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Le décrochage scolaire

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Joël Zaffran
, 
Thierry Berthet

Ruptures et sécurisation des parcours scolaires : vers une politique modulaire de lutte contre le décrochage ?

Gérard Boudesseul

Texte intégral

1Si les ruptures de scolarité ne sont pas nouvelles, elles ont été longtemps vues comme un problème de nature essentiellement scolaire impliquant une dimension individuelle. Aujourd’hui, un nouveau consensus semble se dessiner pour « déscolariser » la vision que nous en avons, suivant en cela l’idée selon laquelle l’école ne peut plus être « son propre recours » (Guigue, 2013). Cet élargissement de la focale a des incidences en termes de politiques de prévention et de suivi. Une première partie rappelle ici combien les outils de mesure engagent les définitions qui sont données du décrochage, illustrant une nouvelle fois les limites d’un « gouvernement par les nombres » (Desrosières, 2008). Il est vrai que le sujet est difficile, comme le développe la deuxième partie : les acteurs professionnels sont eux-mêmes traversés par des tensions spécifiques au domaine. Enfin, la troisième partie trace quelques perspectives : la tension majeure qui oppose la gestion macrosociale des flux d’élèves et un « accompagnement » réellement individuel ne peut-elle pas se résoudre dans une forme de politiques modulaires intermédiaires tenant compte de différents parcours menant au décrochage ?

Comment la mesure retentit sur la définition

2Les sorties précoces de l’enseignement secondaire sont un point faible des systèmes éducatifs désormais reconnu à l’échelle européenne. Les conséquences individuelles et collectives sont lourdes puisque les jeunes sans diplôme éprouvent les plus grandes difficultés à s’insérer sur un marché du travail déjà tendu et encourent particulièrement des risques d’installation dans la précarité qui présagent des difficultés d’insertion professionnelle. Pour autant, la médiatisation des politiques de prévention du décrochage scolaire et les écarts de dénombrement des individus concernés accentuent les enjeux de définition et de mesure. Le point sur les modes de comptage distincts selon les institutions sera suivi d’une explicitation des définitions en usage et de leur portée en matière de politiques publiques.

Flux, stocks et sédimentation des « décrocheurs-décrochant-décrochés » : limites des approches gestionnaires1

Des sorties sans diplôme ou sans qualification ?

  • 2 Conclusions du Conseil concernant un cadre stratégique pour lé coopération européenne dans le doma (...)

3La Commission européenne a promu au rang de priorité la réduction des sorties précoces du système éducatif en lien avec l’insertion professionnelle des jeunes. Dans le cadre de la Stratégie Europe 2020, a été fixé l’objectif de réduire à moins de 10 % la proportion de jeunes en décrochage scolaire, c’est-à-dire de « jeunes de 18 à 24 ans ayant seulement le niveau de l’enseignement secondaire inférieur ou un niveau moins élevé et sortis du monde de l’éducation ou de la formation2 ». En France, le ministère de l’éducation nationale a donné une nouvelle impulsion en multipliant les initiatives (plates-formes locales et système interministériel d’échanges d’informations) ainsi qu’en inscrivant dans la loi une définition du niveau de qualification minimale à atteindre pour tout jeune :

  • 3 Art. D. 313-59 et L. 313-7 du Code de l’éducation, consultable sur [http://eduscol.education.fr/pi (...)

« Le niveau de qualification mentionné à l’article est celui correspondant à l’obtention : 1o soit du baccalauréat général ; 2o soit d’un diplôme à finalité professionnelle enregistré au répertoire national des certifications professionnelles et classé au niveau V ou IV de la nomenclature interministérielle des niveaux de formation3. »

4Le site ministériel EDUSCOL ajoute : « Tout jeune qui quitte un système de formation initiale, sans avoir le niveau de qualification minimum requis par la loi est décrocheur. »

5Cette définition, si elle devait être appliquée à la lettre, serait nouvelle puisque seraient déclarés non qualifiés les jeunes en échec aux examens de niveau V quelle que soit la scolarité antérieure suivie. L’intention est louable car elle fixe une norme de performance ambitieuse, conforme à « la société des diplômes » (Millet et Moreau, 2011). Mais elle introduit une rupture avec la nomenclature des niveaux de qualifications en usage depuis 1967, selon laquelle un jeune est reconnu qualifié s’il a suivi l’année terminale de diplôme, et même s’il n’a pas obtenu ce diplôme. Ceci vaudrait en particulier pour le CAP (niveau V). Quant au bac (niveau IV), l’objectif de 80 % d’une génération à ce niveau s’inscrivait dans l’esprit de cette nomenclature. On peut se demander si cette mise en concordance du niveau de qualification et de diplôme aura à l’avenir une validité en dehors de la lutte contre le décrochage scolaire.

6De l’établissement au ministère en passant par le rectorat, les acteurs mobilisés pour le recensement, la prévention et le traitement du décrochage sont devenus nombreux ces derniers temps, tant dans les domaines de l’éducation et de la formation, que dans ceux de l’orientation et de l’insertion. Cette multiplication a des incidences lourdes sur la mesure du phénomène.

Quand le dénombrement des absents conduit à définir une catégorie de jeunes « perdus de vue »

7Un jeune sorti sans diplôme peut être pris en charge par plusieurs institutions ou du moins repéré de différentes manières, que ce soit par l’établissement scolaire ou par les structures de l’accueil, de l’information et de l’orientation. Selon les enquêtes Emploi de l’INSEE, parmi les 70 000 jeunes sortis du système éducatif en France chaque année entre 2007 et 2009, 17 % n’ont pas obtenu de diplôme du secondaire, soit 122000 individus.

8Le premier comptage consiste souvent à recenser les sorties de formation initiale jugées précoces au niveau rectoral. Les sorties précoces se comptabilisent à partir des inscrits de l’année n 1 qui ne sont plus inscrits en année n : ils ne sont scolarisés ni dans un établissement de l’Éducation nationale, ni dans une formation relevant d’autres ministères, ni en apprentissage. Une part des sorties précoces est constituée de jeunes sans solution de formation à la rentrée scolaire parce qu’ils n’ont pas été affectés dans la formation de leur choix. Il s’agit donc de jeunes, en particulier de lycée professionnel, dont les vœux d’orientation n’ont pu être mis en concordance avec les places disponibles (souvent 4 à 6 vœux par voie d’orientation à formuler, avec des réajustements possibles des propositions à la rentrée). En 2008, les sorties avant la fin du second cycle du secondaire représentent 7,5 % des sorties de l’enseignement secondaire. Ensuite, dans le cadre de la prévention du décrochage scolaire, chaque établissement tient le relevé des absences répétées, selon les informations que reçoit le chef d’établissement, avec une marge de tolérance autour du seuil prescrit de quatre demi-journées mensuelles et une marge d’appréciation sur la crédibilité des justifications fournies par l’élève (il ne peut être exigé un certificat médical) ; la centralisation de ces relevés au rectorat donne lieu à la production (élaboration ?) d’une statistique (d’un indicateur ?) dans un délai variable.

9Par ailleurs, la mission générale d’insertion (MGI), devenue Mission de lutte contre le décrochage scolaire (MLDS), de chaque rectorat recense les élèves dont elle a la charge, alors que le service académique d’information et d’orientation comptabilise le nombre d’entretiens réalisés avec un jeune venu dans un CIO, que ce soit ou non de sa propre initiative, lequel n’est pas nécessairement en voie d’abandon mais peut l’être. Pour l’année 2007-2008, la MGI a reçu en entretien 50190 jeunes sortis précocement ou en risque de rupture.

10À toutes ces statistiques il faut aussi ajouter le dénombrement des jeunes ayant été reçus par un conseiller de mission locale (ministère du Travail). En principe, ces jeunes devraient auparavant être passés par un CIO (ministère de l’Éducation), et n’arriver dans une mission locale qu’au plus tôt un an après leur sortie de scolarité. C’est loin d’être le cas : parmi les 1 213 000 jeunes qui prenaient contact pour la première fois en 2008 avec une mission locale, 66 % étaient sortis du système éducatif depuis moins d’un an. Concernant les 467 000 jeunes reçus en premier entretien en 2008, 44 % étaient sans CAP-BEP ou sortis avant la classe de terminale. Parmi eux, les deux tiers, soit 135 600, étaient sortis du système scolaire depuis moins d’un an. Ce chiffrage peut paraître élevé : en fait, les rapports d’activité des missions locales étant établis en année civile, ils couvrent deux années scolaires. De plus, les dates de sorties reposent sur des déclarations en entretien, et non sur des enregistrements administratifs.

11Enfin, les CFA, les établissements d’enseignement agricole (lycées et MFR) et ceux du secteur privé ont leur propre mode de comptabilisation et les transmettent au rectorat dans des conditions variables selon les académies. Il arrive aussi que des jeunes aillent directement à Pôle Emploi sans passer par l’une des instances citées.

12Au total, la circulaire ministérielle instaurant le système interministériel d’échange d’informations (SIEI) de février 2011 distingue les « décrocheurs » déjà suivis ou identifiés par la Direction de la Jeunesse, de l’Éducation populaire et de la Vie associative, et les « décrochés » qui restent à retrouver, aussi appelés « perdus de vue et non retrouvés » (i. e. en dépit des recherches menées jusqu’à présent) non suivis par une mission locale. Il n’est donc pas surprenant que le chiffrage varie du simple au double, plus exactement de 122 000 à 254 000 pour les données récentes.

Divergences d’affichage et écarts de missions

13Quatre enchaînements contribuent à ce que cet écart garde une certaine permanence.

  • 4 Cf. Arrighi et Ilardi, 2013.

14Les établissements de formation initiale ont pour mission de prévenir toute sortie précoce, mais les filières offertes concentrent un public dont la probabilité d’abandon est très inégale (fréquemment 30 % dans les CFA et certains lycées professionnels). Même en supposant que la propension au signalement soit identique dans chacun de ces types d’établissements, ce qui n’est pas démontré, un territoire comportant historiquement plus d’apprentissage ou plus d’établissements rencontrant des difficultés d’encadrement devrait produire des taux d’abandon scolaire précoce élevés. Mécaniquement, la fermeture ou l’ouverture de telle ou telle formation va accentuer les inégalités de signalement, comme dans le cas de la réforme du baccalauréat professionnel qui a donné lieu à des stratégies académiques d’adaptation très diverses (extension du bac pro pour les uns, multiplication des CAP pour d’autres, diffusion de l’apprentissage à des degrés variables4).

15Un maillage de services et d’organismes d’orientation et d’insertion a pour vocation d’améliorer le circuit de connaissance des abandons et de les saisir le plus tôt possible, afin de remonter d’une politique de traitement à une politique de prévention, ce qui conduit plutôt à une augmentation du chiffrage grâce à un gain de vigilance.

16Toutefois, ces deux effets sont atténués par une tendance à la baisse du chiffrage du fait de la mobilisation collective de ces dernières années, redonnant un nouvel élan, après sa création en 1984, au dispositif d’insertion des jeunes de l’Éducation nationale (DIJEN).

  • 5 Jusqu’à la création récente des plates-formes de suivi et d’appui des décrocheurs (PSAD) qui sont (...)

17Un cadrage réglementaire régit l’ordre chronologique selon lequel un jeune doit être suivi par les différents établissements, services et organismes cités. Ainsi, une fois le signalement opéré par l’établissement scolaire, le relais est passé au CIO ou à la MLDS, puis, seulement après, à la mission locale5. Pour compliquer encore un peu le paysage, signalons que certaines académies ont interdit à la MLDS de s’occuper de l’insertion professionnelle des jeunes en décrochage, au profit de la Direction de la formation continue (DAFCO). Parallèlement, des dispositifs de prévention se sédimentent comme les groupes d’aide à l’insertion au niveau de l’établissement, les cellules de veille éducative au niveau de bassin de formation, ou encore l’inscription d’un programme de réussite éducative dans la politique de ville tenant compte du lieu de résidence des jeunes en âge de scolarité obligatoire. Or, un jeune peut ne pas suivre spontanément l’ordre prescrit ou être amené à en consulter plusieurs simultanément. Il en résulte de nombreuses données manquantes pour certaines sources de comptage, et de nombreux doubles comptes pour d’autres.

18Enfin, l’accroissement brutal du nombre de jeunes « perdus de vue » en cours d’année qui a suscité des interrogations récentes pourrait provenir pour une très large part d’un choix technico-légal : le système interministériel d’échange d’informations qui exclut les moins de 16 ans du repérage procède à deux collectes d’information par an, entre octobre et mars-avril. Or, en l’espace de 6 mois, la moitié d’une cohorte de décrocheurs de moins de 16 ans « non déclarés » émerge, simplement du fait du franchissement des 16 ans, s’ajoutant au fait que la propension au décrochage s’accroît nettement à cet âge.

19Les difficultés d’appariement des listes d’abandons scolaires précoces et des élèves à risque de décrochage établis par les différentes sources ne résultent donc ni d’obstacles techniques, ni d’erreurs d’estimation, ni évidemment de tentatives de manipulations : par analogie avec les statistiques de chômage du ministère du Travail, de l’INSEE et du Bureau international du travail, chacun prend une mesure au regard de sa mission, même si on peut convenir que des efforts de coopération restent à faire.

De la reconnaissance d’un délai de latence à l’instauration d’un délai de carence

20Ces différentes instances et organismes fonctionnent sur des temporalités propres qui n’ont pas toujours de raisons de coïncider entre elles et encore moins avec celle d’un jeune en cours de rupture. Pourtant, les raccordements finissent par converger sur un chiffrage et donc sur la déclaration d’un jeune comme étant partie prenante (insider) ou en dehors des institutions censées l’accueillir (drop out). Verdier désigne cette opération après Desrosières de « gouvernement par les nombres » :

« Il s’agit de transformer des mots en nombres, en établissant une convention de ce qu’est un décrocheur pour pouvoir ensuite en mesurer les effectifs. Cette quantification recouvre une pluralité de chiffres et de procédures : des résultats comptables, des indicateurs de performance, des évaluations de politiques publiques, des palmarès […]. Cette volonté explicite de savoir et de dénombrer témoigne clairement du fait que la statistique ne se contente pas de “refléter” la réalité, nationale ou territoriale, mais contribue à l’“instituer”, au même titre que “les hymnes, les drapeaux, les manuels scolaires et les monuments historiques”. » (Verdier, 2013 ; Desrosières, 2008.)

21Les chevauchements de temporalités ne s’en trouvent pas pour autant évacués. Ils sont reportés sur l’individu en mesurant un délai entre sa déclaration conventionnelle comme décrocheur et celui de la formulation d’une « demande » à l’égard des institutions impliquées. Cette demande peut se résumer à une consultation d’un CIO, d’un rendez-vous dans une mission locale. Dans tous les cas, le jeune doit individuellement répondre à l’injonction de se présenter à l’un des « guichets » habilités, dont il ne connaît pas nécessairement l’ordre de priorité (établissement d’origine pendant un an, CIO puis seulement mission locale). Dans la région Rhône-Alpes, une statistique du PRAO montre que sur 11 000 décrocheurs, la durée moyenne de latence est de 29 mois, et qu’elle atteint parfois 36 mois (PRAO, 2012). Un nouvel objectif politique en est déduit : faire en sorte que ce délai reporté sur l’individu soit aussi raccourci que possible. La recommandation européenne de la « Garantie pour les jeunes » fixe ainsi une norme de quatre mois :

  • 6 Recommandation du Conseil sur l’établissement d’une Garantie pour la jeunesse COM (2012) 729 final (...)

« Faire en sorte que tous les jeunes de moins de 25 ans se voient proposer une offre de bonne qualité portant sur un emploi, un complément de formation, un apprentissage ou un stage dans les quatre mois suivant la perte de leur emploi ou leur sortie de l’enseignement formel6. »

22Là encore, l’intention est louable, mais une incertitude subsiste sur le critère d’appréciation d’une offre de « bonne qualité ». Il est utile de se reporter au précédent de cette « Garantie » qui a été publiée au Royaume-Uni en 2007 sous l’appellation de « Garantie de septembre ». Celle-ci énonce que « les autorités locales doivent fournir à tout jeune âgé de 16 à 17 ans une place dans l’éducation ou la formation. L’offre devrait convenir aux besoins des jeunes et peut être dans une école, un collège ou un centre d’apprentissage » (Steedman, 2013). Cette filiation mérite attention puisqu’on retrouve une incertitude similaire sur le critère (et sur qui le définit) quant à ce qui « devrait convenir aux besoins des jeunes ». Si, en France, l’affichage d’une « garantie » est susceptible de rencontrer un écho immédiat dans un droit « de tirage » offert par l’institution à ses usagers, ravivant deux traits historiquement partagés de l’interventionnisme étatique et de la logique devenue commune de « l’ayant-droit », il en va autrement dans la culture anglo-saxonne. Le modèle de référence est celui d’une transition « décrochage précoce/emploi précoce » en particulier depuis le Youth opportunities Program de 1978 qui incitaient les jeunes sans emploi à entrer en apprentissage ou à prendre un emploi (Steedman, 2013). Ce programme qui s’adressait à l’époque à des jeunes en tant que chômeurs et non en tant que déscolarisés a été poursuivi dans les décennies suivantes alors que la norme d’emploi cessait d’être alignée sur des contrats stables et à temps plein.

23La catégorie des NEET (Not in Education, Employment or Training) en usage au Royaume-Uni mais aussi maintenant dans les textes de l’Union européenne en porte la trace. La définition est résiduelle au regard de tout cursus éducatif, tout emploi, toute formation professionnelle. Selon Hilary Steedman, il s’agit seulement d’un indicateur de participation à une formation ou un emploi qui permet d’exclure un individu d’une catégorie « à risques ». De plus, le périmètre de la catégorie est différent des décrocheurs ou des sortants sans qualifications puisque les NEET ne représentent que 37 % des jeunes sans diplôme à 17 ans en Angleterre, un tiers de ces jeunes est malgré tout engagé dans une formation à temps plein et un autre tiers est à la fois en formation ou en emploi ou les deux. La définition d’un tel délai de latence est dans ce cas des plus délicates parce qu’elle ne se réfère pas à la même norme d’employabilité individuelle (Angleterre) ou de rescolarisation (France).

24Ainsi, l’intégration des temporalités se rapproche d’une forme de délai de carence, par analogie avec la couverture sociale des maladies ou des absences au travail. Une meilleure intégration pourrait être attendue de l’extension de définition et donc du champ de compétence des dispositifs avant de déclarer une jeune comme décrocheur, mais aussi à l’issue d’une consultation ou d’une demande exprimée. Il ne s’agirait que de tirer les conséquences opérationnelles des définitions en termes de processus qui font aujourd’hui relativement consensus dans les études et recherches sur le sujet.

Place du décrochage dans les ruptures biographiques

25Les différentes instances en charge de la lutte contre le décrochage ont des temporalités qui n’ont pas toujours des raisons de coïncider entre elles, et encore moins avec la temporalité d’un jeune en cours de renoncement. Pourtant, des ajustements finissent par converger pour déclarer qu’un individu relève ou ne relève pas d’une catégorie et des dispositifs prévus. C’est à ce moment que risque d’être « oubliée » la temporalité propre du jeune, qui a un passé et un présent déjà émaillés de divers événements. La notion générique de rupture convient mieux pour désigner les précédents auxquels un jeune a pu se trouver confronté et sur lesquels se greffe la déscolarisation.

  • 7 Dictionnaire web Larousse, [http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/rupture/70272].

26En première approche une rupture se définit comme une « cessation soudaine et marquée de l’accord, de l’harmonie qui existait entre des éléments7 ». Par extension une définition opérationnalisée retiendrait l’introduction d’une discontinuité forte et difficilement réversible sur des plans qui engagent la biographie d’un individu ou d’un groupe d’individus (décrochage scolaire, renoncement à la recherche d’emploi, marginalisation sociale, non-recours). Implicitement, on présuppose parfois l’existence d’une « harmonie » dans un itinéraire menant de la formation à l’emploi, mais aussi à l’intérieur de la formation et à l’intérieur des successions d’emploi. Un deuxième implicite porte sur « l’accord », autrement dit sur le consentement mutuel dont on aimerait qu’il fasse lien. Or, les contextes et les circonstances du décrochage sont peu conformes à ce modèle.

27On ne peut certes considérer ces ruptures comme la nouvelle norme devant s’imposer à chacun sur le modèle d’un marché du travail libéralisé, pourtant certaines ruptures s’avèrent bénéfiques, par exemple dans le cas de passage de l’adolescence à l’âge adulte, ou dans le cas de mobilités professionnelles. Ces états « transitoires » présentent une certaine analogie avec les « marchés transitionnels » qui peuvent être à la fois transitoires et durables pour les individus (Gazier, 2010), et rendent particulièrement complexes les projets de professionnaliser les acteurs qui sont en charge de leur stabilisation.

28Admettre la permanence d’un contexte instable voire chaotique amène à actualiser les fondamentaux de la sociologie : une rupture de lien scolaire, de même qu’une rupture de lien social ne conduisent pas à une sortie « du social » ou à des individus « désocialisés » ou anomiques. Il a au contraire été démontré que les cas les plus apparents de désocialisation traduisaient en fait une sursocialisation dans un groupe de proximité (Lapeyronnie, 2008).

29Il convient donc de réévaluer les formes d’éviction individuelle lorsqu’elles révèlent la ségrégation dont un groupe fait l’objet : par analogie avec l’acharnement thérapeutique, un acharnement individualisant de politique d’orientation, de repérage, de « traçage » et de tutorat a peu de chances de succès lorsqu’un groupe entier est mal pris en charge de par ses attributs cumulés : troubles comportementaux, langagiers, culture de référence, allochtonie (Felouzis, 2003).

30Enfin, une demande ou un besoin d’aide de politiques sociales n’ont pas le même sens ni la même probabilité de s’exprimer selon la distance aux institutions : l’intensification des procédures d’intégration au modèle scolaire standard (contrôle resserré d’assiduité, choix d’orientations restreints lors de la tenue des conseils de classe…) étend les discriminations liées au rapport au savoir, en particulier sous sa dimension de distance aux institutions. Déjà constatées sur le plan pédagogique (Bautier, Charlot et Rochex, 1992), elles contaminent le plan de l’orientation, en même temps que celui-ci gagne en légitimité.

31La continuité des parcours se nourrit de bifurcations ou de ruptures, dans la mesure où celles-ci restent réversibles, au moins en partie. Nul ne contestera la gravité de ruptures menaçant l’intégrité des jeunes ou de leur entourage qui demandent un traitement spécifique. Il n’est cependant guère envisageable de garantir une continuité des parcours sans continuité des institutions du point de vue du tour de table des acteurs impliqués et du point de vue de l’articulation prévention/suivi. L’expérience des dispositifs de lutte contre le décrochage scolaire montre du reste que les politiques de suivi des jeunes « décrochés » n’ont de sens que si elles sont soutenues par un maillage de prévention au plus près des établissements, et transversalement aux acteurs impliqués. À cette condition peuvent être envisagées des politiques de traitement de ruptures de moindre ampleur.

32L’expérience de différents niveaux de ruptures amène à parler de bifurcations qui dépassent le champ scolaire. Si l’on appelle bifurcation (turning point) une rupture de moindre ampleur et conservant une certaine réversibilité, elle amène l’individu à un changement de « perspective » (Hughes, 1996), c’est-à-dire de prédispositions à réagir autrement à des événements inattendus ou « critiques » : rien ne sera plus comme avant, il est donc vain d’espérer ramener un individu en rupture à sa position initiale.

33Une succession de ruptures a des effets propres lorsque l’individu ou son groupe sont en situation de fragilité : forme de vulnérabilité non pathologique et suffisamment avancée pour que sa réversibilité pose problème. Elle peut être définie comme un défaut « de réserves physiologiques et senso-motrices de la personne qui affecte sa capacité à préserver un équilibre avec son environnement matériel et social ou à le rétablir suite à des événements perturbateurs » (Lalive d’Épinay, Cavalli et Guillet, 2005, p. 77 à propos de la vieillesse dépendante).

La reconnaissance des discontinuités pour prévenir les ruptures

34Une rupture sur un plan ne l’est pas nécessairement sur un autre : la sociologie des identités au travail a montré qu’une rupture à l’égard du poste de travail ou de l’entreprise peut s’accommoder d’une continuité de l’identité de métier. De même, une rupture dans l’identité de métier peut « rebondir » dans une sociabilité de réseau (Dubar, 1991). Cette graduation peut être transposée chez les jeunes.

35Les deux cas les plus critiques sont, premièrement, celui où le cursus traditionnel linéaire persiste à être valorisé dans le milieu familial et social du jeune, en dépit de la rupture et deuxièmement, celui où un cursus discontinu jalonné de bifurcations souffre au contraire d’un déficit de reconnaissance. Dans le premier cas, les solutions proposées au jeune ne seront bien perçues que si elles garantissent à la famille un retour à la situation initiale, avec l’espoir d’achever le cycle commencé sans réorientation ni dispositif spécifique. Hilary Steedman montre ainsi qu’en Angleterre, les jeunes filles de 15 ans et leurs parents aspirent plus que les garçons à rester dans un cursus scolaire à temps complet après 16 ans : 91 % des jeunes filles, 78 % des garçons et 87 % des parents des jeunes filles, 73 % des parents des garçons (Steedman, 2013). Cet écart se retrouve aussi selon le milieu social : 94 % pour les enfants de cadres supérieurs, 75 % chez les enfants d’ouvriers. Les attentes sont aussi très différenciées selon l’origine ethnique : le modèle de la précocité d’insertion en emploi est le plus répandu chez les « Britanniques blancs », 82 % chez les enfants et 78 % chez leurs parents, alors que les attentes à l’égard de la poursuite d’études sont plus grandes chez les Indiens, 97 % chez les enfants et 96 % chez leurs parents.

36Dans le deuxième cas, la famille rejette à la fois le modèle de cursus assorti de réorientations et le fait de se trouver confronté à une nouvelle bifurcation. L’un et l’autre sont perçus comme des échecs. Les choix d’orientation peuvent du reste opposer non seulement l’institution et la famille mais aussi le jeune à ses parents. Selon l’enquête « Pastel » sur la valeur des diplômes, 63,8 % des jeunes suivant une scolarité en forme de parcours discontinu déclarent que leurs parents leur ont fourni une aide en matière d’orientation, alors que c’est le cas de 71 % des jeunes suivant un modèle en forme de carrière linéaire (Berthet et al., 2008, p. 187). De plus 77,1 % des jeunes suivant cette scolarité discontinue s’estiment satisfaits de l’orientation alors que 81,1 % des jeunes suivant un modèle de carrière sont dans ce cas.

37Les deux autres cas de figure demeurent pénalisants même s’ils ouvrent une porte pour compenser les difficultés traversées. Lorsque le modèle suivi reste celui d’une scolarité linéaire et que le milieu familial reconnaît mal la validité de ce cursus, le décrochage peut entériner une distance à l’institution préexistante et variable selon les milieux sociaux. Une tendance au consumérisme ou à une vision utilitariste a souvent été évoquée, particulièrement dans les classes moyennes, alors que dans les milieux populaires, la peur du déclassement peut prévaloir, ainsi que, comme le soulignent certains auteurs, le sentiment de trahison culturelle lorsque l’enfant s’engage sur une voie qui leur semble l’éloigner durablement des idéaux familiaux.

38La situation est un peu différente lorsque la scolarité a déjà été jalonnée de réorientation ou de changement de spécialité. L’existence d’un précédent limite le traumatisme de l’échec qui n’est plus un accident insurmontable. Certes, il déçoit la demande courante de sécurité dans le parcours, qui conduit certains à accumuler plusieurs CAP ou mentions complémentaires, mais il manifeste aussi la nécessité d’un ajustement du projet dans un champ des possibles délimité par la structure d’offre de la formation localement, mais aussi de l’état du marché du travail. Certains de ces jeunes expriment ainsi des « ambitions raisonnables » (Boudesseul, 2010).

La professionnalisation des acteurs de la formation, de l’orientation, de l’insertion et de l’emploi

39La professionnalisation des acteurs de la formation, de l’orientation, de l’insertion et de l’emploi est au cœur de tensions permanentes entre deux pôles : un pôle de recherche d’expertise des acteurs est orienté vers plus d’autonomie, d’évaluation interne et de reconnaissance de la part d’autrui, alors qu’un pôle autour de l’adaptation aux besoins, ceux des individus mais aussi ceux des entreprises oriente vers plus de dépendance, d’évaluation externe et de reconnaissance envers autrui.

40Les politiques d’orientation et d’insertion sont traversées par ces tensions. Quelques bons exemples en sont fournis par les énoncés des expérimentations contre le décrochage dans le cadre du Fonds d’expérimentation pour la jeunesse (FEJ). Les recueils de ce type d’actions comme traduction d ‘ une politique étant encore rares, des exemples seront aussi empruntés à l’un des dispositifs les plus avancés, celui du PRAO (2013).

41Une première tension apparaît entre le constat de jeunes en situations récurrentes de très forte inégalité, de marginalisation ou de détresse et des objectifs relevant de missions ambitieuses de service public, dont le service régional public de l’orientation, fondés sur des valeurs communes.

FEJ : « Les langues étrangères : un tremplin pour l’avenir ; gommons les inégalités ; pour une insertion sociale et professionnelle ; acquérir de la confiance en soi et de l’estime de soi ; resituer le jeune dans un processus dynamique et réactif, en le rendant acteur de son parcours, tout en prenant en compte sa propre histoire. »

PRAO : « Actions 6.3 intégrer les égalités professionnelles dans un projet emploi-formation ; 6.4 accompagner les publics en situation d’illettrisme ; 6.5 gestion de situations difficiles et d’agressivité ; 6.6 rendre l’individu acteur de son parcours ; 6.8 les comportements addictifs : mieux comprendre pour mieux accompagner. »

42Une deuxième tension est identifiable entre l’accompagnement des individus tels qu’ils se présentent au premier contact et une orientation active et opérationnelle vers une « solution » de formation ou un « placement » en emploi. Un certain lexique de l’accompagnement tend à proliférer, particulièrement dans le champ de la formation (Maeva, 2002). Il trahit peut-être cette mise en demeure de gestion des flux. Or, en euphémisant la politique choisie par le traitement accompagnant, le risque est grand d’entériner le « mal ».

FEJ : « Accompagnement individualisé de jeunes ; la région expérimente cette démarche en accompagnant durant 2 ans l’action de 3 réseaux locaux pour repérer et accompagner les jeunes “décrocheurs” tout au long de leur(s) parcours ; accompagner les jeunes, en dehors de l’institution scolaire et en lien avec elle, vers un projet de qualification ; dispositif d’accompagnement scolaire psychologique et professionnel. »

PRAO : « Actions 6.1 articulation des parcours : de l’orientation à la formation et à l’emploi ; 6.4 accompagner les publics en situation d’illettrisme ; 6.7 le raccrochage : mieux accompagner les jeunes en rupture. »

  • 8 Voir en annexe les extraits de programme.

43Une troisième tension émerge entre l’ancrage biographique des personnes et la construction d’une pratique et d’une culture collective du groupe des « acteurs » professionnels en charge, au nom d’une professionnalisation (Bourdoncle, 2000). Une difficulté vient de la nécessité ressentie d’opérer sur une double cible (jeunes, professionnels en « équipes-projets ») dans un dispositif multi-acteurs (« partenaires, réseaux »)8.

44Enfin, une quatrième tension est visible entre une expérimentation de dispositif, une ingénierie technique et d’autre part des expériences d’actions localisées et décentralisées, des incitations aux initiatives, des ateliers, des échanges de pratiques.

FEJ : « Dispositif d’accompagnement scolaire psychologique et professionnel ; lutter contre le décrochage. Généralisation du dispositif de plates-formes expérimentées depuis 2007 ; plate-forme de resocialisation ; un outil. Mettre en place des échanges d’informations informatisées permettant de révéler l’ensemble des jeunes sortis sans solution des systèmes de formation initiale. »

45Ces tensions n’ont pas a priori de raison de se résoudre, mais seulement de s’assagir en un accommodement réciproque.

Les politiques de sécurisation des parcours ne peuvent être ni uniformes ni individualisées au cas par cas : elles sont traversées par la diversité des types de parcours

Le moment des ruptires et l’appropriation du contexte structurent les transitions biographiques

46En premier lieu, le caractère prévisible ou imprévisible du moment des ruptures, mais aussi de leur dénouement marquent durablement le parcours suivi. Par exemple, l’après bac est un moment prévisible et le sous-emploi aussi, mais le décrochage avant 16 ans ne l’est pas, et rester enfermé chez soi non plus. Quatre moments sont connus : le carrefour, le risque anticipé, le changement d’état programmé, la crise (Grossetti, 2006) :

  • carrefour : les issues sont prévues, le moment du choix est déterminé, mais l’orientation vers une ou l’autre des voies possibles est imprévisible. En France, l’orientation scolaire fonctionne ainsi par paliers ;
  • risque anticipé : le moment peut être prévu, mais les issues ne sont pas délimitées au départ : phases classiques de transition dans les parcours de vie comme l’entrée dans la vie adulte, la retraite. Le moment de ces transitions est modulable mais plus ou moins prévisible ;
  • changement d’état programmé : le dénouement peut se produire sans qu’on s’y attende, mais on dispose d’avance d’un certain nombre de réponses possibles. La maladie est imprévisible dans le temps mais des réponses institutionnalisées préexistent. Le chômage est une situation similaire ;
  • crise : la situation échappe à toute programmation et les conséquences se révèlent inattendues pour tout le monde. Un exemple est le recouvrement dans une même situation de contextes d’activité normalement bien distincts à la fois dans l’espace (acteurs et ressources : être en affaire avec des amis, couples d’indépendants, santé et travail) et dans le temps (désynchronisation des événements affectant différents contextes de vie : reconversion professionnelle, succession brutale, déscolarisation précoce pour raisons familiales).

47En deuxième lieu, le caractère appropriable ou non du contexte immédiat change selon que l’individu-acteur est plutôt passif ou plutôt actif. Là encore, quatre formes sont connues : appropriation sur le modèle standardisé de la carrière, soumission dans un parcours heurté par tâtonnements, adaptation dans un parcours par accumulation successive de diplômes, expérimentation lorsqu’on revient en formation après en être sorti, ou selon que l’on passe par une procédure de VAE (Boudesseul, 2012).

48Le contexte peut ici être défini comme la part d’environnement susceptible d’intervenir de manière structurante, sur le modèle d’un champ ou d’un sous-champ bourdieusien, avec un certain degré d’exogénéité ou à l’opposé d’endogénéité à l’égard du jeu des individus. Ce degré d’exogénéité conditionne aussi l’accessibilité des options, comme le pompon au-dessus du manège. À la rencontre, les transactions entamées traduisent le degré de préhension des individus, cette fois-ci plutôt sur le modèle piagétien de l’appropriation/opposition, ou encore de la transaction identitaire chez Dubar en termes de continuité/rupture. Les uns et les autres ont déjà été transposés dans divers champs, comme la socialisation politique, les identités collectives, les professions et la formation (Dubar, 1991). Pour simplifier, sera opposée une transaction active à un mode passif (tableau 2).

49La première se traduit par un comportement d’appropriation des données contextuelles, c’est-à-dire littéralement de prise de possession à son compte afin d’en tirer le meilleur profit, sans toutefois changer la nature des voies offertes. Le modèle des carrières en est le plus représentatif : une bonne connaissance des embranchements successifs permet d’exploiter au mieux les ressources de chaque contexte rencontré. Dans le cas des carrières de formation initiale, les filières professionnelles, technologiques et générales sont ainsi empruntées, sans contestation sur leurs marges ou leurs chevauchements éventuels, comme par exemple à l’issue de la classe de seconde qui est à la fois générale et technologique, ou des classes d’adaptation qui sont censées organiser une sortie de la filière professionnelle, le plus souvent vers une filière technologique. C’est pourquoi un comportement que l’on peut qualifier dans un cas limite d’instrumental demeure confiné au contexte préexistant qui reste pour l’essentiel exogène. Le maintien dans un modèle de carrière ne se satisfait donc pas de transactions passives avec l’environnement.

50Un comportement plus actif conduit à faire l’hypothèse d’une expérimentation, susceptible de détourner les voies offertes de leur destinée initialement prévue sur le plan des institutions. Dans le cas des parcours de formation, le fait de revenir à un niveau inférieur ou de « raccrocher » à une filière dont on s’estime évincé illustre une forme d’endogénéisation du contexte. Au regard du modèle des carrières, le comportement est peut-être moins instrumental, dans la mesure où les « outils » ne sont pas donnés par avance, ils offrent toutefois la trace d’anticipations plus stratégiques, plus construites, puisqu’elles incluent un travail sur les marges, les brèches, les voies non prescrites par les textes, par conséquent peu légitimes mais cependant non interdites. Une expression employée par certains des jeunes interrogés était « reculer pour mieux sauter » (Berthet et al., 2008).

51Le mode passif de transaction se traduit en revanche par une certaine adaptation aux données contextuelles limitant les effets d’opposition voire de disjonction entre les voies prévues sur le plan institutionnel et le cheminement individuel. L’embranchement atteint est alors interprété comme un acquis, une base arrière à partir de laquelle d’autres projets peuvent être échafaudés, non nécessairement conformes à la reconnaissance institutionnelle de l’embranchement en question. En cela, un début d’endogénéisation du contexte est visible. L’accumulation de parcelles de ressources l’illustre le mieux, parfois avec une mise en complémentarité au regard du parcours antérieur, avec ses réussites et ses échecs, parfois aussi, à défaut de complémentarité, par répétition de micro-réussites dont l’addition est censée compenser la faiblesse globale du « capital » détenu. Certains jeunes parlent de « palette », ce qui n’est pas sans rappeler l’écho des dispositifs de formation continue en faveur d’un « portfolio » de compétences, particulièrement dans les politiques régionales de formation destinées aux jeunes sortis de formation initiale avec peu ou pas de qualification.

52Enfin, certains parcours révèlent une soumission aux données contextuelles qui s’imposent alors avec le plus de force, conservant leur exogénéité aux choix individuels. Ceux-ci sont ballotés au gré des décisions prises par des institutions distantes dont les critères sont mal perçus et par conséquent peu contestés. L’horizon des anticipations étant limité à un nombre d’embranchements faible, les injonctions aux projets peuvent conduire à des formulations successives peu cohérentes entre elles, à très court terme, ou au contraire si lointaines qu’elles demeureront inaccessibles, comme dans le cas de professions jugées très prestigieuses.

53D’un côté, les transactions actives montrent que des voies prévisibles peuvent dispenser d’agir sur le contexte : les institutions pourvoient aux destins individuels et collectifs. Elles montrent aussi que des moments imprévisibles de bifurcation ne sont pas nécessairement perturbateurs, mais peuvent s’avérer bénéfiques aux individus lorsqu’ils s’approprient une partie des données contextuelles dans lesquelles ils évoluent. En revanche, dans le cas des transactions passives, le contexte ne vient pas toujours au secours des individus les plus soumis aux risques : si un espoir de micro-accumulation ou de compensation reste ouvert pour ceux qui s’adaptent le mieux aux bifurcations successives, les voies tracées par les institutions peuvent aussi confiner des individus dont les projets sont pourtant des plus conformes dans le court terme. Ainsi peut se comprendre que les parcours par accumulation s’opposent le plus aux carrières : l’institution offre de petites possibilités sans individualiser le cadre existant, à ceux qui ont de modestes ressources à faire valoir. Ce qui, dira-t-on, constitue certes une amélioration au regard des carrières de relégation.

Un révélateur du cloisonnement du système scolaire

54Un premier enseignement peut être retenu de cette distribution entre cursus en forme de carrières ou de parcours : un jeune sur cinq échappe aux modèles de carrières proposés par l’institution scolaire et donne le signe d’une appropriation du parcours dont on ne peut postuler qu’elle résulte d’un déterminisme du milieu d’origine ou d’un autre, celui de la liberté absolue de choix (tableau 3). Il est donc nécessaire de prendre la mesure exacte des logiques sociales à l’œuvre dans ces parcours. Plutôt que de voir la forme parcours comme secondaire de la forme première, celle des carrières, et donc comme résiduelle de celle-ci, les parcours peuvent, tout au contraire, être considérés comme porteurs d’attributs et de potentialités dont les carrières demeurent privées.

55Ainsi, les cursus en forme de carrières se caractériseraient non pas avant tout par un ensemble de déterminismes scolaires et sociaux, mais pas l’absence des trois traits principaux révélés par les parcours : la possibilité de bifurquer plusieurs fois, dans ou hors des paliers prévus à cet effet, la possibilité de cumuler des titres de niveau équivalent, et enfin de reprendre un cycle de formation à partir d’un niveau inférieur à celui déjà atteint, mais d’une spécialité différente.

56Un deuxième enseignement est que les différents types de cursus fournissent un éclairage sur le mode de construction biographique des voies d’accès à un ou plusieurs diplômes (tableau 4). Ils montrent les logiques propres à l’œuvre surtout dans l’enseignement professionnel, qui tendent à privilégier les critères d’orientation par le choix de spécialité et de finalité professionnelle plus que par le niveau des performances et le critère d’âge. De ce point de vue, un certain assouplissement de ces critères conduit à réduire l’étanchéité des cloisonnements entre filières, pour l’essentiel à ce jour, entre filière technologique et professionnelle.

57Les cursus en forme de carrières n’offrent pas la possibilité d’une seconde chance par une réorientation à l’issue d’une année terminale de diplôme (0,8 %). Dès lors, la proportion de jeunes qui sortent sans avoir pu accéder au niveau V (parfois aussi le niveau IV) y est deux fois plus élevée : 13,3 % alors qu’ils sont 7,6 % dans les parcours. L’alternative que le modèle des carrières impose est donc plutôt le diplôme ou rien.

58On peut supposer que la rigidité des décisions à l’issue des conseils de classe lors d’un palier d’orientation précédent est en elle-même un facteur de décrochage.

59Le taux élevé d’achèvement du cursus par la fréquentation de l’année terminale du diplôme de 85,9 % est donc atteint au détriment de ces décrochages. Ce résultat va à l’encontre du modèle « d’intégration uniforme » auquel est parfois associé le système éducatif français (Mons, 2007). Il montre au contraire une persévérance scolaire plus faible lorsqu’un jeune se trouve dans un cursus en forme de carrière que s’il transgresse celui-ci en empruntant un parcours plus sinueux.

60Il est vrai que les jeunes en parcours ont essuyé quelques déconvenues, puisque 18,9 % d’entre eux n’ont pas achevé la formation commencée même après avoir déjà suivi une année terminale de diplôme (tableau 6). Si le titre n’a pas été obtenu lors de cette année terminale, l’interruption peut placer ce jeune en situation difficile. Or, les niveaux V en représentent la quasi-totalité et nous savons déjà qu’il est relativement reconnu sur le marché du travail même sans le titre.

61Le fait de poursuivre après une année terminale de diplôme qui est caractéristique des cursus en forme de parcours, comporte un certain risque : 20 % d’entre eux échouent sans le moindre diplôme.

62Mais cela montre aussi que 80 % d’entre eux ont vu leur stratégie persévérante couronnée de succès. Toutefois, certains parcours sont plus risqués que d’autres.

63Le parcours bifurcation est celui qui protège le moins d’une sortie à la fois sans diplôme et sans le niveau de formation correspondant (16,9 %) (tableau 7). En revanche, le parcours accumulation montre la plus forte proportion à avoir tenté une autre formation après avoir suivi une année terminale de diplôme (22,2 % contre 8,3 % et 8,6 % dans les autres parcours). Le parcours retour paraît lui aussi assez fragile, il se distingue peu à ce stade du parcours bifurcation.

64Ces cheminements plus longs que ce qu’il est prévu par l’institution se sont avérés profitables pour nombre de ces jeunes. La stratégie de diversification-accumulation est payante puisqu’elle conduit à l’obtention du titre pour 93,7 % d’entre eux au terme de l’année terminale de diplôme, alors que c’est le cas de 83-85 % pour les autres jeunes en parcours (tableaux 8 à 10). Toutefois, les parcours retour permettent à nombre de jeunes d’échapper à l’échec complet puisque 24,3 % d’entre eux parviennent à suivre une année terminale de diplôme, sans pour autant obtenir le titre. Le parcours diversification offre une chance analogue (21 %).

65Cette double décomposition des moments de bifurcations et des parcours amène à proposer des orientations de lutte contre le décrochage différenciées. Entre les dispositifs nationaux déclinés par académie et la logique du cas par cas, il y a place pour une politique modulaire qui serait d’autant plus efficace qu’elle tiendrait compte des circonstances du renoncement d’un jeune à poursuivre, sans pour autant verser dans une individualisation à la manière anglo-saxonne, qui confine à une politique sociale éventuellement culpabilisante. Quelques exemples d’une telle politique modulaire sont fournis dans le tableau 11. Ils permettent de « désegmenter » la prévention et le suivi, ainsi que la chaîne orientation-formation-insertion, tout particulièrement dans le cas des parcours les plus contraints, les parcours « retour ».

Conclusion

66La mobilisation des acteurs au-delà de leurs missions d’origine ne fait pas de doute, non seulement aux plans national et européen, mais aussi aux plans local, académique et régional. Pour autant une politique régionale ne saurait se limiter à 1/25e d’une politique nationale. La décomposition des parcours de jeunes menant à une rupture de scolarité amène à considérer que les différentes initiatives doivent être modulées : certaines sont efficaces ici mais pas ailleurs, pour tel parcours de jeune mais pas pour tel autre. Une telle modularisation implique de reconnaître qu’avant les ruptures peuvent survenir des bifurcations plus réversibles. Si certaines prennent la tournure de signes annonciateurs dont il importe de se préoccuper, d’autres peuvent s’avérer souhaitables et donc être encouragés en toute transgression des modèles traditionnels de scolarité.

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Annexes

Annexe I. Extrait de programmes

FEJ : « Recherche action-action conjuguant l’expertise scientifique et pédagogique d’une université à la pratique des équipes de terrain ; renforcer les partenariats des acteurs de l’orientation, de la formation et de l’accompagnement ; mise en synergie des partenaires autour du projet du jeune et de sa famille ; réduire le nombre de jeunes sans solution de formation ou d’emploi par une meilleure coordination des acteurs concernés à l’échelle d’un bassin. Développer au sein des établissements scolaires une véritable culture de prévention du décrochage et d’aide à l’insertion des jeunes ; structuration des coordinations locales ; valider les méthodes qui soient les plus appropriées au repérage et au raccrochage des jeunes “décrochés” à partir d’une mise en œuvre interinstitutionnelle et très largement partagée à tous les niveaux d’intervention : académique, départemental et local ; faire collaborer différents acteurs des établissements : les enseignants de LP et les enseignants de LEGT, les personnels de direction et les différents corps d’inspection IA-IPR et IEN-ET/EG au bénéfice de la réussite des élèves ; réseaux locaux pour le persévérance et la réussite des jeunes ; créer une continuité éducative à l’échelle régionale, de rassembler et de coordonner les efforts des acteurs pour un public sans solution d’insertion. ; consolider un réseau d’acteurs internes et externes au collège pouvant contribuer de manière participative et croisée à la lutte contre le décrochage scolaire. Ce maillage d’acteurs comprend : la communauté éducative du collège, les élèves, les parents, les partenaires institutionnels et associatifs du quartier, de la ville… ; un accompagnement personnalisé et construit au sein d’une équipe d’horizon professionnels différents est proposé au jeune lycéen décrocheur ou en voie de décrochage ; évaluation de l’impact de l’activité des acteurs de liaison sociale dans l’environnement scolaire dans le département ; professionnalisation de la lutte contre le décrochage scolaire pour un développement des groupes d’aide a l’insertion dans les EPLE (GAIN) ; développer l’efficacité de la coopération entre les partenaires du territoire autour d’un outil commun ; prévenir le décrochage scolaire et organiser les collaborations dans l’académie ; décrochage des jeunes – agir ensemble dans le pays… – ; projet très partenarial impliquant plusieurs acteurs du décrochage, qui se propose de donner la parole à de nombreuses structures de suivi et traitement du décrochage, en milieu urbain comme rural ; animer le réseau d’acteurs locaux autour de la problématique du jeune en créant une réelle dynamique autour du décrochage ; permettre aux acteurs de terrain des échanges de pratiques, de réflexion et permettre l’innovation en termes d’actions complémentaires ; dispositif territorialisée de coordination des acteurs de l’éducatif et de l’insertion sociale et professionnelle. »

PRAO : « Actions 6.2 – Les techniques et les outils de travail sur les représentations professionnelles de l’individu ; 6.9 – Le référentiel de compétences clés en situation professionnelle ; 6.10 – L’histoire de vie en orientation et en formation. »

Annexe II. Tableaux

Tableau 1. – Continuité et discontinuité du parcours scolaire du décrocheur et reconnaissance familiale

Tableau 2. – Cheminements selon le contexte et la transaction donnant lieu aux bifurcations

Cursus

% élèves

% cursus

Carrières

81,1

16,9

Parcours

18,9

83,1

Total

100

100

Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQ
Tableau 3. – Répartition des cursus en carrières et parcours

Bifurcation par tâtonnements

32,2

Diversification, accumulation, complémentarité, diplôme passeport

52,8

Retour construit dans une filière ou à un niveau antérieur

15,0

Ensemble parcours

100

Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQ
Tableau 4. – Répartition des parcours (en pourcentage)

Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQ
Tableau 5. – Dernière année fréquentée selon le type de cursus (en pourcentage)

Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQ
(*) Note : par construction, les cursus s’arrêtant avant d’accéder à une année terminale de diplôme privent un jeune de la possibilité d’obtenir ce diplôme.
Tableau 6. – Cursus en forme de parcours : obtention d’un diplôme ou non selon la dernière année fréquentée (en pourcentage)

Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQ
Tableau 7. – Dernière année fréquentée selon le type de parcours (en pourcentage)

Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQ
Tableau 8. – Parcours bifurcation : obtention d’un diplôme ou non selon la dernière année fréquentée (en pourcentage)

Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQ
Tableau 9. – Parcours diversification : obtention d’un diplôme ou non selon la dernière année fréquentée (en pourcentage)

Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQ
Tableau 10. – Parcours retour : obtention d’un diplôme ou non selon la dernière année fréquentée

Tableau 11. – Vers une modularisation de la politique de prévention et de suivi des décrocheurs ?

Notes

1 Ce paragraphe emprunte de larges extraits à Boudesseul et Vivent, 2012.

2 Conclusions du Conseil concernant un cadre stratégique pour lé coopération européenne dans le domaine de l’éducation et de la formation. Éducation et formation 2020, Bruxelles, 12 mai 2009, p. 10.

3 Art. D. 313-59 et L. 313-7 du Code de l’éducation, consultable sur [http://eduscol.education.fr/pid23269-cid48490/analyse-du-phenomene.html].

4 Cf. Arrighi et Ilardi, 2013.

5 Jusqu’à la création récente des plates-formes de suivi et d’appui des décrocheurs (PSAD) qui sont censées réunir ces interlocuteurs.

6 Recommandation du Conseil sur l’établissement d’une Garantie pour la jeunesse COM (2012) 729 final, Bruxelles, 5 décembre 2012, p. 10.

7 Dictionnaire web Larousse, [http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/rupture/70272].

8 Voir en annexe les extraits de programme.

Table des illustrations

Légende Tableau 1. – Continuité et discontinuité du parcours scolaire du décrocheur et reconnaissance familiale
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/68310/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 94k
Légende Tableau 2. – Cheminements selon le contexte et la transaction donnant lieu aux bifurcations
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/68310/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 70k
Légende Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQTableau 5. – Dernière année fréquentée selon le type de cursus (en pourcentage)
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/68310/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 98k
Légende Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQ(*) Note : par construction, les cursus s’arrêtant avant d’accéder à une année terminale de diplôme privent un jeune de la possibilité d’obtenir ce diplôme.Tableau 6. – Cursus en forme de parcours : obtention d’un diplôme ou non selon la dernière année fréquentée (en pourcentage)
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/68310/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 96k
Légende Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQTableau 7. – Dernière année fréquentée selon le type de parcours (en pourcentage)
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/68310/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 108k
Légende Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQTableau 8. – Parcours bifurcation : obtention d’un diplôme ou non selon la dernière année fréquentée (en pourcentage)
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/68310/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 92k
Légende Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQTableau 9. – Parcours diversification : obtention d’un diplôme ou non selon la dernière année fréquentée (en pourcentage)
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/68310/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 94k
Légende Source : panel 95 DEPP-MEN – Interrogation 2004 – Calculs CEREQTableau 10. – Parcours retour : obtention d’un diplôme ou non selon la dernière année fréquentée
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/68310/img-8.jpg
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Légende Tableau 11. – Vers une modularisation de la politique de prévention et de suivi des décrocheurs ?
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/68310/img-9.jpg
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