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École, famille, cité

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Antoinette Chauvenet
, 
Yann Guillaud
, 
Marie-Pierre Mackiewicz
, 
et al.

Troisième partie. Mises à l'épreuve institutionnelles

Chapitre 3. Du jugement moral au jugement des situations : le service social de l’enfance

Antoinette Chauvenet

Texte intégral

1Dans ce chapitre nous évoquons l’intervention d’École et Famille auprès du Service social de l’enfance (SSE) de Nanterre – l’une des trois équipes de ce service réparti en Île-de-France comptant une centaine de travailleurs sociaux et d’éducateurs, qui appartient à l’Association Olga Spitzer. Cette association a une mission de service public en matière de protection de l’enfance et de lutte conte l’exclusion. Le travail en matière de protection de l’enfance, effectué sous mandat judiciaire, se décline sous trois formes : i) l’action éducative en milieu ouvert (AEMO), mission judiciaire d’aide sous contrainte ordonnée par le juge des enfants ; ii) la mesure judiciaire d’investigation éducative (anciennement investigation et orientation éducative), outil d’aide à la décision pour le juge des enfants ou demandée par le juge d’instruction dans le cadre d’un mandat judiciaire, dans les cas de situations graves et complexes avec risque sévère de danger ; et iii) l’intervention au titre de l’enquête sociale (non traitée par le SSE), outil d’aide à la décision pour le juge des enfants et le juge aux affaires familiales visant à réaliser un bilan des conditions de vie familiales et sociales de l’enfant.

2Le directeur du SSE de Nanterre est par ailleurs président de l’association École et Famille. Il a décidé d’introduire la démarche de la « Clinique de Concertation » dans les pratiques professionnelles du SSE au moyen de formations et de « cliniques de concertation » : « En matière de protection de l’enfance la loi de 2007 représente un changement de culture radical par la place qu’elle donne aux parents, or ce qu’elle préconise, École et Famille le mettait en œuvre depuis dix ans. » Toutefois, la greffe prend moins rapidement que dans les PRE où les outils étaient à inventer par des professionnels nouveaux. En outre, comme l’observe le président d’École et Famille : « Les PRE sont des lieux ressources ; la transférabilité et l’opérationnalité s’y sont avérés rapides. » Les professionnels de la protection de l’enfance travaillent, eux, avec un cadre de référence théorique depuis longtemps bien établi, un cadre juridique et méthodologique très précis. Leur champ de référence est celui de la psychanalyse. Des psychanalystes interviennent dans le soutien des éducateurs au niveau du transfert et du contre-transfert dans leurs relations aux familles. Introduire la dimension contextuelle et systémique ne va pas naturellement de soi. Entre autres, les professionnels peuvent se trouver dans un conflit de loyauté vis-à-vis de référents représentant des approches différentes. C’est pourquoi l’apport de la démarche d’École et Famille se fait doucement, à partir d’abord de sessions de sensibilisation :

« Les professionnels étaient très nombreux à la première session, beaucoup moins à la seconde parce qu’ils étaient déstabilisés. Ils doivent déconstruire avant de reconstruire, on démonte des concepts. On sait que les premiers moments de la “Clinique de Concertation” et qu’École et Famille dérangent. D’autres sont revenus plus tard, notamment ceux qui ont déjà eu une formation à l’approche systémique, ils sont plus susceptibles d’être sensibles à l’approche d’École et Famille. »

3En écho une assistante sociale témoigne :

« Des premières séances de formation, je suis vraiment sortie fatiguée et déconcertée. La logique de pensée différente m’obligeait à m’éloigner de ce que la formation d’assistante sociale et mes expériences m’avaient appris, c’est-à-dire à penser de façon linéaire, à rechercher le problème (ce qui est dans le sac), pour pouvoir y apporter une solution. J’ai dû me laisser “déconcerter” par la formation de façon à accéder à une pensée complexe. »

4Néanmoins, comme l’observe l’éducatrice spécialisée que nous avons rencontrée – seule professionnelle du SSE qui ait suivi la formation de deux ans –, cette démarche se diffuse. En effet, cette éducatrice est vivement sollicitée par ses collègues pour continuer à la mettre en pratique et de nouveaux travailleurs sociaux et chefs de service s’intéressent à cette approche. Une évaluation, menée par un groupe d’étudiants (Lameth et al., 2010) de l’École supérieure de travail social (ETSUP), de l’introduction de la « Clinique de Concertation » dans la pratique du SSE y a contribué.

5Les évaluateurs situent l’introduction de la « Clinique de Concertation » par les professionnels du SSE dans son contexte. Ils observent que, depuis la loi 2007 sur la réforme de la protection de l’enfance, de nombreux professionnels constatent que de plus en plus de situations adressées au juge des enfants ont préalablement fait l’objet d’interventions sociales et/ou éducatives successives et répétées. Le fait que l’efficience de certaines actions reste minime, alors que de nombreux intervenants éducatifs et sociaux ont rencontré le mineur et sa famille, met en évidence la difficulté suivante : Comment et par quels moyens les intervenants sociaux, dans le cadre de leur mission, peuvent-ils associer les mineurs et leurs familles aux mesures de protection de l’enfance alors que celles-là ont refusé depuis longtemps l’aide qui leur a été proposée ?

6Pour sortir de cette difficulté, le directeur du SSE a considéré que l’esprit et les modalités de mise en œuvre de la « Clinique de Concertation » pourraient constituer un des axes de travail pour rendre opérationnelles des modalités d’interventions éducatives originales. Dans cette optique, il a établi une convention avec l’ETSUP en lui confiant la réalisation d’une étude comparative portant sur les modalités de travail développés par deux équipes du SSE de Nanterre et par l’association École et Famille, pour déterminer si la « Clinique de Concertation » pouvait constituer une intervention nouvelle et efficiente en protection de l’enfance. Cette étude s’appuie sur une dizaine d’entretiens auprès de professionnels, les uns familiarisés avec la démarche (à partir des sessions de sensibilisation), les autres pas encore. Nous en présentons ici les principaux résultats en spécifiant les effets du côté des professionnels, d’une part, et du côté des familles de l’autre, en précisant auparavant que la plupart des professionnels rencontrés par l’équipe de l’ETSUP (Lameth et al., 2010) estime que l’introduction de la « Clinique de Concertation » devrait être systématisée.

Le rapport aux familles

7Face à la difficulté de travailler dans le cadre de l’aide contrainte, l’outil spécifique qu’est la « Clinique de Concertation » permet, notent les évaluateurs, de favoriser l’adhésion, voire la coopération des familles. Elle doit permettre d’impliquer davantage la famille dans le débat et les décisions qui la concernent, lui permettre de prendre conscience du nombre de professionnels impliqués dans leur situation.

8Les six personnes sensibilisées identifient un intérêt éthique à cette forme de pratique : respecter les familles, favoriser l’établissement d’une relation de confiance, éviter que les familles ne soient malmenées, permettre l’accès des familles aux informations qui circulent dans le réseau et, enfin, leur permettre d’avoir une vision cohérente des actions les concernant : « Elle évite ainsi la mise en accusation des familles en regardant ses effets positifs. Elle est la base d’une bonne pratique qui évite la maltraitance et la toute puissance éducative. »

9Cet outil fait émerger les compétences « positives » des familles. Cela permet de changer le regard porté sur ces familles par les professionnels ; cela permet également la valorisation de l’estime de soi des parents, et renforce la valorisation de leurs compétences vis-à-vis de leurs enfants.

10Les bénéfices principaux d’une telle approche reviennent avant tout aux familles qui « agitent » de nombreux professionnels ou services, du fait de la multiplicité et de la complexité de leurs difficultés. En outre, le public rencontré par les professionnels du SSE correspond aux publics auxquels s’adressent les cliniciens de concertation, c’est-à-dire « les familles en détresses multiples ». Cette approche reste pertinente pour toutes les autres familles suivies du fait de ses aspects éthiques.

Effets du côté des professionnels

11La « Clinique de Concertation » a un impact sur la qualité des échanges et des relations entre professionnels et institutions concernées : le débat, la confrontation des points de vue, la concertation portant sur les axes de travail à développer entre professionnels mis sur un pied d’égalité favorisent la liberté de parole, l’écoute bienveillante et le respect, la confiance des uns envers les autres, ainsi que le sentiment d’appartenance à un collectif de travail : « On prend le temps de s’écouter entre partenaires, ce qui ne se fait nulle part ailleurs. » Elle permet de développer la solidarité entre les collègues, les partenaires, les institutions, vers et entre les membres de la famille.

12Cette pratique permet de favoriser durablement les liens tissés dans un réseau et de les développer. Pour certains cette approche devient un outil de régulation et de catharsis au service du groupe de travail. L’engagement associatif et institutionnel s’annonce comme une source d’engagement et de motivation personnelle.

13La démarche déplace l’acceptable en matière d’imprévisibilité. Si une large incertitude est accordée aux familles, par exemple quant au choix des personnes qu’elles invitent pour les accompagner, les professionnels ont, en revanche, pour obligation éthique et pratique d’être prévisibles.

14L’équipe des évaluateurs identifie aussi les freins à la mise en œuvre de la « Clinique de Concertation », évoqués par quelques professionnels. Ces freins ont trait à la situation des publics suivis, en particulier aux troubles croissants d’ordre psychologique, voire psychiatrique, des membres des familles, à la difficulté de les accompagner vers un suivi psychiatrique et aux cas avérés d’abus sexuels. Dans ces situations, la démarche ne semble pas adéquate pour plusieurs personnes interrogées.

15Les autres freins, mis en avant par trois des dix professionnels interrogés, sont communs à ceux que l’on peut rencontrer ailleurs : un vocabulaire en rupture avec le langage traditionnel des travailleurs sociaux, le renouvellement de l’approche de la notion de secret médical, le temps nécessaire à la construction du réseau, à l’appropriation de la démarche, les résistances à un bouleversement des pratiques qui consiste à regarder l’autre non comme un cas, mais comme un autre soi-même, les craintes relatives aux conflits qui peuvent émerger des débats entre pairs et partenaires.

16À cette analyse qui conforte nos observations générales nous ajouterons quelques éléments. Le premier est relatif aux représentations ambiguës projetées sur le rôle du SSE par les partenaires, notamment par ceux de l’école. Il est le méchant, mais aussi celui qui va tout résoudre au nom de la Loi, selon une éducatrice :

« Nous représentons le mauvais objet. De fait l’injonction représente la mission suprême. Les professionnels t’attendent. Quand tu te casses la gueule, tu tombes de haut. Quand on partage les responsabilités et les engagements, on tombe de moins haut.
– Cette hauteur représente quoi ? La Loi ?, demandons-nous.
– Oui. Dès lors qu’il y a une intervention judiciaire, tout va aller mieux, c’est vrai surtout pour les professionnels. Si c’est le juge qui l’a dit, ça doit marcher. Et si ça ne marche pas, on fait un placement et tout ira mieux. Les professionnels des écoles, des CMP, du secteur croient qu’on a la solution miracle. Quand on dit dans les écoles et les collèges que notre travail ne consiste pas à placer les enfants, mais à réfléchir comment aider l’enfant par rapport à l’école, l’école par rapport à la famille et la famille par rapport à l’école, ils sont surpris. Quand on partage, en fait tout le monde est mis sur les plateaux de la balance et elle peut commencer à bouger.
Je vois aussi dans le service où on est huit à avoir suivi les sessions de sensibilisation à la “Clinique de Concertation” que, par rapport aux autres, on supporte mieux ce à quoi on est confronté. En plus nous rencontrons beaucoup de familles qui ont des problèmes psy, de schizophrénie, de maladie de la persécution. Ça peut être super compliqué pour nous parce que ces familles répètent ça sur nous : on est les méchants, les persécuteurs, ceux qui ne vont chercher qu’à placer les enfants. Quand je dis aux parents : “Je ne peux pas travailler sans vous, je ne peux pas travailler si nous n’apprenons pas à nous connaître, c’est à nous de montrer vos compétences, j’ai besoin de vous pour faire mon travail”, cela apaise ce qui a été nommé en termes de défaillances, cela contrebalance le contrôle et l’injonction du magistrat. C’est assez frappant. Les familles parlent alors du choc du signalement, du traumatisme que représente le bureau du juge. Elles sont terrassées. Soit, après, elles ne viennent pas, soit elles sont écroulées dans leur siège : elles sont pointées du doigt. Leur dire tout ça a des effets physiques : elles remontent dans la chaise et sont là la fois suivante. Et je les remercie systématiquement d’être venues aux rendez-vous. Un des apports de la démarche c’est d’arriver plus rapidement à une revalorisation des compétences des membres de la famille – pas avec toutes –, au fait qu’un lien de confiance s’enclenche. En travaillant comme ça je me sens plus authentique, plus honnête. Ça me permet aussi de mieux formuler mes propres difficultés. »

17Notre seconde observation est relative au malaise des professionnels de l’École face à la question du signalement ou des informations préoccupantes, malaise évoqué plus haut par le responsable d’un des PRE qui travaille avec École et Famille. Celui-ci rendait compte de leur peur de signaler, liée à l’importance de cette responsabilité, à l’absence de retour de la part de l’institution et à l’absence de visibilité des effets des mesures prises sur l’enfant. L’approche de la « Clinique de Concertation » permet aux professionnels du SSE de répondre cette question, selon une éducatrice de ce service :

« Dans cette démarche c’est le lien entre le travail avec les familles et le travail avec les professionnels qui m’a le plus aidée dans mon travail. Cela me soulage d’aborder différemment les professionnels. Et cela a les mêmes effets qu’avec les familles. […] Les plus en souffrance sont les professionnels de l’École. Ils sont au bout du bout. Et nous, nous intervenons après de multiples interventions, comme celles de l’ASE en particulier. Comme la famille n’a pas adhéré à la mesure proposée, il y a un nouveau signalement qui aboutit à une mesure judiciaire. Ils ont alors l’impression que ce qu’on fait n’a pas servi à grand-chose. On vient leur dire qu’on ne peut faire qu’ensemble. On reconnaît ce qu’ils ont fait déjà. On travaille sur les ressources résiduelles, on explique ce qu’on fait, ce qui a été tenté. Il s’agit aussi de réconcilier la famille avec ceux qui l’ont signalée. La famille d’un côté, l’école de l’autre, remettent en question les compétences de l’autre. »

18C’est ainsi qu’à l’issue d’une « concertation clinique » organisée par le SSE dans un collège, son principal a exprimé le regret que pour nombre de situations similaires des rencontres de ce type n’aient pas eu lieu.

19Si les familles suivies par le SSE correspondent bien au public que vise particulièrement École et Famille, on peut soutenir que cette approche est d’autant plus efficace que l’image qu’ont les familles concernées d’elles-mêmes et des institutions est dévaluée, comme l’est à un moindre degré l’image qu’ont les partenaires des services de l’Aide sociale à l’enfance : l’approche de la « Clinique de Concertation » et de la thérapie contextuelle a pour effet premier, et plus encore qu’ailleurs, de modifier les regards mutuels.

Effets familiaux

  • 1 Compte tenu de la nouveauté de cette pratique ces évaluations ne concernent au moment de notre enq (...)

20Plusieurs familles ont été adressées et accompagnées à École et Famille par le SSE en thérapie familiale. Comme dans les autres situations, la famille est invitée à évaluer l’action entreprise avec elle1. Il est intéressant de constater que les familles, là encore et malgré le cadre initial judiciaire contraignant, insistent sur la qualité de l’accueil reçu, et ce dans les mêmes termes que dans les autres circonstances où intervient l’association. Sur les fiches d’évaluation auxquelles nous avons eu accès, les membres des cinq familles alors concernées disent avoir reçu un « très bon accueil », « un accueil chaleureux », ou encore « un accueil convivial ». L’une d’entre elles a même agrafé la photo de son fils adolescent aux feuillets de ses réponses. Deux des réponses, comme dans les autres situations, font usage de la métaphore amicale ou familiale : « L’accueil est parfait, convivial, comme quand on se rend chez des amis », « L’accueil a été très chaleureux, c’était une seconde famille ».

21Sur le contenu du travail effectué, l’évaluation comporte des questions sur les réponses trouvées par les membres de la famille à leurs propres demandes, sur les changements constatés dans le comportement de leurs enfants à l’école, à la maison ou à l’extérieur, ainsi que sur les changements constatés dans le couple, la vie familiale et le travail. Si les cinq familles ne répondent pas chacune à toutes les questions, elles apportent toujours des réponses positives. Quatre familles répondent positivement à la question relative aux demandes de la famille, l’une soulignant que si les rencontres ont permis de trouver des réponses, elles ont permis aussi de poser les bonnes questions pour eux et surtout pour leur enfant. Au niveau de la scolarité, les cinq familles répondent : l’enfant a rattrapé son niveau scolaire, tandis que les parents ne sont plus convoqués à l’école pour une famille ; les trois enfants ont réussi à passer dans la classe supérieure pour une autre ; des enseignements sont en place dans les matières où se manifestaient des lacunes pour une troisième famille ; cela se passe bien à l’école pour la quatrième ; et si la cinquième famille ne répond pas directement à la question, elle écrit qu’en dix-huit mois leur fils s’est « métamorphosé ». L’évaluation portée par cette dernière famille paraît emblématique de ce que les familles peuvent retirer de ces thérapies familiales et de la nature du rapport qui s’y est établi :

« Les entretiens sont constructifs, bien structurés et agréables. Pendant ces entretiens on donne beaucoup de soi, on se découvre et on découvre les autres. Mme Michaud, grâce à vous et à École et Famille, c’est toute notre famille qui va mieux, mais surtout, en dix-huit mois notre fils M… est métamorphosé. Il est plus serein, plus mature, plus sûr de lui. Il n’a plus ses angoisses, il peut avancer dans sa vie de tous les jours sans crainte. Il est enfin un enfant de douze ans avec ses amis, avec nous, heureux, plein d’entrain. Pour nous parents, c’est comme une deuxième naissance. Nous ne pourrons jamais vous dire combien votre aide et votre soutien ont été importants. J’espère de tout mon cœur que tous les parents et les enfants aient un jour notre chance de connaître des gens comme vous. Merci pour votre écoute, pour vos conseils, pour votre attention, pour toute votre gentillesse. Merci pour votre aide, pour votre bienveillance à notre égard. Aujourd’hui c’est toute la famille qui vous remercie. Nous ne manquerons pas de venir vous saluer de temps en temps. Très amicalement et cordialement. »

22Quant aux limites de la démarche de la « Clinique de Concertation » évoquées par des professionnels du SSE à propos des familles dont un membre souffre « de la maladie de la persécution ou de schizophrénie », Jean-Marie Lemaire y répond en requalifiant les personnes relevant des catégories nosographiques psychiatriques de « bénéficiaires d’un diagnostic de pathologie psychiatrique sévère ». Ce renversement inattendu attire l’attention sur le fait que ces « bénéficiaires » activent particulièrement les professionnels au regard du travail du lien, notamment quant au morcellement de la personne qualifiée de schizophrène : « À ce morcellement correspondent le morcellement du contexte professionnel et institutionnel supposé les prendre en charge, le confinement dans une catégorie unique et un lieu spécifique de soin lui correspondant. » L’écueil est ici de partir d’une situation en l’extrayant a priori de son contexte, c’est-à-dire en l’enfermant dans une catégorie, qu’elle soit de nature nosographique ou idéologique. Celle-ci constitue alors une contention, bien que la personne, comme toute autre, ait de multiples talents, de multiples ressources. Il s’agit « moins alors de mettre en question l’expertise que de la renforcer en intermédiation, en mettant ensemble la famille et le réseau, en validant les ressources résiduelles de façon à réunir les morceaux de la personne concernée », toujours selon Jean-Marie Lemaire. Il évoque à ce propos une « clinique de concertation » organisée autour d’un employé considéré comme schizophrène et débile mental. Devant ce public, son patron fait son éloge en tant que travailleur, modifiant alors le regard a priori porté sur lui. On peut ajouter ici, du côté des professionnels du SSE, que la « Clinique de Concertation », en élargissant le périmètre de la responsabilité à un ensemble professionnel pluriel destiné à la partager, permet de sortir de la relation en miroir de l’ordre de la persécution qu’engendre une représentation de l’autre en termes de « mauvais objet ».

23Par ailleurs, comme Boszormenyi-Nagy a pu l’observer à propos des plus « fous » avec lesquels il a travaillé, ceux-ci sont toujours particulièrement sensibles à la notion de justice, et donc à celle du donner-recevoir : « la parole de l’éthique relationnelle est le dernier langage qui résiste au délire ». Ceci parce que « la question de la justice au sein des relations est un point commun à l’humanité, quelles que soient les cultures, [elle] appartient à un universel anthropologique : les sujets humains dans la proximité familiale ont une expérience primaire éthique, une expérience toujours déjà là du don, de la dette, du compte relationnel » (Michard 2002).

24Une « clinique de concertation » organisée conjointement par le SSE et École et Famille a lieu autour d’un enfant en quatrième, complètement déscolarisé, objet d’un signalement du collège, suivi d’une mesure judiciaire prise en charge par le SSE. Cette réunion a lieu après que la mesure ait été levée par le juge et fait suite à l’organisation d’ateliers organisés par l’éducatrice du SSE dans le collège d’où émane le signalement. Le problème de la scolarité est alors apparu secondaire au regard des difficultés de la mère, hospitalisée en hôpital psychiatrique. Des aides multiples ont alors été mises en place et la mère a été accompagnée avec son fils au premiers rendez-vous au CMP, où un placement provisoire en famille d’accueil a été décidé en commun avec la mère. Une « clinique de concertation » a déjà eu lieu et, lorsqu’une autre est envisagée à la fin de la rencontre, la mère reprend la parole : « Avec des enfants on est obligé d’avoir les pieds sur terre. J’oublie tous les rendez-vous, je suis trop éparpillée, mais là je viendrai, je ne peux pas vous faire ça ! Je me suis sentie aidée par la “Clinique de Concertation”, c’est très important, c’est constructif pour les enfants, je me sens soutenue. » Ce propos illustre la dynamique de la réciprocité du donner-recevoir et ses effets reconstructeurs, par rapport à un « éparpillement » et une manière d’échapper au réel antérieurs.

25Il est actuellement trop tôt pour évaluer l’impact que peut avoir la démarche de la « Clinique de Concertation » auprès des juges pour enfants. On peut néanmoins faire l’hypothèse qu’elle aura des effets à terme compte tenu du fait que, comme pour les juges de l’application des peines qui apprennent une grande partie de leur travail auprès des travailleurs sociaux et conseillers d’insertion avec lesquels ils travaillent, les juges pour enfants sont largement formés par les professionnels qu’ils mandatent pour exécuter leurs décisions. On note à ce propos le cas d’un magistrat qui, ayant constaté les effets positifs auprès d’une famille de l’intervention de professionnels sensibilisés ou formés à la « Clinique de Concertation » qui en ont appliqué la démarche pour une investigation et orientation éducative (IOE), recommande le suivi d’une mesure d’AEMO auprès de cette famille selon la même démarche. Ce magistrat note ainsi « que la question peut se poser de l’effet éventuellement contreproductif de la multitude d’interventions auprès des enfants et de leur mère dans laquelle la famille a pu se perdre et la mère se laisser porter ». Constatant « la forte mobilisation » qui a eu lieu au cours de l’intervention menée dans le cadre de l’IOE, « l’évolution positive des enfants », « la demande d’aide éducative de la part de la mère », la juge décide d’une mesure en milieu ouvert « selon le même mode que celui adopté dans le cadre de mesure d’évaluation pour coordonner les multiples interventions auprès de la famille… »

26Par ailleurs, la démarche d’École et Famille commence depuis peu à se diffuser sur le réseau des Hauts-de-Seine dans lequel s’inscrit le SSE de Nanterre, dans des collèges et des PRE. Plusieurs professionnels de ce dernier ainsi qu’un principal suivent depuis plusieurs mois les formations à la « Clinique de Concertation » donnée à Paris par E & F. Des « cliniques de concertation » organisées dans les Hauts-de-Seine où étaient présents l’éducatrice du SSE commencent à produire leurs effets sur ce territoire. On note aussi que, faute de financement et malgré l’arrêt des interventions d’E&F dans le SSE de Nanterre, à la suite du départ de son directeur, deux professionnelles de cette association, une éducatrice et une psychologue, se sont inscrites l’année suivante à la formation à la « Clinique de Concertation ».

  • 2 Il s’agit en particulier de la conception actuelle de la sécurité au regard d’une mission de réins (...)

27L’application de la démarche d’École et Famille serait ainsi particulièrement pertinente dans les divers domaines de l’aide contrainte qui vont en se multipliant dans l’ensemble du champ pénal et judiciaire et leurs divers services d’exécution, en prison ou en milieu ouvert notamment. Elle pourrait en transformer fondamentalement la philosophie, actuellement enfermée dans de multiples apories2, pour lui apporter les moyens d’une cohérence interne, tant au niveau de la réparation des victimes que de celui des auteurs d’infraction. C’est d’ailleurs ce que s’emploient à faire, depuis des années, des professionnels du judiciaire formés à la « Clinique de Concertation » en Italie.

***

28L’intervention d’École et Famille auprès du Service social de l’enfance illustre le fait que la co-construction du travail thérapeutique de réseau peut avoir pour porte d’entrée n’importe quel partenaire du réseau. Elle montre aussi que tous les services auxquels les familles peuvent avoir affaire, qu’ils relèvent du soin, de l’aide, de l’éducation ou du contrôle, peuvent en appliquer la démarche, tout simplement parce que son fondement philosophique est ontologique et non moral. Son application est sans doute particulièrement efficace et recommandable dans les services qui relèvent du contrôle, en raison précisément de la nature de ce fondement : un des leitmotive qui qualifie l’approche d’École et Famille, tant par les familles que par les professionnels, est l’absence de jugement sur leur personne. Cette absence favorise considérablement la possibilité de remettre en question son propre fonctionnement de parent ou sa pratique professionnelle, parce qu’elle ouvre à l’autre la liberté de le faire lui-même. Un père l’a explicité devant nous limpidement : « J’ai été remis en question sur ce que je faisais, sur ce que je devais faire sans jamais être jugé. » Ceci illustre que la responsabilisation peut être disjointe de la culpabilisation et du jugement moral.

29Cette absence de jugement de la personne est une des raisons pour lesquelles le public auquel s’adresse le Service social de l’enfance correspond sans doute le mieux à celui qu’École et Famille désigne comme « les familles en détresses multiples ». D’une part, objet de mesures judiciaires au titre de la protection de l’enfance, les parents des enfants à protéger attirent sur eux l’opprobre, le jugement moral et social le plus négatif. D’autre part, les familles concernées cumulent généralement de multiples difficultés : financières, sociales d’emploi, familiales, conjugales, de santé physique et de santé mentale. Les échecs et les malheurs de leurs enfants sont à la mesure de celles-ci. Aussi sont-elles en première ligne pour cumuler la honte, l’impuissance ou le désespoir.

30Dans la perspective développée par École et Famille on pourrait qualifier ces familles de « bénéficiaires » d’un mandat judiciaire, les mesures d’aide et de contrôle institutionnel décidées appelant plus particulièrement la mise en œuvre des outils et concepts de sa démarche : plus que d’autres, elles s’avèrent représenter une « force convocatrice » des plus évidente, puisque la situation de leur enfant appelle jusqu’à l’intervention du juge. Le travail en réseau et le partage des responsabilités professionnelles s’avèrent d’autant plus nécessaire que les professionnels concernés ont été nombreux à être interpellés et que les problèmes rencontrés sont lourds et multiples. La mobilisation des ressources familiales et de la responsabilité parentale apparaît plus décisive que pour des situations plus légères. Plus que pour d’autres encore, un accueil et un accompagnement sans jugement moral apparaissent comme la condition d’un changement dans l’articulation des relations à l’intérieur de la famille quand la confiance est son levier.

31Le jugement a priori négatif porté sur ces familles est bien souvent réciproque. Il arrive souvent de même qu’il s’étende au regard porté par les partenaires sur les institutions et les professionnels mandatés pour contrôler les familles. La hiérarchie sociale des métiers et des professions se double d’une hiérarchie morale. Il y a les « beaux métiers », ou « métiers nobles », et « les sales boulots » (Hughes, 1971). Les représentations sociales de ces derniers sont généralement contaminées par les représentations morales des publics auprès desquels ils s’exercent et par le degré de proximité que leurs professionnels entretiennent avec eux.

32Les professions connaissent, par ailleurs, des évolutions contradictoires. On a signalé plus haut le malaise des directeurs d’établissements scolaires face à l’injonction de signalement qui leur est faite en matière d’absentéisme scolaire. En matière de protection de l’enfance, les lois de 2002 et de 2007, si elles accentuent lourdement la réponse pénale face aux délits commis par les mineurs, accroissent aussi fortement la place de la famille dans le suivi des mesures de protection, en lui donnant la possibilité d’accéder à son dossier judiciaire, et précisent que la protection de l’enfance vise à « accompagner » les parents et à prévenir les difficultés auxquelles ils peuvent être confrontés dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives. Contrôler, discipliner, ordonner, signaler, sanctionner ne relève pas d’un monopole professionnel, chaque professionnel pouvant être amené un jour ou l’autre à occuper la place du « méchant » aux yeux de ses partenaires de travail.

Notes

1 Compte tenu de la nouveauté de cette pratique ces évaluations ne concernent au moment de notre enquête que cinq familles arrivées au terme de leur thérapie.

2 Il s’agit en particulier de la conception actuelle de la sécurité au regard d’une mission de réinsertion de la justice pénale.

Auteur

[antoinette.chauvenet@ehess.fr], sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS (École des hautes études en sciences sociales, IRIS). Ses recherches portent notamment sur la prison et la violence carcérale, l’accès aux soins et la protection de l’enfance.

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