Version classiqueVersion mobile

Le choix d'une vie sans enfant

 | 
Charlotte Debest

Chapitre V. Rester sans enfant : aspirations et pratiques féministes ?

Texte intégral

« Je n’ai pas envie qu’on me demande de me marier, de faire des gosses, de travailler, comme ci, comme ça. Moi, je veux juste être quelqu’un. »
Linda, 37 ans, indépendante, CC.

1L’objectif de ce chapitre est de se centrer sur les inégalités (de structure) entre les femmes et les hommes tant dans les sphères professionnelles que dans la sphère intime et qui peuvent être analysées à travers le discours même des SEnVol. Le point d’entrée de l’analyse sera ainsi le système de genre dont découle « un processus de différenciation de pratiques sociales suivant les sexes » (Pfefferkorn, 2012, p. 66). Avant toute chose, je signale que l’une des surprises du terrain fut les faibles références directes aux théories féministes. Seules certaines jeunes femmes du corpus reprennent volontiers l’idée de la maternité comme aliénation du corps et de l’esprit des femmes. Pour autant, sans que la majorité des femmes SEnVol ne se disent féministes, nous sommes face à des pratiques féministes qui s’insèrent, pour certaines, dans ce que l’on pourrait appeler un « féminisme individualiste ». L’interrogation du chapitre est : peut-on analyser le refus d’enfanter comme une des résultantes des inégalités de traitements entre les femmes et les hommes ? Peut-on alors analyser le refus d’enfanter comme l’une des solutions qui permettent aux femmes d’être considérées comme les vraies égales des hommes, universelles autant que singulières, des personnes à part entière et pas seulement des corps reproducteurs ?

Être « libre d’enfant » pour « faire autre chose »

2Cette question de la possibilité de « faire autre chose » est un point essentiel des discours des SEnVol et particulièrement des femmes. Si, bien sûr, certain.e.s remplissent ce temps libre par des activités notamment culturelles et associatives, les autres ne font pas nécessairement des activités extrêmes, telles – cela revient dans les entretiens – sauter à l’élastique ou en parachute, être moine tibétain ou acteur de cinéma, monter l’Everest ou descendre les chutes du Niagara. On a cependant parfois l’impression dans les représentations collectives (qui transparaissent au travers de questions de journalistes, voir encadré 19) qu’être « libre d’enfant » suppose d’être « plein » d’autres choses. Si cela interroge encore le rapport au temps, lui-même découpé en plusieurs temps dont le « temps libre », cela fait nécessairement penser à la complétude supposée d’une femme qui est aussi mère et qui durant neuf mois a été « pleine ». Cela questionne des antonymes tels absence/présence ; vide/plein ; sans/avec ; manque/complétude, que nous retrouvons de manière particulièrement pressante dans les discours des couples, et surtout des femmes, qui ont des difficultés à concevoir (Melh, 2008 ; Tain, 2009). Le terme « désir d’enfant » suppose lui-même un manque. « Comme nous le savons, l’absence, le manque se trouve être la condition et le lieu même du désir. C’est à vrai dire ce qui le fonde. » (Péruchon et Orgiazzi-Billon-Galland, 2005.) Cela interroge donc en dernière instance le poids des normes et des représentations collectives sur ce que l’enfant est censé apporter, en termes de plénitude et de complétude, à un parent et notamment à une femme. Aussi lorsqu’on est « libre d’enfant » s’agit-il alors, dans les représentations collectives, d’être « plein » d’activités, d’engagements, de travail, etc. pour combler cette supposée place vacante.

Encadré 19. – Anecdote autour d’une question d’une journaliste
Une journaliste qui n’avait pas la trentaine, comme son livre publié peu de temps après le confirmera, me demande un entretien sur les motivations des personnes volontairement sans-enfant – et principalement des femmes – et s’interroge sur la gestion de leur temps puisque « libre d’enfant ». Je lui demande alors si elle a des enfants, ce à quoi elle répond par la négative. Je lui demande alors si elle s’ennuie le soir ou les week-ends, ce à quoi elle répond par la négative. Or, cette journaliste, mis à part le fait qu’elle aime manifestement son travail, qu’elle souhaite en conséquence s’y investir, qu’elle a un réseau amical qui lui permet d’organiser quelques sorties entre ami.e.s, et qu’elle est en couple (on l’apprend par son ouvrage), n’est pas particulièrement investie dans une association (quel que soit le type d’association), un parti politique, un syndicat, etc. Mais elle a pourtant l’impression de ne pas avoir assez de temps…

Se définir

3La plupart des femmes de la première génération [1947-1960] assurent, telle une position de principe, qu’elles avaient décidé de « faire autre chose » que d’être mère. Dans ce type de discours, la « conciliation » n’est pas envisagée. Ces femmes ont une vingtaine d’années dans les années 1970, au plus fort du mouvement social et féministe qui pose la famille comme une institution garante de l’ordre social et patriarcal et la maternité comme une aliénation pour les femmes et donc comme un élément contre productif dans la lutte pour leur émancipation (Descarries et Corbeil, 1994 ; Fortino, 1997). À ce propos, Élizabeth (62 ans, secrétaire, CC), qui assure n’avoir pas participé aux luttes féministes, lie tout de même, au regard notamment de son modèle parental, sa non-envie d’enfant avec sa volonté d’avoir « les privilèges du statut de bonhomme c’est-à-dire conduire son truc comme on a envie de le conduire, sans gamin ». Le propos d’Élizabeth est particulièrement intéressant car il met en lumière qu’un homme, père ou non, est « libre d’enfant », quand une femme apparaît comme aliénée à sa progéniture.

4Par ailleurs, l’on se souvient de Denise (60 ans) – élevée principalement par sa mère qui « a dû faire bouillir la marmite » alors qu’elle avait commencé une carrière de mannequin – qui s’inscrit à la fin des années 1960 à l’École des beaux-arts à Paris pour prendre « un autre chemin » et qui déclare à propos d’un éventuel projet de maternité que « [son] désir a été de faire autrement ».

« J’ai trouvé que ce qu’on faisait autour de moi… Ils n’étaient pas arrivés, à mon avis, à quelque chose de satisfaisant. Donc je voulais faire différemment. »

5Josette (62 ans, professeure d’arts plastiques et peintre, CC) qui s’inscrit également à l’École des beaux-arts dans les années 1970 et qui milite au sein du mouvement de libération pour l’avortement et la contraception (MLAC), ne s’épanche pas non plus particulièrement sur la signification de l’expression « faire autre chose ».

« J’avais autre chose à faire que de faire des enfants. Je ne voulais pas que ça m’encombre […]. J’ai toujours dit que c’était parce que je voulais faire autre chose […]. J’avais vraiment autre chose à faire. Ce n’était pas ma préoccupation. »

6Enfin, Clothilde (54 ans, formatrice en école d’infirmières, CNC) est particulièrement représentative de cette position de principe. Telle Denise qui a souhaité prendre « d’autres chemins », ou Nicole (59 ans, costumière radiée du chômage, CC) qui a toujours pensé que sa « vie serait remplie d’autres choses mais pas d’enfant », Clothilde ne cesse d’affirmer à propos de diverses sphères de sa vie sociale et intime qu’elle voulait se « démarquer ».

« Je me suis démarquée très vite […] en disant : “Il faut envisager de faire autre chose. Les femmes sont faites pour faire des enfants entre guillemets, on les considère comme ça [donc] c’est mieux de passer son temps à faire autre chose.” […] Je voulais accorder mon temps à autre chose […]. Je me suis démarquée par rapport à des femmes qui ont fantasmé sur la grossesse […]. “Les femmes passent beaucoup de temps à faire et à s’occuper des enfants (telle ma mère qui a eu 8 enfants), eh bien moi je vais essayer de passer mon temps à faire autre chose.” »

7On peut ainsi avoir l’impression que pour les femmes SEnVol de cette génération, la question de l’enfant, si elle est posée comme une non-préoccupation, est également posée comme un défi lancé à elles-mêmes, comme une revanche des femmes sur la société, comme la première ligne de conduite à laquelle elles ne dérogeront pas, comme le premier principe de vie qui guidera les futurs choix de vie. Ces femmes sont par ailleurs les premières à avoir eu accès – non sans mal – à la contraception. Elles sont ainsi les premières à avoir vu l’horizon des possibles s’ouvrir, à pouvoir faire l’expérience de se choisir et de se définir par et pour elles-mêmes, d’inventer leur vie au-delà de la maternité. Au travers des statistiques, on retrouve comme raisons mobilisées pour expliquer (en partie) le choix de rester sans enfant, celle d’avoir « d’autres priorités » (Debest et Mazuy, 2014) ; cette raison est mobilisée par plus de 50 % des femmes volontairement sans enfant passé 40 ans.

Être soi-même

8La volonté d’être soi-même est un argument mobilisé principalement par les jeunes enquêté.e.s du corpus (30-40 ans), reflétant ainsi les transformations de la société et le souci de soi qui s’affirme progressivement depuis les années 1960.

9Amélie (31 ans, indépendante, NEC), en quelque sorte tributaire de ces luttes féministes nous rappelle :

« Les féministes se sont battues pour ça, pour qu’on leur lâche un peu la grappe et qu’elles [les femmes] puissent jouer un autre rôle dans la société que changeuses de couches… »

  • 1 Nous trouvons cette valorisation à « être soi-même » dans un grand nombre de slogans publicitaires (...)

10Ce que me disent ces femmes SEnVol, et certains hommes, c’est la volonté de « choisir son rôle », c’est donc bien la volonté de définir son existence. Or, il apparaît qu’une des solutions trouvées par les SEnVol pour avoir le sentiment d’être libres de leur vie, de leur choix, est d’avancer à contre-courant de la norme dominante du faire famille. En ne répondant pas à cette injonction forte à la parentalité qui conditionne, une fois actualisée, un certain nombre de manières de penser, de faire et de dire, les SEnVol cherchent à être eux/elles-mêmes. Ici, ce sont notamment les SEnVol de la troisième génération qui, une fois encore, sont dans l’air du temps et cherchent à rendre effectives les injonctions de notre société occidentale à « devenir ce que l’on est1 ». Aussi, les jeunes SEnVol, et notamment les jeunes femmes, souhaitent-ils/elles avant tout « [se] réaliser par [elles]-même[s] » (Amélie, 31 ans, indépendante, NEC).

« J’ai l’impression d’être plus dans une plénitude en étant moi-même, en étant toute seule […]. Avec le gamin, c’est le côté : se diviser, avoir plusieurs parts de soi-même et se décentrer un peu. » (Marlène, 31 ans, salariée dans une association, CC.)

11D’une certaine manière les femmes nées dans les années 1950 ont souhaité s’inventer, construire de nouveaux modèles, quand les femmes nées dans les années 1970 cherchent à devenir elles-mêmes. Les unes ont d’autres priorités quand les autres sont bien sans enfant. En ce sens, les SEnVol de la troisième génération ont une vision téléologique de l’individu, qui se trouve être dans la droite ligne de la valorisation (et de l’injonction) de cette quête de soi, de cette recherche d’authenticité, de cette volonté d’être soi-même (Beck, 2008). Au paroxysme de cette quête de soi, Clémence (35 ans, cadre, CC) évoque l’image d’un destin à accomplir, ne se sentant pas « appelée » à devenir mère.

« Enfin si je devais m’imaginer un destin, eh bien, pour moi, mon destin, ce n’est pas d’avoir des enfants. Je pense que je suis appelée à autre chose. Je ne ferais probablement rien de terrible de ma vie, mais voilà, mon truc, ce n’est pas ça, ce n’est pas ma vie. »

12Tout se passe comme si, à la « vocation » d’être mère, il fallait opposer une autre vocation d’égale valeur. De manière spontanée, en fin d’entretien, elle fait une sorte de déclaration comme si elle voulait que l’on retienne l’idée qu’elle ne s’est pas décidée contre quelque chose mais pour autre chose :

« Si je devais resynthétiser, je dirais que c’est vraiment ça : le choix de pas avoir d’enfant, c’est plus quelque chose qui s’est un peu imposé à moi, je ne l’ai pas fait en réaction contre un modèle ou autre, contre la société, c’est vraiment juste que, ce n’est pas ma vie, j’ai l’impression que ce n’est pas pour moi, c’est le truc normal pour tout le monde, moi je serai amenée à faire autre chose. »

La carrière professionnelle : quand les femmes et les enfants ne font pas bon ménage

13Si les femmes ont travaillé durant tout le XXe siècle (Maruani et Méron, 2012), mener de front une carrière professionnelle, telle qu’on l’entend aujourd’hui, et être mère est une situation relativement récente et qui concerne, en France, la moitié des mères de deux enfants (Pailhé et Solaz, 2006). Dans la très grande majorité des cas, ce sont les femmes qui doivent aménager leur temps de travail pour s’occuper de leurs enfants et ce sont elles qui supportent la « charge mentale » (Haicault, 1984 ; Giampino, 2000) que suppose le fait d’être mère. S’il n’apparaît pas que les femmes SEnVol refusent la maternité pour ne pas mettre en danger leur carrière, elles lient ici la représentation de l’enfant sous la modalité de l’« encombrement » et la faiblesse de leur envie d’enfant. Autrement dit, ces femmes SEnVol nous disent ce que l’enfant fait à la carrière professionnelle des femmes tout en assurant que si elles avaient vraiment eu envie d’être mères, elles le seraient devenues. Particulièrement dans cette section, l’absence des discours masculins est un révélateur de l’absence du souci de la « conciliation » chez la plupart des hommes. Ce n’est pas que je n’ai pas intégré les discours des hommes SEnVol, c’est qu’il n’y en avait pas.

Choisir une profession libre d’enfant

14Une grande part des femmes du corpus a indiqué une incompatibilité entre le choix de leur profession et le fait de devenir mère, notamment les femmes de la première génération. Plus exactement, elles expriment qu’elles ont pu se réaliser pleinement dans leur profession sans être « encombrées » d’enfants. On retrouve ainsi des expressions telles « l’univers de l’enfant n’avait pas sa place ». Cette question de la place de l’enfant se retrouve notamment dans les discours des femmes qui se sont orientées vers un métier artistique dans les années 1970. Cette part non négligeable de personnes nées dans les années 1950 qui ont tenté « leur chance dans le domaine artistique » semble être une caractéristique des « baby-boomers » (Bonvalet, Clément et Ogg, 2011, p. 136). Ainsi, Nicole (59 ans, CC) qui, après des études pour devenir assistante sociale se réoriente vers une école de théâtre et deviendra costumière, assure :

« L’univers de l’enfant n’avait pas sa place. Je me suis construite une vie, j’ai choisi des métiers où l’univers de l’enfant n’a pas sa place dans ma tête. »

15On peut, par ailleurs, s’interroger sur le sens de la causalité : est-ce parce que « l’univers de l’enfant n’avait pas sa place » dans telle profession que certaines femmes du corpus n’ont pas souhaité d’enfant ou bien est-ce parce qu’elles ne voulaient pas d’enfant qu’elles ont choisi un métier où « l’enfant n’avait pas sa place » ? Corinne (62 ans, chercheure, CNC) nous aide à montrer la construction parallèle du non-désir d’enfant et de la carrière choisie :

« J’ai hésité au départ [pour avoir des enfants] et puis ça s’est consolidé au fur et à mesure. Plus j’étais intéressée par les voyages, par mon travail, plus ça s’est consolidé comme ça. J’ai vraiment été persuadée de plus en plus fortement que c’était mon choix [de ne pas avoir d’enfant]. »

16D’autres femmes, de cette même génération, évoquent explicitement le souci de réussir professionnellement dans un monde masculin où les femmes ont à faire leurs preuves quotidiennement pour avoir droit à la légitimité et à la reconnaissance de leurs pairs. C’est, par exemple, le cas d’Isabelle (57 ans, CC), aujourd’hui cheffe d’une rubrique d’un journal quotidien où, qui plus est, son père travaillait lorsqu’elle a débuté. Elle affirme :

« Je pense que je suis d’une génération où les femmes avaient envie de prouver qu’elles pouvaient avoir des responsabilités et donc, pour qu’une femme ait des responsabilités, il fallait qu’elle en fasse plus que les hommes […] et donc à partir de là, fallait faire tout sauf des enfants. »

17Je souligne que ces femmes s’orientent vers des professions « masculines » (le journalisme et le domaine de l’art), c’est-à-dire des professions où les hommes sont majoritaires (Gouyon et Patureau, 2013 ; Observatoire, 2013) et ce, d’autant plus que la hiérarchie s’élève. D’une certaine manière, ni l’enfant, ni les femmes n’ont leur place. Elles ont en quelque sorte à faire oublier qu’elles sont des femmes et donc, dans les représentations collectives qui assignent aux femmes d’enfanter, des mères en puissance. Elles doivent redoubler d’efforts et de disponibilité professionnelle pour être considérées comme aussi compétentes, performantes et innovantes que les hommes en poste.

18Aussi les femmes SEnVol de la première génération ont-elles eu à cœur de « faire autre chose que des enfants » afin d’inventer de nouveaux modèles de trajectoires féminines et de s’insérer dans des professions qu’elles avaient choisies malgré la dominance masculine de celles-ci. Elles ont cherché à s’émanciper des trajectoires proposées en s’inventant au travers de leur métier, lequel, dominé par les hommes, ne faisait pas de place à l’enfant.

19Les femmes SEnVol nées dans les années 1970, en poursuivant les analyses présentées dans la première section de ce chapitre, semblent vouloir être entièrement elles-mêmes au travail – se réaliser professionnellement – et conséquemment s’y investir pleinement, sans encombrement. Ainsi, Marlène (31 ans, CC) salariée dans une association, déclare :

« J’ai toujours fait passer ma réalisation professionnelle avant le reste. » Et de préciser : « Après moi, mon but, ce n’est pas non plus de grimper dans la hiérarchie et d’être au top du top, c’est juste pouvoir faire ce que je veux, comme je veux, et que le fait d’avoir un enfant, ça empêche peut-être ça. »

20On retrouve ici la volonté des SEnVol de gérer leurs temps professionnel et personnel comme elles (et ils) l’entendent et de l’impossible cumul avec un temps parental.

Effet négatif de la maternité sur la carrière des femmes

21Un deuxième aspect qui ressort à l’analyse des entretiens est l’impact négatif de la maternité sur la carrière professionnelle des femmes. Les femmes SEnVol n’expriment pas l’idée selon laquelle, afin de privilégier leur carrière professionnelle, elles ont choisi, par défaut, de ne pas devenir mère. Cet argument est souvent privilégié pour expliquer le faible niveau de fécondité en Allemagne (comparativement à la France), pays où les systèmes de garde à la petite enfance sont peu développés et où les femmes qui cumulent maternité et activité professionnelle sont relativement stigmatisées (Fagnani, Math, Mailland, 2009 ; Ruckdescel, 2011). Les SEnVol ne réfléchissent pas, contrairement aux sociologues et démographes qui travaillent sur ce sujet, à un niveau global en termes de structures de modes de garde et de répartition des temps d’activités. Elles expriment simplement, et sans réelle revendication, ce que l’arrivée d’un enfant (de plus) fait à la carrière professionnelle de la mère, sans qu’il n’y ait de réel impact sur celle du père (Pailhé et Solaz, 2006 ; 2009). Et certains hommes interrogés en ont aussi conscience :

« C’est vrai qu’un enfant, pour une femme, c’est quand même un élément important d’une carrière qui risque bien souvent, malheureusement, en France, d’interrompre ou de limiter ses possibilités. » (Yann, 45 ans, cadre, NEC.)

22Toutes les études s’intéressant à l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale montrent en effet que ce sont les femmes qui ont à aménager leurs activités et que, bien souvent, elles réduisent leur temps de travail ou se retirent (temporairement) du marché de l’emploi (Pailhé et Solaz, 2006 ; Régnier-Loiler et Solaz, 2010). Cette réduction du temps de travail, pour les plus diplômées, ou le « renoncement » à la carrière professionnelle, pour les moins diplômées, a nécessairement un impact sur l’évolution de carrière des femmes et sur les écarts de salaire entre les sexes (Meurs, Pailhé et Ponthieux, 2010 ; Govillot, 2013). A contrario, les événements que représentent les naissances semblent avoir peu d’impact sur l’activité professionnelle des pères : seuls 6 % déclarent que la naissance, quel que soit son rang, a modifié l’activité (changement d’horaire, de statut, de temps de travail, etc.) (Pailhé et Solaz, 2006). Par ailleurs, le fait que ce soit les femmes qui réduisent leur temps de travail ou se retirent du marché de l’emploi renforce la spécialisation sexuée des tâches au sein du couple (Pailhé et Solaz, 2009b) et donc entérine la division sexuée du travail. Plus les femmes investissent la sphère familiale au détriment de la sphère professionnelle, plus les hommes investissent la sphère professionnelle au détriment de la sphère familiale.

23Les femmes SEnVol, et dans une moindre mesure les hommes SEnVol, font ici référence à leurs ami.e.s mais surtout à leurs collègues femmes qui, à l’arrivée d’un (premier) enfant, ont eu à modifier leur rythme de travail.

24Relativement aux différents cas de figure qui peuvent être proposés, tels le retrait du marché de l’emploi, la réduction de son temps de travail, une réorientation vers un métier plus à même de permettre l’articulation des temps consacrés au travail et ceux consacrés aux enfants, l’entretien de Nabila (43 ans, journaliste, en couple) est particulièrement enrichissant (voir encadré 20).

Encadré 20. – Extrait de l’entretien de Nabila, 43 ans, journaliste dans la presse quotidienne, en couple cohabitant
« Nabila. – Quand je vois mes amies, notamment Claire et je pense à une autre, tu vois celle qui n’arrête pas de me questionner sur pourquoi je n’ai pas de mômes tu vois, avec trois mômes, je te parle de Claire, avec trois mômes, qui était journaliste, qui a quitté son métier, son mari journaliste aussi, son mari est resté bien sûr journaliste, elle, elle n’est plus journaliste, trois mômes, à la maison, qui est dans une dépression la plus terrible, mais vraiment tu vois, qui n’a plus de lien social et elle me dit : “Je n’en peux plus de mes enfants !” Tu vois ? Elle en est arrivée là ! “Je n’en peux plus de mes enfants et de mon mari, je n’en peux plus !” Tout tourne autour de ça eh bien ça, je te dis, y a un problème, tu vois, y a un problème, tu vois ?
Charlotte. – Et il est où le problème ?
Nabila. – Et bien le problème, ce n’est pas tant d’avoirs des enfants bien sûr, mais c’est que les enfants ne sont pas élevés à égalité entre l’homme et la femme ! Entre le père quand même, qui a choisi aussi d’avoir des enfants, tu vois ? Ils sont deux, elle se retrouve seule ! À élever et à s’occuper de ses mômes ! Et c’est elle qui arrête sa carrière, et c’est elle qui les élève, y en a trois ! Tu imagines trois ? Et elle me dit, je te jure, moi je la reçois souvent chez moi en pleurs, en pleurs, tu vois ? Et ça, elle n’est pas la seule. Et ce qui me gêne, je vois que les nouveaux, enfin “les nouveaux” ! De ma génération, ceux qui ont trente-quarante ans, il y a un retour vers les familles nombreuses. Quand je dis “familles nombreuses” c’est trois enfants, c’est trois enfants, je ne te parle même pas de ceux qui n’ont pas un bon boulot ! Tu peux dire : “Je suis caissière, pour gagner 2 000 francs”, pff ! 2 000 francs ! Pour gagner…
Charlotte. – 1 000 euros…
Nabila. – Tu vois, vraiment un minimum et tout ce n’est pas, et encore et encore ! Parce que je pense que le travail ça te construit, même si tu gagnes pas grand-chose, ça te construit, en tant que femme et en tant qu’individu, tu vois ? Même celles des couples d’un certain niveau tu vois, qui sont journalistes et autres, ici j’ai trois exemples…
Charlotte. – De femmes qui sont parties ?
Nabila. – Non, non, trois exemples de couples, c’est les garçons qui vivent ici, euh qui sont journalistes ! C’est les garçons qui sont journalistes ils continuent leur carrière, ils ont trois mômes, leurs épouses, elles arrêtent et ça me… Pour moi, y a une régression sur ce plan-là, y a une vraie régression et c’est vrai que cette histoire de maternité, ça commence à devenir, ça se retourne quand même un petit peu contre les femmes. Mais bon, ça ne veut pas dire que je suis contre parce qu’au contraire, de toute façon, l’humanité il faut bien qu’elle continue, encore que maintenant il faut peut-être arrêter, tu vois ! Y a beaucoup trop d’individus, d’êtres humains sur terre. Après chacun a le droit de… Y a quand même un retour en arrière, quand même, tu vois ?
Charlotte. – Au niveau de l’égalité homme/femme ?
Nabila. – Oui, quand tu as des mômes, tu te rends compte que c’est elles qui arrêtent leur carrière, c’est elles qui… Et puis surtout c’est elles qui se tapent tout ! Même quand elles n’arrêtent pas leur carrière, c’est elles qui se tapent tout !
Charlotte. – “Se tapent tout” c’est… ?
Nabila. – Tout ! Tout ! S’occuper des mômes, c’est un choix, c’est ça que je n’arrive pas à comprendre. C’est un choix commun, ils sont deux, elles se retrouvent seules !
Charlotte. – Et justement, si c’était plus égalitaire, si vraiment les hommes ou l’homme prenait plus sa part de responsabilités dans l’éducation ou l’élevage des enfants, ça aurait pu jouer sur ton désir ?
Nabila. – Non. Non, franchement, non.
Charlotte. – Si tu t’étais dit : “Avec cet homme-là, il va m’aider autant que moi…” ? Nabila. – Non, parce que je ne voulais pas avoir une vie avec un enfant. C’est un mode de vie dont je ne voulais pas, c’est un mode de vie, c’est un choix de vie, tu vois et mon choix de vie, je l’ai eu c’est vrai très jeune. Très jeune, je me suis dit… Moi, c’est vrai quand même de voir sa maman, de voir sa maman qui a eu trois enfants, euh treize enfants ! De voir comment elle a…, de voir sa vie, ce qu’elle a été sa vie, ça te donne pas envie non plus, tu vois ? Mais ce n’est pas la seule raison, moi ça ne me donnait pas envie, bien sûr quand je vois l’image que j’ai de ma maman, ça ne me donne pas envie d’avoir, d’avoir un mode de vie entouré d’enfants ou même un seul, non.
Charlotte. – Tu l’as trouvée malheureuse ?
Nabila. – Non, pas malheureuse. On ne peut pas dire ça, ce n’est pas vrai, pas malheureuse mais, mais aliénée, quand même aliénée, tu vois ? Quand même la vie ça ne peut pas être qu’occupée de torcher les mômes, leur faire à manger et… Se sacrifier, là tu te sacrifies pour eux. Et même ma sœur, tu vois, celle que j’apprécie énormément, qui n’a que deux enfants, elle aussi pareil, elle sacrifie quand même sa vie pour ses deux enfants, tu vois ? Tout pour eux. Absolument tout pour eux. Tout est fait…, le couple est tourné vers…, quand je dis le couple, le couple est tourné vers les mômes, lui, c’est surtout par l’argent si tu veux, tu vois, c’est un chef d’entreprise c’est plus par l’argent si tu veux qui les éduque, enfin qui les éduque ! Qui leur permet de faire les études qu’ils font et tout ça et puis, elle, elle… Écoute, elle a fait 7 ans, 7 ans d’études pour devenir ingénieure informaticienne ! Elle a été dans une entreprise comme ingénieure informaticienne, le niveau 7 ans d’études, moi j’en ai fait moins qu’elle, et elle s’est retrouvée quand elle a eu des mômes à être enseignante. Enseignante ! D’informatique hein, mais enseignante quand même. Charlotte. – C’est elle qui l’a demandé ou on l’a reclassée… ?
Nabila. – Non, non ! C’est parce qu’ils ont fait le choix dans le couple, encore une fois comme par hasard, le choix c’est que c’est elle qui arrête sa carrière, qui arrête de travailler dans une entreprise. Forcément quand tu es ingénieure informaticienne, dans une entreprise ça te prend beaucoup plus de temps que, tu vois, qu’enseigner dans un lycée ou en plus elle a demandé à travailler à mi-temps, tu vois ? Donc et tout est tourné comme ça, c’est elle qui s’est occupée de ses mômes, c’est elle qui continue à s’occuper de ses mômes pour la bouffe, pour ceci et pour cela…
Charlotte. – Et y a des choses que tu penses avoir faites, du fait que tu n’avais pas d’enfant ?
Nabila. – Oui. Je pense que je suis vraiment une femme libre. »

  • 2 Les origines sociales et ethniques de Nabila font exception dans le corpus. C’est la seule à être (...)
  • 3 51 % des répondant.e.s à l’enquête ERFI (2005) sont d’accord avec l’affirmation suivante : « Un en (...)
  • 4 « Le nombre de femmes sans emploi, qu’elles soient inactives, en congé parental ou au chômage, pro (...)

25Nabila mobilise à la fois l’exemple d’amies proches, de collègues, de sa sœur et enfin elle fait référence à sa propre mère, « analphabète », qui a eu 13 enfants2. Par ailleurs, est évoquée la problématique du « choix » des femmes d’arrêter leur carrière ou de demander un « temps réduit », telle Lilas (37 ans, chercheure, CNC) qui s’interroge ironiquement : « Bah tiens ! Qui c’est qui s’est mis à temps partiel ? » Si dans les représentations, les enfants, surtout lorsqu’ils sont en bas âge, restent une affaire de femmes3, le « choix » des femmes de se retirer du marché de l’emploi4 ou de réduire leur temps de travail peut également être expliqué d’une part comme la résultante d’une stratégie rationnelle des couples qui prend en compte les inégalités de salaire entre les femmes et les hommes (elles-mêmes renforcées par l’aménagement des femmes de leur temps de travail) et d’autre part comme la résultante des normes et des rapports sociaux de sexe qui font primer l’activité professionnelle du partenaire masculin (Pailhé et Solaz, 2009b). Enfin, Nabila, comme beaucoup d’autres, note que, carrière ou pas carrière, ce sont les femmes – et ici les mères – qui portent le poids du travail domestique. Travail domestique qui s’accroît avec l’arrivée des enfants (Régnier-Loilier, 2009), conséquence de la spécialisation des rôles.

26Par ailleurs, est implicitement mobilisé le concept de « plafond de verre » (pour les femmes). Cette métaphore du plafond qu’on ne voit pas empêche les femmes d’accéder, au même titre que les hommes, à des postes à hautes responsabilités. Ces dits postes supposent en effet d’être disponibles professionnellement ce qui est en contradiction avec les activités parentales, et notamment maternelles. Par ailleurs, Dominique Meurs, Ariane Pailhé et Sophie Ponthieux ont bien mis en évidence dans leurs recherches que pèse sur les femmes, même sur celles qui ne sont pas mères (et qui ne souhaitent pas le devenir), le « soupçon » des employeurs à ce qu’elles le deviennent (2010). Ce « soupçon », ou « discrimination statistique » à l’égard des femmes, semble expliquer une part des écarts de salaires et le « plafond de verre » auquel se heurtent les femmes.

27Isabelle (57 ans, journaliste, CC) assure, par exemple, que « toutes les femmes qui ont eu des carrières importantes [au journal] n’ont pas d’enfant ». De plus, lorsqu’au sein du comité de direction du journal cette inégalité de traitement (structurel) a été posée, la réponse apportée fut la suivante :

« Les femmes ça pose un problème parce que les femmes, si leur enfant est malade, et bien, elles préfèrent, elles vont aller s’occuper de leur enfant, elles font passer leur vie de famille au moins à égalité avec le travail et donc ce n’est pas si simple que ça de mettre des femmes à des postes de direction. »

28En ce sens, « une femme doit autant que possible rendre sa maternité non seulement privée, mais clandestine, et en dissimuler les charges si elle ne veut pas compromettre ses chances professionnelles » (Collin, 2001, p. 183). Cela permet alors de mieux comprendre pourquoi les femmes, telle Isabelle (57 ans, journaliste, CC), doivent redoubler d’efforts et de disponibilité professionnelle lorsqu’elles souhaitent être considérées à égalité avec leurs collègues masculins.

29Sophie (41 ans, cadre, NEC), qui, enfant, s’imaginait « célibataire, sans enfant, sans mec, avec un chien et une voiture décapotable et ingénieure », semble avoir réalisé son objectif et avoir obtenu des postes à responsabilités au sein de son entreprise. Elle souligne, cependant, que, ce qui lui a permis d’avoir ce type de responsabilités en siégeant au comité de direction de son entreprise, est son investissement continu, « jour et nuit », dans sa profession. Elle rappelle, par ailleurs, qu’avec des enfants elle aurait été dans l’obligation de « déconnecter » afin de se rendre disponible pour sa progéniture.

« Non, je n’ai pas eu vraiment de plan de carrière, je voulais… C’est vrai le titre de directeur je le voulais, c’est marrant… Je voulais faire partie du comité de direction parce qu’après PDG je ne m’y voyais pas ou PDgère, peu importe comment on dit, et puis pas forcément pour le côté pompeux mais aussi j’aime avoir des responsabilités quand même. Ce n’est pas toujours facile à assumer… Moi je suis quelqu’un qui m’investit dans le boulot et qui y pense pratiquement jour et nuit. Je suis quelqu’un qui a énormément de mal à… Justement à couper les ponts. Voilà. Il me faut vraiment du temps pour déconnecter. Alors, si j’avais eu des enfants, ça m’aurait permis de déconnecter… Ça, c’est l’avantage parce que j’ai discuté aussi avec une collègue il n’y a pas longtemps. Elle me disait : “Quand tu as des gosses, tu es obligée de déconnecter quand tu rentres.” Ça, c’est évident. Moi je ne déconnecte pas. Moi je cogite… Je cogite… »

30Enfin, je réaffirme que la plupart des femmes SEnVol ne font pas de l’articulation entre famille et travail un élément structurant de leur refus d’enfant. Elles en parlent car je les interroge à ce sujet. Ce qui s’exprime alors c’est la conscience des discriminations envers les femmes au travail. Cependant, un certain nombre d’entre elles assure que, si elles avaient souhaité des enfants, elles auraient pu interrompre temporairement leur profession, ne serait-ce que le temps du congé maternité. Autrement dit, la plupart des femmes SEnVol assure que, si elles avaient voulu avoir des enfants, elles auraient pu, comme bien d’autres femmes, articuler vie professionnelle et vie familiale.

31Adrienne (30 ans, CNC), par exemple, chanteuse de profession déclare :

  • 5 L’entretien se déroule le 3 février 2010.

« Le mois de janvier, ça a été presque dur parce que je n’ai pas eu une seule prod, c’est très rare que ça m’arrive et là, enfin, il fallait que je prenne du temps pour moi, que je travaille pour moi et tout et je tournais en rond quoi, parce que je ne supporte pas de rien faire, donc là, avec des enfants, en général, on fait ! Mais non, ça m’angoisserait de ne pas travailler parce que j’en ai besoin, j’ai besoin de…, si je chante, c’est pour m’exprimer aussi finalement, j’ai besoin aussi, donc c’est vrai que niveau carrière, ça serait, ça ne serait pas bien tombé. Mais après avec mon métier, c’est facile aussi de dire oui ou non, à une production : “Non, non parce qu’a priori deux semaines après j’accouche.” Y en a qui reprennent le boulot un mois après, donc c’est complètement possible, là j’ai rien eu pendant tout le mois de janvier, si j’avais accouché fin décembre, j’aurais repris le travail là, dans une semaine quoi5, donc c’est possible aussi, si on en a vraiment envie. »

32C’est, sous une autre modalité, toujours la question de la volonté, celle d’avoir « vraiment envie », qui semble justifier l’entrée en parentalité ; ici, l’entrée en maternité. Comme bien des femmes, les SEnVol affirment que si elles avaient vraiment eu envie d’être mères, elles auraient pu aménager leurs activités professionnelles ; le désir d’enfant aurait primé sur leurs autres aspirations.

La division sexuée du travail au cœur des inégalités femmes/hommes

La « double journée » des femmes

33Les SEnVol sont donc conscientes de l’impact négatif des enfants sur la carrière professionnelle des femmes car elles en sont témoins. Si nous avons évoqué la possibilité pour les femmes d’interrompre leur carrière pour s’occuper de leurs enfants, en France cependant, la moitié des mères exercent à nouveau une activité professionnelle l’année qui suit la naissance de leur deuxième enfant (Pailhé et Solaz, 2006). Aussi la moitié des mères de deux enfants cumulent-elles une activité professionnelle et une activité parentale, situation illustrée par le terme de « double journée » des femmes.

34Je tiens dès à présent à souligner que ce terme de « double journée » ne prend en compte ni la vie personnelle, ni la vie conjugale des femmes. Ce terme définit les femmes au travers uniquement leur activité professionnelle et leur activité familiale, c’est-à-dire en fait maternelle. Enfin, ce terme de « double journée » va dans le sens d’une double exploitation des femmes : par le système capitaliste et par le système patriarcal.

35Les charges parentales sont aussi composées des charges mentales que suppose le fait d’être parent. Or, ce sont principalement les femmes, de par leur socialisation, qui supportent ces charges invisibles – que Sylviane Giampino a imagées sous la métaphore du « post-it mental » (2000) – et qui les amènent potentiellement à être moins disponibles au travail (Bozon, 2009).

36Dans les discours des SEnVol, exclusivement ceux des femmes, on retrouve bien l’idée selon laquelle « les mères se sentent écartelées, divisées, épuisées et culpabilisées » (Giampino, 2001, p. 124) par cette situation de cumul.

37Olga (41 ans, iconographe, CC) note :

« Une maman […] enfin c’est quand même sans arrêt écartelée. Faut toujours avoir ça en tête. »

38Clémence (35 ans, cadre, CC), qui ne se sent pas « appelée » à être mère, raconte :

« Quand je vois les nanas qui partent à 18 heures au galop, le nez sur la montre : “Merde ! Merde !”, parce qu’il faut aller récupérer le petit, qui ensuite se coltinent les enfants, puis […] elles rebossent depuis chez elles, je me dis : “Mais au secours !” »

  • 6 82 % des salarié.e.s à temps partiel sont des femmes. (Pack, 2013, p. 3.)

39Cette question du cumul des activités et des charges mentales que supportent les femmes est une question relativement récente dans le débat politique et qui date de la possibilité d’espacer les grossesses et de l’entrée massive et pérenne des femmes sur le marché du travail. En permettant aux femmes de gérer « leur » fécondité et d’avoir une profession rémunérée tout en étant mères, le système social a entériné cette situation de cumul, de « double exploitation » (capitaliste et patriarcale) des femmes, renforcée par la possibilité du temps partiel6, étant entendu qu’il n’y a pas eu de réflexion politique et publique aboutie sur la prise en charge des enfants et sur la division sexuée du travail dont la première caractéristique est d’assigner aux femmes la sphère reproductive et aux hommes la sphère productive. En quelque sorte, en autorisant par la loi que les femmes puissent réguler leurs grossesses, on a fait l’économie d’une réflexion sur la répartition sexuée du travail.

40À ce titre, cela fait dire à Nicole (59 ans, costumière radiée du chômage, CC), qui a milité au MLAC, que les réflexions politiques et féministes des années 1970 n’ont pas su anticiper les conséquences du cumul des différents combats d’alors.

« La bataille est finie, c’est-à-dire, elles l’ont perdue quelque part [les féministes de la deuxième vague], parce qu’avec le recul, on se rend compte qu’actuellement beaucoup de femmes justement, elles acceptent d’avoir des enfants. La France a de plus en plus d’enfants, elles acceptent de conduire beaucoup de choses de front, je veux dire, les féministes, elles n’avaient pas tout à fait prévu ça, quoi. Alors que moi, peut-être là c’est égoïste, moi je trouve ça normal, c’est bien, si elles ont envie d’avoir des enfants, plusieurs métiers, elles sont courageuses, c’est très bien, pourquoi pas ? Moi, je ne fais qu’une chose à la fois, bon. J’étais moins forte qu’elles, je n’ai fait qu’une chose à la fois. »

41En quelque sorte, la fin du XXe siècle a donné aux femmes – qui se sont battues pour – les mêmes droits qu’aux hommes sans les soulager des charges parentales et domestiques qui leur incombent toujours. En ce sens « les femmes n’ont gagné que ce que les hommes ont bien voulu leur concéder » (de Beauvoir, 1976 [1949]). Si « les femmes ont été admises dans la forteresse masculine » sans toutefois quitter la leur, « les hommes n’en ont pas profité pour découvrir de nouveaux horizons » (de Singly, 1993), tels les travaux domestiques et la prise en charge du nourrisson. En cela, le fait que certaines femmes puissent accéder à des postes à responsabilités ne modifie que très peu le système de genre ; les hommes n’assumant pas les travaux réalisés principalement par les femmes. L’ordre de genre est ainsi conservé. C’est pourquoi Christine Delphy préfère évoquer « les privilèges des uns » plutôt que les « discriminations envers les unes » (Delphy, 2008).

42Enfin, comme pour conforter l’analyse et pour rappeler que la « double journée » se décline principalement au féminin, les très rares hommes du corpus qui ont fait part d’une possibilité de prendre en charge le travail parental ne l’ont pas pensé sous la modalité du cumul. Ils envisagent, eux, un retrait du marché de l’emploi (seuls 2 % des hommes prennent un congé parental à temps plein, Govillot, 2013). Les hommes n’ont, quelles que soient les sphères prises en compte, pas le souci de la « conciliation ». De plus, les études montrent que même ceux qui prennent un congé parental à temps partiel vivent leur rapport à l’emploi plus sous la forme de la flexibilité que de la « conciliation » (Boyer, 2013b). Ils sont moins soumis à des injonctions identitaires contradictoires et cumulatives que les femmes. Ainsi Antoine (38 ans, cadre, CC), époux de Clémence, assure que, s’il avait été père, il aurait pu être père au foyer, sans pour autant être prêt à assumer toutes les tâches domestiques, répétitives, non rémunérées et parfois ingrates que supposent l’éducation et l’élevage des enfants en bas âge.

« Même en allant plus loin, j’aurai pu concevoir d’être homme au foyer. Sauf que le quotidien m’aurait pesé, parce que je n’aime pas toutes les tâches répétitives et je pense qu’avoir des enfants, c’est extrêmement répétitif. Et donc, voilà, ça m’aurait pesé, mais la notion d’abandonner ma vie professionnelle pour faire ça, là, par contre, ça ne m’aurait absolument pas gêné, au contraire. »

43On repère donc ici qu’Antoine envisage la possibilité d’être homme au foyer sans vouloir être chargé des activités de soins et d’éducation que cela suppose. Il se contente donc d’invoquer la figure valorisante du « nouveau père ». En invoquant cette figure, il affirme sa représentation moderne et égalitaire du couple et de la répartition des tâches en son sein ; représentation moderne caractéristique des personnes à fort capital culturel et pas nécessairement suivi des actes.

Le rôle de mère en question

44À travers le refus de la spécialisation sexuée des tâches, les femmes se spécialisant dans les activités domestiques et parentales et les hommes dans l’activité professionnelle, les femmes, plutôt celles de la deuxième et troisième génération refusent de porter seules la charge des enfants et d’être aliénées à leur progéniture comme l’étaient leurs mères.

45Amélie (31 ans, indépendante, NEC) se rappelle de sa mère qui « travaillait beaucoup, s’occupait d’[eux], se tapait toutes les tâches ménagères », tandis que son père « était dans son rôle d’homme », c’est-à-dire qu’il « était présent, mais il ne faisait rien ». Lilas (37 ans, chercheure, CNC) assure, elle, que :

« Mon père s’est jamais vraiment intéressé à nous. C’est ma mère qui tout le temps s’est occupée de nous. Elle a fait tellement de sacrifices pour nous élever, nous éduquer… Je me dis que je ne veux pas vivre la même chose. »

46Dès lors, comment être une mère, une « vraie mère » sans « se taper toutes les tâches ménagères » et les tâches ayant trait aux soins du nourrisson, les tâches les plus ingrates ? Gabrielle (34 ans, correctrice, maison d’édition pour enfants, NEC) déclare par exemple :

« Je sais que c’est plutôt les nanas qui font les tâches ménagères et franchement qui s’occupent de torcher le cul aux mômes pour le dire vulgairement. »

47Marlène (31 ans, salariée dans une association, CC), qui propose un discours assez peu critique sur la répartition inégalitaire du travail domestique et parental, laisse cependant planer un doute :

« En théorie pour moi, ce serait égalitaire, ce serait l’un et l’autre. Maintenant est-ce que ça peut arriver en vrai ? »

48Il ne semble pas, au vu de ce qu’elle déclare plus loin dans l’entretien :

« Après, tout ce qui est chiant, je pense que c’est plus la femme qui doit faire les choses […]. Je pense que globalement c’est encore comme ça que ça se passe. »

49Pour une partie des femmes SEnVol, la question de la « vraie mère » rejoint bien celle de la prise en charge de l’élevage des enfants par les femmes qui mettent au monde des enfants. Bénédicte (37 ans, journaliste, CNC) nous aide à penser ce lien. Bénédicte, après un parcours hétérosexuel, s’oriente aux alentours de ses 35 ans vers l’homosexualité. Elle indique, comme d’autres femmes du corpus qui ont vécu le même parcours sexuel qu’elle, qu’en couple homosexuel elle peut plus facilement envisager de devenir mère (voir encadré 21). La maternité de ces femmes est toujours envisagée sous la figure de « la mère non statutaire » (Descoutures, 2006 ; 2010), donc sous la figure de celle qui n’a pas accouché. En s’envisageant « la mère non statutaire » de l’enfant, Bénédicte affirme alors qu’elle pourrait en quelque sorte prendre le rôle du père, « le rôle du tiers séparateur » et non celui de la « vraie mère ».

« C’est différent si c’est un homme parce que si c’est un homme, forcément, il sera le père donc il aura son “rôle de père” entre guillemets, justement enfin ça, c’est une question aussi, moi qui ai vécu les deux : couple hétéro et couple homo, je trouve que dans un couple hétéro, malgré tout, même si il y a des évolutions, les rôles sont plus figés quand même. Les rôles sont plus figés et…, donc… Ouais, donc, ça me conviendrait plus d’être père que mère (rires) ! […] Disons je n’aurais pas à assumer le rôle de la vraie mère. »

50La « vraie mère » pour Bénédicte, c’est à la fois « celle qui a porté l’enfant, qui accouche de l’enfant, qui est biologiquement reliée par son sang à l’enfant » et celle qui va « nourrir, éduquer, porter les soins premiers ».

Encadré 21. – Extrait de l’entretien avec Bénédicte, 37 ans, journaliste « free lance », en couple homosexuel non cohabitant après un long parcours hétérosexuel
« Charlotte. – Et dans un projet de couple éventuellement, enfin si un de vos partenaires ou une de vos partenaires, je ne sais pas, avait insisté ou avait eu envie… ?
Bénédicte. – Alors je veux dire, oui mais c’est différent parce que si c’est “un”, a priori c’est moi qui suis obligée de porter l’enfant et d’être, entre guillemets, “mère” et le père… Bon. Si j’étais avec une femme, c’est marrant parce que je me suis un peu posé la question quand même, en disant ça peut arriver aussi hein, bon, il se trouve que toutes les femmes que j’ai rencontrées ne voulaient pas d’enfant, donc ça tombe bien ! Mais bah, entre deux femmes, c’est un peu différent parce que, à la limite, il y a une des deux qui peut porter et être, entre guillemets, “la mère biologique” et l’autre qui est le coparent, voilà bon. Et je m’étais dit que bon, ça ne m’emballerait pas, mais si vraiment j’étais avec quelqu’un que j’aime profondément et qui me dit : “Je ne peux pas concevoir ma vie sans enfant”, a priori ce serait elle qui aurait le désir de le porter, j’imagine, d’être la mère, à la limite, être coparent bon, en faisant un effort (rires) ! Ce n’est pas mon rêve de vie mais enfin, si j’estime que j’aime profondément la personne et qu’elle, elle ne peut pas vivre sans se voir mère, bah à ce moment-là j’assumerais un rôle de coparent quoi, mais…
Charlotte. – Donc là, c’est uniquement dans le cas où c’est une femme, votre partenaire ?
Bénédicte. – Bah c’est-à-dire que, c’est différent si c’est un homme parce que si c’est un homme forcément, il sera le père donc il aura son “rôle de père” entre guillemets, justement enfin ça, c’est une question aussi, moi qui ai vécu les deux : couple hétéro et couple homo, je trouve que dans un couple hétéro, malgré tout, même si il y a des évolutions, les rôles sont plus figés quand même. Les rôles sont plus figés et…, donc… Ouais, donc, ça me conviendrait plus d’être père que mère (rires) ! On va dire ça comme ça !
Charlotte. – Donc c’est l’assignation au rôle de mère aussi qui vous embête ?
Bénédicte. – Ouais, peut-être, oui, oui, oui, disons que, si on est coparent, dans un couple homo, si on est coparent, je ne vais pas dire que c’est le père, ce serait un peu exagéré ! Mais disons, je n’aurais pas à assumer le rôle de la vraie mère, quoi on va dire…
Charlotte. – C’est quoi “assumer le rôle de la vraie mère” ?
Bénédicte. – Bah la vraie mère, c’est quand même celle qui voilà, celle qui a porté l’enfant, qui accouche de l’enfant, qui est biologiquement reliée par son sang à l’enfant et qui va probablement, enfin de ce que j’ai pu voir et observer, assumer plus le rôle de, de la mère, la mère traditionnelle, comme dans un couple hétéro on va dire.
Charlotte. – Et c’est quoi ça ? “La mère traditionnelle dans un couple hétéro” ?
Bénédicte. – Bah c’est celle qui va, comment dirais-je… ? Nourrir, éduquer, porter les soins premiers, etc., alors je, bon, le rôle du coparent, enfin, quand c’est un père c’est peut-être plus… Comment je pourrais définir ? Je ne veux pas être dans les caricatures des rôles parce que sinon on va dire que ça reproduit la même chose mais…, d’être le tiers séparateur dirons-nous (rires), peut-être pour parler un peu psy ! Un rôle peut-être, je ne vais pas dire la loi parce que ce serait quand même un peu ambitieux de ma part, enfin un peu présomptueux de ma part, mais…, oui, je ne sais pas un truc dans ce goût-là, quoi. Alors c’est très rigolo parce que j’en parlais avec ma copine (rires) qui ne veut sûrement pas d’enfant non plus, mais… ! Elle me dit : “Tiens, c’est marrant…” On rigolait comme ça, en disant : “Si…”, ce n’est pas du tout à l’ordre du jour, elle n’en veut pas, moi non plus mais… “Si il y avait eu un truc qui faisait qu’un enfant se présentait…” On s’est amusé à dire finalement quel rôle on aurait préféré et elle, elle me dit, à ma grande surprise, j’étais assez étonnée d’ailleurs, elle m’a dit : “Mais finalement, j’aurais préféré être mère.” Moi, je dis : “Ah bah, ça tombe bien ! J’aurais préféré être père ! Ah c’est cool, tout va bien !” (Rires.) On ne se serait pas battues, alors c’est cool !
Charlotte. – Vous l’envisagez ?
Bénédicte. – Non pas du tout ! C’est vraiment une théorie comme ça quoi, c’est… »

51Je note que sur le mode de la plaisanterie (voir encadré 21) Bénédicte et sa conjointe se différencient comme « père » et « mère » d’un enfant virtuel en reliant ces positions à celles de « l’homme » et de « la femme » d’un couple hétérosexuel tout aussi virtuel. L’« hétérosexisme » (Tin, 2003) qui s’appuie sur une différence fondamentale et indépassable des rôles de sexe, tout en étant complémentaire, est bien ancré.

52On observe alors que, même si tout s’imbrique, ce n’est pas tant l’impact négatif de la maternité sur la carrière des femmes ou la charge éducative qui est problématique pour les femmes SEnVol mais bien la prise en charge par les femmes, et presque exclusivement par elles, des activités d’élevage, ménagères et domestiques. Ces activités sont précisément celles qui sont peu valorisées et non rémunérées, attribuées principalement aux femmes dans la sphère « privée » (Delphy, 2009 [1978]). Je souligne que lorsque ces activités sont rémunérées, elles sont également prises en charge par des femmes. L’emploi est alors sous-qualifié (et donc peu rémunéré) et majoritairement assumé par des femmes immigrées (Angeloff, 2005 ; Puech, 2006).

53Les femmes SEnVol refusent ici non pas la maternité biologique mais bien d’endosser le rôle de mère qui se construit face au rôle du père. Le rôle maternel, en opposition au rôle du père, suppose de prendre « naturellement » et entièrement en charge les activités liées aux soins du nourrisson (Ferrand, 2005, p. 85). En effet, selon Marie-Blanche Tahon :

« De cette association entre fécondité et biologique a été construit le rôle de mère. De manière générale, une mère doit s’occuper du fruit de ses entrailles, aussi est-elle notamment amenée à s’occuper du travail domestique. » (2004, p. 30.)

54Le rôle du père est alors construit comme le pourvoyeur de la famille. Ainsi « c’est parce qu’il aime ses enfants qu’il travaille beaucoup et donc qu’il ne les voit pas » (ibid., p. 31).

55En ce sens, les femmes SEnVol refusent de rendre effective la différenciation des fonctions reproductives entre femmes et hommes. Elles refusent de « concilier » les injonctions contradictoires adressées aux femmes, c’est-à-dire refusent de rentrer dans des « processus schizophréniques » (Tahon, 2004, p. 5). Elles ne veulent pas prétendre à être ces « wonder woman » (Amélie, 31 ans, indépendante, NEC) qui semblent être aujourd’hui l’image de la femme idéale qui cumule, tout en s’épanouissant, vie professionnelle, vie parentale et vie conjugale. En cela, en refusant de devenir mère, les femmes SEnVol se préservent du piège de l’image de la femme moderne : à la fois femme active (professionnellement, sexuellement, amicalement), indépendante et épanouie et mère aimante et disponible.

Le refus de la naturalisation des compétences maternelles

56Sous le refus de la prise en charge par les femmes du travail parental et domestique se trouve le refus de la naturalisation des compétences. Les femmes, et principalement les plus jeunes, refusent de se voir assignées à un rôle de mère – avec les savoir-être et les savoir-faire qui y sont liés – sous prétexte qu’elles sont nées femmes. Elles refusent, en ce sens, d’être pensées comme ontologiquement différentes des hommes, la maternité constituant toujours dans les représentations le socle « naturel » de la différenciation des sexes et ainsi le principe organisateur de la division sexuée du travail.

57Les femmes SEnVol, nées dans les années 1970, utilisent, plus que les femmes nées dans les années 1950, les outils des théories féministes. Les femmes de la première génération, celles qui pour une bonne part se sont engagées ou reconnues dans les mouvements féministes tels le MLAC, refusent même de se dire féministes alors que leurs pratiques et leur choix de vie peuvent être qualifiés de tels. À titre d’exemple, Nicole (59 ans, costumière radiée du chômage, CC), lorsqu’en fin d’entretien lui est de nouveau posée la question de son féminisme eu égard à son souci d’indépendance et de liberté, rétorque :

  • 7 Nicole est mariée civilement mais elle a gardé son « nom de jeune fille ».

« Moi je suis quelqu’un de profondément égoïste, je crois que je suis quelqu’un qui veut vivre pour elle. Je veux vivre pour moi le mieux possible, point à ligne et c’est de l’égoïsme, ce n’est pas du féminisme, c’est de l’égoïsme. C’est-à-dire que prendre du temps pour aller s’occuper des enfants, ça ne faisait pas partie de mon programme, voilà, point. Et c’est être profondément égoïste. C’est vouloir avoir un nom7, c’est vouloir avoir une reconnaissance sociale, et ça, c’est de l’égoïsme. Moi je suis une femme égoïste, mais je le reconnais, je veux dire, je ne me cache pas ! Mais je ne suis pas féministe. Je n’ai pas de revendications spéciales pour les femmes, parce que sinon je serais très, très mal actuellement (rires) ! »

58A contrario, les femmes nées dans les années 1970 ont des « revendications spéciales pour les femmes ». Chris (35 ans, journaliste, NEC), engagée dans deux associations politiques et féministes, ouvre d’emblée l’entretien sur les analyses de Christine Delphy qui pose le travail domestique réalisé par les femmes comme du travail gratuit dont profitent à la fois les hommes et la société. Plus loin dans l’entretien, quand la question de son engagement politique et féministe est soulevée, elle pose alors la maternité comme une aliénation pour les femmes et mobilise la socialisation sexuée des enfants pour expliquer cette tendance des femmes à être plus en mesure de « prendre soin » que les hommes.

59Chez ces représentantes du féminisme de la « troisième vague » (Lamoureux, 2006) la maternité est refusée eu égard à la prise en charge par les femmes de l’éducation et de l’élevage des enfants et de la spécialisation – et la naturalisation – des activités qui en découlent. La maternité, la prise en charge par les femmes de l’éducation et de l’élevage des enfants et la spécialisation des tâches sont ici refusées.

60Amélie (31 ans, indépendante, NEC), qui assurait que « les féministes se sont battues pour ça, pour qu’on leur lâche un peu la grappe et qu’elles puissent jouer un autre rôle dans la société que changeuses de couches… », poursuit son argumentation en faisant référence à un ouvrage écrit par un psychosociologue (dont elle ne cite pas le nom). Malgré une certaine ouverture d’esprit concernant par exemple l’homoparentalité, ce dernier semble théoriser « que l’enfant ne ressent pas pareil le maternage et le paternage et qu’un homme qui change des couches le fait pas pareil qu’une femme qui change des couches et du coup ça peut perturber l’enfant ».

61Amélie s’insurge alors :

  • 8 Plusieurs enquêté.e.s ont fait référence durant l’entretien à l’ouvrage d’Élisabeth Badinter Le co (...)

« J’en ai marre de lire des trucs comme ça ! Tout ça parce que les mecs ne veulent pas changer les couches quoi, c’est tout ! Et après ils inventent tout un tas de, un système fallacieux pour cautionner ça, quoi. Mais… Oui, moi je pense pour ce truc-là, je suis, je me rapproche plus de Badinter [Élisabeth8] en disant que le jour où les hommes iront changer les couches, peut être ça ira mieux quoi, au contraire ! »

62Elle entend par « ça ira mieux » le fait justement, que les femmes pourront sortir de leur rôle maternel et ainsi plus investir la sphère professionnelle et politique et faire plus de place aux hommes dans la sphère familiale et inversement pour les hommes. Elle critique ainsi la spécialisation des activités entre conjoints et donc la division sexuée du travail. Cette spécialisation n’a pas que des effets matériels, elle est au cœur même de la construction identitaire de chacun.e, ce qui participe du renouvellement des inégalités entre femmes et hommes (Delphy, 2008).

« Y aura plus d’égalité dans la société, dans le couple, entre hommes et femmes, que les pères investiront plus, en investissant plus leur rôle auprès des jeunes enfants, laisseront plus de place pour les femmes à l’extérieur et inversement les femmes se décrisperont de leur rôle maternel et elles deviendront aussi moins tyranniques et tout ça quoi. Ça peut qu’être bon pour moi. » (Amélie, 31 ans, indépendante, NEC.)

63D’autres, « comme si dans le fait d’être femme y’avait obligatoirement le fait d’être mère » (Ludivine, 35 ans, auteure : scénariste pour enfants, NEC), remettent explicitement en question le fait d’être une femme et de savoir s’occuper d’un enfant (en bas âge). Ainsi, Chris (35 ans, journaliste, NEC), qui propose un discours très construit et en lien avec les théories féministes matérialistes assure :

« Tous les métiers du soin à la personne, donc le soin des enfants dans la famille mais aussi à l’extérieur, sur le marché du travail, on retrouve cette capacité, cette compétence, qui est naturalisée en plus, à la limite, y a pas besoin de diplôme, il suffit d’avoir un vagin et là on peut s’occuper des enfants, c’est merveilleux, et c’est comme si c’était livré avec, et ça veut dire aussi, quand même, toujours cette abnégation, mépriser ses propres besoins pour s’occuper des besoins des autres, quoi, et ça, c’est vraiment, le profil traditionnel de la mère, mais qui, en fait, est le profil traditionnel des femmes. »

64Comme s’il suffisait « d’avoir un vagin » pour savoir s’occuper d’enfant ou comme si parce que les femmes ont « la possibilité de porter un enfant biologiquement » il fallait « absolument » actualiser cette possibilité (Ludivine, 35 ans, auteure : scénariste pour enfants, NEC), ces SEnVol (de la génération [1971-1980]) refusent d’être considérées comme des mères potentielles avec ce que cela suppose d’aptitudes et de don de soi uniquement parce qu’elles sont nées avec un sexe féminin. Comme si, refusant d’être mère, elles refusaient d’être spécifiées par rapport aux hommes en mettant à distance l’assignation au rôle de mère. Elles refusent donc d’actualiser le principe organisateur de la division sexuée du travail.

65En ce sens, certaines femmes, telle Gabrielle (34 ans, correctrice, maison d’édition pour enfants, NEC ; voir encadré 22), estiment que de ne pas vouloir d’enfant est en quelque sorte un acte politique au sens où il permet de faire prendre conscience qu’il n’est pas naturellement inscrit dans tout corps de femme une envie de procréer et un instinct maternel. En effet, « la société a un petit peu encore tendance à regarder les femmes comme… À leur assigner le rôle de procréer plutôt que [celui] de s’épanouir » admet Lucas, (43 ans, intermittent du spectacle : comédien, CNC). On est donc bien face à un souci de « dénaturalisation » des rôles et des aspirations individuelles que l’on soit femme ou homme et donc d’une déconstruction du système de genre.

Encadré 22. – Extrait d’entretien avec Gabrielle, 34 ans, correctrice, maison d’édition pour enfants, non en couple
« Charlotte. – Et quand vous dites que vous êtes féministe, ça veut dire quoi pour vous ?
Gabrielle. – (Rires.) Quand je dis que je suis féministe, eh bien pour moi ça veut dire que j’interroge les rapports hommes/femmes, que je considère qu’il y a un système de domination masculine et que les hommes et les femmes ne sont pas égaux et que faut que les femmes se libèrent, en gros ! Voilà, c’est très schématique, mais il faut que les femmes se libèrent de pleins de choses.
Charlotte. – Que vous essayez de mettre en application dans votre vie de tous les jours ?
Gabrielle. – Bah voilà, oui.
Charlotte. – Par exemple ?
Gabrielle. – (Rires.) Bah pour moi, le fait de ne pas vouloir d’enfant, ça en fait partie aussi, en fait. Parce que du coup c’est vrai que, y a vraiment dans la vie des femmes, une place prépondérante qui est laissée à la maternité et que c’est censé être un élément central et que pour moi, le fait de montrer que ça ne l’est pas forcément, parce que je conçois très bien que ça puisse l’être enfin, je veux dire, si il y a des gens qui font des enfants parce qu’ils, enfin si il y a des femmes notamment qui font des enfants parce qu’elles ont envie d’en avoir et que c’est une super-expérience pour elles, moi je trouve ça super, je trouve ça super aussi qu’on puisse entendre que pour d’autres femmes ce ne soit pas le cas et je trouve que ce n’est pas vraiment le cas.
Charlotte. – Donc ce serait un acte politique féministe que de ne pas vouloir d’enfant, pour vous ?
Gabrielle. – Ouais, mais je pense que ce n’est pas que ça, enfin parce que c’est facile à dire de mon côté parce que moi je n’ai vraiment pas le désir, donc je ne me fais pas violence non plus. Mais pour moi, du coup, j’ai mis des mots dessus et pour moi c’est devenu un acte politique même si à la base, ça ne l’était pas forcément. »

66D’une certaine manière, les femmes SEnVol refusent cette capacité biologique d’engendrer qui les différencie des hommes et qui sert à justifier le traitement différentiel entre les hommes et les femmes dans les différentes sphères de la vie sociale et intime. Cette justification reproduit par ailleurs le système de genre et la spécialisation sexuée des activités. Comme si refuser cette potentialité, au regard du système actuel, c’était la première marche pour être les « vraies » égales des hommes dans le droit, mais surtout dans les corps et ainsi dans les faits, la première marche pour pouvoir « être juste quelqu’un », sans devoir justifier son existence par la présence d’un autre que cet autre soit homme ou enfant (de Beauvoir, 1976 [1949]). Car « renvoyer la femme à la reproduction de l’espèce n’est pas réduire la femme à son corps de femelle, mais la constituer en tout point de son corps comme un sexe, comme le Sexe » (Fraisse, 1992), et donc comme intrinsèquement différente de l’homme. Refuser cette potentialité c’est, par ricochet, ne pas être prise dans la « conciliation » de son existence, l’un des « privilèges du statut du bonhomme ». Comme si, les SEnVol interrogées nous donnaient à voir que le système social avait peu évolué en matière d’égalité entre les femmes et les hommes depuis 1975, où les auteures de Maternité esclave écrivaient : « Le seul choix logique serait le refus de maternité tant que procréation et prise en charge seront confondues. »

  • 9 Titre d’un ouvrage paru en 2007 écrit par Cécile Marguain.

67C’est pourquoi, depuis quelques années des « blogs » et sites sur « les femmes au foyer modernes » prolifèrent sur la toile. Les argumentaires de ces sites, qui ne remettent aucunement en question la division sexuée du travail, s’appuient sur cette double journée et revendiquent à la fois une image valorisée de la femme au foyer, un salaire et une retraite pour ce temps de travail. Par ailleurs, ces sites posent la question suivante : « La femme au foyer est-elle l’avenir du féminisme9 ? » Ainsi dans un article du magazine en ligne Grazia.fr (2010), intitulé : « Maman ! Plus tard je voudrais être femme au foyer ! », on peut lire :

« Femme au foyer et féministe, oui, parfaitement ! La France compte environ 3 millions de femmes au foyer en 2010. À sa façon, la femme au foyer moderne résiste à la dictature des stéréotypes : non, elle ne sera pas une mère aimante + une amante entreprenante + une salariée à temps plein + une amie parfaite + une femme indépendante, sociable, cultivée, drôle, sportive, sophistiquée, bien habillée, un modèle pour ses enfants, une fierté pour ses parents… En cela, elle diffère des femmes actives sur lesquelles repose toute la pression sociale, mais aussi des femmes au foyer des générations précédentes – représentées par le personnage de Bree dans la série Desperate Housewives – et qui devaient tenir, bien plus qu’un foyer : un rang, une image de la femme idéale dans l’inconscient masculin. »

68C’est bien la question de la « conciliation » au féminin, et qui n’a pas sa réciproque masculine, qui fait débat. Les responsabilités liées à la procréation ne sont toujours pas partagées à égalité entre les femmes et les hommes ; ces derniers n’étant pas encore considérés comme des acteurs à part entière de la parentalité, tel le démontre également cette représentation autour de la contraception qui aurait permis aux femmes de maîtriser « leur » fécondité, comme si les hommes n’en avaient pas, replongeant dès lors les femmes du côté de la nature et les hommes du côté de la culture (Tabet, 1985).

Rapport à la maternité biologique

69Dans leur ensemble, les femmes SEnVol interrogées refusent de vivre une grossesse et un accouchement. Si, dans leur discours, elles ne lient pas ce refus et/ou cette angoisse à une pratique féministe, je pose ici l’hypothèse que refuser cette expérience corporelle, c’est refuser d’actualiser la potentialité des femmes à enfanter. Les hommes, peu nombreux à évoquer la grossesse, semblent se partager entre idéalisation et figure repoussoir du corps enceint. Enfin, je montre le conflit entre « la mère » et « la femme » évoqué par les femmes interrogées.

La face cachée et mythifiée de la maternité biologique

70Ce qui revient souvent dans les discours des femmes SEnVol c’est leur difficulté à « imaginer » être enceintes. Aussi des expressions telles que « je n’arrive pas à me voir enceinte, mais vraiment pas. C’est un truc qui me bloque complètement » (Sandra, 31 ans, chercheure, CC), « je ne me suis jamais imaginée enceinte » (Cécile, 50 ans, enseignante, NEC), « c’est quelque chose [la grossesse] que j’avais beaucoup de mal à imaginer » (Bernadette, 63 ans, professeure de chant, CC), reviennent-elles au fil des entretiens comme pour dire la difficulté à se représenter la maternité biologique, ses sensations et ses conséquences.

71Les femmes, pour tenter de se représenter le phénomène de la grossesse, semblent avoir d’abord regardé du côté de leur mère. Ici, les femmes de la première génération ont été confrontées à un manque d’informations s’accompagnant d’un manque de paroles qui a incidemment mythifié la grossesse et l’accouchement.

72Clothilde (54 ans, enseignante infirmière, CNC), par exemple, enfant d’une fratrie de huit, affirme :

« Alors sinon dans mon rapport à, dans mon rapport aux enfants et à la grossesse et tout ça, ma mère n’avait pas un rapport aussi très… Je veux dire ça restait du domaine du caché. Dans ce qui était, tout ce qui était l’accouchement c’était du domaine du caché. Et… Ma mère était issue d’une famille où on était très pudique, le rapport au corps et tout ça, et l’accouchement c’était du domaine du caché, l’allaitement on ne l’enseignait pas dans la famille, que ma mère puisse allaiter devant d’autres personnes donc elle n’allaitait pas ou alors le discours c’était… […] mais en même temps on ne la voyait pas donc je veux dire, donc ça restait du domaine du caché. »

73Le domaine du caché est aussi souvent celui du sale et du tabou. Par ailleurs, de manière plus générale, le sale et le tabou touchent souvent le corps des femmes (de Beauvoir, 1949 ; Delphy, 2009) lorsqu’il n’est pas transformé en stéréotype sur des affiches publicitaires.

74D’autres, telle Lucie (48 ans, monitrice d’auto-école, NEC), ont cherché à savoir pourquoi leur mère avait décidé de ne faire qu’un enfant sans avoir de réponses claires, provoquant alors un mystère autour des conditions de leur naissance.

« Mais c’est vrai que du coup les histoires d’enfants, je sais que ma mère ça a été toujours très compliqué parce que moi y a une période où je lui ai demandé : “Mais qu’est ce qui fait que je suis toute seule ?” Alors son explication c’était : “Moi j’ai vécu avec 10 gosses à la maison.” Je disais : “Oui, mais sans en faire 10, on peut en faire deux ! J’aurais bien aimé un petit frère, une petite sœur, un truc.” En plus moi, je lui réclamais un grand frère quand j’étais petite, elle m’a dit : “Grand frère c’est trop tard, ça, c’est sûr !” Mais j’ai jamais eu de petits non plus quoi, et elle n’a jamais eu le projet d’en faire un deuxième et mon père en voulait. Au moins un, je pense, un deuxième quoi, et du coup, j’ai jamais su exactement qu’est-ce qui a fait qu’il n’y en a pas eu d’autre, à part qu’elle s’est démerdée pour avoir des moyens de contraception. Alors, je sais qu’à une époque, elle m’a parlé de coïts interrompus comme on dit, j’ai dit : “Attends ! Il doit être doué papa ! Pour réussir à chaque fois quand même ! T’as eu du pot maman !” (Rires.) Une fois que tu sais comment ça marche tu te dis : “Attends, y a beaucoup de mecs qui auraient eu ce genre de relations sexuelles pendant 10 ou 15 ans ?” Enfin, tu vois… Bizarre quoi. Après, quand mon père est mort, y a des choses que je n’ai pas reposées, quoi… »

75Par ailleurs, lorsqu’elles ont évoqué avec leur mère – et leur grand-mère – l’aspect angoissant de la grossesse et de l’accouchement, la réponse obtenue semble avoir été « le discours de toutes les femmes : “Oui, on passe toutes par là, tu ne vas pas en faire un fromage !” ». Or, pour Amélie (31 ans, indépendante, NEC), il s’agissait justement d’en « faire un fromage ! », n’arrivant pas à « imaginer le truc » et n’ayant pas de réponses satisfaisantes.

76Enfin, d’autres en ont justement trop su et les conditions de l’accouchement de leur mère deviennent des anecdotes familiales racontées à chaque anniversaire de l’enquêtée.

« En plus ma mère m’a raconté son accouchement de moi et c’était sur le ton de la rigolade aussi, mais c’était vraiment une expérience pas sympa parce que sa péridurale n’a pas marché, parce qu’elle était, elle était à l’hosto, au CHU, alors que mon père était étudiant en médecine donc tout le monde connaissait la femme de l’étudiant, enfin de l’interne… En plus, y avait le médecin de service qui est venu avec tous ses étudiants, enfin l’impression d’être voilà, un musée ouvert au public ! En plus, ça s’était mal passé, en plus, elle m’a toujours raconté, que, quand je suis née, en fait, elle se sentait vachement seule parce que mon père était pas à côté d’elle, il était devant et c’était son premier accouchement à mon père en tant qu’étudiant, quoi et du coup, il paraît qu’elle a vu la tête de mon père, enfin les yeux s’arrondir et tout, mon père qui avait l’air horrifié, et ma mère m’a dit qu’elle a eu super peur que, enfin voilà, j’ai trois bras ou qu’il y ait un truc qui aille pas et tout, donc elle a commencé à gueuler : “Mais qu’est-ce qu’y a ! Qu’est-ce qu’y a ! Y a un truc qui va pas ?” Et personne lui répondait et c’était, bon en fait, c’était rien de spécial et, enfin voilà… » (Sandra, 31 ans, chercheure, CC.)

77Or, ce type de discours « ne participe pas de : “C’est le plus beau moment de ma vie” et tout ça, enfin les récits complètement enchantés, les accouchements qui se passent bien où : “J’ai donné la vie c’est merveilleux !” » (Sandra, 31 ans chercheure, CC).

78La grossesse et l’accouchement semblent ne pouvoir se vivre que sur deux modes extrêmes : dans « la violence et le sang » ou comme un moment merveilleux, proche de « l’orgasme » (Linda, 37 ans, indépendante, CC). Ici, c’est plutôt au travers des expériences de leurs amies que les SEnVol tentent de se faire une idée de ce qu’est l’accouchement mais les discours apparaissent tellement opposés que ça ne peut que renforcer le mystère qui plane sur cet événement, bien que la souffrance semble tout de même prendre le dessus sur le plaisir.

79Aussi retrouve-t-on au cœur des entretiens des phrases du type :

« Je vois des femmes qui ont adoré et des femmes qui ont détesté. » (Géraldine, 33 ans, consultante à mi-temps entreprise, CNC.)

80Linda (37 ans, indépendante, CC) est, quant à elle, particulièrement crue lorsqu’elle fait référence aux propos de ses amies qui ont eu un enfant.

« J’ai qu’une copine, sur quand même un certain nombre, y’a une femme seulement sur, je ne sais pas, une vingtaine, qui m’a dit qu’à son accouchement, elle avait eu un orgasme. Ça peut arriver quoi, très rare. Bon elle, elle a eu cette chance. (Rires.) Les autres elles ne te racontent pas ça, elles te disent “je me suis fait exploser le sexe”, “on m’a fait des points de suture”, “j’ai eu super mal pendant longtemps”, “après j’ai eu de l’incontinence”. Ça fait flipper quoi, tu vois. Ça fait peur. Moi je n’ai pas envie de vivre ça. »

81Les femmes SEnVol, dans leur ensemble, envisagent donc la grossesse, mais surtout l’accouchement, comme un événement particulièrement « horrible », « un peu terrifiant » qui s’avère pourtant un passage quasi obligé si l’on souhaite des enfants et que des difficultés à concevoir ne sont pas avérées. Cette angoisse de l’accouchement semble être une constante qui se lisait déjà dans les écrits des femmes du XVIIIe siècle (Théré, 1992). Par ailleurs, si la grossesse est particulièrement médicalisée, il est également possible d’envisager l’accouchement comme « naturel », le corps médical mettant l’accent sur la santé de l’enfant en train de naître et non sur les ressentis de la femme qui accouche. Enfin, je souligne la résurgence de revendications, tant de certaines femmes (particulièrement diplômées, Jacques, 2007) que des sages-femmes, à accoucher « à la maison », sans péridurale ou dans des « maisons de naissance » (collectif Ciane, 2007 ; Nadel, 2010 ; Buisson, 2013 ; Charrier et Clavandier, 2013).

Ce que la grossesse fait au corps

82Au-delà de ces représentations et de la difficulté à s’imaginer enceinte, les femmes SEnVol évoquent la peur de voir leur corps « déformé » et de ressentir les « désagréments » durant la grossesse et après l’accouchement. Elles nous parlent donc de leur relation à leur corps tant d’un point de vue esthétique que de celui de l’« intrusion » d’un corps étranger en elles, sous l’image de l’« alien ».

83Amélie (31 ans, indépendante, NEC) déclare par exemple :

« Je pense aussi que ma relation à mon corps, elle fait que j’ai du mal à l’imaginer déformé. »

84Sandra (31 ans, chercheure, CC) affirme quant à elle :

« Déjà, je n’ai pas un rapport facile avec mon corps, donc un truc, en plus qui vient perturber tout ce bordel et puis avec le poids en plus, j’ai toujours eu un problème avec mon poids. Je ne sais pas, je ne sais pas pourquoi exactement, je pense que ça doit être un peu de tout, le côté alien… […] Oui, le corps qui change et puis qui change en moche, quoi ! Enfin vraiment parce que, les vergetures, les seins qui tombent et puis les kilos qu’on n’arrive pas à perdre. »

85Finalement, « le seul truc » qui pourrait donner envie à Sandra d’être enceinte est :

« Le côté à quel point tout le monde prend soin de toi, comment tout le monde est gentil avec toi, comment on te laisse la place dans, enfin si tout se passe bien, on te laisse la place dans le bus, on est gentil avec toi, comment les petites vieilles elles te parlent avec un grand sourire, on dirait que les gens ne sont pas agressifs, quoi. »

86Elle évoque alors dans le même paragraphe l’envers de cette attention :

« Bon maintenant je pense que tu dois répondre 3 500 fois à la question : “C’est un garçon ou une fille ?”, “C’est pour quand ?” tout ça, bon ça doit être un peu saoulant au bout d’un moment. »

87D’autres, des femmes qui ont vécu une IVG se souviennent du peu de temps où elles ont été enceintes et se remémorent ainsi les différents désagréments tels que les nausées.

« [L’idée de la maternité] ça me fait gerber […]. D’avoir un gros bidon, de ne pas faire du sport… […] Et puis bon, comme je l’ai été très peu de temps, je trouvais que ce n’était pas très agréable d’avoir envie de dégueuler tout le temps. » (Élizabeth, 62 ans, secrétaire à la retraite, CC.)

88Certaines femmes SEnVol s’inquiètent donc des possibles nausées, des vergetures, de leur poitrine qui « tombe », de la prise de poids, et de ces différents symptômes qui disparaîtront (ou pas) au fil des mois après l’accouchement. Il serait possible de voir ici l’aspect artificiel de ces femmes qui font primer l’esthétisme aux dépens d’un bel événement : celui d’une naissance. Pour autant, j’interprète cette peur de ce corps qui se « déforme », qui se transforme, comme une peur qui caractérise notre société actuelle. Rentrer dans les canons de beauté, notamment pour une femme, est un critère social pour dire son épanouissement et montrer la réussite de sa vie. Il s’agit de rester belle, de rester mince, de rester jeune tout en étant « soi-même ». « Elles seront donc visibles par la beauté de leur corps, par l’apparence » (Fraisse, 1992).

Ce que l’accouchement fait à la sexualité

89Si Ludivine évoque « le post-accouchement [… et] la grande question de la sexualité du couple qui doit être assez difficile aussi à gérer », ce sont surtout les hommes qui évoquent les conséquences de la grossesse mais, une fois encore, surtout de l’accouchement. En effet, ce qui angoisse, par exemple, Alain (36 ans, journaliste, NEC) c’est « l’idée de ne plus avoir de sexualité », non pas durant « le temps de la grossesse [mais bien] après ».

  • 10 Alain a vécu une relation conjugale stable et cohabitante de ses 20 ans à ses 30 ans.

90Alain au fil de l’entretien s’explique. Tout d’abord, Alain cherche à « décloisonner les rôles de genre ». Concernant sa sexualité, Alain semble dans une quête de nouvelles expériences et sensations sexuelles. Il veut en effet, « inventer de nouveaux modèles », ce qui peut s’expliquer, selon lui, qu’« après avoir passé 10 ans10 à [s]’ennuyer et à pas du tout vivre [sa] sexualité », il s’est trouvé, à l’âge de 30 ans, dans un « état de frustration avancé ». En effet, pour lui, la « sexualité conjugale » est « chiante ». Plus loin, il déclare : « Je veux tout connaître en matière de sexualité […] toutes les potentialités du corps. » Il a, dans cette logique, expérimenté l’échangisme et la « sexualité de groupe » depuis ses 33 ans. Par ailleurs, Alain affirme que, contrairement à la majorité des hommes hétérosexuels, il ne veut pas dissocier « la maman et la putain », il souhaite que sa « copine » soit les deux.

« Beaucoup de mecs hétérosexuels dissocient la maman et la putain c’est-à-dire que y’a leur copine qu’est respectable et leur composante la plus déviante, la plus sexuelle mais ils ont tendance à l’assouvir à l’extérieur au motif que je respecte trop ma copine pour lui faire ça donc je peux pas… Moi je joins les deux. Je veux que mon amoureuse soit aussi ma putain. »

91Pour autant, et paradoxalement, Alain assure en fin d’entretien que « la femme fécondable n’est pas la femme désirable ». Autrement dit, qu’une femme, qui est mère ou qui souhaite le devenir, n’est pas sexuellement désirable. En effet, une femme qui aurait un désir d’enfant, donc qui pourrait potentiellement devenir mère, aux yeux d’Alain, est « désensualisée ». En ce sens, Alain réaffirme la distinction qu’il dénonce entre « la mère et la putain » pour, finalement, déclarer, implicitement, qu’il ne souhaite de sexualité qu’avec des « putains ».

92Enfin, en milieu d’entretien, Alain fait référence aux conséquences post-accouchement sur le corps des femmes et l’implication sur la sexualité.

« Moi j’ai couché avec des femmes qui avaient accouché y’a pas longtemps. Y’a des conséquences, très clairement et qui des fois ne… Ne se résolvent jamais c’est-à-dire y’a des conséquences éternelles. C’était peut-être des exceptions mais qui sont des possibilités, voilà […]. Je me dis si ma compagne fait un gosse et que, et qu’elle a ce trou béant qui… C’est pas possible. Ce sera la fin de notre couple quoi. Je ne vais pas élever un enfant, je ne vais pas faire un enfant et quitter ma femme, tu vois ? Et pour moi c’est fondamental de désirer sa partenaire en permanence. »

93Les hommes donc s’inquiètent notamment de ne plus désirer charnellement leur partenaire et de devoir, un temps, ne plus pouvoir avoir une sexualité épanouissante.

94Aujourd’hui le couple est aussi le lieu d’une sexualité qui doit se vivre sans entraves et de façon épanouissante. Nous retrouvons alors la « sexualité plastique » définie par Anthony Giddens dont le cas idéal type est représenté par la sexualité homosexuelle (car) non reproductive.

« La sexualité plastique est, si l’on peut dire, une sexualité décentrée, affranchie des exigences de la reproduction […]. La sexualité plastique peut être façonnée comme un trait de personnalité à part entière et se trouve du même coup intrinsèquement liée au soi. » (2007, p. 10-11.)

Ce que la mère fait à la femme

95Dans une même veine, les femmes SEnVol évoquent le conflit entre « la mère » et « la femme » pour assurer qu’elles ont voulu rester « femme » pour maintenir, notamment, un rapport de séduction aux hommes. Par ailleurs, au-delà de ce rapport de séduction, il semble qu’il y ait une dissociation entre la nature et la culture qui rentre ainsi en jeu. Dans leurs représentations, et certainement dans leur rapport au corps, être femme est du côté de la culture, de la séduction, de la maîtrise de soi, quand être mère renvoie à la reproduction biologique, à la femelle, à la « pondeuse », bref à l’animalité, à la nature.

96À ce propos, dans un article du magazine Enfant (mai 2012), « Violette » témoigne de son premier accouchement. « Concentrée sur mes sensations, j’ai l’impression profonde que tout est bien dans mon corps. Mais je me sens comme une vache qui va mettre bas […] ! Le gynécologue arrive avec des ventouses. Je trouve l’engin ancestral, comme si j’étais à la ferme. Il est absorbé par ses gestes, j’ai l’impression qu’il ne s’intéresse qu’au bébé, qu’il n’a pas de lien avec moi. » L’enfant naît, la maman poursuit : « Les premières heures avec Iris restent un moment de grâce inoubliable : l’odeur de son crâne m’hypnotisait. J’étais à la croisée de la magie et de l’animalité. » À la suite de ce témoignage, le « commentaire d’un pro », une sage-femme, explique : « La préparation à la naissance sert à démystifier pour mieux vivre les choses. Mais, parfois, les mamans l’oublient ! Violette perd le contrôle de son corps, se retrouve dans un état animal et n’a plus de repères. Le chrono est géré par la nature, même sous péridurale. »

97La plupart des femmes SEnVol refusent ce moment où elles vont se rapprocher d’une certaine animalité pour devenir femelle et mettre au monde un enfant par « voie basse ». Elles refusent ce moment où elles ne maîtriseront plus leur être, où la « nature » reprend, durant quelques heures, ses droits. Cette « maîtrise de soi », et donc aussi de son corps, est pour Danilo Martuccelli, à la suite de Norbert Elias, l’une des composantes de l’« individu souverain » (Martuccelli, 2002). Ainsi pour cet auteur, bien qu’il ne pense certainement pas à la maternité en écrivant ces lignes :

« Tout ce qui permet, en Occident, de rappeler trop visiblement les aspects les plus corporels de notre existence produit de la gêne ou de la honte […]. Si la défaillance de l’auto-contrôle, cette incapacité à organiser et à se rendre maître de son apparence nous incommodent autant, c’est parce qu’elles vont à l’encontre de cette injonction centrale [adressée aux individus d’être des individus souverains]. » (2002, p. 51-52.)

98Accoucher par voie basse est en quelque sorte antinomique aux valeurs de contrôle et de maîtrise de soi prônées par la société.

99L’envers de cette perte de contrôle est pour les femmes SEnVol leur rapport à la séduction, qu’elles placent du côté de la culture et peut-être du côté de l’humanité, en tout cas du côté de la maîtrise de soi. Elles veulent être aimées pour ce qu’elles sont, des femmes douées de réflexion et de paroles et non pour ce qu’elles pourraient être, des femelles qui s’accouplent et qui mettent bas. Brigitte née aux milieux des années 1950 qui a rencontré son mari – lequel n’a pas souhaité témoigner – vers l’âge de 20 ans et qui a fait toute sa carrière dans l’Éducation nationale pour être aujourd’hui directrice d’une école d’application, affirme :

« Un compagnon qui ne m’aurait fait voir que mon côté reproductrice en quelque sorte, n’aurait pas été l’homme de ma vie, ça, c’est sûr. »

100Olga (41 ans, iconographe, CC) affirme, quant à elle, être « beaucoup plus intéressée par la relation homme/femme [que par le rôle de mère, se sentant] plus femme que mère ».

101De plus, ses propos permettent de renouer avec la question des hommes qui auraient besoin de relation extraconjugale, notamment au moment des naissances. Interrogée sur le fait de savoir si, selon elle, avoir des enfants enlève à la femme « son côté femme », Olga, répond :

« Fondamentalement je ne pense pas ça, ça, c’est une vision d’homme. Par contre je pense qu’il y a un défi quand même, à savoir : bien faire attention à ne pas oublier le fait que t’es une femme ! Ne pas se laisser enfermer dans le rôle de mère, mais je pense que ça, c’était du temps des femmes des années 60, 50, et encore les femmes des années 60, tu vois ma mère, elle n’est pas tombée dans ce travers-là par exemple, tu vois ? Ça, par contre… Mais c’est plutôt une vieille vision ou ce que les hommes persistent à dire quand, pour…, alors là je vais être vraiment dure, mais pour pardonner leurs écarts ou autre ou leur manque de, là je suis un peu dure, mais leur manque de dialogue avec les femmes. »

102Aussi, pour faire « pardonner leurs écarts », les hommes invoqueraient-ils le rôle de mère de leur compagne aux dépens du rôle de femme.

103Je souligne pour conclure que « la » femme est pensée, dans ces différents propos, comme disponible sexuellement et mentalement quand la mère est pensée comme tournée vers son enfant. Il n’est donc jamais pensé, ni par les femmes, ni par les hommes, l’individu femme disponible pour elle-même, définie par elle-même sans référence à ses attributs de conjointe, d’épouse ou de mère.

Notes

1 Nous trouvons cette valorisation à « être soi-même » dans un grand nombre de slogans publicitaires, tels « Être soi-même » (Yves Rocher), « Devenez vous-mêmes » (recrutement pour l’Armée), « Venez comme vous êtes » (McDonald’s).

2 Les origines sociales et ethniques de Nabila font exception dans le corpus. C’est la seule à être issue de l’immigration maghrébine, à avoir une mère « analphabète » et à avoir une famille d’origine si nombreuse. Son engagement politique, qui débute tôt dans sa trajectoire de vie, peut en partie expliquer son « parcours d’exception » ; la socialisation politique permettant d’acquérir un certain capital social et culturel.

3 51 % des répondant.e.s à l’enquête ERFI (2005) sont d’accord avec l’affirmation suivante : « Un enfant d’âge pré-scolaire risque de souffrir du fait que sa mère travaille », contre 35 % qui ne sont pas d’accord et 14 % qui n’ont pas d’avis sur la question. Les pourcentages sont pondérés.

4 « Le nombre de femmes sans emploi, qu’elles soient inactives, en congé parental ou au chômage, progresse au fil des naissances. Elles sont 30 % à ne pas travailler avant la première naissance, 37 % avant la deuxième et 54 % avant la troisième. L’année qui suit, 38 % ne travaillent pas après la première naissance, 51 % après la deuxième et 69 % après la troisième. » (Pailhé et Solaz, 2006.)

5 L’entretien se déroule le 3 février 2010.

6 82 % des salarié.e.s à temps partiel sont des femmes. (Pack, 2013, p. 3.)

7 Nicole est mariée civilement mais elle a gardé son « nom de jeune fille ».

8 Plusieurs enquêté.e.s ont fait référence durant l’entretien à l’ouvrage d’Élisabeth Badinter Le conflit, la femme, la mère publié en 2010 aux éditions Flammarion.

9 Titre d’un ouvrage paru en 2007 écrit par Cécile Marguain.

10 Alain a vécu une relation conjugale stable et cohabitante de ses 20 ans à ses 30 ans.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search