs, l’émergence d’une catégorie politique « décrochage scolaire » a fait émerger dans chacun des champs de l’action éducative et sociale des missions et des actions nouvelles qui produisent, elles aussi, dans leur développement des nécessités de coordination, de concertation et des dynamiques territoriales renouvelées. Pour exemple, en France, un texte récent a promulgué la mise en place des « plateformes de suivi et d’appui aux décrocheurs ». Ces plateformes cherchent à réunir l’ensemble des dispositifs permettant l’accompagnement des jeunes décrocheurs sous le label réseau « Nouvelle chance », afin d’offrir des solutions adaptées aux profils des jeunes. La mission générale d’insertion (MGI) se situe au cœur de ce réseau par des actions de prévention et « des actions de raccrochage élaborées avec les établissements et les partenaires de l’insertion rassemblés dans les plateformes de suivi et d’appui aux décrocheurs » (Éduscol, 2012).

9L’action d’École et Famille se met en œuvre et s’évalue à l’aune de ces territoires municipaux, voire des territoires délimités par les zonages de la politique de la ville (quartiers sensibles, zone urbaines sensibles). Elle prend dans ces liens inter-partenariaux une place tout à fait particulière qu’il convient d’analyser maintenant.

Compter sur le territoire et ses ressources

10Dans le champ de l’action sociale, certaines formes d’intervention résistent à une définition unique et à un cadrage trop clair de leurs missions. Les PRE, certes, mais aussi les Maisons des Parents, certaines pratiques associatives, comme celles développées autour des familles vulnérables par École et Famille ou ATD Quart Monde, constituent de nouvelles formes de travail socio-éducatif sur ce que nous pourrions nommer les territoires de l’éducation. Retravaillant sans cesse le socle commun des acteurs de l’éducation, ils sollicitent en permanence la capacité des institutions et des citoyens à lire les territoires, à repérer leurs ressources, et à conjuguer les interventions des professionnels, mais aussi à compter sur les familles.

11Les évolutions législatives récentes, telles que les réformes de l’action sociale de 2002 et de la protection de l’enfance de 2005, ont en commun d’avoir formalisé, imposé et/ou réaffirmé la nécessité pour les professionnels de travailler ensemble pour une plus grande efficacité afin qu’aucune situation d’enfants, d’adolescents, de personnes en difficultés « n’échappe » au dispositif de prise en charge. La création des équipes de réussite éducative, par exemple, a pu produire des effets de réaménagement des ressources institutionnelles et relationnelles sur les territoires, mais aussi des co-accompagnements nouveaux. Au sein de ces commissions pluridisciplinaires, des professionnels d’horizons divers, parfois même des usagers prennent place pour travailler ensembles sur des situations individuelles problématiques pouvant déboucher sur une action collective. La multiplicité de ces cadres législatifs interne et externe à l’école, la diversité des dispositifs pédagogiques, éducatifs et sanitaires s’imposent aux professionnels des équipes de terrain les contraignant à modifier leurs habitudes de travail. Si les collectivités créent des postes de chargés de mission ou de coordinateurs pour animer les instances de concertation déjà citées – veille éducatives dans le cadre des CLSPD ou des équipes pluridisciplinaires –, ces professionnels sont d’emblée pris entre les intérêts de leurs employeurs et les enjeux de ce qui s’échange dans l’espace de concertation. Le jeu des acteurs s’en trouve modifié. Notons qu’il n’est pas si fréquent que des réseaux ou des instances de concertation partenariales soient animées par un tiers extérieur, indépendant des intérêts directs des participants. L’observation pendant ces deux années de travail montre que cette association participe au développement et à cette intelligence du travailler ensemble.

12S’agit-il d’une nouvelle forme de pédagogie sociale, de pédagogie de l’action sociale ? Il y a bien là une pratique d’accompagnement, de réflexion sur des progressions et un outillage pédagogique articulé à des valeurs. À la manière du théâtre de l’opprimé, ces pédagogies ne sont pas directement des pédagogies pour l’école, autour de l’acte d’apprendre, mais des pédagogies dont l’école est un des acteurs. Les pédagogues sociaux agissent en tant qu’acteurs de la restauration d’un lien social certes, mais d’un lien social au service d’un lien éducatif, d’un faire éducation pour faire société. Francis et Join-Lambert Milova (2011) définissent le travail de ces acteurs comme favorisant « des processus de négociation et d’articulation de l’intérêt collectif propices à la responsabilisation sociale », laquelle résulte, selon Malena et al. (2004), des actions suivantes : mobiliser autour d’un point d’entrée, mettre sur la place publique des informations et des démarches pour les mettre au débat, analyser les expérimentations, préconiser et négocier le changement, mobiliser et soutenir les énergies des acteurs, ce que montre aussi Marie-Pierre Mackiewicz (cf. supra, 2e partie, chap. 4).

13C’est ainsi qu’École et Famille participe d’une responsabilisation sociale collective et non plus seulement centrée sur la recherche d’un responsable qu’il soit la famille, l’école ou l’élève. La présence d’un animateur extérieur permet aux acteurs d’apprendre non seulement à lire un territoire et ses ressources, mais aussi à « compter sur » un territoire. Nous pouvons repérer trois éléments qui singularisent École et Famille dans le travail coopératif et mutualiste sur les territoires de l’éducation (Figure 5).

Source : E&F (document de travail anonymé du pôle Réseau).
Figure 5. – Le réseau mis en valeur par l’intervention d’École et Famille (2011-2012)

14Tout d’abord, cette association participe au développement du lien social, en permettant, selon la définition de Serge Paugam (2008), un développement d’un « compter pour » et d’un « compter sur ». Au fil de ses interventions, elle développe une forme de lien de reconnaissance et de légitimation de la place de chacun, permettant à chacun de prendre la parole et d’accueillir celle de l’autre, rompant de fait le sentiment d’isolement si souvent ressenti par les familles, mais aussi en écho par les professionnels.

15Ces structures de l’entre-deux, intermédiaires entre des acteurs institutionnels qui ne se rencontraient pas, travaillent à la prise en compte des interstices (les abords de l’école, de la famille et du quartier), ou « espaces informels » (Maurin, 2010), ou encore « espaces blancs » (Despret, 1996). Ces réalités hors institution, ces espaces de l’informe sont souvent vécus comme dangereux et font l’objet d’un fort investissement imaginaire et fantasmatique. C’est ce dangereux, cet informe qui est remis sur la table de la concertation.

16Repérons, enfin, la manière dont cette association développe une action ambulante « par marcottage » comme se développent les fraisiers. Ce n’est pas un rhizome sous-terrain, puisque chaque nouveau lieu de travail, de concertation s’appuie sur la mémoire et les forces du travail précédent. L’association École et Famille colporte ses ressources, sa propre connaissance des acteurs du territoire. En 2011, les rencontres Gandhi et le co-pilotage collège-ville-département-État s’est poursuivi. Ces rencontres se sont élargies à d’autres collèges et ont visé un rayonnement à l’échelle municipale quittant la seule question du rapport parents-collège Gandhi.

Les risques de l’injonction à « travailler ensemble »

17Le travail de représentation graphique que propose École et Famille, par la construction d’un « Sociogénogramme », soutient des institutions et des professionnels pour apprendre à lire un territoire et à en repérer les potentialités. Peut-être doit-on entendre que le réseau autour et avec les adolescents « décrocheurs scolaires », tel qu’il est mobilisé aujourd’hui par les politiques publiques, les PRE, les plateformes, etc., est une nécessité pour produire de nouveaux « arrimages », et permettre une inscription subjective et sociale de ces adolescents. Seulement, ce travail en réseau et en partenariat ne peut pas seulement s’installer par une injonction qui serait « travaillons ensemble, plus on est d’acteurs mieux on travaille avec ces adolescents ». Les observations menées dans des collèges montrent que le travail partenarial dans le champ de l’éducation n’est pas seulement une donnée technique opérationnelle et ne peut pas se suffire d’une injonction à la cohérence éducative. Ces territoires sont aussi des territoires identitaires et imaginaires. Le réseau ou le partenariat sont considérés comme des outils techniques-opératoires sans que soient pris en compte les processus archaïques qu’ils soulèvent (Pinel, 2001 ; Le Roy, 2008) et les représentations qu’ils déplacent. Ils touchent à ce que Castoriadis (1975, p. 216) nomme les significations sociales imaginaires, « ciment invisible tenant ensemble cet immense bric-à-brac de réel, de rationnel et de symbolique qui constitue toute société et comme le principe qui choisit et informe les bouts et les morceaux qui y seront admis ». Pour l’auteur, ces significations ne sont perceptibles que dans l’écart entre une définition fonctionnelle-rationnelle d’une société ou d’une institution, et la courbure perçue dans la vie et l’organisation de cette société. S’il est question de clinique de réseau, c’est bien parce que ces remaniements des territoires de l’éducation ne sont pas seulement des remaniements des politiques d’action sociale. En remaniant les territoires des professionnels, leurs déontologies et leurs pratiques prescrites par des métiers, ils viennent interroger les liens d’adolescents et de leurs familles avec ces professionnels tant dans le registre symbolique, par le jeu des affiliations, qu’imaginaire par le jeu des identifications.

18Le proverbe africain « il faut un village pour éduquer un enfant » est une forme de signification sociale imaginaire à l’œuvre dans le travail en réseau. Nous percevons dans cette recherche d’une communauté éducative, de liens de coéducation, le désir de créer ou recréer un village et des liens sociaux traditionnels ; autrement dit, des formes traditionnelles de solidarités locales, qui enrayent le morcèlement du lien social produit par la postmodernité. D’ailleurs, des ouvrages récents amènent cette idée de « l’éducation buissonnière » (Barrère, 2011) ou d’école « buissonnière » (Douat, 2011) qui se réfèrent une fois encore à un imaginaire rural et champêtre, là où les situations présentées renvoient au quartier, à l’urbain et, de fait, à l’éducation dans la ville. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est pertinent de penser les « animateurs de réseau » comme des artisans, là encore, au sens traditionnel. Ils jouent une place et une fonction dans la reconstruction de ce village démantelé.

19Ce travail en réseau apparaît comme un travail dynamique permanent qui demande des acteurs professionnels formés à la clinique pour en prendre soin. Ce prendre soin des capacités à penser et à travailler ensemble, semble produire des effets sur la capacité des adolescents à prendre soin d’eux-mêmes et de leurs liens familiaux. Mais il a aussi pour effet de mettre au travail les adultes sur leurs propres décrochages (Pirone et Le Clère, 2011 ; Le Clère 2012). C’est ce que l’observation d’un espace de concertation va maintenant illustrer.

La « Clinique de Concertation » : prendre soin des adolescents par le réseau

Armen, collégien préoccupant

20La situation d’Armen est abordée lors d’une séance de GSED élargi en mars 2011. Armen est un élève de 4e SEGPA. La situation d’Armen est proposée en GSED parce qu’il y a de nombreux motifs d’inquiétude liés à sa scolarité. Les notes d’Armen sont faibles. Le passage à l’écrit constitue un obstacle dans les apprentissages et les évaluations. La directrice adjointe commente : « Le passage à l’écrit est une douleur pour lui. Il met en place des stratégies d’évitement. ». Armen a aussi, semble-t-il, des difficultés d’organisation : « Il dispose d’un casier au collège bien qu’il soit externe et, cependant, n’a pas ses affaires de manière récurrente. L’équipe avait proposé cette solution pour qu’il gère ses affaires, mais cette ressource n’a pas été suffisamment utilisée. » Les signalements pour absentéisme, effectués auprès de l’inspection académique par la CPE, montrent les nombreux retards le matin et les absences répétées. Elle commente : « Fatigue, démobilisation scolaire, manque d’attention et d’appétences. » Ce qui semble surprendre l’équipe, c’est que les propositions pédagogiques à dominante professionnelle ne mobilisent pas plus Armen. « Quand il est parti en stage, il s’est absenté à partir du mardi après midi du magasin », dit un autre CPE.

21Lors de cette séance, les constats concernant la situation d’Armen sont préoccupants. L’équipe s’inquiète de ce « processus de décrochage », mais aussi d’évènements récents qui semblent traduire pour eux une escalade et une dégradation de la mobilisation scolaire. Depuis quelque temps, Armen chahute et insulte. La directrice de la SEGPA relève des « insultes envers des camarades de classe. Il attaque le premier pour que l’on ne l’attaque pas. Il recherche l’exclusion, mais on ne l’exclut jamais, il fait des travaux de réparation ». Armen met souvent en question son inscription au collège, même s’il dit lors d’entretiens avec la CPE « se sentir bien au collège ». L’équipe du collège craint « un décrochage total et une inscription dans la délinquance ». Cette évocation de la délinquance par un membre du groupe interroge l’animatrice d’École et Famille, qui propose d’identifier les acteurs du quartier, les structures que l’adolescent fréquente au dehors de l’école. À ce moment de l’échange, la lecture de la situation d’Armen s’élargit au dehors de l’école, et particulièrement à la situation familiale. En effet, l’équipe considère désormais la fratrie et partage sa connaissance sur la vie d’Armen. L’arrêt de la scolarité à 16 ans semble être une « norme familiale » au regard « des phénomènes de déscolarisation déjà connus dans la fratrie ». Tout laisse entendre que le collège cherche à maintenir le lien, à rester en contact avec cet adolescent, car l’équipe s’inquiète de la répétition possible au regard des antécédents avec la fratrie. « Il faut qu’il vienne, il ne faut pas qu’il décroche, qu’il décroche le moins possible », s’exclame la CPE. L’adjoint qui connait bien la famille donne quelques indications : « Le papa travaille de nuit, c’est difficile de l’avoir au téléphone le matin. Il se déplace quand il est sollicité. » Le conseiller d’orientation a rencontré le papa pour l’orientation du petit frère en SEGPA. Les parents avaient notifié leur accord pour une orientation en SEGPA et cela s’est reproduit pour le petit frère, élève de sixième. Ce deuxième temps de la séance ouvre une nouvelle interprétation : « Armen est en réussite, du point de vue de ses parents. » D’ailleurs, à ce moment, le directeur évoque sa rencontre avec Armen lors d’un passage en classe relais. Son regard se déplace sur des éléments valorisants pour Armen, en notant qu’« il n’est pas bagarreur. Il a des qualités de conscience et de responsabilités, et beaucoup de volonté de “bien faire” ».

22Au fil de l’échange, apparemment à bâton rompu, une carte se dessine au tableau (Figure 6). Ce premier dessin représente la famille, les liens avec les différents professionnels présents au GSED, etc. À partir de ces premières flèches, un troisième temps du travail est initié par l’animatrice d’École et Famille. Elle amène à repérer les ressources partenariales qui ont été sollicitées par Armen ou par le collège. Un nouveau tour de table s’instaure et permet à l’assistante sociale scolaire de prendre la parole. Elle a été en contact avec les éducateurs de rue pour un premier rendez-vous, début mars, afin qu’ils affinent le projet professionnel d’Armen et qu’ils rencontrent la famille sur le quartier. De la prise en compte de la situation préoccupante, on passe aux préoccupations d’Armen : « Ce n’est pas un garçon qui est en défiance, il veut changer d’établissement, par peur de rater. » Il l’a dit, en a parlé aux enseignants et à la conseillère d’orientation psychologue (COP). L’assistante sociale conclut : « Il faudrait l’aider à se protéger de ses inquiétudes. »

Source : E&F (Document anonymé de l’Atelier de l’action éducative « liens collèges-familles » – GSED).
Figure 6. – Un « Sociogénogramme » d’Armen (mars 2011)

23Les liens du diagramme se terminant par une barre concernent l’absence de relations à l’extérieur du collège. Les rendez-vous internes à l’école, en revanche, sont honorés. Il ressort du « Sociogénogramme » une unité de travail, constituée de l’assistance sociale, de la CPE et de la COP, active à propos du niveau scolaire du petit frère.

24Avant de se quitter, quelques pistes de réflexion et d’action sont évoquées : Quel est le « collectif » qui aurait les capacités à contenir et à quel moment le mettre en place ? Faut-il envisager un changement de collège ? Comment penser à l’avenir (deux enfants plus jeunes dans la fratrie) ? Qu’est-ce que représente l’école pour les parents ? Une série de questions fuse : Comment font les professionnels en interne pour mettre en place un projet d’accompagnement ? Comment les parents sont-ils informés des actions entreprises par le collège et du souci partagé pour assurer la continuité de son parcours scolaire ? S’appuyer sur leur rapport à l’école pour voir comment ils font confiance : le papa vient, mais il est dans une mésestime de lui-même et les professionnels ont du mal à trouver des points d’appui familiaux. L’ambition scolaire familiale semble se reporter d’un enfant à l’autre dans la fratrie. Armen a envie de bien faire, mais les professionnels du collège ont des difficultés à percevoir comment s’organise le soutien familial. Comment restituer ces échanges entre professionnels aux parents : proposer un travail en commun, une concertation ? L’animatrice d’École et Famille propose d’organiser une réunion parents-professionnels qui poserait la question de ce que signifie l’école pour ces parents.

« Auteurisation », déplacement des représentations et de la « carte identificatoire » professionnelle

  • 4 Dans le champ de la pédagogie, je pense ici aux travaux de la pédagogie institutionnelle sur les « (...)

25Ce qui nous semble important dans cette séance de travail, c’est la manière de partager d’un côté une lecture des situations et de l’autre une analyse par chaque professionnel des enfants et de leurs familles. Les deux « supports » que sont le « Sociogénogramme » et le compte rendu participent du processus d’accompagnement des équipes et d’un travail de soin du travail partenarial. Cette idée de cartographie correspond aux schémas systémiques d’École et Famille et rejoint les recherches en psychologie cognitive heuristique sur les intelligences multiples4. Ce qui semble particulièrement significatif c’est la façon dont les professionnels peuvent produire des représentations nouvelles en dessinant : ils ont eu le besoin de cartographier la réalité pour se faire « apprenants », pour se réapproprier le travail auprès des adolescents. Du coup, leurs cadres interprétatifs et les ressources qu’ils mobilisent sont réinterrogés. Ce travail animé par un tiers induit une (dé) construction forte des représentations construites sur les familles. Dans les observations exploratoires menées, la famille est souvent réduite de manière métonymique à la mère, dans la représentation graphique le rapport de l’école étant très centré sur la mère et la famille réduite à celle-ci. Ici, dans la séance de GSED élargi, la médiatrice d’École et Famille rouvre la compréhension de la constellation familiale en interrogeant les connaissances et les liens avec le père et la fratrie. Dans d’autres situations, ce sont les solidarités locales de la famille qui sont identifiées : une voisine, une bénévole d’une association de proximité, un ami. Les « Sociogénogrammes » témoignent de ces constellations d’acteurs, de citoyens, d’associations ou de services qui participent de l’éducation, de la socialisation, des liens des adolescents et de leurs familles. En abordant tout simplement les trajectoires et les parcours dessinés au fil des séances, les participants peuvent commencer à percevoir qu’Armen considéré comme décrocheur n’est pas « délié ». Des relations entre professionnels sont mobilisées ou démobilisées par les jeunes, les familles et leurs problématiques. Pour ces adolescents dits décrocheurs, la relation professionnels-parents fait souvent question. D’emblée, la prise en compte du « dehors familial », du « dehors du quartier » produit des déplacements des représentations.

26Lors de cette séance de travail à propos d’Armen, un débat sur la démarche méthodologique d’École et Famille et sur le « protocole » de travail se pose. Au début de la séance, l’assistante sociale exprime sa difficulté à comprendre le niveau d’échange dans le groupe. Elle rappelle : « Je suis ici pour parler de manière anonyme. Je suis tenue au secret professionnel. » Dans une équipe qui travaille habituellement avec la parole, quelque chose se tend. Dès l’ouverture de cette séance transparaît l’inquiétude d’une transgression. La directrice adjointe qui présente la situation s’appuie sur les principes régulateurs d’École et Famille, en disant : « Je vous parlerai d’Armen, comme s’il était présent. » Elle tente de rassurer sa collègue sur l’attention qu’elle aura dans la parole. À un autre moment, alors que la question des partenariats externes est posée, l’assistante sociale scolaire exprime un regret. Elle interroge ses collègues pour savoir « pourquoi les situations ne lui arrivent pas plus en amont, en prévention ? » Elle précise que, pour plusieurs raisons institutionnelles et personnelles qu’elle évoque, elle n’est pas aussi présente dans ce collège qu’elle le souhaiterait. Enfin, elle dira : « Je vais peu à domicile, il m’arrive par exemple de recevoir les familles chez les éducateurs de rue. Il est intéressant d’aller à l’extérieur pour décaler son regard et envisager les choses ensuite autrement au collège. »

27Dans les espaces de concertation, comme ce GSED, les professionnels confrontent des identités et des positionnements professionnels (Dubar, 2000). C’est une négociation permanente entre les éléments d’une identité d’appartenance (celle d’une formation initiale, d’une profession, voire d’une équipe) et les éléments d’une identité attributive (donnée par les autres, ce que les autres nous confèrent). Ces deux dimensions d’appartenance et d’attribution permettent d’appréhender les points de tension, les décalages et les frictions qui s’expriment dans ces espaces de concertation. Dans un contexte de déstandardisation professionnelle et d’évolution des pratiques du travail social, cette notion d’identité professionnelle semble nommer un référentiel et des positions élaborées, statiques et assumées. Le réseau a lui une certaine malléabilité, une capacité de dépassement de ces règlements professionnels. La profession d’assistante sociale est assez significative à cet égard. Remarquons, comme cette profession est mise en difficulté par les évolutions des politiques de l’action sociale et celle des politiques scolaires. L’externalisation de l’aide scolaire à travers les PRE, mais aussi le développement des instances de concertation orchestrée par le lien école-quartier, tendent à réduire ou télescoper le champ d’action de ces professionnels. Cet embarras de l’assistante sociale scolaire paraît symptomatique, il illustre la manière dont ses repères identitaires professionnels sont bousculés, en particulier autour du partage de l’information. Force est de constater que ce partage d’information est ici délimité par des enjeux de repérages professionnels et d’autorisation légales, de ce que le texte définit ou non. La proposition faite ici par École et Famille se situe à un autre niveau : le niveau éthique. Il convoque les professionnels dans leur responsabilité propre à prendre la parole, et à risquer un partage de l’information utile dans un postulat de confiance entre professionnels.

28Il est important de noter le processus d’« auteurisation professionnelle » que l’intervention d’École et Famille produit, en s’appuyant sur la capacité des participants à réguler la parole, l’échange et à prendre soin de ce qui se partage. Cette auteurisation vient contrecarrer la forte dépréciation qu’ont les professionnels de leur travail. Cette notion de dévalorisation professionnelle rejoint la souffrance au travail, abordée en première partie de cet ouvrage, à travers deux prismes : la perte d’une inscription dans l’énoncé de valeurs et la perte de l’estime de soi qui prend le nom « de crise identitaire » dans le champ professionnel. Les pratiques professionnelles, se technicisant, ont des effets internes de dévaluation renvoyant à une évaluation fondée sur le doute et le soupçon. À ces professionnels « interdits », en mal d’autorité, École et Famille parle a contrario de fierté, de confiance, d’honneur.

29L’intervention d’École et Famille, aussi reconnue soit-elle, peut donc déranger. Elle semble à la fois dire des choses simples et parler d’une nécessité d’aujourd’hui : travailler en partenariat et en réseau, mais quand elle se met en place cette modalité du travail ensemble révèle les représentations et les conceptions des participants. Ces séances autour du « Sociogénogramme » peuvent créer des remous et susciter des résistances. Le travail de représentation graphique et cartographique dépasse la seule prise de conscience des ressources de la réalité familiale, ou des acteurs du quartier. Par l’échange qui s’instaure entre les professionnels pendant la concertation, ce sont les identifications professionnelles, la manière dont les praticiens se pensent et pensent leurs collaborations qui se font jour. Alors que les réseaux formels des politiques publiques et les outils de partenariats ont fait l’objet de chartes, de définitions, de collaboration entre acteurs, un autre maillage vient s’entremêler : le maillage psychique et social de l’adolescent et de sa famille. Il ne s’agit pas seulement d’un scénario intériorisé de la situation du jeune et de sa famille qui est déplacé, mais plus encore d’un lien psychique du professionnel à ce jeune et à sa famille, et d’une forme d’engagement dans le travail avec lui. Le remaniement des agencements institutionnels produit par les vulnérabilités adolescentes s’accompagne de remaniements internes aux professionnels de ce qui est « interdit ou autorisé » dans leur métier. En cela, nous pouvons parler de remaniement des imago professionnels et d’une redéfinition de leur « carte identificatoire », pour reprendre un terme de Piera Aulagnier (1975). Ne peut-on pas transposer ici le processus défini par Serge Boimare (2008) à propos des capacités « imaginantes » et l’empêchement de penser à certains moments pour les équipes, où leur impossibilité de mettre en image crée une impossibilité d’actions réfléchies, mais produit plutôt une série de passages à l’acte, de l’agir adulte, disproportionné, voire insensé. D’une certaine façon, l’approche développée par École et Famille est une clinique des professions. Elle concerne non seulement le rapport des professionnels aux familles et à leurs autres partenaires – avec la difficulté à conjuguer des interventions, des styles et des approches différentes –, mais aussi et surtout l’image que chaque profession a d’elle-même, leur imago.

Conclusion

30Le décrochage scolaire renvoie souvent au vide. Hors de l’école, les adolescents sont imaginés dans l’errance. Un éducateur de vie scolaire parlera lors d’une séance des « orphelins de seize heures », comme si une fois hors de l’institution scolaire, ces adolescents se retrouvent en terre inconnue. Les cartes dessinées par l’association École et Famille revisitent cette représentation et cette fantasmatique du décrochage. Selon les hypothèses de départ, les élèves et les familles pris dans des difficultés importantes déplacent les institutions à leurs extrémités et bougent les frontières habituelles des professionnels des collèges, invitant à découvrir les relations multiples tissées par ces jeunes, avec leur famille, entre professionnels, etc. Ces concertations ne peuvent devenir efficientes, dans la pratique d’École et Famille, que dans la mesure où elles permettent de repenser les frontières du collège et ses liens avec d’autres à l’extérieur (parents, partenaires), rendant ainsi présents les absents, jusqu’ici ignorés. Les équipes prennent conscience que ces adolescents sont des « activateurs » de liens. François Marty (2002) propose, dans un article Figures du lien, de définir et de caractériser le « travail du lien » comme un lien qui noue, qui attache d’un côté et qui de l’autre sépare, rompt, casse. Ce concept socio-clinique permet de qualifier la manière dont prennent place les animateurs de réseau comme École et Famille, dans une société plurielle et complexe, dans une multitude de partenariats, d’interlocuteurs, de lieux. Cette double dimension du lien (lier/délier) opère, nous l’avons vu, à différents niveaux : intrapsychique (processus de liaison/déliaison), intersubjectif, mais aussi dans les liens institutionnels et sociaux. Ces liens, nous n’avons cessé de le repérer, sont des liens concrets, mais aussi symboliques. Ils s’inscrivent enfin dans des dimensions imaginaires, qu’elles soient significations sociales imaginaires ou des identifications subjectives de chaque professionnel engagé. C’est d’ailleurs à ce niveau que procède le déplacement d’animateur de réseau (tiers extérieur qui facilite et régule la parole dans un groupe) à thérapeute de réseau, en tant qu’il prend soin de ce travail du lien et de ces effets sur le groupe. École et Famille travaillent au nœud du subjectif et du social. Ils sont au carrefour, aux nœuds de ces liens agissant (ce que François Marty nomme le « connexionnisme »). Ils sont les « entremetteurs sociaux » dont parle J.-F. Garnier (1999) et, comme le précise Pierre Le Louerec : « Un travail d’entremise sociale relative au territoire [… est] un apprentissage subjectif et singulier de l’usage de ce dernier par la personne, permis par l’exercice d’affiliation ou de réaffiliation identitaire. [L’entremise] insère socialement l’espace plutôt qu’elle ne s’insère dans un “territoire social” qui lui serait plus abstrait, mais moins saisissable car posé sans elle » (cité in Bouquet et al., 2007, p. 205).

31La tendance des équipes et des organisations en réseau serait d’éviter les conflits qui naissent, de délimiter les zones d’intervention, de clarifier les fiches de poste. Ce qui semble ressortir de cette étude, c’est plutôt la nécessité de travailler sur les espaces de chevauchement, de co-intervention. École et Famille invite à travailler sur l’art du co-accompagnement au croisement des pratiques éducatives professionnelles et familiales. Les enfants concernés sont souvent confrontés à la violence conjugale, aux conflits parentaux récurrents et à des empêchements dans les apprentissages. Dans le champ de la clinique psychanalytique, le décrochage scolaire adolescent est souvent renvoyé aux problématiques œdipiennes et aux difficultés de symbolisation des adolescents. L’association École et Famille, tout en prenant en compte ces remaniements adolescents, envisage ce triangle œdipien non seulement du côté d’Œdipe, mais aussi de Jocaste et Laïos, et des effets du mouvement œdipien sur les parents, voire les grands parents. Ne pouvons-nous pas considérés que les réseaux aient un rôle grand-parental dans le cadre du travail de concertation autour des adolescents décrocheurs, comme Charlotte Maillard l’avait évoqué lors d’un séminaire de recherche du laboratoire CIRCEFT à propos des institutions. Ces recherches d’un maillage et d’un réseau posent l’hypothèse clinique de la reconstitution de la « capacité conjugale et parentale » de ceux qui entourent ces enfants. Ces adolescents sont des artisans du lien dans nos sociétés plurielles et éclatées. Pour eux-mêmes et dans les interstices d’un social morcelé, ils font se rencontrer des groupes, des adultes préoccupés, ils mobilisent des équipes pluridisciplinaires, des GAIN dans les collèges, parfois des cellules de veille dans les municipalités et, plus récemment, amènent à ce que se créent des plateformes de prévention. Ils recomposent un tissu social et une communauté éducative. Ils sollicitent en permanence des enveloppes parentales et grands-parentales structurantes, pour pouvoir s’inscrire comme sujets sur les territoires de leur éducation. École et Famille intervient au cœur de ces enjeux du lien éducatif et social, au nœud du processus de subjectivation et de socialisation dans lesquels se construisent ces adolescents.

Notes

1 Par François Le Clère.

2 Cf. infra, Annexe méthodologique.

3 Je n’ai pas cherché à établir une typologie de réseaux, mais plutôt à identifier des configurations symboliques ou imaginaires qui, en s’articulant, peuvent se recouper, s’influencer sur un même champ de pratique sociale, puisque le travail d’École et Famille intervient précisément sur ces nœuds.

4 Dans le champ de la pédagogie, je pense ici aux travaux de la pédagogie institutionnelle sur les « constellations » d’Oury, aux dessins de Deligny traçant le parcours des enfants psychotiques. Dans le domaine de la psychologie cognitive, comment ne pas penser aux « cartes heuristiques », façon de spatialiser pour apprendre, mémoriser, etc.

Table des illustrations

Légende Source : E&F (document de travail anonymé du pôle Réseau).Figure 4. – Le collège et son réseau au début de l’intervention d’École et Famille (2009)
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/69018/img-1.jpg
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Légende Source : E&F (document de travail anonymé du pôle Réseau).Figure 5. – Le réseau mis en valeur par l’intervention d’École et Famille (2011-2012)
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/69018/img-2.jpg
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Légende Source : E&F (Document anonymé de l’Atelier de l’action éducative « liens collèges-familles » – GSED).Figure 6. – Un « Sociogénogramme » d’Armen (mars 2011)
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/69018/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 265k

Auteur

[francois.leclere@gmail.com], doctorant-chercheur en Sciences de l’éducation (CIRCEFT), sous la direction de Laurence Gavarini (Approches cliniques en Sciences de l’éducation), Université de Paris VIII.

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