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Le décrochage scolaire

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Joël Zaffran
, 
Thierry Berthet

Le repérage des élèves en situation de décrochage : transformations et inerties de la politique éducative en France

Pierre-Yves Bernard

Texte intégral

1La question du décrochage scolaire est mise à l’agenda politique au plus haut niveau en France depuis la fin des années 2000. La circulaire interministérielle du 18 décembre 2008 et l’instruction interministérielle du 22 avril 2009 sont les textes réglementaires où, pour la première fois, figurent en bonne place les termes « décrochage scolaire » ou « décrocheurs ». Depuis 2009, les circulaires de rentrée du ministère de l’Éducation nationale comportent une rubrique consacrée à la prévention du décrochage. L’usage institutionnel de cette désignation du problème des scolarités inachevées trouve une forme de consécration dans un discours tenu en Avignon par le président Sarkozy le 29 septembre 2009 : les mots « décrocher », « décrochage » ou « décrocheur » y sont utilisés pas moins de 17 fois. L’usage du mot ne faiblit pas avec l’alternance politique. La concertation « refondons l’école de la république » menée au troisième trimestre 2012 à la demande du président Hollande inscrit également la prévention du décrochage scolaire dans la stratégie de « réussite scolaire pour tous », et le rapport qui en est issu propose entre autres « un système éducatif mobilisé contre le décrochage » (Bonneau et al., 2012). Cette profusion est d’autant plus remarquable qu’elle succède à une période où le terme était peu utilisé (Bernard, 2009). Non que la question de l’inachèvement des scolarités n’ait pas été posée avant, bien au contraire. Si on définit le décrochage scolaire comme une non-poursuite d’études alors que celle-ci est prescrite par la loi ou les conventions sociales, alors le phénomène appliqué au second cycle du second degré peut trouver son origine dans les années 1980, quand la norme de formation secondaire complète s’impose en France. Toutefois, le phénomène est peu visible publiquement jusqu’aux années récentes, ce qui peut s’analyser de deux manières.

2Tout d’abord les ruptures précoces de scolarité ne constituent pas nécessairement un problème social identifié dans le monde scolaire. Elles peuvent même constituer une solution dans le cadre d’un système éducatif orienté vers la sélection d’une élite scolaire, en éliminant progressivement de l’école une partie de la jeunesse. Ces sorties du système éducatif permettent alors de préserver une certaine forme scolaire, organisée sur le modèle de l’excellence. En France, les difficultés d’insertion que connaissent les jeunes les moins qualifiés scolairement à partir des années 1970 ne remettent pas en cause fondamentalement ce régime d’éducation (Verdier, 2001). Le problème des sorties précoces est alors externalisé à d’autres institutions, dans les termes de marché du travail.

  • 1 La qualification dont il est question dans cette appellation est celle de la nomenclature français (...)

3En effet, et c’est le second point, ces sorties précoces du système éducatif ont été longtemps considérées dans notre pays en termes de « non-qualification », ou « d’insertion ». Cette manière d’aborder le problème a des implications dans sa délimitation et dans son repérage statistique. Les jeunes en difficulté sont dans ce contexte les « jeunes non qualifiés1 ». Le problème n’est pas vraiment scolaire, il est défini en termes d’inachèvement de formation. Concrètement, sont considérés comme non qualifiés les jeunes sortant du système éducatif en fin de collège, ou après une première année d’enseignement professionnel.

4Le passage à une problématique du décrochage scolaire conduit à privilégier une autre convention des faibles niveaux de formation, celle des non diplômés du second cycle de l’enseignement secondaire : ils représentent d’après la DEPP environ 17 % des sortants en France (Dubois et Léger, 2010). Le problème est alors défini en termes scolaires, en référence à la certification délivrée par le système éducatif. Celle-ci devient une norme, à la fois politique (lois d’orientation de 1989 et 2005, processus de Lisbonne et Éducation 2020 au niveau européen), sociale (aspirations scolaires de l’ensemble des familles : Terrail, 2002 ; Poullaouec, 2010), et économique (signal sur le marché du travail et valorisation du capital humain). On peut donc considérer le décrochage scolaire comme une traduction, sous forme de problème, de nouvelles normes scolaires, voire de nouvelles conventions éducatives. La problématisation en termes de décrochage ne préjuge pas toutefois des politiques mises en œuvre pour y faire face. Les actions de traitement du décrochage peuvent en effet relever de registres différents, de la prévention à la réparation, des politiques spécifiques aux transformations structurelles (Bernard, 2011).

5Plus particulièrement, les actions mises en œuvre récemment font une large place à la question du repérage des jeunes en situation de décrochage. Par exemple, l’instruction interministérielle du 22 avril 2009 (MEN-DGESCO, instruction no 09-060 JS du 22 avril 2009) indique-t-elle :

« La prévention du décrochage scolaire implique la mobilisation de tous les établissements de formation initiale auxquels il revient, en premier lieu, de mettre en place les mesures internes de prévention, d’accompagnement individualisé et de repérage des élèves concernés.
Le ministère de l’Éducation nationale doit faire de cette question un axe essentiel de son pilotage. Ainsi, la connaissance rapide et fiable des élèves décrocheurs au cœur des établissements publics locaux d’enseignement (EPLE) sera réalisée sous la responsabilité des chefs d’établissement, notamment ceux des lycées professionnels qui représentent la cible principale de cette politique. »

6Depuis la rentrée 2011, un système d’échange d’informations (SIEI : système interministériel d’échanges d’informations) doit permettre de repérer les jeunes « laissés sans solution ». On peut se demander ce qu’engage cette forme d’action dans les orientations de la politique éducative, et, plus encore dans la configuration même du système éducatif. Il est prématuré d’évaluer les effets de systèmes d’information qui sont encore aujourd’hui embryonnaires. Toutefois, il est possible d’appréhender les logiques d’action mises en œuvre à travers les justifications apportées par les concepteurs d’initiatives de ce type.

7À cet égard, une expérimentation réalisée dans une académie de l’ouest de la France offre un terrain fécond pour comprendre comment des acteurs institutionnels donnent sens à une action technique visant à réaliser le repérage des élèves en situation de décrochage.

  • 2 Voir la liste en annexe.

8Cette expérimentation a pour objectif de concevoir et de développer un outil informatique de repérage des élèves en situation de décrochage scolaire. L’expérimentation implique plusieurs institutions dans le cadre d’une convention, trois acteurs étant plus particulièrement impliqués dans le dispositif : l’académie de Nantes, les missions locales de la région des Pays-de-la-Loire, l’enseignement agricole à travers la participation de la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DRAAF) des Pays-de-la-Loire. D’autres acteurs signataires de la convention ont peu participé à l’expérimentation, pour des raisons de périmètres de compétences (Pôle emploi, Protection judiciaire de la jeunesse) ou des raisons plus politiques (la majorité régionale est, sur l’ensemble de la période de l’expérimentation, en très forte opposition avec les autorités académiques locales, notamment sur un projet d’ouverture d’établissement secondaire). Lancée en janvier 2010, l’expérimentation est arrêtée un an après malgré un important travail de conceptualisation et d’opérationnalisation de l’outil. Participant à cette expérimentation en tant qu’évaluateur, on a pu recueillir un grand nombre de données en participant aux comités de pilotage de l’expérimentation. Par ailleurs, dix-huit entretiens ont été réalisés auprès des membres du comité de pilotage de l’expérimentation2, ainsi qu’auprès des responsables de bassin de formation chargés de la mise en œuvre opérationnelle du dispositif.

9Cette expérimentation permet de mettre à jour une certaine façon de poser le problème du décrochage, de dessiner les contours d’une action publique et de dresser un périmètre institutionnel des acteurs légitimes de cette action. Toutefois, les débats suscités par l’expérimentation ainsi que les entretiens réalisés révèlent des oppositions et des conflits liés au positionnement propre à chaque institution. Finalement, la combinaison d’une aspiration à la réussite de tous les élèves et d’une approche techniciste du traitement du décrochage scolaire risque de maintenir celui-ci en périphérie du système éducatif.

10Dans une première partie, on situera la question du repérage des élèves en rupture scolaire en mobilisant les cadres théoriques des conventions éducatives et des nouveaux outils de l’action publique. La deuxième partie s’appuiera sur le matériau empirique recueilli lors de l’expérimentation, et montrera les tensions entre volonté de transformation et conflits internes.

Décrochage scolaire, conventions éducatives et pratiques de repérage

11Pour analyser l’émergence d’une question scolaire dans le domaine public et ne pas la considérer comme totalement arbitraire, il est nécessaire de faire référence à un cadre théorique. Celui des conventions éducatives (Verdier, 2008), tiré initialement des analyses sociétales de la relation formation-emploi (Maurice, Sellier et Silvestre, 1982), constitue un modèle heuristique des relations idéal-typiques que peuvent entretenir le système scolaire et les autres espaces sociaux.

12On peut situer la question du repérage du décrochage par rapport à quatre grandes conventions éducatives, définies comme principes de légitimité fondant les opérations de jugement des acteurs et orientant leurs actions (Bernard, 2011).

Le modèle des conventions éducatives

13Selon la convention académique, l’école doit d’abord détacher les individus de leur appartenance sociale, pour leur attribuer une valeur scolaire qui elle-même est à la source du statut social légitime. Cette convention présente plusieurs traits primordiaux dans le cadre de cette étude : premièrement la légitimation de la séparation entre école et société, comme garante de l’indépendance du jugement scolaire, deuxièmement l’importance du rôle de l’État comme institution assurant cette séparation, troisièmement la séparation des publics selon leur réussite scolaire. Dans cette convention, le décrochage scolaire, au sens de la rupture d’un parcours d’apprentissage, n’est pas un problème, mais une solution : il permet de préserver la forme scolaire pour ceux qui réussissent, et assure la légitimité de la hiérarchie scolaire. Le repérage du décrochage n’a alors pas de sens. Par exemple, les professionnels (enseignants, chef d’établissement) supposent que l’élève en rupture trouve une solution alternative dans le monde du travail, et ne se préoccupent donc pas de son devenir. Cette configuration est prépondérante en France avant la massification de l’enseignement secondaire. Elle reste dominante dans la mesure où cette massification se traduit par une orientation sélective, notamment vers les voies professionnelles pour les élèves en difficulté. Pour ceux-ci, il ne s’agit alors plus seulement de se procurer un emploi à la sortie de l’école, mais de trouver une formation professionnelle au sein même du système scolaire.

14Celui-ci se voit alors en partie orienté par une autre convention : la convention professionnelle. Dans celle-ci, l’école prépare à la vie active. À ce titre, elle établit une relation de coopération entre l’éducation et la production. Elle est fondée sur un ensemble de règles permettant d’établir une équivalence entre formation et emploi. La convention professionnelle suppose donc une forte reconnaissance de la formation dans le monde productif. Les analyses des effets sociétaux ont ainsi montré l’importance de cette reconnaissance dans l’organisation des marchés du travail en Allemagne par exemple (Maurice, Sellier et Silvestre, 1982 ; Möbus et Verdier, 1997). Dans le cas de la France, le mouvement historique de scolarisation de la formation professionnelle (Prost, 2004) ne permet pas de rapprocher mondes de la formation et de l’emploi, dont la relation reste largement introuvable, pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Lucie Tanguy (Tanguy, 1986 ; Maillard, 2011). Les voies professionnelles s’inscrivent plutôt dans un compromis entre conventions académique et professionnelle, la seconde étant largement dominée par la première (Verdier, 2001). Dans cette configuration, la voie professionnelle est essentiellement une voie de relégation. Les problèmes d’échec et de décrochage scolaire y sont récurrents. L’attention portée à ces problématiques entre alors largement dans les identités professionnelles des enseignants et des personnels qui y travaillent. L’identification des difficultés, l’accompagnement personnalisé sont entrés très tôt dans ce segment du système éducatif en France, à travers notamment les dispositifs « jeunes en difficulté », qui préfigurent dès le début des années 1980 les mesures des futures missions générales d’insertion (MGI) (Bernard, 2009). Toutefois, le traitement du décrochage dans ce cadre reste largement dominé par une approche tournée vers la qualification et l’insertion, plus que vers la question de la place de chaque élève dans le système scolaire.

15Cette question est au contraire centrale dans une convention universaliste, selon laquelle l’école est l’institution intégratrice par excellence. Elle vise à fonder une solidarité entre les membres de la société, à compenser les inégalités sociales et à fonder une démocratie effective par la transmission de valeurs et la création des conditions de l’égalité des chances. Dans cette conception, l’école n’est pas séparée de la société, mais plutôt dans un rapport d’inclusion. L’école est à la fois un élément de la communauté locale, et un constituant de l’appartenance à la collectivité nationale. La convention universaliste implique donc une ouverture de l’école sur son environnement, par l’implication de différents partenaires (parents, associations…) et par la participation des acteurs de l’institution éducative à la vie sociale dans son ensemble. C’est en rapport avec la convention universaliste que se construisent les problématiques les plus légitimes du point de vue des valeurs de la démocratie. En France, la question de l’échec scolaire a émergé dans un contexte de forte croissance de la scolarisation. Or cette massification du système éducatif n’a pas tenu ses promesses en termes de démocratisation (Isambert-Jamati, 1985 ; Ravon, 2000). Aux États-Unis, le modèle de la scolarité commune s’est imposé pendant l’entre-deux-guerres comme un pilier du système démocratique. Les limites de son développement ont participé à la construction du décrochage scolaire comme problème public (Dorn, 1996). Les fortes attentes d’égalisation des chances rendent très visibles les inégalités scolaires et leurs conséquences. Dès lors qu’une partie des élèves ne réussit pas scolairement, et/ou sort précocement du système éducatif la convention universaliste est mise à mal. La puissance de la convention universaliste dans les sociétés démocratiques conduit donc à considérer la lutte contre l’échec scolaire et/ou le décrochage scolaire comme des objectifs légitimes de l’action publique. On peut dès lors considérer la mise à l’agenda en France du décrochage scolaire comme la manifestation d’une part de la montée de la convention universaliste dans les principes organisateurs des systèmes éducatifs, d’autre part de la mise en cause de la convention académique (Bernard, 2009). Une des manifestations caractéristiques de cette mise à l’agenda est l’élargissement noté plus haut du public cible de l’action publique : d’une population problématique définie par la non-qualification, et donc plutôt par des caractéristiques en termes d’emploi, on passe à une population définie par l’absence de diplôme, donc par des caractéristiques scolaires. Le problème, comme on le verra plus bas, tient à ce qu’il y a une marge assez importante entre la définition de cette population en termes d’objectifs de politique éducative, et son identification locale par les professionnels du système éducatif.

16Une dernière conception du rapport école/société est celle de la convention marchande. Dans cette conception, l’activité scolaire est peu différenciée des autres activités professionnelles. L’institution scolaire publique est plutôt considérée comme une source de rigidités, de faible productivité et de gaspillage. Dans l’idéal, l’éducation pourrait être produite par des entreprises ordinaires, et le produit éducatif régulé par les mécanismes du marché. Le recours au financement public n’est justifié que par les imperfections du marché (économies d’échelle croissantes, externalités positives), et apparaît comme un moindre mal à condition qu’existent des mécanismes de quasi-marché. Le problème éducatif est alors exprimé en termes de coûts et de gains, autrement dit en termes de rendement. Le comportement de l’élève peut être assimilé à celui d’un acteur sur un marché, et analysé comme un comportement stratégique guidé par les coûts et les opportunités de ses choix. Décrocher de l’école ne constitue alors pas vraiment un problème si les marchés du travail ou de la formation offrent des alternatives. La question sociale ne se pose alors que pour les jeunes en situation de décrochage, mais également sans emploi et sans formation. Il est tout à fait significatif qu’en Angleterre, caractérisée par une prééminence de la convention marchande dans le monde éducatif (Verdier, 2008), le problème du décrochage soit essentiellement exprimé à travers la catégorie des NEET (Not in Education, Employment or Training) (Steedman, 2010).

Les transformations de l’action publique

17Le décrochage scolaire apparaît donc comme une question construite dans le cadre de la convention universaliste, qui repose sur le principe de l’accès universel au savoir et aux apprentissages. Le cadre théorique des conventions éducatives permet ainsi de comprendre comment se construit un problème scolaire, à partir de quelles ressources les acteurs se justifient, et quelles finalités ils poursuivent. Les conventions constituent donc des répertoires pour l’action publique.

18Mais celle-ci ne se construit pas seulement à partir des préoccupations propres au monde de l’éducation. La politique éducative s’appuie sur des référentiels (Muller, 2006) qu’on peut analyser à la lumière des conventions, mais elle participe également de tendances plus générales affectant l’ensemble de l’action publique. Les promoteurs d’une action publique adossent leurs projets réformateurs sur une conception globale de la société, une vision du monde et des « récits » visant à présenter leur action comme nécessaire. Ainsi, l’innovation, l’expérimentation et l’évaluation sont-elles justifiées pour amener les administrations publiques à développer les bonnes pratiques, à assurer « ce qui marche » et à abandonner « ce qui ne marche pas », dans le cadre plus général d’une remise en cause de l’État et du développement d’une logique de l’efficacité explicitement importée du secteur privé (Jobert, 1994). Toute une littérature normative préconise de cette manière l’extension du modèle de l’evidence-based policy à l’éducation (Slavin, 2002).

19Face au développement de référentiel néo-libéral, de nouvelles formes de régulation du système éducatif se mettent en place (Maroy, 2006). Les indicateurs chiffrés y tiennent une place importante, dans une logique de benchmarking international. Le décrochage scolaire est ramené dans ce cadre à un phénomène mesurable par un taux, ce qui suppose de multiples opérations de mises en forme (définition d’une norme de niveau scolaire, d’une population problématique, etc.). C’est le travail opéré en particulier au niveau européen, avec la construction d’un taux d’abandon scolaire utilisé comme cible de politique éducative depuis le sommet de Lisbonne en 2000. Or, ce taux suppose de construire des équivalences entre des systèmes éducatifs très hétérogènes (Tréhin-Lalanne, 2010). Les données chiffrées utilisées pour construire ces indicateurs proviennent généralement des enquêtes statistiques effectuées sur échantillons. La volonté de descendre jusqu’au niveau local de l’établissement pousse les responsables des politiques éducatives à développer des outils statistiques permettant une mesure exhaustive des résultats. Ainsi en France, de multiples rapports pointent l’insuffisance des données tirées des enquêtes Emploi de l’INSEE, pour donner une mesure fine des ruptures scolaires (voir par exemple CERC, 2008). L’usage d’outils statistiques et de partage de données est en lui-même porteur de sens, ou plus exactement l’outil lui-même implique un mode de gouvernance (Lascoumes et Le Galès, 2004). Il y a une congruence entre l’outil et une version rationalisée de l’action publique, fondée sur la standardisation des pratiques et des résultats. Plus largement on peut considérer le repérage statistique des décrocheurs comme une forme de politique éducative guidée par les chiffres (Desrosières, 2008), qui associe mesure chiffrée et personnalisation par l’accompagnement individuel, ce que Michel Foucault appelait naguère une « technologie politique des individus » (Foucault, 1986).

Le repérage du décrochage scolaire : le jeu des acteurs

20Ce repérage est l’objet même de l’expérimentation présentée dans ce texte. Celle-ci vise à répondre au problème que constitue le recensement en temps réel des ruptures de scolarité. Bien que cette expérimentation se présente comme préventive, il ne s’agit pas ici de repérer des élèves en risque de rupture scolaire, ce que proposent d’ailleurs d’autres méthodologies, largement utilisées aux États-Unis et au Canada (Blaya, 2010). Le but est en réalité de repérer les élèves ayant quitté l’école, dans une visée curative ou réparatrice. Le diagnostic sur lequel repose cette action est qu’on ne peut offrir de solutions alternatives que si les jeunes en situation de décrochage sont repérés suffisamment tôt pour engager une action d’accompagnement vers la qualification et/ou le retour en formation.

21Le problème que pose le recensement de ces jeunes est surtout celui du partage des données entre établissements, et entre différents acteurs du système éducatif. En effet, un élève quittant un établissement en cours d’année ou à l’issue d’une année non terminale n’est pas forcément en situation de décrochage. Il peut s’inscrire dans un autre établissement, il peut passer dans un autre réseau d’enseignement (enseignement privé, enseignement agricole, apprentissage). Il est donc difficile de repérer les jeunes en décrochage parmi l’ensemble des sortants. Un chef d’établissement ne connaît pas non plus l’éventuelle prise en charge par un organisme (association, service public, etc.) en cas de décrochage.

22En creux, cette question reflète la structuration des politiques de la jeunesse mises en place en France depuis les années 1980 et la multiplicité des acteurs impliqués. L’importance initiale donnée à la question de l’insertion professionnelle et de la qualification se retrouve dans les dispositifs progressivement mis en place pour traiter la question des sorties précoces du système éducatif. Très tôt, la gestion des jeunes en rupture scolaire s’est vue confiée à des acteurs extérieurs au système éducatif (Denantes, 2008). D’un point de vue institutionnel les missions locales pour l’insertion des jeunes, issues du rapport Schwartz (1981), prennent concrètement en charge les flux de sortants non qualifiés ou non diplômés du système éducatif. Comparativement, les structures en charge de la question des sorties précoces au sein de l’Éducation nationale (dispositif d’insertion des jeunes de l’éducation nationale en 1986, auquel succède la mission générale d’insertion en 1996) se sont développées plus tardivement, touchent un public moins nombreux, et restent à la périphérie du système scolaire, malgré l’injonction répétée d’intégrer dans les établissements une mission d’insertion (Bernard, 2009).

23Les phénomènes de dépendance de sentier expliquent en grande partie la dissymétrie des acteurs institutionnels en charge de la jeunesse. Les missions locales accueillent annuellement plus de 400 000 nouveaux jeunes (Bonnevialle, 2008), à comparer avec un repérage annuel d’environ 60 000 jeunes en situation de décrochage par l’Éducation nationale, à travers les MGI. Même si on ne connaît pas très bien le nombre de sortants sans diplôme, comme le reconnait une note récente de la DGESCO, on peut les estimer annuellement aux environ de 140 000, d’après l’enquête emploi de l’INSEE. Ce chiffre semble stable depuis une dizaine d’années, marquant un arrêt du reflux historique des faibles niveaux de formation en France. Le constat semble donc simple : si le système scolaire doit mieux prendre en charge les élèves en situation de décrochage scolaire, il faut les identifier au moment de la rupture, afin de leur proposer une action individualisée permettant de raccrocher une formation.

24Ce constat semble légitimer la mise en œuvre d’un système d’information adapté permettant d’être à la fois une réponse technique au problème du suivi, une incitation à s’impliquer davantage dans ce suivi, et enfin un outil de contrôle de l’activité des établissements en termes de traitement des situations de décrochage scolaire.

25On peut s’étonner de voir les responsables des politiques éducatives donner une telle importance aux questions techniques de repérage, au détriment de la prise en compte des attentes des jeunes et des contraintes qu’ils subissent. Le non-recours aux services des MGI peut en effet s’analyser au regard des bénéfices attendus par les jeunes d’une inscription dans un dispositif, et des coûts que représente un retour en formation. L’attrait que peuvent constituer d’autres dispositifs est également à prendre en considération. Par exemple l’accès au réseau des missions locales, ou l’inscription dans un contrat d’autonomie peuvent apporter des ressources monétaires au jeune, alors que la MGI ne peut pas offrir ce genre de rétribution.

26En tout état de cause, la solution du repérage fait semble-t-il consensus auprès des responsables, tant académiques que nationaux, de l’Éducation nationale. Elle permet d’offrir une solution technique, peu coûteuse à tous points de vue : elle ne met pas en cause la question de l’offre de formation, et elle reporte celle des avantages et des coûts du raccrochage en formation sur la responsabilité des établissements.

27On peut à ce premier niveau faire deux remarques. Premièrement le diagnostic de la nécessité du repérage repose sur une conception curative de l’action publique, qui peut donc faire très bon ménage avec un système scolaire continuant de « produire » un grand nombre de décrocheurs chaque année. Deuxièmement, l’action de repérage telle qu’elle est préconisée, même si elle repose sur une mobilisation locale au niveau des établissements, est à l’initiative de l’État, et plus particulièrement de l’administration de l’Éducation nationale : il y a donc potentiellement une forme de « recentralisation » de l’action publique à travers cette orientation politique.

De la gouvernance par l’outil à l’inertie du système

28C’est en partie ce que montre l’expérimentation qui constitue notre terrain d’étude. Celle-ci est portée par les services rectoraux d’une académie, et plus particulièrement les services chargés de la MGI. L’instruction interministérielle du 22 avril 2009 (Éducation nationale, Jeunesse et vie associative, Travail, Ville, Défense, Justice, Agriculture, Emploi) donne le périmètre de la collaboration interinstitutionnelle. Celle-ci fait l’objet d’une convention, intitulée « Convention de coopération relative au suivi et l’insertion professionnelle des jeunes sortant du système éducatif », signée que le 22 décembre 2009 entre les différents acteurs concernés : administration déconcentrée de l’Éducation nationale, région, les missions locales à travers leur association régionale, la direction régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt, la Protection judiciaire de la jeunesse et Pôle emploi. Outre l’engagement plus ou moins affirmé de partager l’information sur les jeunes pris en charge par telle ou telle institution, ce texte formalise également un autre engagement, celui de mettre en place des instances territoriales de concertation. Ces instances doivent se charger d’organiser le recensement et le repérage des sortants, et d’analyser les besoins des jeunes identifiés.

29L’expérimentation démarre en janvier 2010, grâce à l’impulsion du haut-commissariat à la Jeunesse mis en place en décembre 2008. Cette influence n’est pas anodine, plaçant l’expérimentation en marge de l’administration centrale en charge de l’enseignement en France. Toutefois, le contexte change rapidement au niveau national. Un autre outil est développé par la Direction générale de l’enseignement scolaire, ce qui amènera finalement à arrêter l’expérimentation à la fin 2010 avant même de l’avoir évaluée (Bernard et Michaut, à paraître). Cependant, la pratique du repérage est généralisée sur l’ensemble du territoire, à partir d’un outil (SIEI) qui n’a pas connu d’expérimentation préalable.

30Malgré la forte incertitude qui a marqué l’ensemble de l’expérimentation, les entretiens recueillis indiquent à la fois une forte implication dans ce qui se présente comme une nouvelle forme d’action publique, mais également des tensions révélatrices de la multiplicité des référentiels de justification mobilisés.

Une forte mobilisation

31Le principal apport de l’expérimentation, selon les personnes interrogées, semble se situer sur la mobilisation et le partenariat, indépendamment des résultats de l’expérimentation :

« Moi, je pense que c’est ça, l’expérimentation. […] ça re-cimente des collaborations. Il y a un effet… Il y a un effet moteur, quand même, hein, sans être dupe de tout ce qu’il y a. Mais c’est vrai qu’on va tous s’agiter un petit peu autour de ça. […] ça va nous redonner de l’élan ; ça, c’est certain. Après, la durée de vie… Ben, on sait bien. Je veux dire, on n’est pas dupe. » (Entretien no 16, Éducation nationale.)

32Ou encore :

« Parce que quand vous avez des administrations concurrentes et des lobbies associatifs qui interviennent, chacun veut défendre son bout de gras et son territoire, donc sa problématique, etc. Ce qui est intelligent, c’est de le prendre autrement. C’est de prendre l’idée que d’entrée, on respectera les autres partenaires parce qu’on n’interviendra pas sur ses problématiques. Mais on interviendra sur les conséquences uniquement en termes de service pour le jeune. Et donc, pour ça, il faut un outil. » (Entretien no 9, Éducation nationale.)

33On retrouve ici l’importance de l’outil dans l’action publique, au-delà de la fonction technique de l’outil, par le sens politique que les acteurs lui attribuent. L’expérimentation révèle ainsi une logique de l’action publique, au-delà de sa fonctionnalité propre (Lascoumes et Le Galès, 2004). On retrouve les différents niveaux permettant de caractériser un dispositif : un substrat technique (ici un logiciel), une représentation schématique de l’organisation (le partenariat) et une philosophie gestionnaire (repérage et suivi individualisé des jeunes).

34Si on se réfère à la première dimension, il est frappant de constater combien celle-ci a peu de valeur aux yeux des personnes impliquées dans le partenariat. Si on admet bien sûr la technicité de l’outil, et sa capacité à résoudre les problèmes, cette dimension technique est finalement reportée sur les experts mobilisés pour l’occasion : développeur informatique travaillant pour le rectorat, entreprise d’assistance à maîtrise d’ouvrage, entreprise d’ingénierie informatique.

35En fait, la dimension qui semble susciter le plus l’attention des acteurs se situe sur le registre du partenariat. Pour les acteurs de terrain d’abord, le dispositif ESPADON (espace partagé des données pour les jeunes sans solution) doit permettre une meilleure articulation de l’action entre services différents, voire institutionnaliser des pratiques initiées localement sur la base d’initiatives personnelles. À cet égard, il s’agit d’un changement radical dans le positionnement des différents acteurs impliqués, marqués par des cultures professionnelles très différentes et souvent en conflit quant aux diagnostics et aux préconisations. Dans cette perspective, le partage des données constitue une forme de remise en cause de la coupure entre école et société au fondement de la convention académique, au profit d’une logique de réseau mettant en synergie établissements scolaires, services d’orientation, missions locales, services éducatifs des collectivités territoriales, etc.

36Pour les promoteurs de l’innovation, il s’agit d’impulser une dynamique, par les apports mutuels que permet la synergie du dispositif. À ce titre, la question du repérage n’est pas anodine. Elle se situe dans une problématique plus large du partage des informations entre partenaires, et de ce que ce partage peut induire en termes de régulation et d’apprentissage (Gaudin, 2007).

37Enfin, il est possible que l’outil soit un instrument de transformation systémique. Certains acteurs y voient des perspectives ambitieuses, notamment dans le projet de création d’un véritable service public de l’orientation, restructuré sur une base régionale :

« Nous, ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment la DRJSCS, le rectorat, l’ex-DRTEFP […], ces trois services déconcentrés en région auront un rôle à jouer sur la mise en œuvre du schéma régional d’orientation territorialisée. C’est à ce titre-là que nous, nous sommes intéressés par toute la démarche…, tous les modes de coopération qui sont à l’œuvre ou qui sont susceptibles de l’être. » (Entretien no 2, Jeunesse et sports.)

38D’une manière plus générale, et c’est à ce niveau que l’expérimentation a un sens, il s’agit de partir du local pour transformer l’action publique au niveau national :

« L’outil […], c’est une anticipation régionale à la problématique nationale. C’est-à-dire que la région est partie un an, deux ans avant la circulaire nationale. » (Entretien no 3, Agriculture.)

39Cette transformation est vue par les interlocuteurs comme une remise en cause de l’inertie de l’administration de l’Éducation nationale. Elle est nettement plus rarement évoquée en termes de pratiques d’enseignement ou de projet pédagogique, ce qui nous amène aux tensions entre les différents acteurs impliqués.

Les tensions entre les acteurs

  • 3 Il s’agit des élèves dotés d’un diplôme de niveau V (CAP ou BEP), mais engagé dans un parcours de (...)

40Une première tension apparaît sur l’identification du public. Au-delà d’un consensus rapidement établi sur les critères d’identification, et qui amène d’ailleurs à élargir le périmètre du repérage à certains élèves diplômés3, c’est le problème sous-jacent à cette catégorisation qui est interprété différemment selon l’institution représentée. À une problématique scolaire mise en avant par les acteurs de l’Éducation nationale, au premier rang desquels la MGI, répond une définition a-scolaire, dans un registre social ou psychologique, pour les acteurs des missions locales :

« Moi, le sens de “décrocheur” tel que je le perçois […], pour nous, ce n’est pas de se dire pourquoi il a décroché, qu’est-ce qui s’est passé à l’école ? Mais moi, j’ai envie de savoir plutôt… : qu’est-ce qui se passe dans sa vie qui fait que tout d’un coup, l’école, alors que ça marchait, ça ne marche plus. Les problèmes, ils sont peut-être d’ordre social, familial… Il y a beaucoup de parasites, dans la vie. Après, on peut parler toujours de résultats scolaires : on s’en fout. Son problème, il n’est pas là. » (Entretien no 5, mission locale.)

41La définition du public amène d’ailleurs un des acteurs à se dégager du dispositif, parce que ne correspondant pas à la définition du public cible de son institution :

« Pour nous, le décrocheur, il est celui qui a décroché avant 16 ans. Pour l’Éducation nationale, il est celui qui a un parcours chaotique à partir de 16 ans. Donc on voit bien qu’on n’est pas du tout sur le même regard porté. » (Entretien no 1, Protection judiciaire de la jeunesse.)

42Cette première tension est fortement structurée par les identités professionnelles des institutions impliquées. À une logique de retour en formation initiale largement promue par la MGI s’opposent des pratiques d’accompagnement social qui permettent aux professionnels des missions locales de se distancier des normes scolaires :

« Mais ce n’est pas les remettre dans un cursus scolaire qui va les aider. Par contre, c’est leur donner des temps de parole, travailler les aspects psychologiques… Peut-être chercher un logement pour sortir de milieux qui les tirent vers le bas pour trouver une situation de sécurité pour celui qui arrive à 16, 17 ans et qui a peur de rentrer chez lui. Ça, c’est les décrochages. » (Entretien no 8, mission locale.)

43Des finalités différentes de l’action publique apparaissent en filigrane de ces argumentations. Pour une part des acteurs, c’est bien l’accès de tous au savoir qui guide l’action, selon une convention universaliste. Pour d’autres, c’est plutôt par l’emploi, ou tout au moins la formation en alternance qu’une partie de la jeunesse peut accéder à la qualification, selon une convention professionnelle.

44La dernière tension porte sur l’outil lui-même, dans ce qu’il implique de normalisation. L’outil permet en particulier d’objectiver les données sur lesquelles se fondent les pratiques professionnelles :

« Si on a un système d’objectivation de publics en décrochage scolaire, etc., et que ça permet d’identifier des besoins et de construire des programmes de partenariat et qu’il y ait une attention de la part des autorités territoriales sur les dynamiques à mettre en place après sur les établissements scolaires et sur les bassins, etc. Même si on sait qu’il y a du délitement dans la déclinaison liée aux propres engagements des professionnels, le fait d’avoir des outils de diagnostic est toujours intéressant. » (Entretien no 1, Protection judiciaire de la jeunesse.)

45À l’inverse, certains interlocuteurs voient dans l’outil un instrument de contrôle et de standardisation qui éloigne leur pratique de ce qu’ils estiment être leur mission :

« Je pense que la politique actuelle est une politique de résultats et de chiffres. Ce n’est pas une politique de fond. Donc l’idée, c’est d’avoir des statistiques qui disent qu’il y a moins de décrocheurs. Ce n’est pas forcément proposer une politique d’accompagnement de… cette mise en place de… culture de l’accompagnement et de l’insertion. Malheureusement. » (Entretien no 18, Éducation nationale.)

46Là encore, on voit l’importance des cultures professionnelles, notamment la primauté des pratiques de construction du projet et d’accompagnement sur l’usage imposé de l’outil. Cette tension exprime également une certaine distance vis-à-vis d’une logique du résultat, mais aussi d’une forme de standardisation par l’uniformisation des outils.

47Ce dernier point est révélateur d’un paradoxe dans la volonté de transformation affichée. L’expérimentation s’appuie fortement sur une vision rationalisatrice de la politique éducative. La volonté d’expérimentation n’est pas porteuse d’un projet pédagogique spécifique, qui puisse démarquer ses promoteurs du modèle dominant de l’Éducation nationale, pourtant par ailleurs décrié. Ce faisant, elle s’inscrit dans un modèle d’uniformisation des outils de l’action publique tout en laissant au local le soin de se les approprier dans un processus de mobilisation et d’adaptation. On peut cependant rester sceptique sur cette appropriation au niveau le plus déterminant des ruptures de scolarité, c’est-à-dire celui des établissements scolaires.

  • 4 Le suivi par les missions locales est réalisé en principe après une période de carence de 6 mois a (...)

48Il est remarquable qu’un des acteurs du dispositif, les missions locales, se caractérise depuis longtemps par cette structuration : à la fois une forte décentralisation sur le territoire et un outil national et standardisé de suivi individuel des bénéficiaires (le logiciel PARCOURS 3). De fait, la question du repérage est considérée comme peu pertinente par les représentants des missions locales : pour ces institutions, le repérage est déjà réalisé, à un niveau où les jeunes sont sortis du système éducatif, et où le retour en formation se fait essentiellement en dehors de l’Éducation nationale4. Les rapports Éducation nationale/missions locales relèvent donc en partie d’une forme de concurrence. Les entretiens réalisés laissent penser que les représentants des missions locales estiment avoir peu à gagner d’un dispositif de repérage du décrochage scolaire : comme on l’a indiqué plus haut, ces institutions accueillent déjà un nombre conséquent de jeunes chaque année.

49On pourrait objecter qu’en promouvant un outil de repérage du décrochage scolaire, l’État prend acte d’une transformation profonde du système éducatif, dans le sens d’une plus grande attention portée aux jeunes les plus disqualifiés par le système scolaire et d’un renforcement des partenariats entre acteurs publics. On peut cependant rester sceptique sur l’issue d’un traitement centralisé du décrochage scolaire. Les expériences passées de la délégation interministérielle à l’insertion des jeunes et des réseaux publics pour l’insertion des jeunes ont largement montré les limites d’un partenariat local prescrit par une administration centrale. L’inertie institutionnelle, l’importance réaffirmée des principes de la convention académique (l’excellence et le mérite), l’opacité importante des décisions prises au sein du ministère, mais aussi et surtout l’oubli du public que révèle une action limitée au seul repérage augurent mal des effets des nouvelles mesures mises en place.

50Au-delà des justifications données par les acteurs, il nous semble que l’outil en lui-même oriente l’action éducative Le traitement du décrochage scolaire est alors symptomatique de cette profonde tendance de l’action publique à simultanément formater et contrôler. Le repérage en est une illustration presque archétypale, puisqu’il permet un suivi individualisé pour tous les sortants du système éducatif, sur tout le territoire.

51Enfin, le repérage des décrocheurs acte en quelque sorte une division du travail éducatif entre le cœur du système, où se réalisent les activités d’apprentissage scolaire, et une périphérie chargée de gérer les flux et d’apporter des solutions de compensation à ceux qui en sortent en échec. Au cœur de cette division du travail, les identités professionnelles risquent de rester relativement insensibles aux nouveaux outils. Comme l’indique un des interlocuteurs :

« Tous les collèges ont la possibilité de faire des suivis des décrocheurs, etc. Est-ce que, pour autant, ça marche ? Bon… je n’ai pas les éléments d’évaluation. Mais je sais par quelques établissements… On est aussi parents d’élèves, hein… On s’aperçoit que ce qui préoccupe les politiques régionales, ramené au niveau d’un établissement, ça ne fonctionne pas forcément. Et bon, est-ce que pour autant la belle convention et le bel outil mis en place permettront que dans les collèges et les lycées on s’approprie cette thématique et que les enseignants aient le réflexe de…, face à un élève qui…, qu’ils voient décrocheur de mutualiser l’information avec ses collègues, de dire à un moment donné à l’équipe pédagogique ou à son administration : “Est-ce qu’on pourrait entamer une démarche par rapport à un jeune ?”… Ce n’est pas gagné, ça, pour autant. Et là, on est sur… On tombe sur des conceptions du métier d’enseignant, sur… jusqu’où doit aller l’accompagnement. » (Entretien no 3, Agriculture.)

52Le dispositif SIEI fonctionne depuis la rentrée 2011. Sa mise en œuvre a suscité peu de résistances. On peut s’en étonner compte tenu des réactions suscitées par d’autres types de fichiers, notamment dans le premier degré. Avec cet outil se sont mises en place des plates-formes territoriales permettant d’assurer concrètement les échanges de données entre professionnels des différentes institutions. Il est encore trop tôt pour en évaluer les effets. Cependant, il est possible de dégager une logique d’action et des choix de politique éducative à travers la priorisation du repérage des décrocheurs. Certes ce dispositif traduit une profonde transformation des finalités du système éducatif, tout au moins dans leur affichage, dans le sens d’une convention universaliste. Mais il reflète aussi le choix d’une orientation globale dans le traitement du décrochage scolaire. Il s’agit de réparer plutôt que de prévenir : les jeunes identifiés par l’outil sont déjà en rupture de scolarité, et l’enjeu pour les professionnels est de leur proposer des solutions leur permettant d’une manière ou d’une autre de retourner en formation pour obtenir une qualification. Il y a également le choix d’un niveau de décision : celui de l’administration centrale, plutôt que celui de l’échelon local. Cette prééminence du top down sur le bottom up peut surprendre tant le discours sur l’initiative locale s’est installé depuis longtemps en matière de politique éducative. Claude Thélot lui-même n’écrivait-il pas en 1993 que « le temps des grandes réformes du système éducatif, décidées d’en haut, pour peu qu’il ait vraiment existé, est révolu », faisant place à la « rénovation […] s’opposant à l’imposition de nouvelles règles conçues hors du terrain » (Thélot, 1993, p. 134).

53Loin de ce discours, la politique éducative française s’inscrit plutôt dans cette forme de « pouvoir pastoral », mélange de centralisation et de contrôle individuel, que Michel Foucault dévoilait naguère (Foucault, 1986). Car ce qu’engage un outil d’identification est assez éloigné des pratiques d’accompagnement, singulières et difficilement formalisables. Peut-être a-t-on ici une manifestation idéal-typique de ce qu’on qualifie souvent de modèle français, tant dans le domaine de l’action publique que dans celui de l’éducation.

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Notes

1 La qualification dont il est question dans cette appellation est celle de la nomenclature française des niveaux de formation. Une des particularités de cette nomenclature est que, pour les formations secondaires, la qualification est découplée de la certification scolaire. Ainsi, le jeune sortant après une formation complète en CAP, mais ayant échoué à l’examen terminal de cette formation est-il considéré comme qualifié. On peut donc être qualifié tout en ayant été sanctionné négativement par l’école.

2 Voir la liste en annexe.

3 Il s’agit des élèves dotés d’un diplôme de niveau V (CAP ou BEP), mais engagé dans un parcours de bac pro, dont ils ont décroché.

4 Le suivi par les missions locales est réalisé en principe après une période de carence de 6 mois après la sortie du système éducatif.

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