Introduction
p. 15-19
Texte intégral
« J’argumente que pour connaître la réalité, et donc pouvoir éventuellement la changer, il faut abandonner ses certitudes, et accepter l’angoisse, temporaire, d’une incertitude accrue sur le monde ; que le courage d’affronter l’inconnu est la condition de l’imagination et que la capacité d’imaginer un monde autre est un élément essentiel de la démarche scientifique : qu’elle est indispensable à l’analyse du présent. »
Delphy C., 2009 [1991].
Mise en contexte de la recherche
1Le choix de ne pas vouloir d’enfant est un choix que peu de personnes font et qui va à contre-courant de l’image qui associe d’une part les enfants au bonheur et d’autre part la famille à un certain épanouissement de soi, à une certaine réussite tant personnelle que sociale. De manière concomitante, travailler sur le refus d’entrée en parentalité d’un point de vue sociologique et/ou démographique est relativement rare. La sociologie française s’intéresse à la famille, au couple, à l’individualisation des relations sociales et intimes, aux rapports sociaux de sexe, mais, étonnamment, ne s’est pas saisie jusqu’alors de ce comportement qui déroge à la norme du faire famille, à savoir l’absence volontaire d’enfant. Or, l’analyse des conditions de possibilités même de la constitution de la famille implique pourtant nécessairement que les individus, et ici au premier chef les femmes, aient souhaité ou du moins accepté d’entrer en parentalité et d’en expérimenter les conséquences. Cette relative absence (Donati, 2000 ; 2003) nous dit à la fois l’invisibilisation du phénomène, reflétant dès lors le tabou qui entoure la non-parentalité choisie, et la non prise en compte du caractère éminemment social de la procréation et par ricochet de la parentalité.
2En effet, la procréation est en au cœur de la division sexuée du travail qui assigne aux femmes la sphère reproductive et assigne aux hommes la sphère productive. De plus, cette division sexuelle du travail renforce le système de genre, lequel se définit par trois caractéristiques essentielles : un processus de différenciation des sexes, un processus de hiérarchisation des sexes (les valeurs associées au masculin étant valorisées par rapport aux valeurs associées au féminin), et une hétéronormativité c’est-à-dire une « contrainte à l’hétérosexualité » (Rich, 1981), qui va de pair avec l’idéologie de la complémentarité entre les sexes.
3Dans une perspective féministe et déconstructionniste, je rappelle donc le caractère à la fois social et sexué de l’entrée en maternité et en paternité et cet ouvrage, par l’intermédiaire des discours de personnes volontairement sans-enfant, soulève l’injonction forte en France à entrer en parentalité, ou plus exactement, l’injonction forte à désirer des enfants, à désirer fonder une famille. En effet, plus qu’une injonction à être parent, il s’agit de désirer des enfants et c’est bien cette absence de désir qui est incomprise, suspecte, potentiellement subversive tant pour les femmes que pour les hommes, bien que la question des enfants reste particulièrement révélatrice des normes en matière de rôles de sexe.
4Par ailleurs, depuis les années 1980, émergent des revendications collectives autour du « droit à avoir des enfants » tant au travers des couples infertiles, des couples homosexuels ou des personnes célibataires qui adoptent, et l’État semble, ou du moins sur la voie pour, répondre favorablement à ces demandes d’enfant. En d’autres termes, l’État accepte de prendre en charge les corps qui, sans son intervention médicale et juridique, ne pourraient procréer et/ou s’assurer une filiation. Or, selon une logique contractuelle, les droits sont le double solidaire des devoirs : droit à avoir des enfants et devoir d’en faire pourraient en cela refléter le contrat social procréatif moderne (Charrier et Clavandier, 2013). L’un des objectifs de l’ouvrage est ainsi d’interroger ce « contrat social », principalement du côté des « devoirs ».
L’histoire de la démographie française et l’évidence du désir d’enfant
5Le contexte français concernant la parentalité m’apparaît spécifique à plusieurs titres et justifie que l’ouvrage s’y inscrive principalement. Tout d’abord, l’une des caractéristiques de l’histoire démographique française est la précocité de la baisse du taux de fécondité qui remonte au milieu du XVIIIe siècle. Cette baisse entraîne, bien avant d’autres pays européens, une attention particulière des pouvoirs publics à la natalité du pays et aux facteurs pouvant la favoriser. La France a, de ce fait, élaboré, dès la fin du XIXe siècle, des législations natalistes et familialistes valorisant la maternité et les familles nombreuses et réprimant sévèrement les méthodes contribuant à restreindre la taille de sa descendance que cela soit par la contraception ou l’avortement. On retrouve alors la deuxième caractéristique française : son retard en matière de légalisation de la contraception et de l’avortement. Alors que les États-Unis, grâce aux combats de Margaret Sanger, ouvrent les premières cliniques qui mettent en place le « birth control », est votée en France la loi de 1920 qui réprime toute pratique anti-conceptionnelle (informations sur la procréation, contraception et avortement). Ce n’est qu’en 1967 que la « loi Neuwirth » légalise la contraception, dite moderne, mais il faudra attendre encore 5 ans pour sa mise en application et ce n’est qu’en 1975 que la « loi Veil », légalisant l’avortement, rebaptisé interruption volontaire de grossesse (IVG), sera votée pour une période probatoire de 5 ans puis entérinée en 1979. Par ailleurs, la stérilisation à visée contraceptive et sans raison médicale n’est légale en France que depuis 2001 et est très peu pratiquée contrairement à d’autres pays, tels les États-Unis ou l’Angleterre. Enfin, les politiques favorisant le maintien des femmes dans l’emploi même lorsqu’elles sont mères et le caractère non stigmatisant de l’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale (articulation supportée très majoritairement par les femmes) sont la troisième caractéristique française ; laquelle est souvent mobilisée pour expliquer le niveau élevé, relativement aux autres pays européens, de l’indice conjoncturel de fécondité, autour de 2 enfants par femme.
6L’histoire de la démographie française, des lois qui l’accompagnent et le souhait très largement majoritaire de la population française d’avoir des enfants reflètent le climat nataliste français qui érige le désir d’enfant en évidence ; refuser de devenir parent procédant dès lors d’un « écart la norme » du faire famille. C’est pourquoi, cet ouvrage s’inscrit également dans une perspective interactionniste et proche de la sociologie de la déviance. Le fait de ne pas vouloir d’enfant représente tant un comportement très minoritaire qu’un refus de répondre à l’injonction de devenir parent, plaçant dès lors les personnes qui choisissent une vie sans enfant en position d’outsiders (Becker, 1985). J’utilise ici la sociologie de la déviance comme une sociologie qui tente de comprendre le point de vue des individus qui se placent, par leurs pratiques, en dehors d’une norme de la société et le point de vue des « entrepreneurs de morale » qui construisent la norme et la renforcent par leurs rappels à l’ordre, ici l’ordre du faire famille.
7Être volontairement sans-enfant est, en France, pendant toute la majeure partie du XXe siècle très peu étudié et en cela est invisibilisé (Debest, 2013). Aux États-Unis, les publications sur les personnes qui choisissent une vie sans enfant, rebaptisées « child-free » – et non « childless » – par la National Organization for Non-Parents créée en 1972, émergent dans les années 1970 (Movius, 1976 ; Silka et Kiesler, 1977 ; Ory, 1978).
8Du côté de la démographie française, il faut attendre 1995, soit plus d’une vingtaine d’années après, pour voir publier les estimations de Laurent Toulemon, démographe à l’Institut national d’études démographiques, sur les femmes en couple qui choisissent de rester sans enfant. À partir de l’infécondité définitive qui mesure la proportion de femmes, en fin de vie féconde, le plus souvent établie après 50 ans, qui sont restées sans enfant quelles qu’en soient les raisons, Laurent Toulemon estime à moins de 4 % les femmes en couple, nées dans les années 1950, qui sont restées sans enfant par choix. Grâce à deux grandes enquêtes nationales récentes – ERFI (2005 – Ined)1 et FECOND (2010 – Inserm-Ined)2 – que je mobilise tout au long de l’ouvrage et qui portent, entre autres, sur les intentions de fécondité des individus, nous observons, avec Magali Mazuy, démographe et spécialiste des comportements de fécondité, que la proportion de personnes en couple qui ne souhaitent pas d’enfant n’a pas évolué (Debest, 2013 ; Debest et Mazuy, 2014) depuis les estimations de 1995. En 2010, en France, d’après les données de l’enquête FECOND (2010 – Inserm/Ined) seuls 3,5 % des personnes en couple âgées de 18 à 50 ans affirment avoir l’intention de rester sans enfant. Ce pourcentage remonte à 5 % lorsque l’on ne prend pas en compte la situation conjugale de la personne (Debest et Mazuy, 2014). Très peu de personnes, en France, déclarent donc ne pas souhaiter d’enfant.
La recherche au cœur des entretiens
9L’ouvrage s’appuie sur des récits de vie recueillis auprès de cinquante et une personnes qui se reconnaissent elles-mêmes comme des personnes ne souhaitant pas d’enfant. C’est suite à un appel à témoignages dans lequel était explicitement écrit le sujet de la recherche que les personnes intéressées, se reconnaissant comme volontairement sans-enfant, devaient me contacter. Seul un critère d’âge minimal – 30 ans – a été retenu. Autrement dit toute personne de plus de 30 ans, quelle que soit sa situation conjugale, pouvait répondre à l’appel à témoignages. Globalement, les personnes interrogées sont diplômées de l’enseignement supérieur et ont donc les ressources pour se « mettre en mots » et pour « mettre en mot » les normes sociales et de genre, pour se définir autrement que par la parentalité et pour faire face à la pression sociale à concevoir. Aussi les personnes interrogées représentent-elles une population spécifique et peuvent-elles être considérées comme les « volontaires des volontaires », représentant en cela une sous-partie des 5 % en population générale de l’enquête FECOND.
10Je rappelle que les recherches caractérisées par une méthodologie qualitative, c’est-à-dire ici à partir d’entretiens, n’ont pas pour objectif de caractériser de manière exhaustive une population étudiée ou d’expliquer tel comportement par telle cause (ce qui serait le propre d’une vision déterministe), mais bien de faire ressortir à un niveau microsociologique des logiques d’actions et des représentations individuelles qui s’insèrent nécessairement dans du collectif (Beaud, 1996). Au travers des discours des personnes qui sont sans-enfant volontairement (les « SEnVol ») et qui se définissent comme telles, il s’agit en effet de mettre en lumière des manières de (se) dire, de (se) penser, de (se) faire relativement à un certain écart à la norme opéré de manière, sinon intentionnelle, au moins consciente (Becker, 1985), à savoir le fait de ne pas désirer d’enfant et de pouvoir, plus ou moins, l’assumer socialement selon les capitaux dont disposent les individus.
Objectif et organisation de l’ouvrage
11L’objectif de l’ouvrage est double : d’une part montrer que le refus d’entrer en parentalité est un objet sociologique, qui peut être analysé sous l’angle d’un choix de vie positif et d’autre part affirmer que le souhait de ne pas vouloir d’enfant doit être lu en interaction étroite avec les normes conjugales et professionnelles. Faire le choix d’une vie sans enfant est un phénomène social dans le sens où cela révèle les normes sociales et de genre et procède d’une tension entre les valeurs libérales et les valeurs familiales de la société actuelle.
12Je retrace dans une première partie la construction du « désir d’enfant » qui émerge en même temps qu’une demande de rationalisation des comportements de fécondité des couples et donc d’une responsabilité accrue des parents envers les enfants qu’ils sont censés choisir de mettre au monde. Une fois posé le contexte socio-politico-démographique dans lequel s’inscrivent les analyses de l’ouvrage, je présente, en quelque sorte, les personnes sans-enfant volontairement, les SEnVol, à partir des données quantitatives et des données qualitatives. Je m’intéresse ensuite à la pression sociale à concevoir c’est-à-dire aux cadres et aux discours par lesquels la société et l’entourage des SEnVol les incitent à faire des enfants, les obligeant dès lors à se justifier, à se positionner face à la norme du faire famille. J’en viens alors au triptyque « liberté, responsabilités et motivations » qui éclaire d’une part les raisons du choix d’une vie sans enfant et d’autre part les normes de la parentalité, qui à plusieurs égards, entrent en tension avec les valeurs et les attitudes attendues dans les sphères conjugale et professionnelle. Enfin, j’interroge le refus d’entrer en parentalité au regard de la division sexuée du travail et replace ainsi au cœur du débat sur l’égalité entre les femmes et les hommes, la prise en charge par les femmes des activités ayant trait aux enfants – de la contraception à leur éducation – et l’exclusion relative des hommes de la sphère familiale et parentale.
Notes de bas de page
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