1La vieillesse est un monde de femmes et plus les sociétés vieillissent, plus elles se féminisent1. Pourtant la question du genre, plus particulièrement celle touchant les femmes et le vieillissement ne s’est pas toujours imposée dans la littérature en sciences sociales ni au sein des études féministes. Pour les fins de cet ouvrage sur les vieillesses et les vieillissements, il nous a semblé intéressant de retracer les grands courants et les principaux thèmes abordés dans la recherche féministe sur les aînées afin d’en montrer l’évolution. L’importance de la littérature anglo-saxonne dans le champ constitue aussi un apport original au présent ouvrage, plus centré sur les recherches européennes, mais soulève cependant des défis particuliers en ce qui a trait à la traduction de certains concepts. Notre intention ici est non pas de brosser un portrait des écrits se voulant exhaustif, mais plutôt de proposer une synthèse analytique des étapes qui ont marqué la recherche sur les aînées. La période actuelle fera l’objet d’une analyse plus approfondie, dans la mesure où nos recherches en sont représentatives, notamment par la rencontre des perspectives féministes, sociologiques et gérontologiques et parce qu’elle fait montre de la diversité des expériences de vieillissement des femmes, dans leur rapport au corps, à la vieillesse, au social.

2À partir d’une recension exploratoire dans les bases de données en sciences sociales (Cairn, Érudit, Francis, Sociological abstract, Social service abstract, etc.), nous avons observé trois moments qui correspondent grossièrement aux trois dernières décennies écoulées, soit respectivement les années 1980, 1990 et 2000. Au cours de la première période, plusieurs auteur(e)s ont travaillé à débusquer les biais androcentristes de la recherche en gérontologie, qui avaient pour effet d’occulter les femmes et leurs diverses expériences (David, 1994). Durant la seconde période, les chercheur(e)s ont défriché de grandes zones de l’expérience de certains groupes de femmes âgées dans les sociétés occidentales, en lien avec leurs conditions de vie socio-économiques précaires, leurs problèmes de santé et leur vulnérabilité à l’égard de la violence et de la maltraitance. Dès les années 2000, plusieurs chercheur(e)s souhaitent ouvrir les perspectives de recherche sur les aînées et s’intéressent à ces dernières en tant que citoyennes plurielles, actives et engagées dans leur milieu de vie et dans la société en général. Cette façon inédite de considérer les aînées va contribuer à repenser les concepts de vieillesse et de vieillissement, mais également les concepts de citoyenneté, d’engagement, de retraite, etc. Il nous semblait donc important de débuter ce texte en présentant les acquis de ces premières décennies de la recherche sur les femmes aînées, recherches qui émanent surtout des gérontologues2. La deuxième partie de ce texte viendra exposer les perspectives théoriques critiques contemporaines, aux croisements de l’âge, du genre, de l’ethnie et des autres identités sexuelles, socioprofessionnelles, etc., dont l’approche intersectionnelle qui permet d’appréhender la question des femmes et des vieillissements dans toute sa complexité et sur laquelle s’appuient nos travaux. Puis, en cohérence avec les fondements de cette approche qui revendique un point de vue ancré dans les expériences de vie des femmes, la dernière partie de l’article fera place aux données empiriques recueillies et analysées à travers nos recherches et d’autres études récentes. Les données seront résumées et présentées autour de deux grandes thématiques que nous jugeons centrales : les perceptions du vieillissement par et sur les femmes aînées et les enjeux reliés au pouvoir et à l’autonomie des aînées.

L’émergence de la recherche sur les femmes aînées

L’invisibilité des femmes aînées et le rôle des précurseures

3L’examen de la littérature scientifique publiée en gérontologie dans les années 1980, principalement en Amérique du Nord, révèle ses principales lacunes : une perspective asexuée, qui échoue à prendre en compte les rapports sociaux de sexe ; des cadres d’analyse explicatifs qui relèvent de visions stéréotypées, ni fondées, ni validées scientifiquement ; une sous-représentation des femmes et des enjeux qui les concernent ; enfin, l’occultation des conditions de vie socio-économiques des femmes (David et al., 1993), alors que le vieillissement se conjugue déjà majoritairement au féminin (Charpentier, 2002). Seules quelques rares études, réalisées par des auteures féministes québécoises, canadiennes et américaines (Dulude, 1978 ; Beeson, 1980 ; Burwell, 1985) démontrent et dénoncent alors les biais masculinistes de la recherche gérontologique.

4Il faut attendre le début des années 1990 pour que ces « préoccupations des recherches féministes commencent à rejoindre celles qui ont trait à l’avance en âge des femmes » (David, 1994, p. 147). Les analyses critiques des études et des devis méthodologiques utilisés en gérontologie conduisent à une meilleure prise en compte des femmes et de leur vécu dans les recherches. Selon Russel (2007), le sujet-type de la recherche gérontologique dominante était un homme blanc de classe moyenne à l’étape de l’arrivée à la retraite. Wheeler (1997) rappelle que les données qui constituaient la référence sur les personnes âgées aux États-Unis, provenant de la Baltimore Longitudinal Study of aging, n’incluaient pas les femmes jusqu’en 1978. Durant cette première période, les chercheures féministes ont œuvré à montrer les inégalités entre les sexes, en défaveur des femmes, principalement les facteurs qui concourent à précipiter les femmes âgées dans la pauvreté (divorce, veuvage, revenus de retraite faibles ou inexistants, etc.). Les thèmes abordés au cours de la première conférence étatsunienne sur les femmes d’âge moyen et avancé (Conference on Midlife and OlderWomen) en 1983 rendent compte des transformations importantes initiées par les perspectives féministes sur les conceptions traditionnelles du vieillissement : la maltraitance, les besoins de santé, la santé mentale, l’autonomie, les représentations négatives des femmes âgées, l’élimination des inégalités de sexe/genre dans les revenus de retraite, etc.

L’éclosion des recherches sur les femmes aînées et la mise à nu des problèmes

5À partir des années 1990 et tout au long des années 2000, les recherches s’intensifient autour de ces thèmes, principalement les inégalités sociales et la violence. Nous dirons également quelques mots sur le thème de la santé des femmes âgées, qui est devenu progressivement un axe d’analyse secondaire et transversal important. En effet, les approches critiques et féministes ont remis en question la vision jusqu’alors dominante du vieillissement des femmes, fortement modelée par les discours et les recherches en sciences de la santé.

6En ce qui a trait aux inégalités socio-économiques de vie des aînées, elles sont examinées sous l’angle du travail invisible qu’elles continuent à assumer dans la famille et la pauvreté qui est souvent leur lot (Pearsall, 1996). Le rôle des politiques publiques, des modalités d’accès à la retraite est aussi étudié sous l’angle des inégalités entre les hommes et les femmes et de la pauvreté, qui touche davantage de femmes âgées que d’hommes.

7De leur côté, les études sur la victimisation connaissent un essor important et portent dans un premier temps sur les facteurs de vulnérabilité des femmes âgées et la violence qu’elles subissent (Vinton, 1999 ; Pearsall, 1996). À partir des années 2000, les formes de violence non seulement actuelles et récentes mais également celles subies plus tôt au cours de la vie sont prises en compte, ainsi que leurs impacts sur la santé mentale et physique des femmes à un âge avancé (Brozowski et Hall, 2010 ; Fisher, 2006). D’autres études examinent la violence conjugale et domestique, leurs impacts sur la santé des aînées (Mouton, 2003), les facteurs qui expliquent que celles-ci demeurent dans des relations abusives, les maltraitances par des membres de la famille ou des préposés aux bénéficiaires et les agressions sexuelles (Straka et Montminy, 2006 ; Roberto et Teaster, 2005).

8Enfin, sur le plan de la santé, les chercheures féministes dénoncent la médicalisation du vieillissement des femmes et amorcent une dépathologisation salutaire de l’avancée en âge des femmes, spécifiquement autour de la ménopause (Dillaway, 2006 ; Gannon, 2000). Plusieurs recherches abordent donc indirectement une dimension de la santé, à travers les thèmes que nous venons d’énumérer et d’autres qui vont du rapport au corps à l’engagement social, en passant par la victimisation et les rôles familiaux. La santé des femmes âgées est par conséquent un axe transversal des travaux féministes depuis les années 1990. Les chercheures féministes travaillent ainsi à confronter la prégnance des modèles biomédicaux du vieillissement en gérontologie (Kérisit, 2000), qui tendent à occulter les facteurs sociaux associés à la santé. Attias-Donfut a montré que les inégalités sociales entre les sexes sont très marquées au cours de la vieillesse, et qu’elles s’expriment « à travers les inégalités de revenus, de santé, d’environnement familial […], les désavantages (massifs) des femmes étant étonnamment associés à des atouts ». Pour cette auteure : « Étudier le vieillissement différentiel des sexes […] concerne aussi un enjeu majeur, celui du contrat social entre sexes et entre générations. » (Attias-Donfut, 2001, p. 200.)

9L’ensemble de ces études a élargi significativement les connaissances et les analyses sur les conditions de vie des femmes âgées dans les sociétés occidentales. En mettant l’accent sur les problèmes associés au fait d’être une femme et âgée, ces études ont permis de dénoncer et d’améliorer les conditions de vie dans certains pays, notamment au Canada. Les avancées scientifiques, et parfois sociales, consécutives au développement des analyses féministes ont ainsi permis de faire évoluer les perceptions traditionnelles du vieillissement, en particulier celui des femmes. De nouveaux champs de recherches ont émergé vers la fin des années 1990, et se sont développés depuis, ouvrant la voie à un renouvellement considérable de la recherche sur les femmes âgées comme nous allons le démontrer dans la prochaine section.

Quand l’âge rencontre le genre

De nouvelles avenues théoriques intersectionnelles

10Dans les années 2000, outre une diversité des thèmes de recherches sur le vieillissement des femmes, se fait jour surtout une réflexion théorique et méthodologique impulsée par l’intérêt croissant des chercheur(e)s féministes pour l’étude des femmes âgées. Les chercheures se questionnent sur la façon de rendre compte des diverses logiques de discrimination ou d’exclusion sociale des aînées, de leurs combinaisons, et de leurs effets sur les plans micro et macrosociologiques. L’approche intersectionnelle devient un des outils d’analyse élaboré à cette fin. Cette approche découle de la théorie du point de vue situé (standpoint theory) qui a émergé en tant que théorie critique féministe des rapports entre production du savoir et pratiques de pouvoir dans les années 1970 (Poiret, 2005 ; Harstock, 1998). Bell hooks (1981) a montré que le point de vue des femmes des minorités ethniques et raciales est occulté non seulement par celui des hommes blancs, mais également par celui des femmes blanches. Il s’agit dès lors de revendiquer la primauté d’un point de vue ancré dans l’expérience de vie spécifique des femmes membres de diverses minorités ethniques, raciales ou autres. Selon cette approche, toute connaissance est tributaire de la position sociale et de la trajectoire individuelle respectives de l’observatrice et de l’observée, et doit par conséquent être explicitée et faire l’objet d’une analyse réflexive (Poiret, 2005). Mais surtout, les chercheures doivent s’attarder, dans leurs recherches, à prendre en compte, simultanément, les divers facteurs d’exploitation ou d’exclusion des minorités.

11Dans le cas des femmes aînées, cette approche a amené les chercheures à prendre en compte non seulement le sexisme et l’âgisme, afin d’informer la position spécifique occupée par les femmes âgées, mais également d’autres logiques d’organisation sociale comme le racisme, l’orientation sexuelle et le milieu socio-économique. Il ressort alors qu’être une femme âgée recouvre dans les faits une multiplicité de positionnements sociaux, dont la prise en compte peut certes complexifier l’étude, mais également permettre d’approfondir et d’affiner la compréhension sociologique non seulement des expériences vécues, mais du fonctionnement et des effets de l’entrecroisement des logiques d’organisation sociale.

12À titre d’illustration de la fécondité de l’approche intersectionnelle, citons les analyses d’Estes (2000 ; 2004), qui a examiné la combinaison des systèmes qui organisent les sociétés occidentales, soit le capitalisme, le patriarcat et le racisme, et leur rôle dans la constitution des femmes âgées comme catégorie vulnérable et dépendante. L’auteure fait preuve d’une vision critique à l’égard du rôle des institutions étatiques dans le maintien des femmes âgées dans la dépendance, particulièrement les femmes racisées, et montre les biais androcentristes qui sous-tendent les définitions des notions d’économie politique comme le travail salarié, la productivité, l’individualisme, etc. (Estes, 2004).

Quelques données issues des études féministes

13Nous avons distingué deux ensembles de questions issues du renouvellement des perspectives et des théories que nous venons de présenter. Le premier regroupe les questions entourant les perceptions du vieillissement par les femmes âgées. Quelle place occupe leur corps et quel rapport entretiennent-elles avec les exigences culturelles de beauté et de jeunesse ? Le second réunit les enjeux reliés au pouvoir et à l’autonomie des aînées, notamment à travers l’empowerment, l’engagement social et citoyen, ensemble au sein duquel s’inscrivent les travaux que nous conduisons depuis quelques années.

Les perceptions du vieillissement par et sur les femmes âgées

14La recherche sur le vieillissement s’est largement concentrée sur les diverses maladies et les pertes successives produisant une vision du vieillissement qui semble avoir une influence négative marquée sur les femmes, lesquelles parviennent moins que les hommes à s’en distancer (Duggleby et al., 2002 ; Perrig-Chiello, 2001). Pour les femmes, ces pertes ne concernent pas uniquement leur santé physique et mentale, mais touchent à un élément fondamental de l’identité de sexe/genre, c’est-à-dire leur féminité. Le vieillissement renvoie en effet les femmes à la féminité normative, qui exige à la fois beauté et jeunesse. Pour plusieurs auteur(e)s féministes, les représentations omniprésentes de cet idéal féminin limitent la possibilité pour les aînées de maintenir une perception positive d’elles-mêmes (Calasanti, 2005 ; Hurd, 2000 ; 2002). Twigg (2004) argumente en faveur de la reconnaissance de la place centrale qu’occupe le corps, en tant que construit social et culturel, dans le vieillissement des femmes. Les aînées tendent à percevoir la désirabilité du corps féminin comme étant associée à la jeunesse et la minceur (Kérisit, 2000 ; Hurd, 2002) et nombreuses sont celles qui recourent à la chirurgie esthétique, à la consommation de biens et services, etc. Les propos des femmes interrogées par Hurd (2000) rendent compte de l’intériorisation de ces normes, dont certaines se distancient cependant en affirmant la priorité de la santé sur la désirabilité de leur corps, ainsi qu’en soutenant la naturalité du processus de vieillissement. Tandis que certaines ont une perception négative de leurs rides, d’autres les voient comme des médailles qui honorent les années qu’elles ont traversées. Pour Hurd (2002), ces résultats indiquent que les aînées résistent et qu’elles défient les idéaux culturels de ce qui constitue la désirabilité des femmes, notamment en leur substituant des définitions alternatives.

15La notion du « vieillissement réussi » (successfull ageing), parfois traduit au Québec par « bien vieillir », a été développée par Rowe et Kahn (1987) pour offrir une vision plus positive du vieillissement, mais elle reste tributaire de la conception du vieillissement comme pathologie et met donc l’accent sur les pratiques de prévention individuelle : bonne alimentation, pratique d’activité physique, etc. Nombre de travaux féministes rompent radicalement avec cette logique de prévention et de correction du vieillissement. Certains travaux montrent aussi que les conceptions qu’ont les aînées du « bien-vieillir » sont diversifiées et ne correspondent pas à la définition clinique du vieillissement (Laberge et al., 2003 ; Duggleby et al., 2002). Parmi les nombreux aspects rapportés par les aînées, on relève : l’autonomie et l’indépendance, la capacité d’apprécier les petits plaisirs de la vie ; disposer des ressources matérielles suffisantes pour satisfaire ses besoins, lesquels varient beaucoup selon les répondantes ; vivre dans un environnement social chaleureux, avoir beaucoup d’activités sociales ; et pouvoir poursuivre certaines activités antérieures. Cependant, les auteurs soulignent que ces conceptions diffèrent en fonction des catégories socio-économiques des aînées. Par exemple, alors que les aînées des milieux favorisés sont nombreuses à associer le bien-vieillir à l’acceptation des pertes induites par le vieillissement, les aînées des milieux populaires le relient plus souvent au fait d’avoir le nécessaire pour vivre (Laberge et al., 2003).

16Nos travaux vont dans le même sens et tendent en outre à démontrer une différence de perception selon les générations soit les « jeunes vieilles », jeunes retraitées ou préretraitées (de 60 à 74 ans) généralement plus instruites et ayant occupé des emplois rémunérés ; les « vieilles », âgées de 75 à 84 ans et enfin « les très vieilles », âgées de 85 ans et plus ayant un parcours plus traditionnellement féminin marqué par une prédominance de la sphère privée familiale (Quéniart et Charpentier, 2011). Bien que la plupart des Québécoises interrogées ne se définissent pas comme étant des femmes âgées, et réfutent même ces appellations, nous constatons qu’au fil des années, elles apprivoisent ce passage inévitable du temps et y voient une occasion de continuité de leur trajectoire de vie, de congruence avec leur identité et de poursuite de leur existence qu’elles perçoivent comme étant encore significative. Pour ces aînées, le vieillissement n’est pas synonyme de retrait, nombreuses sont celles qui sont encore actives et engagées : engagement de proximité bien sûr (Pennec, 2009) mais aussi engagement social et politique. À cet égard, notre recherche auprès de femmes aînées impliquées dans divers mouvements sociaux au Québec (allant des groupes d’entraide, de femmes et de défense des droits au mouvement écologiste et altermondialiste) illustre l’intensité de leur engagement (elles y consacrent en moyenne plus de 15 heures par semaine) et surtout l’importance et le sens qu’il revêt (Charpentier et al., 2008 ; Charpentier et Quéniart, 2007). Ainsi, au-delà de 65 ans, et après une vie entière d’engagement, ces aînées, issues de divers milieux socio-économiques mais détenant pour la majorité un niveau de scolarité supérieur aux femmes de leur génération, militent encore pour changer les choses et rêvent d’un monde meilleur.

17Ces divers résultats montrent que, pour les femmes aînées, le vieillissement renvoie à un éventail diversifié de besoins, lesquels sont loin de concerner la seule santé physique, plusieurs d’entre eux ramenant au centre de leurs préoccupations leur pouvoir d’agir et leur participation active à la société.

Les enjeux reliés au pouvoir et à l’autonomie des aînées

18Les perceptions du vieillissement et du « bien-vieillir » des aînées incitent par conséquent plusieurs auteur(e)s à élargir le contenu de concepts tels qu’autonomie et indépendance, bien au-delà de leur signification médicale et clinique, voire à les transformer radicalement (Grenier, 2009 ; Morell, 2003). Wray (2004) argumente que les expériences et les interprétations variées de ce qui constitue l’« agency » (agentivité) et l’empowerment (pouvoir d’agir, encapacitation)3 pour les aînées ne sont pas entendues, et de fait ne peuvent contribuer à remettre en question les conceptions classiques d’autonomie et d’indépendance. Elle montre en effet que les significations allouées à ces différents concepts, notamment par des femmes appartenant à diverses communautés ethnoculturelles, varient selon les positions sociales et les contextes culturels (Wray, 2004). Ainsi la prise en charge des petits-enfants est vue par des répondantes d’origine africaine comme source d’autonomie dans la mesure où elle va de pair avec l’exercice de l’autorité et une position importante dans le réseau familial. Au contraire, une majorité de femmes âgées d’origine pakistanaise y voient une menace à leur autonomie et à leur désir d’indépendance (Wray, 2004, p. 35).

19Morell (2003) revisite les modèles d’encapacitation qui sont en usage dans les interventions en travail social, à partir de ses données. Plutôt qu’une conception polarisée entre pouvoir et absence de pouvoir, elle argumente que les expériences individuelles révèlent la coexistence des deux pôles. Autrement dit, elle invite à réinscrire la faiblesse et les fragilités du corps dans la conceptualisation de l’encapacitation, afin que ce concept permette l’acceptation et l’accompagnement du vieillissement, alors qu’il renvoie souvent à l’idée de lutte contre ce processus, qui constitue pourtant une expérience humaine respectable. Nos recherches auprès des femmes âgées qui vivent en institution et en milieu d’hébergement (Soulières et Charpentier, 2009) mettent aussi en évidence les « petits » pouvoirs et les fragilités de ces résidentes du grand âge, voire du bout de la vie, représentées presque uniquement comme étant des bénéficiaires passives, dépendantes et sans voix. Les témoignages recueillis permettent de saisir la construction subjective du pouvoir d’agir au féminin, en le situant dans le quotidien.

20Pour sa part, Grenier (2009) remet en question l’usage du concept de fragilité dans les pratiques de santé auprès des aînées qui vivent à domicile, notamment parce qu’il conditionne leur accès aux services. Les aînées interrogées se distancient de ce concept et « montrent comment ce dernier, utilisé dans les soins de santé et les services sociaux, donne priorité aux notions physiques observables d’une santé déficiente et du déclin du corps, plutôt qu’aux moments de vie difficiles chargés d’émotion » (Grenier, 2009, p. 265). La distinction entre « être fragile » et « se sentir fragile » révèle les impacts émotionnels et psychologiques du vieillissement des aînées, et la nécessité de prendre en compte « les sentiments de perte qui accompagnent le déclin physique » (Grenier, 2009, p. 266). Par ailleurs, les interprétations de la fragilité et les stratégies de résistance adoptées par les aînées varient selon les positions sociales de celles-ci (âge, communauté ethnoculturelle, orientation sexuelle, etc.).

Conclusion

21La période contemporaine que nous venons d’explorer est en effet marquée par le développement et la consolidation des approches critiques et féministes du vieillissement et des femmes âgées. Avec son cadre théorique de l’intersectionnalité, son ouverture sur de nouvelles problématiques ou de nouvelles réalités (questions de la sexualité, du corps, de l’engagement social, etc.), sa valorisation de la diversité : femmes immigrantes, lesbiennes, inuits, etc., c’est tout un pan de recherches qui s’ouvre.

22Ces nouvelles façons d’appréhender la question des femmes et du vieillissement, aux croisements de l’âge, du genre et de l’ethnicité, orientent notre positionnement social et théorique comme femmes-chercheures et féministes. C’est pourquoi, à la question : « Qu’est-ce que vieillir pour les femmes ? », posée il y a près de trente ans, par de jeunes féministes québécoises devenues aujourd’hui nos aînées4, nous avons répondu dans un long écho : Vieilles, et après ! (Charpentier et Quéniart, 2009.) Une affirmation qui a structuré tant l’ouvrage collectif de référence que nous avons publié en 2009 que la démarche autour de laquelle s’est construite notre programmation de recherche. Nous avons cherché, en effet, à contrer la vision misérabiliste associée aux femmes vieillissantes en adoptant une posture qui valorise les places et les rôles qu’elles occupent dans la société, sans toutefois occulter les inégalités auxquelles elles sont confrontées, lesquelles sont liées à leur genre, mais aussi à leur âge et souvent à leur identité ethnoculturelle, sexuelle, sociale, etc. Le recours à l’approche intersectionnelle s’avère pertinent pour rendre compte des diverses logiques d’exclusion sociale vécues par les femmes aînées et de leurs effets sur les plans micro et macrosociologiques.

23Ces nouvelles avenues montrent aussi que les approches féministes peuvent favoriser des transformations profondes et majeures en faveur de la justice sociale (les transformations des perceptions du vieillissement profitent à tous et toutes par exemple). Il ne s’agit pas seulement de transformer les rapports sociaux de sexe, mais plutôt de contribuer aux transformations sociales en faveur de la suppression des inégalités multiples (classes sociales, races ou appartenance ethnoculturelle, sexe, âge), à partir d’un ancrage critique des rapports sociaux de sexe. La transformation de la conception néo-libérale de la citoyenneté à partir de l’expérience des femmes âgées offre un exemple du potentiel politique des analyses féministes, permettant de passer du citoyen travailleur ou consommateur, à une conception de la citoyenneté qui renvoie au « vivre ensemble » et au bien commun » (Lie et al., 2009).

24Les recherches féministes sur la diversité des vieillissements au féminin dont nous avons voulu rendre compte dans cet article ont une portée sociale très large. Elles adressent des enjeux qui concernent la reconnaissance des différences, la dignité et le respect des droits fondamentaux des personnes.