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Vieillesses et vieillissements

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Vincent Caradec
, 
Isabelle Mallon
, 
Cornelia Hummel

Troisième partie. L'expérience du vieillissement – pour soi et pour autrui

Vieillir et voisiner : de la sociabilité aux solidarités ?

Monique Membrado et Jean Mantovani

Texte intégral

1La place du voisinage dans la sociabilité des personnes aînées est un objet sociologique peu investigué. Les recherches sociologiques sur le processus de vieillissement se sont centrées principalement sur le rôle des réseaux familiaux et notamment sur les dispositifs de prise en charge (Attias-Donfut, 1995 ; Clément et Lavoie, 2005). Il existe peu d’écrits sur les relations entretenues par les personnes aînées en dehors de la famille (Vezina et Membrado, 2005). Cependant, même si, de manière générale, l’avancée en âge accentue le renforcement des relations avec les proches familiaux, elle ne saurait s’y réduire. Le paradigme de la « dépendance », issu des modèles gérontologiques du vieillissement, a sans doute beaucoup contribué, en se focalisant sur les incapacités liées au grand âge, à occulter les dimensions ordinaires des expériences du vieillir et à laisser dans l’ombre les autres formes de liens construits tout au long de la vie et leur devenir.

2La sociologie analyse le processus de vieillissement comme une succession de ruptures, de transitions et de pertes qui s’accompagnent de l’affaiblissement du réseau relationnel. Cette diminution des liens se réalise au cours de divers événements, parmi lesquels la cessation d’activité professionnelle, le déménagement, le décès des proches, les problèmes de santé ou de handicap, l’abandon de la conduite automobile… Pour autant, cet affaiblissement peut ne pas s’interpréter de manière unilatérale, comme une dimension négative de l’expérience. Des chercheurs français, notamment avec le concept de « déprise », ont qualifié positivement cette épreuve du vieillir qui fait appel à un travail de reconversion identitaire, de recomposition et de préservation des liens et des lieux essentiels (Clément, 1999 ; Caradec, 2004 ; Clément et Membrado, 2010).

3Nous nous demanderons dans le cadre de ce chapitre comment la question du voisinage peut enrichir les approches sociologiques du vieillissement et apporter un éclairage particulier à l’analyse du vieillir, à ses expériences diverses et plurielles en matière de sociabilité et de support social. Nous nous appuierons principalement, mais pas seulement, sur les recherches menées sous l’égide de la Fondation de France qui ont donné lieu à la production de quatre rapports d’équipes françaises et de deux ouvrages, le premier présentant une synthèse des rapports (Argoud, 2004) et le second les contributions originales des auteurs des précédents rapports, associées aux contributions plus générales d’un séminaire sur l’isolement et la solitude (Pitaud, 2004). À l’origine de cette demande s’expriment les préoccupations des pouvoirs publics autour de la question de l’isolement des personnes âgées, de la crainte de voir s’effondrer les solidarités familiales et, dans le contexte dominant du choix du maintien à domicile, des potentialités de relais que pourraient représenter les liens de proximité. Avant de s’interroger sur le potentiel de ressources représenté par le voisinage, il convient de le définir et d’identifier les dimensions par lesquelles il peut se caractériser et s’appréhender. Nous présenterons les diverses questions susceptibles de définir le voisinage à la vieillesse : quelle est la place des voisins dans les sociabilités des aînés ? Peut-on définir des manières de voisiner à la vieillesse ? Quels liens entre voisiner et habiter : une proximité spatiale et relationnelle ? Enfin en quoi le voisinage peut-il constituer une ressource pour des solidarités de proximité ? Nous conclurons par la question des enjeux sociologiques posés par l’analyse du voisinage à la vieillesse et sa place dans l’entourage des personnes âgées.

La place du voisinage dans la sociabilité des aîné(e)s : un « désert relationnel » ?

4C’est la plupart du temps de manière incidente que les travaux scientifiques abordent la place et le rôle du voisinage dans les réseaux sociaux des personnes âgées et, comme nous l’avons évoqué, plus dans un cadre de compréhension de l’accompagnement au grand âge, en complément de la pourvoyance familiale (Argoud et al., 2004, Nocon et Pearson, 2000 ; Stone et al. 1988), que dans une perspective d’analyse des sociabilités. Le thème du voisinage a sa place (Héran, 1987), mais relativement réduite, dans les approches classiques sur les sociabilités (Héran, 1990 ; Bidart, 1988 ; 1997 ; Modak et al., 1990), sur les mobilités et trajectoires résidentielles (Bonvalet et Ogg, 2009 ; Cribier, 1994), ou encore sur le logement et les changements urbains (Berger et al., 2008 ; Lord, 2011).

5Les données quantitatives sur les sociabilités nous apprennent qu’au cours des trente dernières années du XXe siècle, le nombre de personnes seules a plus que doublé (Pan Ké Shon, 2002), que l’isolement relationnel augmente avec l’âge, mais que le sentiment de solitude ne l’accompagne pas obligatoirement. En effet, comme le rappelle à juste titre Pan Ké Schon, la perte des relations professionnelles au moment du passage à la retraite, par exemple, apparaît comme un fait objectif, anticipé et la plupart du temps accepté. Le rétrécissement progressif du paysage relationnel aux différentes étapes de l’avancée en âge s’accomplirait par un remplacement de relations par d’autres et notamment par un recentrage sur les liens de parenté et de proximité, avec les voisins notamment (Blanpain et Pan Ké Shon, 1999 ; Héran, 1988 ; Bidart et al., 2011) et cela différemment selon les catégories sociales et plus en fin de parcours de vie. C’est après 80 ans que les contacts amicaux et de voisinage faiblissent notablement en même temps que les relations avec les commerçants et que se renforcent les liens avec la famille et les enfants en particulier (Blanpain et Pan Ké Schon, 1999). Une enquête menée auprès de 400 personnes âgées de plus de 70 ans et vivant à domicile à Paris montre que les amis et les voisins font partie des visiteurs les plus nombreux, en particulier chez les personnes sans enfants (CREDOC, 1999). Cependant, il conviendrait de mettre ces données en perspective avec l’approche par les trajectoires biographiques qui montre que la sociabilité en fin de parcours de vie s’analyse au regard de dimensions plurielles ; notamment des capacités et des volontés antérieures à mobiliser les réseaux, des caractéristiques et des choix de ces réseaux ou de ces liens, des itinéraires résidentiels et de l’enracinement dans un lieu ou encore des rapports à l’indépendance. Les manières de s’entourer et de faire avec l’entourage sont étroitement dépendantes des modes de sociabilité antérieurs, même si le processus de vieillissement induit pour beaucoup une diminution des configurations relationnelles et un repli sur les proches familiaux.

6Les chercheurs ont distingué divers modes de voisiner qui relèvent à la fois de normes relationnelles, de stratégies de distanciation, propres aux différentes étapes du parcours de vie dans son ensemble, mais aussi de maintien ou de renouvellement de liens avec le vieillissement.

Formes et activités de voisinage : spécificités à la vieillesse ?

Maintenir la « bonne distance »

  • 1 Il s’agit des données exploitées dans le cadre du programme de recherche cité (Argoud et al., 2004 (...)

7Les définitions du voisinage exprimées par les personnes dans nos enquêtes1, comme identifiées par les chercheurs (Bidart, 1997), ont leur spécificité qui les distingue des relations familiales, plus obligées, et des liens amicaux, plus choisis. Il existe des règles du bon voisinage, mais elles se caractérisent par leur caractère informel, par les limites qu’elles imposent à l’intervention d’un tiers dans l’intimité domestique. Si voisiner suppose à la fois une relation (être voisin[e]) et un engagement dans des activités, la forme de ces liens et de ces pratiques est régie par la convenance sociale et cela quel que soit l’âge. Le souci de maintenir la « bonne distance » est une constante de la définition des liens de voisinage. Cette dimension normative du « bonjour-bonsoir », qui qualifie des relations informelles, et qui manifeste le désir de rester « chacun chez soi », ne se perd pas avec l’avancée en âge. Le « bon voisin » tel que le définit Townsend cité par Phillipson et al., (1999, p. 723), correspond bien à la définition qu’en donnent les personnes interrogées dans le cadre de ces enquêtes :

« Il, ou plutôt elle, est quelqu’un qui n’attend pas de passer du temps chez vous ou qui vient fourrer son nez dans vos affaires, qui échange des mots de politesse dans la rue ou par-dessus la barrière du jardin, qui ne fait pas beaucoup de bruit, qui peut fournir une goutte de vinaigre […], qui avertit votre famille ou le docteur en cas d’urgence. Le bon rôle du voisin est qu’il est un intermédiaire […]. Il est le “passeur” (go-between), passant les nouvelles d’une famille à l’autre, d’un ménage à l’autre. Son rôle est fait de communication, pas d’intimité. »

8C’est bien dans cette frontière entre espace intime et espace public que se situent les enjeux principaux qui régissent la construction des réseaux personnels et que se font les choix plus ou moins négociés, d’interdépendance ou de dépendance avec les autres. Les formes du voisiner sont inscrites dans des temps et des espaces qui ne sont pas seulement ceux du « domicile », mais ceux de l’articulation entre sphère privée et sphère publique. Si la proximité résidentielle est nécessaire à délimiter l’aire du voisinage, elle ne suffit pas à rendre les relations possibles. La perception de ce qui fait voisinage est particulièrement subjective. Elle dépend à la fois du style de sociabilité de chacun, construit dans le parcours de vie, en grande partie lié à un éthos de classe (Modak et al., 1990), de la durée d’installation dans une aire d’habitat, de son sentiment d’appropriation personnelle de l’espace et des modalités de l’interconnaissance.

De la « bonne distance » à l’entraide : préserver l’égalité dans les échanges

9L’inventaire des formes de voisiner des vieilles personnes manifeste une sorte de gradation observable à tout âge : d’une moindre implication, « j’ai de bons voisins », qui repose sur le constat d’une proximité résidentielle qui peut simplement relever de « l’anodin qualifiant » (Kaufmann, 1998) on peut passer à une forme plus relationnelle qui va de l’échange de propos à la conversation puis à l’échange d’objets ou de services. La forme la plus achevée de l’implication étant l’entraide qui peut selon les situations se définir par certains et plus par certaines comme du « souci des autres » : « Je m’occupe de ce voisin ou de cette voisine. » Cependant, l’entraide n’est pas l’aide, et ces propos sont tenus plus par celui ou celle qui donne que par le ou la « donataire ». Une des propriétés essentielles des liens de voisinage réside dans le maintien de l’égalité dans les échanges. Certains auteurs (Nocon et Pearson, 2000) parlent de sharing-caring behavior (entraide réciproque ou partagée) : arroser les plantes, sortir le chien, relever le courrier. Une logique de préservation de soi s’accompagne d’un travail de sauvegarde de la réciprocité. Le réseau de voisins d’interconnaissance constitue un réseau de partenaires avec lesquels on cherche à préserver les relations égalitaires.

10Dans les formes de voisinage identifiées, la co-surveillance ou la surveillance est une autre fonction du voisinage, non spécifique à la vieillesse, mais qui peut être accentuée dans la dernière partie du parcours de vie, selon les situations et dans certains espaces d’habitat. Surveiller l’ouverture des volets est une forme de vigilance qui s’exerce souvent en milieu d’interconnaissance. Ce regard sur les habitudes d’autrui procure à tout âge, mais plus encore à la vieillesse, un sentiment de sécurité : « 

Ces liens faibles tissés avec les individus que l’on croise fréquemment et que l’on reconnaît puisqu’ils habitent à proximité […] consolideraient la conscience d’être chez soi et en sécurité. » (Morin et Rochefort, 1998, p. 106.)

11C’est le sentiment éprouvé d’une co-présence dans un espace de proximité marqué par des rythmes qui dessinent un paysage journalier (Pennec, 2008). Mais dans la plupart des cas, le rôle du voisin reste dans les limites du « passeur », du messager qui informe d’un incident ou d’un signe alarmant l’entourage le plus souvent familial. Une fonction spécifique peut être remplie par des figures comme le gardien d’immeuble ou concierge identifié par la recherche parisienne (Argoud et al., 2002), un « super voisin » en quelque sorte qui assure une fonction spécifique de veille mais aussi de présence quotidienne et disponible.

12Ces normes relationnelles qui impliquent à la fois maintien de la distance et égalité dans les échanges font apparaître des figures de voisin ou de voisine mais aussi des choix dans la mobilisation de l’entourage qui suscitent des questions encore à documenter sur les effets du genre (Pennec, 2004), de l’âge, du statut social et des générations.

Des figures du voisiner : les limites du « quant à soi »

Une amie pour la vieillesse ?

13L’identification de figures du voisiner, de « personnages », montre parfois les limites de cette volonté de « quant à soi », manifestée en première approche.

14Le voisin ou la voisine privilégié(e) est un personnage désigné, qui se distingue des autres par une fréquentation régulière, quasi quotidienne de la personne, ce qui lui permet de franchir le seuil du domicile, sans gagner pour autant le statut de l’ami(e) et encore moins de « l’aidante » ; cependant, cette affirmation est à nuancer. Il arrive que cette figure, souvent féminine, mais pas toujours, qui se situe dans le « souci » des autres ou de cette voisine particulière, acquière au cours du temps une place plus essentielle. Selon les enquêtes menées par Pennec et al., (2004, p. 162) :

« La propension à rechercher une amie parmi les voisines tend à prendre de l’importance au fil de l’âge, comme si cette relation privilégiée constituait un projet de soutien, une garantie de prolongation du maintien à domicile dans le quartier. Des stratégies de rapprochement entre amies peuvent être mises en place pour s’installer dans un proche voisinage, voire dans un même immeuble ; cette situation se rencontre plus fréquemment chez les femmes seules qui vivent en milieu urbain. »

15Ce type d’exemple manifeste la nécessité de prendre en compte la dimension temporelle des pratiques de sociabilité et les étapes qui caractérisent les parcours de vie, notamment selon le genre. Des recherches plus orientées sur les mobilités, les voyages des retraité(e) s, dont on sait qu’ils se réduisent, en moyenne seulement à partir de 70 ans, montrent la propension qu’ont les femmes, plus que les hommes, à nouer des contacts au cours de ces pérégrinations et à les mobiliser dans leur vie « sédentaire » (Caradec et al., 2007), mais aussi à choisir de partir avec une voisine.

Se garder une marge d’autonomie : mobiliser divers réseaux

16Les rôles de ces « voisins » sont souvent spécifiques et peuvent être complémentaires. C’est ainsi que la notion de voisinage, terme englobant, ne rend pas compte suffisamment de la diversité des micro-réseaux mobilisés par les personnes âgées, selon leurs ressources et leurs capacités d’autonomie. Les recherches montrent que l’activation de ces ressources proches, qui s’exerce selon les attentes et les besoins du moment, répond à une volonté des personnes de garder la maîtrise de leur réseau en se préservant une marge d’autonomie. Dans ce sens, traiter la question du voisinage indépendamment de ce qui fait entourage pour les personnes âgées peut présenter certaines limites. Cette dame de 81 ans, habitant dans un immeuble de la région brestoise, s’organise entre le réseau des voisines du même âge (« les pionnières »), la voisine plus jeune, le réseau des employées de maison, le réseau des amis extérieurs à l’immeuble. La différenciation des rôles et des activités de chacun(e) permet de préserver une part d’intimité aux yeux de chacun(e) (Argoud, 2004, p. 101).

Voisiner et statut social : la préservation de l’indépendance

17La manière dont les personnes cherchent à préserver leur indépendance et à maintenir la bonne distance vis-à-vis de leur entourage est particulièrement liée au statut social.

18Les pratiques de voisinage sont dépendantes des formes du vieillir (Mantovani et Membrado, 2000), c’est-à-dire de la manière dont les personnes négocient avec le passage du temps et avec les figures de la vieillesse et plus précisément dans un rapport plus ou moins distant avec les valeurs familiales (Clément et al., 1995). La distinction sociale des classes aisées s’accompagne, et les recherches tant quantitatives que qualitatives le montrent, d’une sociabilité intense, en tout cas extensive mais choisie, où sont privilégiées les relations d’amitié au détriment des relations de proximité plus contraintes, plus « assignées ». L’insistance des catégories sociales les plus favorisées à manifester l’électivité des liens et leur extension géographique notamment est associée au sentiment de leur pouvoir sur le monde et cette hiérarchie se maintient avec l’avancée en âge. Si comme le constate Claire Bidart (1997, p. 30) « on voit se dessiner, au fur et à mesure que l’on monte dans les classes sociales, une tendance à privilégier les caractères informel, libre (sans devoirs), privé, proche, intime et affectif de l’amitié », c’est que l’on dispose ailleurs de liens solides et pérennes qui illustrent la capacité à se projeter loin du « local ». Se contenter de voisiner serait aussi reconnaître un repli sur un espace réduit, faire le deuil d’une ouverture revendiquée sur le monde. C’est à la fois bien sûr ce à quoi conduit, en règle générale, l’avancée dans le grand âge, mais aussi ce qui peut expliquer le refus exprimé par certaines femmes aînées, dont les trajectoires sont marquées par la multiplicité des lieux et des activités, de sacrifier l’espace et les relations extérieures au profit d’un « enfermement » dans les sphères de l’habitat. Enfermement, qui peut signifier aussi repli « forcé » sur le dernier recours que constitue l’univers familial et de proximité. À cet égard, les pratiques résidentielles des baby-boomers (Bonvalet et Ogg, 2010) sont des comportements intéressants à observer tant du point de vue de l’âge que des transformations susceptibles d’être apportées par ces générations définies comme mobiles.

Habiter et voisiner : l’ancrage local de l’interconnaissance

19Cependant, dans la majorité des cas, les personnes expriment, plus l’âge avance, leur attachement au logement et à leur quartier d’habitation. Cet attachement repose sur le sentiment de partager un espace d’expériences communes. Il permet aux personnes aînées de se dire d’un lieu, d’y reconnaître ses habitants et d’y être reconnues. Le recentrage sur les relations essentielles qui caractérise le grand âge s’accompagne le plus souvent d’un surinvestissement des espaces de proximité, des lieux de tranquillité. Pour ceux et celles qui ne souhaitent pas sortir ou qui ne peuvent plus, le regard par la fenêtre est aussi un moyen de participer au mouvement, à la vie qui anime le quartier. Le sentiment d’existence d’un collectif ouvre sur la perspective, le jour venu, d’entrevoir une entraide ponctuelle et légitime. Mais ce sentiment est très dépendant de la durée d’installation et des formes de liens plus ou moins favorisés par la situation biographique des personnes et par les formes d’aménagement des lieux d’habitat.

20Lorsque les vieux habitants d’un quartier sont entrés très tôt dans des rapports d’entraide, dans des relations qui reposent sur un passé de construction commune du logement, de partage des tâches liées à la scolarité des enfants, des temps de loisirs, ces liens construits dans le temps long favorisent un sentiment d’appartenance et d’implication dans l’histoire des lieux. Ces liens peuvent parfois se distendre fortement avec la perte de la mobilité et de la capacité d’accès aux espaces de rencontre hors logement, mais aussi avec l’arrivée de nouvelles populations, le décès des compagnons de la même génération. La situation de déprise, qui accompagne l’expérience du vieillir, peut alors s’accentuer avec le sentiment d’être un « étranger » dans un monde qui change. Certains contextes d’habitats se montrent parfois peu favorables à la préservation des relations (Clément et al., 1995 ; Héran, 1990). Les quartiers de grande densité de population, comme l’hyper centre urbain, proposent la plus grande proximité géographique, mais leurs espaces publics et de déplacement deviennent de plus en plus difficiles d’accès pour les résidents âgés en perte de mobilité. L’habitat lui-même s’avère vite inadapté lorsque le « chez soi » des personnes vieillissantes est celui des bâtiments anciens sans ascenseur, dans des rues devenues impraticables, y compris pour les proches motorisés (Clément et al., 1995). Il faut voir là l’un des principaux facteurs de réduction des relations de voisinage, ainsi que d’invisibilisation des plus âgés dans leur propre espace d’habitat.

21Dans d’autres contextes d’habitat urbain, voisiner reste synonyme de proximité plus ou moins immédiate, mais peut s’actualiser différemment, notamment selon que l’accès est plus ou moins assuré aux espaces publics. Par exemple, dans certains quartiers de logement social, les plus âgés se retrouvent à la fois dans une situation de relative exclusion des espaces publics de proximité, et pourtant reconnus par les plus jeunes comme les « anciens » de la cité et à ce titre comme témoins et garants des origines de la communauté urbaine des lieux (Guérin, 2008 ; Mantovani, 1998).

22En milieu d’habitat plus dispersé, les distances géographiques entre voisins peuvent s’avérer sensiblement plus grandes, et la question de la mobilité devient plus que jamais essentielle, en particulier dans les secteurs les plus « ruraux » où se côtoient de façon plus ou moins régulière les résidents à titre principal et les résidents « secondaires », nouveaux arrivants ou retraités en « retour au pays ». La perte de capacité et la « démotorisation » deviennent un enjeu individuel, mais aussi un enjeu de politiques territoriales, notamment en zone péri-urbaine ou de banlieue pavillonnaire (Berger et al., 2008 ; Lord, 2011).

23Si rester dans son quartier et ne pas quitter sa maison font partie des souhaits des personnes âgées, afin de s’assurer une continuité de vie, la préservation des liens de voisinage n’apparaît jamais aussi fondamentale que lorsqu’ils sont brusquement remis en cause, soit dans le cadre d’un « rapprochement familial » plus ou moins négocié qui amène les plus âgés à rompre avec leur ancien cadre d’habitat, soit dans un contexte de réaménagement urbain (Montandon, 2007 ; Pennec, 2008). Le contexte de ces déplacements contraints montre parfois cependant les limites d’une définition du voisinage fortement liée à une proximité géographique. Les voisins peuvent garder ce statut, même à distance, en continuant à se visiter (Drulhe et al., 2007).

Le voisinage une ressource ?

24On l’a vu, si les bons voisins sont un potentiel sur lequel on peut compter à l’occasion, ils sont rarement considérés comme un réservoir de services. Les quelques recherches qui ont porté sur le rôle du voisinage dans le soutien social s’accordent sur le fait que les activités accomplies par les voisins sont moins intenses que celles des familles et surtout ne sont pas de l’ordre du soin. Il semble que le « familialisme » qui caractérise particulièrement certaines régions d’enquête (Mantovani et al., 2004) ne soit pas une variable suffisamment explicative de cette attitude, puisque des constats équivalents sont faits dans d’autres régions de France (Pennec et al., 2004), mais aussi au Canada. Dans un article sur l’articulation entre les solidarités familiales et les solidarités publiques dans le maintien à domicile, les auteurs font une allusion au réseau de proximité, pour admettre qu’

« il demeure très peu impliqué dans les soins personnels et limite plutôt sa contribution à des tâches comme les courses ou l’entretien d’un jardin. Voisins et amis sont généralement peu enclins à exercer des tâches ardues ou à s’engager à long terme. Ils ne peuvent donc être assimilés aux membres du réseau familial dans l’exercice du soin, et encore moins les remplacer. Les aidants ne sollicitent d’ailleurs le voisinage qu’en cas d’urgence et avec beaucoup de réserve » (Lesemann et Martin, 1993, p. 209).

25La fonction de surveillance déjà évoquée est néanmoins toujours active, même si elle ne présente pas les dimensions du « contrôle social communautaire » qui pouvait s’exercer dans les sociétés anciennes. L’enquête canadienne qui cherche à mettre en évidence des « groupes principaux de soutien potentiel » auprès de personnes âgées vivant à domicile, remarque que dans l’aide reçue par les personnes vieillissantes, les amis et voisins viennent bien après la parenté et que les organismes ont été mentionnés plus souvent que les amis et voisins (Stone et al., 1988). Une enquête suisse a donné les mêmes résultats à propos des liens d’amitié (Lalive d’Épinay et al., 2000). Il apparaît bien que quand les rapports inégaux s’installent du fait d’une dépendance plus grande pour effectuer les actes de la vie quotidienne, c’est la famille qui est d’abord sollicitée. Une étude (Nocon et Pearson, 2000), menée dans un contexte où les politiques publiques reconnaissent officiellement l’importance de soutenir les réseaux informels de proximité, montre que dans le cas où les voisins sont définis comme des « aidants principaux » (en l’absence d’enfant ou de famille), ces derniers n’éprouvent pas le même sentiment d’obligation morale que les familiaux mais sont plutôt guidés par un « sense of humanity » dont le principe de « commune humanité » diffère des obligations conjugales ou filiales à l’œuvre au sein des familles. Cependant, le plus souvent, ces soutiens qui s’inscrivent parfois dans une relation de longue durée ou de services réciproques tendent à s’essouffler quand l’état de santé de la personne âgée se dégrade. Pour maintenir une relation qu’ils définissent comme amicale et non professionnelle, quand la contrainte survient, les voisins font appel plus facilement et plus rapidement que les membres de la parenté aux interventions des professionnels. Les études mesurant la répartition des interventions de l’entourage auprès des vieilles personnes vivant à domicile établissent que les amis et/ou voisins constituent 11 % des « aidants » (Bressé et Dutheil, 2003). Selon Pennec (2008), diverses enquêtes ont montré que dans les cas d’engagements devenus trop lourds pour les voisins, l’intervention des professionnels a permis de reconstituer des liens de voisinage distendus à la suite de fortes sollicitations.

Conclusion

26Cet état des investigations encore rares autour de la place du voisinage avec l’avance en âge invite d’une part à relever deux constats essentiels et d’autre part à susciter des explorations plus systématiques et des recherches approfondies sur un certain nombre de pistes ouvertes par ces constats. L’entrée par les « solidarités » manifeste l’existence d’un consensus autour de la spécificité des relations de voisinage au regard des relations familiales ou même amicales. En effet, si l’ensemble des recherches montre que la présence du voisinage et des amis peut contribuer à sauvegarder le lien social de proximité en assurant une continuité de vie des plus âgés, la plupart des chercheurs s’accordent pour reconnaître que ce type de liens ne relève pas de la même logique que celle qui régit les relations familiales. Ce premier constat invite donc à prendre des distances avec le thème de l’enrôlement des voisins comme acteurs susceptibles de prendre le relais des familles épuisées dans le soutien à leurs aîné(e)s. Cependant, il invite aussi à en explorer plus finement les formes, les configurations, puisque la présence des voisins est avérée, dans certaines situations, et qu’ils semblent apparaître ou disparaître selon les évolutions de ces mêmes situations. Au moins deux pistes sont alors à explorer ensemble : la forme et la dynamique des relations entre la personne, sa famille, les professionnels et les voisins et les transformations des modèles familiaux, qui incitent à plus d’indépendance de ses membres. Pour le premier point, la question se pose à peu près dans les mêmes termes que dans les travaux sur les « solidarités familiales » : peut-on parler de combinaison des activités, d’imposition de normes par certains acteurs ou encore d’exclusion ?

27Pour le second point, les valeurs d’indépendance en hausse et les complexifications des liens familiaux sont susceptibles d’accroître le recours aux proches, plus ou moins choisis, en dehors de la famille. Les données sur la décohabitation familiale ou la vie en solo en sont un exemple (Delbes et al., 2006).

28L’entrée par « les sociabilités » montre que le voisinage comme ressources pour les vieilles personnes n’est qu’un aspect de la question. Afin d’éviter de le réifier comme tel, il convient de l’analyser en mobilisant d’autres dimensions liées au parcours de vie et aux sociabilités antérieures. La dimension temporelle de la construction du voisinage est essentielle, comme il est essentiel de l’intégrer dans l’analyse des autres formes de relation. C’est particulièrement dans le domaine de la mobilité et des stratégies résidentielles (Bonvalet et Ogg, 2009), de la « secondarité » (Cribier, 1994 ; Membrado, 1998) qu’un travail d’exploration reste à mener et déjà des études longitudinales apportent de précieux résultats (Lord, 2011). On a vu que les rapports de voisinage se définissaient par l’égalité dans les échanges, il sera alors important de comprendre comment et dans quelles conditions (de santé, d’habitat, de réseau social), à quels moments de la trajectoire biographique, se délitent ou se transforment les liens. On pourrait se demander aussi quelles sont les conséquences sur les liens de proximité de l’accentuation de la sociabilité fragmentée, liée à la diversification des rythmes de travail et de mobilité, qui rend difficile le partage de la vie résidentielle. Avec la rotation des populations et les changements dans les modes de vie, le développement des normes d’engagement temporaire, quels seront les comportements de voisinage des jeunes générations ? On pourrait suivre aussi la proposition de Lalive d’Épinay et Spini (2008), et s’interroger sur les influences des cultures régionales et plus largement de « pays » sur les sociabilités et les modes de voisinage.

  • 2 Argoud D. (avec la coll. de Bonventi K., Bucher K., Rahiche D. et Luquet V.), Laboratoire éducatio (...)

Méthodologie du programme de recherche
La Fondation de France a demandé à Dominique Argoud de coordonner les recherches réalisées par quatre équipes2 françaises sur le cadre de vie des personnes âgées et leurs réseaux sociaux, en se centrant sur les relations de proximité et plus précisément de voisinage.
En refusant de se doter d’une définition a priori de ce qui fait entourage pour les personnes âgées (Argoud, 2004), et dans un contexte où l’objet de recherche était jusque-là peu exploré, les chercheurs des différentes équipes ont choisi divers modes d’entrée. Les uns ont privilégié l’enquête directe, d’autres l’exploitation secondaire d’un corpus d’enquêtes anciennes, les uns se sont orientés sur les situations de rupture des réseaux d’entraide au sein de l’entourage des personnes ou sur le rôle des associations, d’autres sur les pratiques urbaines, les sociabilités et les modes d’habiter. Afin de contextualiser ces investigations, les chercheurs ont exploré les travaux existants, tant quantitatifs que qualitatifs, sur des thématiques susceptibles de contenir des informations sur le voisinage des aînés. Un premier constat lié à la diversité des modes d’entrée et des matériaux est particulièrement heuristique : quand l’enquête est directement orientée sur l’entourage des personnes et sur leurs modes de recours en cas de difficulté, les voisins sont peu cités et c’est l’entourage familial qui est mis en avant. Au contraire, l’entrée par les pratiques urbaines, ou la sociabilité hors foyer suscite des propos sur les voisins. Dans tous les cas, invisibles ou visibles, les voisins ne sont pas présentés d’abord comme des « aidants ». Ces données sont apparues particulièrement dans la recherche toulousaine qui s’est appuyée sur le traitement secondaire d’un ensemble de plus de 200 monographies constituées lors de deux enquêtes principales : l’une orientée sur les dispositifs d’aide, l’autre sur les pratiques de la ville. Le traitement secondaire de données recueillies dans deux contextes problématiques différents conduit au même constat dans les enquêtes réalisées par l’équipe brestoise : l’une centrée sur les pratiques de voisinage en milieu urbain et les sociabilités d’une population de femmes majoritairement veuves, l’autre plus centrée sur les recours à l’entourage dans des situations de maladie ou de handicap. Les options de recherche des deux autres équipes portaient principalement sur les recours à l’entourage en cas de difficultés et sur les thématiques de l’isolement et de la solitude. Dans l’enquête en Île-de-France, ce sont trois associations qui ont constitué les terrains d’enquête (une association de télé-assistance, une association tutélaire et une coordination gérontologique). Une cinquantaine de personnes âgées de 70 ans et plus et de « voisins » ont été interrogés. Cette enquête qui repose sur le choix de deux territoires géographiquement et socialement différenciés (trois arrondissements parisiens et un quartier d’habitat social en périphérie) a permis de mettre en évidence les incidences du territoire mais aussi des ressources sociales sur la perception et l’expérience des réseaux relationnels. Directement orientée sur l’entourage, cette recherche a fait émerger une spécificité de la ville de Paris, la figure du concierge comme « super voisin ». Enfin, l’équipe marseillaise, centrée sur les situations de rupture des réseaux d’entraide au sein de l’entourage des personnes âgées, a réalisé vingt-deux entretiens auprès du service de veille et d’écoute de l’Institut de gérontologie sociale et des Petits frères des pauvres. C’est dans ce type d’approche plus centré sur les dispositifs de soutien que s’exprime le plus explicitement le décalage entre l’épreuve du sentiment de solitude et la présence pourtant objective d’un entourage. Tant les objectifs que les terrains d’enquête sont particulièrement déterminants sur la production des données et sur les discours recueillis sur les voisins.

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Notes

1 Il s’agit des données exploitées dans le cadre du programme de recherche cité (Argoud et al., 2004).

2 Argoud D. (avec la coll. de Bonventi K., Bucher K., Rahiche D. et Luquet V.), Laboratoire éducation et santé, UFR sciences de l’éducation-sciences sociales, université Paris XII, Val-de-Marne. Pitaud P. et Redonet M. (avec la coll. de Goury E., Commandeur M.-C., Slimani N., Hermand M., Pauchet N., Astruc C., Lecourtoisv D. et Boyer M.), équipe de recherche « vieillissement et champ social », Institut de gérontologie sociale, université de Provence. Mantovani J., Clément S. et Membrado M. (avec la coll. de Rolland C., Bocquet H. et Drulhe M.), Observatoire régional Midi-Pyrénées, unité INSERM 558, CIEU-CNRS. Pennec S., Douguet F. et Le Borgne-Uguen F. (avec la coll. de Guichard-Claudic Y.), Atelier de recherche sociologique, université de Bretagne occidentale.

Auteurs

Ingénieure CNRS ER au LISST (Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires), université de Toulouse-Le-Mirail. Ses recherches portent sur la sociologie du vieillissement, la sociologie de la santé et les rapports sociaux de sexe. Elle a publié notamment sur les dispositifs de soutien au grand âge et sur les expériences individuelles du vieillir et participé à l’élaboration, avec ses collègues toulousains, de la notion de déprise. Un ouvrage collectif en co-direction avec Rouyer A. vient de paraître, en février 2013 : Habiter et vieillir. Vers de nouvelles demeures, Toulouse, Érès.
Chargé d’études et de recherches à l’Observatoire régional de la santé de Midi-Pyrénées et à l’unité INSERM 1027 de Toulouse : épidémiologie et analyses en santé publique – Risques, maladies chroniques et handicaps. Ses travaux de sociologie du vieillissement portent notamment sur la condition du vieillir entre vie « à domicile » et recours à l’offre de services et de soins. Parmi les recherches qu’il a récemment coordonnées : Mantovani J., Garnung M. et al., La mise en œuvre des plans d’aide personnalisés de l’APA à domicile, ORSMIP – CNSA – conseil général de la Haute-Garonne, mai 2011. Mantovani J. et Rolland C., Les conditions d’entrée en institution des personnes âgées et les limites du maintien à domicile, ORSMIP DREES, 2008.

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