1Lorsque le manuscrit de Charlotte Debest est arrivé sur mon bureau, ma première réaction a été : « Enfin ! » Enfin, une recherche sociologique sur ce sujet qui devient un livre ; enfin une analyse fine et éclairée sur cet écart à la norme qui est resté si longtemps invisible et impensé.

2Après la soutenance de ma thèse de sociologie sur les femmes seules, en 1996, qui s’attachait plus particulièrement aux femmes qui font le choix d’une vie sans cohabitation1, j’envisageais deux voies pour poursuivre mes recherches : élargir mon champ d’analyse aux hommes seuls ; creuser le sillon des femmes « hors norme » en m’intéressant à celles qui restent délibérément sans enfant. Les hasards et les contraintes de la vie ont fait que je n’ai suivi ni l’une ni l’autre de ces pistes. C’est pourquoi je suis particulièrement heureuse de préfacer aujourd’hui l’ouvrage de Charlotte Debest, qui vient combler un vide.

3À l’heure où la notion polémique de « droit à l’enfant » fait florès et où le droit à l’IVG est contesté à nos voisines espagnoles, il est salutaire de rappeler, comme le fait l’auteure, que le droit à la « non-parentalité », et plus spécifiquement le droit à la « non-maternité » – car « non maternité » et « non paternité » ne sont pas symétriques – est loin d’être une évidence encore aujourd’hui. Il s’agit d’un droit « discret », qui découle des lois qui accordent aux femmes et aux couples la maîtrise de leur fécondité. Toutefois, si la loi ouvre en la matière le champ des possibles, elle est une condition nécessaire mais non suffisante à l’émergence d’un droit effectif et subjectif à la non-parentalité. De fait, ce droit a été construit et reste largement pensé comme celui de planifier au mieux le nombre et le moment des naissances ; non de remettre en cause l’évidence de la parentalité. Or la parentalité, qu’elle procède de « l’évidence du naturel » lorsqu’aucun moyen fiable ou légal de contrôle des naissances n’est disponible, ou qu’elle réponde à l’injonction moderne au désir d’enfant, apparaît comme un « nœud » du système complexe des rapports sociaux de sexe, comme un élément central de la division sexuée du travail qui infériorise les femmes dans toutes les sphères de la vie sociale.

4Charlotte Debest nous propose ainsi de suivre le cheminement, la « carrière déviante » et le raisonnement des femmes et des hommes qu’elle a rencontré.e.s au cours de sa recherche. Elle nous accompagne dans la découverte de portraits sensibles qui restituent toute la complexité et la cohérence des parcours individuels à travers les différentes sphères de la vie, sans jamais oublier de les inscrire dans un contexte social marqué par le genre.

5Au-delà de leur diversité, toutes et tous aspirent à se construire comme des individus à part entière, sans craindre de se mettre en marge des rôles sociaux traditionnels s’ils ne correspondent pas à leurs aspirations. Il ne s’agit toutefois pas de se construire comme « marginal.e », puisque c’est avant tout le regard d’autrui et le rappel constant, explicite ou implicite, à la norme de la parentalité qui les définit comme tel.le.s, voire qui les stigmatise. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse que si les parents ou futurs parents ont parfois tant de mal à admettre que ne pas avoir d’enfant puisse relever d’un choix, c’est aussi parce que ce choix assumé les oblige à porter un regard nouveau sur ce qu’ils/elles considèrent comme leur propre choix, qui peut dans certains cas ne jamais avoir été réellement réfléchi et posé comme tel.

6L’un des intérêts de cet ouvrage réside dans sa capacité à inverser et élargir les perspectives : il apporte un éclairage pertinent sur la notion discutée de « conciliation » depuis le point de vue de celles (et ceux) qui n’y sont justement pas confrontées. En effet, dans tous les cas, la question des temporalités et des régimes temporels apparaît essentielle dans les choix opérés. Pour les femmes, la maternité implique une pression temporelle forte qui apparaît à certaines non seulement insoutenable mais aussi injuste. Ainsi l’auteure, sur un terrain inhabituel, non seulement confirme l’inégalité des femmes et des hommes devant les régimes temporels, mais encore elle étend, à la suite de Monique Haicault2 notamment, l’éventail des temporalités à articuler. Lorsque la plupart des analyses s’en tiennent au temps professionnel et au temps familial, Charlotte Debest rappelle que la multiplicité des temps est plus riche que cela (temps conjugal, temps parental, temps intime, temps à soi…) et que leur articulation sur le mode de la conciliation qui s’impose aux femmes en est d’autant plus compliquée.

7Par ailleurs, elle déconstruit habilement la double représentation dominante selon laquelle les femmes sans enfant seraient des carriéristes n’accordant d’importance qu’à leur activité professionnelle et les hommes sans enfant des précaires trop peu stabilisés dans le monde du travail pour pouvoir envisager de fonder une famille. D’une part elle montre que la diversité des parcours est de mise et que la question n’est pas là mais plutôt dans les injonctions contradictoires qui s’imposent aux individus modernes. D’autre part, elle inverse la relation de cause à effet entre absence d’enfant et instabilité/précarité professionnelle, dévoilant des « carrières déviantes » cohérentes, dans lesquelles femmes et hommes cumulent volontairement les écarts à la norme : norme conjugale, norme parentale, norme professionnelle, dans une opposition à la logique libérale (même si paradoxalement cette logique prônant la réalisation de soi à tout prix apparaît par ailleurs guider leurs pratiques, comme l’explique l’auteure).

8L’analyse de ces parcours de vie confirme, s’il était nécessaire, que la responsabilité de la parentalité reste assignée aux femmes jusque dans son absence ; depuis la conception jusqu’à la réalisation de toutes les tâches d’éducation et de soin aux enfants. C’est la femme qui déciderait in fine et qui priverait ainsi son conjoint de ce rôle socialement valorisé. L’homme sans enfant n’est donc pas tenu pour responsable de sa situation. La force de la responsabilité maternelle de la parentalité conduit les femmes interrogées à adopter des pratiques et des discours féministes, alors même qu’elles récuseraient cette étiquette. Sans référence féministe à proprement parler, elles n’en demeurent pas moins des « pratiquantes » d’une pensée qui a de longue date identifié le lien étroit unissant parentalité et aliénation au travail, comme en attestent les propos de Françoise d’Eaubonne auxquels font écho plusieurs déclarations rapportées dans ce livre : « Tout individu qui n’a à vendre que sa force de travail – 99 % des gens – sitôt qu’il devient père ou mère, est obligé de se soumettre. Il doit travailler, et travailler à n’importe quoi, pour n’importe quel prix3. » C’est bien parce qu’ils et elles ont pris conscience de cette double aliénation que nombre de SEnVol ont fait le choix d’une vie sans enfant qui leur permet une « légèreté » que la parentalité interdit.

9Enfin, je ne voudrais pas terminer cette préface sans évoquer l’inventivité et la pertinence de l’auteure quant à la terminologie adoptée. Prendre pour objet de recherche une situation peu ou pas étudiée confronte les chercheur.e.s à l’absence de mots et parfois à l’utilisation d’expressions lourdes à manier. L’art délicat de forger de nouveau termes n’est pas donné à tout le monde et je salue ici l’à-propos de Charlotte Debest qui a su allier, avec le terme SEnVol, image et poésie pour caractériser ces personnes, femmes et hommes, qui font le choix d’une vie sans enfant. Un terme qui marque la prise de distance de l’auteure avec les normes et représentations dominantes et qui met en avant les dimensions d’autonomie et de liberté qui y sont attachées, l’écart volontaire aux rôles sexués qui y est central.