1Le vieillissement des populations constitue un défi social non seulement à l’échelle nationale, mais également aux échelons régionaux et locaux, tant pour l’organisation de la protection sociale que dans la définition même du vivre ensemble1. La question du vieillissement se pose ainsi de manière renouvelée dans les politiques locales relatives aux personnes âgées, même si la perception de la population âgée par les décideurs reste ambivalente, que l’on mise sur « l’or gris » comme levier de développement économique et social ou qu’on se défie du « pouvoir gris » et du conservatisme ou des scléroses avec lesquels il irait de pair (Davezies, 1999). Les réflexions et les actions relatives à la place et au rôle des aînés dans la cité ou dans les « pays2 » varient ainsi selon les territoires, à la fois en raison du poids objectif des personnes âgées dans la population résidente, des conceptions que les acteurs politiques locaux se font de la vieillesse et du vieillissement, et de la manière dont les politiques nationales cadrent l’action politique locale (Argoud, dans ce volume). Ces orientations et programmes politiques relatifs au vieillissement s’inscrivent dans des mouvements communs aux sociétés occidentales vieillissantes, voire au-delà, dans une mondialisation de la prise en compte des personnes âgées dans les lieux où elles vivent. À ce titre, le programme de l’OMS « villes amies des aînés3 » paraît exemplaire, d’autant qu’il a vocation à s’étendre, au-delà des villes, aux différents contextes dans lesquels vivent les personnes âgées (Petitot et al., 2010). Le réseau mondial « ville amie des aînés » vise ainsi à soutenir et à labelliser tant au niveau national que local des politiques publiques visant à favoriser « l’intégration et la participation » sociales des personnes âgées dans différents pays du monde, développés, en voie de développement ou pauvres.

2Or, si les initiatives et les réflexions locales, autonomes ou encadrées par des programmes nationaux ou internationaux, paraissent s’accroître, la question même des contextes locaux du vieillissement est émergente dans la littérature sociologique, francophone aussi bien qu’anglophone4. Quelques travaux en géographie sociale ou en sociologie se sont intéressés aux Défis territoriaux face au vieillissement (Viriot-Durandal, Pihet et Chapon, 2012), ont pris pour objets de nouvelles formes d’organisation locales du vieillissement (de l’habitat autogéré – Labit et Chaland, 2010 – aux retired communities – Pihet, 1999) ou ont enquêté sur les territoires de vie des urbains de plus de 75 ans (Nader, 2011), mais les singularités ou les spécificités du vieillissement et de la vieillesse dans différents contextes sociogéographiques ont jusqu’ici rarement été mises en avant dans les travaux consacrés aux derniers âges de la vie. Cette inattention sociologique aux contextes sociogéographiques du vieillissement étonne, dans la mesure où la répartition de la population âgée entre ville et campagne, dans les différents quartiers d’une ville, ou encore dans les divers types d’espace rural, n’est ni aléatoire, ni uniforme : si au Québec dans les années 2000, la proportion de personnes âgées de 65 ans et plus est sensiblement égale en milieu rural (13,5 %) et en milieu urbain (13,2 %), M. Simard (2006) montre que la part des personnes âgées diminue quand s’accroît le dynamisme des espaces ruraux considérés : représentant 15,2 % des « milieux en restructuration » (selon la typologie du ministère des Affaires sociales), les aînés ne comptent plus que pour 9 % de la population des « localités très dynamiques ». Dans les sociétés francophones européennes, les populations âgées sont au contraire surreprésentées dans l’espace à dominante rurale, et sous-représentées dans l’espace à dominante urbaine, en particulier en banlieue ; ils sont en revanche en France légèrement surreprésentés dans les villes-centre (Insee, 2005 ; Pihet, 2006). Certains espaces régionaux, massivement ruraux, présentent en conséquence une population plus âgée que d’autres : en France, le Limousin, la région Poitou-Charentes et l’Auvergne s’opposent sous ce rapport à l’Île-de-France, au Nord et à la Picardie. En Suisse, les cantons du Tessin, de l’arc jurassien et de la Suisse orientale sont plus vieillis que ceux de Fribourg, Genève ou de la Suisse centrale (Wanner et al., 2005). Ce chapitre, pour une part programmatique, cherche donc à éclaircir les raisons de cette insuffisante prise en compte sociologique des contextes locaux du vieillissement, et après avoir identifié différentes perspectives de recherche, à partir des quelques travaux existants dans le champ francophone, à définir les questions de recherche encore insuffisamment explorées, à la lumière des nouvelles questions posées tant par la sociologie du vieillissement que par la sociologie urbaine ou rurale, dans leurs développements francophones et anglophones.

Un intérêt inégal pour les différents contextes du vieillissement

L’oubli des contextes locaux par la sociologie du vieillissement et le désintérêt pour la vieillesse de la sociologie urbaine ou rurale

3Sous l’effet d’une internationalisation forte de la recherche, les contextes actuellement retenus dans l’explication des variations de la vieillesse et du vieillissement sont nationaux : les grandes enquêtes quantitatives, européennes et internationales, comme SHARE (cf. Ogg et Renaut dans ce volume) insistent en effet sur la manière dont les institutions, les politiques et les cultures nationales construisent de manière différenciée les modes de vie à la vieillesse et les parcours de vieillissement des plus âgés d’entre nous. En revanche, ces enquêtes n’ont à notre connaissance pas fait apparaître jusqu’ici de distinctions infranationales, même sous la forme rudimentaire d’une différenciation des pratiques et des représentations de la vieillesse entre espace rural et espace urbain. S’agit-il là d’une conséquence de la division du travail scientifique, la question des inégalités territoriales de santé, et de leurs effets sur la mortalité, la morbidité et plus largement la qualité de vie, étant laissée aux études épidémiologiques ? Serait-ce un oubli ? Doit-on interpréter ce silence comme une absence de résultats significatifs ? Ou comme un effet des choix méthodologiques de production et d’analyse des matériaux ? En effet, les catégories d’espace urbain et rural, outre les problèmes de comparaison internationale habituels qu’elles posent (les nations n’ayant pas les mêmes critères de définition de ces espaces) ne rendent pas compte lorsqu’elles sont ainsi très agrégées de la diversité interne aux espaces ruraux ou urbains, et amalgament des territoires parfois très différenciés. Plusieurs auteurs insistent au contraire, avec une grande variété de méthodes, de la monographie aux enquêtes plus quantitatives sur la diversité des espaces ruraux ou urbains, et des positions et rôles sociaux des personnes âgées en leur sein5. En outre, le raisonnement « toutes choses égales par ailleurs » et les régressions logistiques souvent utilisées dans ces grandes enquêtes quantitatives vident pratiquement de son sens la comparaison entre rural et urbain, dans la mesure où cette comparaison agrégée revient « à se demander comment vivrait un chameau, si, restant chameau, il était transporté dans les régions polaires, et comment vivrait un renne, si, restant renne, il était transporté au Sahara », selon la formulation de Simiand, reprise par Passeron (1991, p. 128). Les notions de rural et d’urbain lorsqu’elles sont très agrégées deviennent des abstractions impropres à rendre compte de la réalité sociale. On peut en outre se demander si les catégories de classification des individus ne constituent pas également des abstractions, qui homogénéisent à l’excès des individus aux parcours de vie et aux propriétés sociales différentes, différemment actualisées selon les contextes de vieillissement. Pour le dire autrement et résumer les questionnements induits par cette faible prise en compte des contextes locaux dans les enquêtes internationales, dans quelle mesure le mode de vie et le vieillissement d’un ancien cadre nouvellement installé dans un espace rural isolé est-il comparable (et assimilable) à ceux d’un ancien cadre nouvellement installé dans un espace rural sous influence urbaine ? S’agit-il des mêmes cadres ? Les subsumer sous une même catégorie n’entraîne-t-il pas une perte d’intelligence sociologique des logiques et des processus de vieillissement ?

4Par ailleurs, peu d’études francophones de type monographique, portant sur des lieux ou des milieux spécifiques, se sont intéressées de manière centrale à la question du vieillissement6. Ce désinvestissement peut être rattaché au désintérêt de la sociologie urbaine comme de la sociologie rurale pour le vieillissement, de manière paradoxale pour cette dernière dans la mesure où le vieillissement démographique de ces territoires est observé depuis longtemps (au moins en France). Il procède également de la relative négligence par la sociologie française, notamment dans ses versions durkheimienne et bourdieusienne, des dimensions proprement spatiales des faits sociaux. Enfin, il peut être relié au développement très récent dans le monde francophone de la sociologie de la vieillesse et du vieillissement, plus attentive dans ces premiers temps de sa construction aux effets du parcours de vie et de l’avancée en âge sur les acteurs et les institutions sociales qu’à d’autres éléments de différenciation sociale comme les appartenances locales, de classe ou de genre, et à leur composition, entre eux et aux différents âges de la vie.

Quelques recherches pionnières sur le vieillissement en milieu rural ou urbain

5À la fin des années 1970, C. Lalive d’Épinay dirige au sein du groupe de recherche GUGRISPA (Groupe universitaire genevois de recherches interdisciplinaires sur les personnes âgées, une recherche articulant 1 600 questionnaires et 150 récits biographiques, afin d’explorer les modes de vie à la retraite et les formes socialement différenciées de la vieillesse (Lalive d’Épinay et al., 1983). D’emblée, la distinction entre le contexte urbain genevois et le Valais central rural et montagnard est posée comme un élément central de différenciation des modes de vie durant la vieillesse, dans une perspective, classique en sociologie, qui consiste à penser la ville comme le lieu de la modernité et l’espace rural comme le conservatoire d’une société paysanne traditionnelle. L’analyse met en évidence des formes typiques de vieillesse, fortement solidaires des territoires où elles se déploient. Les appartenances de classe sont rattachées à des contextes géographiques précis : ainsi « l’hédonisme stoïque » du monde ouvrier (principalement urbain) se distingue de la foi mise en avant dans la paysannerie de montagne7. Quand la retraite opère une distinction nette, en milieu urbain, entre la vie active et la vieillesse, la continuité marque les existences paysannes, la « bonne vieillesse » consistant à « faire la même chose, mais plus doucement ». Pour les catégories populaires, les contextes constituent des cadres et des ressources de la vieillesse : le village et la terre pour les paysans, le quartier pour les ouvriers, le « petit royaume » construit à partir du domicile pour les petits possédants. L’analyse déspatialise en revanche largement les formes de vieillesse des catégories supérieures, probablement parce que les récits8 ne mettent pas en avant les lieux de manière centrale, mais bien les activités, leurs transformations ou leur perte. En outre, si les contextes font varier formes et contenus de la vieillesse, ils ne sont pas étudiés pour eux-mêmes. Néanmoins, cette distinction entre le monde urbain et le milieu rural sera réitérée dans les enquêtes ultérieures du Centre interfacultaire de gérontologie, attentives à cette forme de distinction sociale. Les travaux de F. Cribier (1992) sur la cohabitation à la retraite ont également tenu compte non seulement de cette distinction entre le rural et l’urbain, mais de la diversité régionale de ce mode de vie.

6D’autres travaux se sont centrés de manière exclusive sur le vieillissement en milieu rural ou en ville. Ainsi, les personnes âgées vivant en milieu rural ont fait l’objet d’un intérêt sporadique depuis les années 1970, tant dans des approches quantitatives (Paillat et al., 1980), insistant sur la diversité régionale des vieillesses rurales, que qualitatives, centrées sur un territoire particulier (Drulhe et Clément, 1992). Ces enquêtes ont montré la persistance d’une spécificité de la vieillesse et du vieillir en milieu rural, où des formes traditionnelles de solidarités entre les générations sont conservées (sous la forme de la cohabitation familiale, modèle « idéal » de prise en charge de la vieillesse) ou transformées à la marge (la localisation résidentielle d’un ou plusieurs enfants à proximité des parents âgés permettant d’assurer l’autonomie des générations et de prodiguer un soutien quotidien). Cette question des solidarités familiales, et de leur articulation avec les solidarités prodiguées par le marché ou l’État, a également été analysée dans un cadre urbain, notamment dans la recherche pionnière d’A. Pitrou (1978), même si le soutien aux parents âgés n’est pas une préoccupation centrale de l’enquête. Au-delà de cette question, les travaux sur le vieillir en milieu urbain ont été dynamisés et fédérés dans un programme de recherche, « services urbains et personnes âgées », Mire-plan urbain en 1989. Les enquêtes sur des contextes socio-géographiques spécifiques du vieillissement, à différentes échelles, restent cependant sporadiques, peut-être en raison de la faiblesse des forces sociologiques. Rien d’étonnant alors que ces questionnements aient été développés récemment par des géographes ou des urbanistes, tant sur les espaces périurbains (Luxembourg, 2005 ; Lord et Desprès, 2011 ; Berger et al., 2009) que sur les quartiers centraux. Le programme « Vieillissement de la population et habitat » lancé par le PUCA a également relancé une dynamique de recherche sur ces questions, principalement autour des questions de logement et de mobilité (résidentielle).

Les différents contextes socio-géographiques du vieillissement : questions transversales et réponses spécifiques selon les milieux enquêtés

7Les différents travaux analysant les modes de vie à la vieillesse ou les formes du vieillissement dans des contextes socio-géographiques spécifiques posent des questions communes. Ainsi, les mobilités des personnes âgées, qu’elles soient quotidiennes, récréatives ou résidentielles, sont très largement interrogées, décrites et analysées, dans différents contextes (Lord et Luxembourg, 2006 ; Nowik et Thalineau, 2009 ; Mallon, 2010), aux morphologies sociales différentes. En milieu rural isolé, de la même manière que dans les banlieues nord-américaines construites au tournant des années 1950 :

« L’enjeu central du vieillissement réside ainsi dans la capacité des aînés à se mouvoir, en voiture ou non, sur un territoire marqué par l’éloignement des services, des lieux de loisir et de socialisation. » (Lord et al., 2009.)

8Les manières d’habiter le logement, de vieillir en ville (Clément et al., 1996), de voisiner durant la vieillesse (Argoud et al., 2004 ; Druhle et al., 2007), dans différents quartiers, ont également donné lieu à des travaux, pour certains comparatifs, qui s’attachent à montrer comment les différents contextes d’habitat influencent les pratiques des personnes âgées.

« On ne voisine pas tout à fait de la même manière, ni avec la même intensité au centre-ville, dans les faubourgs anciens et dans des secteurs d’habitat plus récents. » (Drulhe et al., art. cit., p. 335-336.)

9En revanche les questions afférentes aux pratiques et représentations de la santé et de la maladie, ou encore aux définitions mêmes du vieillir, aux perceptions différenciées de la vieillesse, à la fois parmi les personnes âgées et en dehors de cette population, sont encore peu explorées dans des enquêtes localisées. A.-F. Wittmann (2003) a cependant bien mis en évidence les effets d’un contexte résidentiel particulier, une cité d’habitat social à Nanterre, sur les modes de vie de ses habitants âgés. Ces derniers sont victimes d’un double stigmate : vieux, dans un quartier jeune, dont la dévalorisation sociale rejaillit sur eux, leur appartenance à des milieux sociaux modestes les écarte des loisirs, des voyages ou encore des échanges intergénérationnels familiaux, des rôles grands-parentaux, qui construisent positivement cet âge de la vie dans les représentations sociales. Les effets de la cité sont d’ailleurs variables selon les trajectoires sociales et familiales des personnes âgées, malgré l’homogénéité apparente de ces anciens ouvriers : ce n’est pas le moindre intérêt de l’enquête que de montrer que la famille, et en particulier les enfants, constituent un véritable capital social, dont la valeur est fonction de la réussite sociale de ces enfants. Plus la mobilité sociale ascendante de ces derniers est forte, plus l’est également l’ouverture de la vie quotidienne au-delà des limites de la cité, et plus les personnes parviennent, dans leurs pratiques et leurs représentations, à se distinguer des autres vieux ou des autres habitants de la cité, comme assignés à résidence. Cette forte mobilité sociale des enfants est observée surtout chez les plus jeunes générations de retraités, dont les femmes ont accédé aux emplois tertiaires et « socialisé leurs enfants au “progrès social” ». En revanche, le maintien des enfants dans les lieux traduit une forme d’échec social de leurs parents, et loin d’assurer un soutien dans la vieillesse, produit plutôt une forme de dislocation des liens familiaux. Vieillir dans une cité produit alors une double relégation, dans un espace disqualifié et à distance des formes médiatisées et valorisées de la vie à la retraite, inégalement sensible selon l’âge des individus, et selon leur intégration dans des réseaux de sociabilité familiaux et amicaux.

10Les modes de vie durant la vieillesse et les parcours de vieillissement se construisent de manière très différente en milieu rural isolé (Gucher et al., 2007). Deux territoires, situés en Creuse et en Ardèche, ont permis de décrire et d’analyser les formes singulières prises par le vieillissement dans un tel contexte résidentiel. À l’opposé des cités d’habitat social, les territoires appartenant au milieu rural isolé apparaissent comme vieillis, sous l’influence d’un solde naturel négatif et d’un double mouvement migratoire de départ des jeunes qualifiés et d’arrivée de populations autour de la retraite (Détang-Dessendre et Piguet, 2003). Ainsi le canton et la communauté de communes où s’est déroulée l’enquête comptaient respectivement plus de 40 % et 43 % de personnes âgées de plus de 60 ans dans leur population au recensement de 1999, quand cette proportion était de 21,5 % pour la France. Les pratiques de ces populations rurales se rapprochent en de nombreux points des plaisirs en vogue chez l’ensemble des retraités : même les agriculteurs n’ayant jamais eu de vacances durant leur vie active partent en voyage dans les débuts de leur retraite, même si c’est le plus souvent en car et pour quelques jours. Les personnes âgées participent à la vie municipale des communes ou s’investissent dans des associations sportives, culturelles ou dans les clubs des aînés, nombreux en milieu rural. Celles qui ont de la famille exercent leur rôle de parents et de grands-parents et bénéficient si nécessaire de soutiens, matériels et financiers. Elles s’appuient au long de leur vieillissement sur leur entourage local – famille, amis, voisins, ces différents cercles se recouvrant souvent – mais également sur les quelques services professionnalisés d’aide au maintien à domicile. Le voisinage offre, en milieu rural plus qu’ailleurs (Héran, 1987) une ressource d’accompagnement du vieillissement, en particulier pour les personnes isolées, à l’exemple de cet ancien agriculteur de 70 ans, demeuré célibataire. Vivant toujours dans la maison où il est né, il ne conduit pas, mais l’un ou l’autre de ses voisins l’approvisionne ou le descend au village en cas de besoin : « Ici, on traite bien encore le village », conclut-il. Malgré leur dénuement relatif en commerce, en services sanitaires et sociaux d’aide à domicile, malgré leur distance aux équipements hospitaliers, ce milieu constitue pour ceux qui y vieillissent et y ont toujours vécu un atout, bien plus qu’un facteur de risque accru d’une mauvaise vieillesse. Tous les enquêtés mettent ainsi l’accent sur la beauté des paysages, le calme, l’adhésion aux rythmes de la nature, à travers des activités typiquement rurales, jardinage, élevage de quelques animaux, cueillettes (fruits, champignons) et chasse pour les anciens agriculteurs. En filigrane apparaît alors de manière spécifique une conception naturalisante de la vieillesse comme dernière étape de la vie, une vieillesse longévité, aux côtés des représentations plus répandues de la « mauvaise vieillesse », construite par la maladie ou le handicap.

11Pour autant, le peuplement de ces espaces est moins homogène que celui de la cité étudiée par A.-F. Wittmann : si nombre de personnes âgées ont vieilli sur place, d’autres habitants se sont installés sur le tard de leur vie, aux alentours de la retraite, parfois en transformant une résidence secondaire en maison de retraite. Des natifs sont également revenus habiter au pays de leur enfance. Les trajectoires, et en conséquence les appartenances sociales, sont ainsi plus diverses que celles des anciens ouvriers ayant vieilli à Nanterre, et influencent tant le rapport au pays que les parcours de vieillissement ou les représentations de la vieillesse. L’analyse des pratiques quotidiennes, des mobilités, des projections dans l’avenir font ainsi apparaître tout un jeu de distinctions sociales, entre gens d’ici et gens d’ailleurs, entre citadins et ruraux, entre ceux « qui ont fait des carrières » et les anciens agriculteurs. Les plus vieux des habitants ayant toujours vécu sur place lisent leur vieillissement dans la perte de maîtrise de leur environnement : le paysage s’ensauvage, les routes ne sont plus entretenues, on entend parler anglais plus que patois en Creuse, le club des aînés introduit thés dansants ou randonnées en lieu et place des « castagnades » et des expositions sur les métiers d’antan en Ardèche.

« Avant, tous ceux qui ont 80, 85 ans, au début, au début on chantait, on chantait en patois, on se comprenait tous, on était tout des gens qu’on avait vécu ici. Maintenant, les nouveaux, les nouveaux retraités, c’est pas du tout la même mentalité […]. C’est pas du tout la même mentalité… Ils ont pas vécu au pays, ils ont eu sans doute des… ils ont fait carrière ailleurs, alors c’est pas… » (Ancien fermier, 78 ans, Ardèche.)

12La disqualification sociale ressentie atteste pour ces très vieux natifs du coin de leur vieillissement : ils ne sont plus « dans le coup », en raison de transformations du pays qu’ils n’ont pas anticipées et qu’ils ne parviennent pas à accompagner. En effet, au fur et à mesure de leur avancée en âge, ils abandonnent leurs activités associatives, leurs mandats municipaux, quand ils ne sont pas évincés de ces places, et voient leurs réseaux de sociabilité s’amenuiser et s’affaiblir. Les personnes installées sur le tard ont cherché à s’intégrer : « On n’a pas joué les Parisiens qui arrivent », rappelle cette ancienne couturière (76 ans, Creuse). Pour autant, la recherche d’aménités (le grand air, le calme, la solitude parfois) qui a présidé à leur installation dans le pays, leurs habitudes urbaines, leur possible départ vers la ville lorsqu’ils évoquent les difficultés éventuelles de la vieillesse, le handicap ou la maladie, contribuent à maintenir une distance avec les gens du coin, exprimée parfois dans le registre de l’âge. Ainsi l’ancienne directrice d’un service de la Croix-Rouge (86 ans, Ardèche) cotise à l’UNRPA, sans jamais participer aux réunions ou activités, parce qu’elle « n’aime pas trop la compagnie des personnes âgées » : « Ce sont des gens du pays, qui racontent que leurs histoires, on se sent en dehors. »

13Les enquêtes, encore peu nombreuses, portant sur des contextes d’habitat particulier (cité, quartier ancien de centre-ville, communes périurbaines, milieu rural) insistent ainsi sur les effets des lieux, tant dans leur organisation matérielle, architecturale et spatiale, que dans leur peuplement et par les logiques sociales qui y ont cours, sur les pratiques, les relations et les représentations des personnes âgées. Elles permettent alors de dégager des formes spécifiques de vieillesse et de vieillissement, variables cependant selon les appartenances et les trajectoires sociales des habitants.

Enjeux et nouvelles questions des enquêtes localisées sur le vieillissement

14Quelles connaissances scientifiques peut-on attendre de telles enquêtes ? La généralisation des résultats n’est-elle pas limitée par leur contextualisation même ? Il existe deux réponses possibles à cette question légitime : on peut ainsi rappeler avec J.-C. Passeron (op. cit.) que les connaissances et les concepts produits par la sociologie, sont toujours indexés à des contextes (d’enquête et socio-historiques) particuliers, ce qui n’empêche ni leur généralisation relative, ni leur usage dans d’autres contextes. C’est le cas, par exemple, des réflexions de J.-C. Chamboredon et M. Lemaire, sur la proximité spatiale et la distance sociale (1970), forgées dans le cadre d’un grand ensemble des années 1960, et qui sont mobilisées dans l’analyse d’autres contextes résidentiels ou dans les mêmes contextes résidentiels à d’autres époques. On peut également plaider pour la constitution d’une « mosaïque scientifique », par la multiplication de l’analyse des contextes variés du vieillissement :

« L’image de la mosaïque est utile pour réfléchir sur une telle entreprise scientifique. Chaque pièce ajoutée à la mosaïque enrichit un peu plus notre compréhension de l’ensemble du tableau. Quand beaucoup de morceaux ont été placés, nous pouvons voir plus ou moins clairement les objets et les individus dans le tableau ainsi que leurs relations réciproques. Des morceaux différents enrichissent diversement notre compréhension : certains sont utiles pour leur couleur, d’autres parce qu’ils permettent de discerner le contour d’un motif. Aucun morceau n’a un grand rôle et, si nous n’avons pas sa contribution, il existe d’autres moyens de parvenir à la compréhension de l’ensemble. » (Becker, 1986, p. 106.)

15Un des objectifs de la recherche en sciences sociales sur le vieillissement consiste à décrire et à analyser les pluralités du vieillir, sans les réduire à une variabilité individuelle, fondée sur des éléments biologiques. Identifier des effets de milieu permet de mettre en évidence les façons dont les articulations variées entre trajectoires de vie socialement différenciées des vieux habitants et morphologies sociales singulières des territoires façonnent les parcours de vieillissement. Multiplier les enquêtes retenant des milieux socio-géographiques spécifiques comme cadres d’analyse, permettrait ainsi de montrer comment certains contextes produisent des vieillissements spécifiques, et comment en revanche, certains types de vieillissement peuvent se dérouler de manière similaire dans des contextes très différents. Au moment où les politiques de la vieillesse sont de plus en plus liées aux territoires, tout en reposant sur une conception unifiée à l’excès, et largement déficitaire, de la vieillesse, une telle analyse semble indispensable.

16À l’intérêt d’observer comment les contextes façonnent le vieillissement de ceux qui y vivent s’ajoute la nécessité d’identifier comment les personnes âgées transforment, de manière inégale, les contextes dans lesquelles elles vivent. Cette double exigence suppose d’identifier des contextes pertinents pour la recherche, à partir des pratiques des personnes âgées. Définir les aires de vie des personnes âgées devrait ainsi être un objectif et un premier résultat de toute recherche portant sur le vieillissement : domicile, voisinage, quartier, ville ou village, « pays », ces échelles d’enquête et d’analyse doivent être pensées en relation les unes avec les autres. Ces enquêtes permettraient alors d’éviter les prénotions à l’œuvre dans certains discours sociaux, voire sociologiques, liant de manière simpliste certains quartiers à des formes particulières de vie ou de vieillissement. Ainsi, l’idée que les personnes âgées vivant dans les quartiers d’habitat social seraient plus que les autres assignées à résidence mérite d’être questionnée, en multipliant les travaux sur différentes cités ou grands ensembles. Par ailleurs, certains questionnements, plus répandus dans la littérature anglo-saxonne mériteraient également d’être davantage explorés dans le contexte francophone : ainsi, les questions développées en sociologie urbaine sur la gentrification, ou à l’opposé sur les ghettos urbains, ne disent souvent pas grand-chose des effets de ces transformations sociales sur les populations âgées, et sur les parcours de vieillissement. Comment les personnes vieillissant dans ces environnements s’adaptent-elles aux requalifications ou aux disqualifications sociales de leur environnement ? De manière réciproque, comment les populations âgées, par leur présence, leurs pratiques, mais également leurs trajectoires et leurs mobilités (ou immobilités), transforment-elles certains contextes locaux ? Observe-t-on des formes particulières de vie sociale, de sociabilités ou d’ambiance dans les espaces où la population âgée est dominante, des quartiers vieillis par l’immobilité résidentielle de leurs plus anciens habitants aux « retired communities » constituées par l’afflux de jeunes retraités cherchant soleil et air pur, en passant par les territoires ruraux en déprise délaissés par les jeunes ou les actifs ? La vieillesse y reçoit-elle une acception spécifique ? Quels sont les effets des migrations de retraite vers le Sud sur la vie locale ? Contribuent-elles à la dynamiser ou la pratique de la double résidence entraîne-t-elle le développement de commerces, de services et de loisirs spécifiques à cette population, ségrégée par rapport aux autochtones ? Assiste-t-on en Europe du Sud et sur le pourtour méditerranéen à l’émergence de véritable « gated communities » comme les « sun cities » américaines (Viriot-Durandal et Pihet, 2010) ? Comment le vieillissement est-il construit au sein de ces communautés particulières ? Voici quelques-unes des questions qui émergent et pourraient donner lieu à enquête, à la jonction des transformations sociales et des dynamiques scientifiques internes aux différents champs sociologiques.

17Ainsi que l’a fait remarquer C. Phillipson (2007), l’attention aux contextes socio-géographiques du vieillissement renouvelle une problématique classique en gérontologie : l’intégration sociale des personnes âgées. Mais alors que la gérontologie, parce qu’elle est une science pour l’action, oriente ses questions en valeur et interroge l’exclusion ou l’inclusion des populations âgées au sein des différents contextes résidentiels, il demeure un véritable défi à se saisir en sociologue de questions qui intéressent au premier chef des décideurs, politiques, urbanistes, gérontologues, ou gériatres, et à construire, au-delà d’une position d’expertise, une compréhension et une explication critiques (au sens plein du terme) de vieillissements contextualisés.