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Le décrochage scolaire

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Joël Zaffran
, 
Thierry Berthet

Préface

François Dubet

Texte intégral

1On n’explique pas le décrochage par les décrocheurs, aucune école n’ayant jamais eu la capacité de séduire et de retenir tous les élèves, et les raisons de décrocher étant presque aussi nombreuses et aussi rationnelles que celle de s’accrocher à l’école. Si le décrochage est un problème, c’est parce que nous pensons que tous les individus doivent échanger leur intégration professionnelle contre un pedigree scolaire. Or, cette affirmation suppose qu’il est naturel et évident d’aimer l’école, d’y réussir et d’y entrer à trois ans pour en sortir à vingt pour son plus grand bonheur. Plutôt que de tenir le décrochage pour une pathologie et chercher obstinément la réussite scolaire de tous, comme si la réussite des uns n’appelait pas l’échec des autres, et de chercher une improbable adéquation de la formation et de l’emploi, comme si le marché du travail était toujours ouvert et prévisible, ne devrions-nous pas nous interroger sur l’emprise excessive de l’école et rendre ainsi un hommage tardif à Ivan Illich ?

Le décrochage comme un problème social

2Au début des années 1950, à peine plus de la moitié d’une classe d’âge obtenait le certificat d’études primaires à l’âge de quatorze ans. Dix ans plus tard, près de la moitié des jeunes étaient en apprentissage et au travail dès l’âge de seize ans. Les cancres, plus simplement les élèves considérés comme « peu doués », étaient des personnages ordinaires de la vie scolaire, parfois attendrissants, plus souvent humiliés et considérant que l’école était un mauvais moment à passer avant que d’entrer sans qualification dans la vie active ou de se préparer à être mère de famille. Ces élèves somnolant au fond des classes et plus absents que de raison n’étaient pas tenus pour des décrocheurs et leur échec n’était pas perçu comme un scandale dans une école qui croyait à l’inégalité des dons et dans une société qui n’exigeait de qualifications scolaires établies que pour une part limitée des travailleurs. Il est probable que dans ce contexte on ne voyait guère ce qu’on nomme aujourd’hui le décrochage comme un problème social inquiétant, même si l’école réservait parfois des filières et des établissements à ces élèves si éloignés de la norme.

3Cette école-là pouvait sembler efficace et juste. Elle était efficace parce qu’elle faisait ce que l’on pouvait attendre d’elle : former des citoyens aimant la République et ses valeurs, produire les compétences et les élites dont la société avait besoin. Elle semblait juste parce qu’elle n’intervenait dans le destin social des individus que pour promouvoir les plus méritants d’entre eux, les autres, riches ou pauvres, accomplissant le destin que leur dictait la naissance. L’échec et le décrochage pouvaient être une somme de souffrances personnelles, mais la plupart du temps ils n’empêchaient pas les élèves d’occuper les emplois et les positions sociales peu qualifiés qui les attendaient à l’usine, dans les champs ou à la maison.

4Tout bascule sous l’effet d’une profonde transformation de l’école et des rapports de l’école à la société. La massification scolaire liée au collège unique, à l’objectif des 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac et à l’élargissement de l’accès à l’enseignement supérieur, nous a fait passer de l’idéal de l’élitisme républicain réservé à quelques-uns au modèle de l’égalité des chances offertes à tous. Quand on ne sélectionne plus les élèves à l’entrée au collège, quand la scolarisation s’étend de fait jusqu’à dix-huit ans et au-delà, quand l’orientation des élèves est commandée par leurs seules performances, l’école est tenue d’être équitable et de postuler l’égalité fondamentale de tous les élèves, seul le pur mérite pouvant les distinguer de manière légitime. Dès lors, chacun a non seulement le droit de réussir, mais il en a le devoir puisque la chance lui en est donnée. Évidemment, l’extrême ambition de cette promesse de justice ne cesse de décevoir puisque l’école ne parvient pas à neutraliser les effets scolaires des inégalités sociales. Plus encore, cet idéal exerce une pression très forte sur les enseignants moralement obligés de faire réussir tous les élèves et ne pouvant plus s’accommoder aisément de l’inégalité des naissances, de celle des « dons » et des destins sociaux. Quand le succès devient impératif, l’échec des élèves devient intolérable puisqu’il dément la promesse de l’égalité des chances et met en lumière les lacunes de l’école et les échecs des maîtres. Aucun enseignant ne peut plus s’accommoder sans culpabilité du groupe de cancres que les maîtres de naguère tenaient pour une fatalité.

5Le refus de l’échec et du décrochage lié au règne de l’égalité méritocratique des chances transforme profondément l’expérience des élèves. Ceux qui échouent savent qu’ils sont des « cas » et des individus indignes de l’égalité fondamentale qui leur est accordée ; ils se sentent menacés de perdre toute estime d’eux-mêmes et balancent entre la haine de soi et la haine de l’école. Les enseignants et les parents s’accusent réciproquement d’être les responsables d’un échec qui signe d’autant plus leur « incompétence » que personne ne peut accepter de porter le poids de la souffrance des élèves et d’un destin social qui s’annonce aussi sombre.

6Ces mécanismes subjectifs tenant à la norme de l’égalité des chances sont étayés et renforcés par le développement considérable de l’emprise scolaire sur la carrière professionnelle et sociale des individus. Plus nous pensons que l’école doit former le capital humain indispensable à la croissance, plus nous pensons que chacun doit être scolairement qualifié, plus l’école exerce une forte emprise. Conçu comme une véritable compétence ou comme le signe d’une compétence supposée, le diplôme joue un rôle croissant dans l’accès à l’emploi, les rémunérations et le statut du travailleur. Cette emprise n’est guère contestable car il est plus efficace en termes de capital humain et plus juste en termes d’égalité des chances de tenir sa position professionnelle de ses diplômes et de ses efforts que des seuls hasards de la naissance, même si le poids de la reproduction sociale montre que ces hasards-là continuent à peser très lourd. Mais l’emprise scolaire à deux conséquences plus fâcheuses.

7La première concerne le renforcement de la concurrence scolaire. En effet, quand les diplômes jouent un rôle décisif et quand tous les élèves peuvent et doivent en obtenir, chaque élève et chaque famille doivent chercher à obtenir les diplômes les plus rares et les plus rentables sur le marché du travail, c’est-à-dire les diplômes les plus sélectifs. Dans ce cas, chacun cherche les distinctions scolaires décisives et construit son parcours scolaire comme une longue compétition. On sait que ce mécanisme accentue les inégalités scolaires et, surtout, qu’il est extrêmement favorable à ceux qui étaient déjà les plus favorisés. Ainsi, les inégalités scolaires se reproduisent fortement entre les générations. Par les comparaisons internationales, nous savons que la France cumule ces caractéristiques : l’emprise des diplômes y est élevée ; l’amplitude des inégalités scolaires y est plus forte que celle des inégalités sociales ; la reproduction des inégalités scolaires y est particulièrement prononcée.

8La seconde conséquence de la forte emprise scolaire est un déplacement vers le haut de l’utilité des diplômes. Pour le dire simplement, avec la généralisation des diplômes il faut de plus en plus de capitaux scolaires pour obtenir des utilités sociales décisives convertibles en positions professionnelles tenues pour intéressantes et honorables. Il peut de créer une certaine inflation des diplômes et un affaissement de l’adéquation entre ces derniers et l’emploi. Bien des formations universitaires généralistes sont confrontées à ce problème alors que les formations professionnelles en IUT, par exemple, sont nettement plus « rentables » au prix d’une certaine sélection. Mais le phénomène le plus marquant et sans doute le plus dramatique est le sort réservé aux élèves dépourvus de toute qualification qui sont plus souvent que les autres condamnés au chômage et à la précarité, non seulement parce qu’ils ne peuvent donner les signes d’une compétence, mais aussi parce que leur échec fonctionne comme un stigmate quand tous sont censés avoir obtenu un diplôme.

9L’émergence du problème du décrochage et sa transformation en problème social prioritaire résultent donc de l’impératif de réussite associé à l’égalité des chances et des effets de l’emprise croissante des diplômes sur l’entrée dans la vie professionnelle. Les élèves qui échouent, ceux qui décrochent et ceux qui échouent et décrochent, deviennent les symptômes d’une difficulté générale d’ajustement de la formation à l’emploi. Difficulté accrue par le chômage endémique puisque le marché du travail a toujours la possibilité de faire le tri et de laisser de côté ceux qui ont abandonné l’école et ceux qui n’y ont rien obtenu de vraiment significatif. Comme il est facile de constater que les élèves en échec plus ou moins décrocheurs posent des problèmes scolaires et souvent aussi sociaux puisque le marché du travail ne les absorbe pas, le décrochage scolaire est à la fois un problème public et une croisade morale. Il met en lumière les difficultés d’articuler la formation à l’emploi et il stigmatise les élèves qui ne peuvent pas ou ne veulent pas jouer le jeu de la « réussite pour tous », formule que répètent mécaniquement la plupart des responsables politiques et syndicaux qui ne veulent pas voir ce qu’elle a de paradoxal puisque la réussite est toujours relative.

Pourquoi travailler à l’école ?

10La croyance dans la vocation de l’école de développer les compétences nécessaires à la croissance économique et de produire des inégalités justes fondées sur le mérite est devenue si massive et si évidente qu’il va de soi que chaque élève et chaque famille doivent y adhérer. Comme le décrochage rompt cette évidence, nous sommes tentés de l’interpréter comme une pathologie des élèves qui ne jouent pas le jeu, ce qui permet de sauver la croyance dans la vocation de salut individuel et collectif attribuée à l’école.

11Or, à la force des croyances, il faut opposer celle de l’expérience des élèves. Au fond, le décrochage nous apprend que rien n’est moins naturel que de croire dans l’école et que d’y travailler comme il se doit. Quand de 120 000 à 250 000 élèves, selon la façon dont on les dénombre, ne jouent plus le jeu, l’analyse du décrochage comme une pathologie personnelle et sociale des élèves n’est pas raisonnable. Il faut donc se demander à quelles conditions les élèves peuvent jouer le jeu scolaire et peuvent y réussir.

12Comme nous le savons depuis longtemps, il importe d’abord que les élèves bénéficient des conditions sociales et culturelles qui leur permettent d’intérioriser efficacement l’obligation de s’engager dans leur scolarité. Or, si tous les élèves issus des milieux défavorisés n’échouent pas, très loin de là, les décrocheurs, eux, sont souvent issus de ces milieux. La croyance affirmée dans l’impératif de réussite scolaire peut rester une forme d’incantation quand les familles sont très éloignées du monde scolaire, de ses valeurs, de ses normes et de ses rites. L’engagement scolaire doit s’appuyer sur la mobilisation des familles et quand la scolarité des élèves n’est pas soutenue par leur milieu social, il est facile d’accuser les familles de démission et de laxisme et de leur attribuer la responsabilité du décrochage. Quand l’échec et le décrochage se reproduisent entre les générations, quand certaines cultures juvéniles dévalorisent le conformisme scolaire et considèrent que les bons élèves sont des « bouffons » et des « collabos », les conditions élémentaires de la réussite scolaire ne sont pas réunies. Ni les enseignants ni les élèves ne sont soutenus et la distance entre une volonté d’intégration scolaire et les inégalités culturelles et sociales ne cesse de se creuser. De ce point de vue, le décrochage est d’abord une affaire d’inégalités sociales, de distance culturelle et de prolétarisation des catégories populaires.

13Pour que les élèves jouent le jeu, encore faut-il aussi qu’ils soient convaincus de son utilité. En termes de principes, cela va de soi. Mais il y a loin de la croyance routinière dans l’utilité des diplômes à la croyance réelle et active dans l’utilité des études. En fait la croyance dans l’utilité des études repose sur un jugement global : plus leurs études sont bonnes et longues, plus les individus éviteront le chômage et plus leurs revenus seront élevés. L’école française reste dominée par un idéal « adéquationniste » selon lequel chaque formation devrait déboucher sur un type d’emploi. Cependant, cette promesse ne tient que pour les formations sélectives et associées à un segment bien défini du marché du travail. Pour les autres, l’adéquation se relâche bien qu’elle reste au cœur du modèle et des attentes. L’affirmation collective de l’utilité des études ne vaut donc pas automatiquement pour chaque individu et bien des élèves ont le sentiment d’avoir été piégés : des études sans débouchés ou sans débouchés qui leur conviennent, des études qui ne donnent que le droit de continuer à courir, des études parfois si faiblement utiles que le jeu n’en vaut pas la chandelle… Bien des élèves ont ainsi le sentiment d’être engagés dans une course d’obstacles dont ils ne perçoivent ni le terme, ni la finalité. On travaille pour passer dans la classe supérieure afin d’obtenir le droit de continuer et de n’être pas « orienté » vers une formation que l’on n’a pas choisie. Pour bien des élèves, le brevet et le baccalauréat n’ouvrent qu’un droit à continuer sans trop savoir où l’on va malgré l’injonction permanente d’avoir des projets alors même qu’il n’est pas possible d’en avoir. D’ailleurs, les très bons élèves obtiennent le droit de différer leurs projets professionnels le plus tard possible quand ils ne confient pas leurs projets aux seuls résultats des concours. Dans cette longue course, le sentiment d’utilité des études peut s’éroder au fil des redoublements, des orientations subies et, plus simplement encore, de la lassitude d’être pris dans un jeu d’utilités négatives : les élèves perçoivent ce que l’abandon leur coûte sans percevoir ce que le maintien dans le jeu leur rapporte ; ils peuvent même avoir le sentiment de perdre à tous les coups. Dès lors, pourquoi jouer ? Les décrochages en premier cycle universitaire semblent relever de cette expérience. Les étudiants s’inscrivent dans une filière universitaire faute de mieux, ne perçoivent pas les débouchés professionnels offerts, se lassent et décrochent pour des petits boulots qui ont au moins une utilité tangible. Quand l’adéquation de la formation et de l’emploi se détend, il n’est pas forcément irrationnel de décrocher… Et comme la capacité de créer des diplômes est largement déconnectée de la capacité de créer des emplois, le décrochage peut apparaître comme une stratégie relativement rationnelle.

14Pour travailler à l’école, il faut bénéficier de soutiens culturels et sociaux, il faut être convaincu de l’utilité des études, mais il faut aussi que les études aient un sens subjectif. Il faut que la vie scolaire, les savoirs et les apprentissages donnent aux élèves le sentiment de grandir, d’être plus intelligent et plus autonome. Je ne peux pas apprendre les mathématiques ou une langue étrangère seulement parce que c’est utile et obligatoire, il faut aussi que j’y trouve un intérêt intellectuel. D’ailleurs, sans cet intérêt intellectuel « gratuit », je ne parviendrais pas à appendre. Pour travailler à l’école, il faut que la culture scolaire soit légitime, « enchantée » et perçue comme libératrice et « gratuite ». On peut supposer que ce fut longtemps le cas quand l’école républicaine voulait construire la nation et former des citoyens, quand elle voulait être le vecteur d’une grande culture humaniste et scientifique arrachant les individus à ce que Durkheim nommait « la petite société » des villages et des familles. Aujourd’hui, cette légitimité ne va pas de soi. D’abord, devenue machine à trier, l’école risque de voir les savoirs réduits à leur fonction instrumentale et sélective : j’apprends ce qui est utile à ma réussite – comme le montre le succès des terminales scientifiques, la plus sélective des filières – associé au déclin des vocations scientifiques. Ensuite, l’autorité de la culture scolaire est confrontée à la concurrence des industries culturelles et des outils d’information auxquels tous les élèves peuvent avoir le sentiment d’accéder immédiatement. Alors, bien des élèves, et pas seulement les plus faibles d’entre eux, peuvent avoir le sentiment que la culture scolaire ne leur dit rien, ne les aide ni à grandir, ni à se former, ni à former leur vision du monde. Ils sont comme des pratiquants qui ne croient plus aux rites auxquels ils continuent de participer par un mélange de routine et d’obligation pendant que leur « âme » est ailleurs. Des élèves peuvent décrocher pour une raison simple : l’école ne les intéresse pas et ils mobilisent leur sensibilité et leur intelligence ailleurs que dans l’école.

15Les bonnes raisons que l’on peut avoir d’aller à l’école et d’y travailler ne sont pas aussi solides que nous pourrions le penser. Du point de vue des acteurs, élèves et enseignants, le problème central est celui de la motivation. Les élèves doivent sans cesse se motiver pour donner du sens à leur travail et à leurs études, ils doivent se construire eux-mêmes comme des élèves et quand ils n’ont pas la chance d’être socialement soutenus, d’être dans des filières rentables et de trouver un intérêt intellectuel à leurs apprentissages, cette motivation devient une épreuve insurmontable. Il arrive aussi qu’elle soit insurmontable pour les enseignants qui doivent se motiver pour motiver leurs élèves et qui s’y épuisent parfois presqu’autant qu’eux. Alors que l’école apparaît de plus en plus indispensable, son autorité et son hégémonie culturelles déclinent et les acteurs sont renvoyés à eux-mêmes, à leurs ressources subjectives, à leurs motivations et à leurs anticipations. L’expérience scolaire est moins un « métier » et un rôle qu’elle n’est une épreuve de construction de soi.

16Ceux qui ne triomphent pas de cette épreuve, c’est-à-dire ceux qui ne se vivent jamais comme les sujets de leurs études, ont alors le choix entre plusieurs stratégies dont aucune n’est pathologique même si les individus peuvent en souffrir beaucoup. Certains peuvent partir discrètement, sur la pointe des pieds, tant l’école leur est insupportable, vide quand on n’y apprend rien et humiliante quand on n’y mesure que ses lacunes. Il arrive aussi que l’institution accompagne ces sorties tout aussi discrètement en ne retenant guère ceux qui dérangent et ceux auxquels elle n’a rien à offrir d’autre que des « soutiens » répétant obstinément les conditions de leur échec. Il arrive que le décrochage soit plus discret encore, qu’il n’entre dans aucune statistique, quand les élèves sont présents, relativement dociles, mais ne s’engagent plus, ne travaillent plus et se bornent à survivre parce que l’école reste plus accueillante que la rue et parce qu’il ne faut pas se désaffilier totalement. Souvent l’école n’a pas d’autre choix que de s’accommoder de ces élèves absentéistes, « présents mais absents », ayant plus ou moins consciemment « choisi » d’être des décrocheurs de l’intérieur. Enfin, parce que l’échec est une humiliation, parce que les jeunes du quartier rejettent l’école, parce que l’école ne cesse de reléguer les élèves les plus faibles, parce que les élèves se sentent discriminés par des enseignants identifiés aux classes moyennes bourgeoises et blanches, le conflit peut apparaître comme la stratégie la plus honorable. Perdu pour perdu, il est toujours possible de sauver la face en déclarant que l’on ne fuit pas l’école mais qu’on la rejette, que l’on n’échoue pas mais que l’on a « choisi » de ne pas « collaborer » et qu’il existe d’autres manières de réussir pour des garçons courageux et débrouillards.

17Toutes ces stratégies mêlent des sentiments d’injustice, « l’école ne veut pas de moi », à des sentiments de culpabilité, « je ne suis pas digne de l’école et de ma famille ». Mais le fait qu’elles entraînent de profondes souffrances, des mensonges adressés aux autres et à soi, des dépressions et des violences, le fait aussi que ces stratégies peuvent trouver des terrains psychologiques favorables, ne signifient pas que le décrochage soit une pathologie. On peut même s’étonner du fait que tant d’élèves s’engagent dans des scolarités aussi longues, aux perspectives aussi incertaines et mobilisant une culture qui leur paraît si coupée de la vie.

Que peut l’école ?

18Les pays les plus riches et les plus fortement scolarisés ont tous des taux d’échec et de décrochage relativement élevés. Les plus « vertueux » d’entre eux, les plus égalitaires, ceux dont les systèmes scolaires sont les plus ouverts et les plus efficaces, ceux dont les marchés du travail sont les plus dynamiques, ne parviennent pas à passer sous la barre des 10 %, ce taux étant de l’ordre de 17 % en France et de plus de 30 % dans le Sud de l’Europe. Ceci signifie trois choses. D’abord, l’école ne tient ses promesses nulle part. Ensuite, il existe une marge de manœuvre permettant d’améliorer le système scolaire lui-même afin d’affaiblir la machine à fabriquer l’échec et de décrochage. Enfin, il doit être possible d’agir sur le marché du travail et sur la nature des relations entre l’emploi et le système de formation. Au bout du compte, nous devons nous interroger sur le rôle même de l’école.

19En dépit des déclarations d’intentions et des projets de réformes qui se succèdent en France depuis près de trente ans, notre système scolaire a du mal à accepter sa massification. Non seulement le modèle élitiste commande l’ensemble des idéaux scolaires et les pratiques d’orientation, mais la singularité des élèves et les parcours atypiques ne trouvent pas leur place dans le fonctionnement « naturel » de l’institution. Ainsi les dispositifs spécifiques deviennent vite des voies de relégation et des manières plus ou moins subtiles d’externaliser les problèmes quand le cœur de la machine scolaire paraît immuable : conceptions du métier d’enseignant, ordre des hiérarchies scolaires, contenu des formations, modes d’évaluation… De la même manière, il semble difficile de bousculer les équilibres, de favoriser l’école élémentaire et le collège et de donner sensiblement plus à ceux qui en ont le plus besoin. Après tout, les injustices scolaires ne sont pas injustes pour tous !

20Hors de l’école, les initiatives se multiplient et semblent avoir pour objectif de dénombrer et d’attraper une population insaisissable afin de l’intégrer dans une foule de dispositifs d’insertion. L’efficacité de ces dispositifs est mal connue ; la complexité des montages institutionnels, l’abondance des sigles et des intervenants, celle des objectifs poursuivis, l’aspect souvent « publicitaire » des discours liés aux initiatives qui se déploient sur le marché de l’insertion, le poids des enjeux politiques locaux, indiquent à coup sûr que la multiplication des politiques ne fait pas forcément une politique, même quand des ressources importantes sont mobilisées. De stages en écoles alternatives, de deuxièmes chances en missions locales, une multitude d’enseignants, de formateurs, d’animateurs, d’éducateurs, souvent précaires eux-mêmes, essaient de remettre les jeunes dans le circuit des formations sans que l’on sache vraiment ce qu’ils deviennent et si ceux qui s’insèrent sur le marché du travail le doivent aux dispositifs, à leurs relations ou à eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas dire que notre société ne fait rien pour ces jeunes, mais on ne sait pas exactement ce que produit cette mobilisation associative et politique depuis les années 1980 quand Bertrand Schwartz avait placé les jeunes sans qualification au cœur de l’agenda politique.

21L’essentiel du problème est peut-être ailleurs car tout se passe comme s’il était impossible de transformer profondément l’école, et comme si les employeurs avaient raison de faire confiance aux signes scolaires et de considérer qu’un décrocheur est nécessairement incompétent et non qualifiable. Dans ce cas, les dispositifs scolaires et non scolaires sont sans cesse alimentés par un flux de jeunes que l’on ne parvient guère à tarir ou que l’on ne peut tarir que par des jeux d’écriture concernant la définition de l’échec et du décrochage.

22Est-il raisonnable de confier à l’école le monopole de la certification des individus et la définition de leur mérite ? La question peut choquer et apparaître comme un renoncement aux yeux de ceux qui pensent que l’école a le devoir de sauver tous les individus et toute la société du même coup. Mais l’école n’est pas une église et son bilan ne se mesure pas au ciel. Elle est aujourd’hui écrasée par cette ambition de succès total tout en écrasant tous les élèves qui n’en sont pas dignes. Peut-être serait-il préférable de déscolariser la société, de considérer que la carrière scolaire n’est qu’un signe parmi d’autres, de faire en sorte que les élèves construisent leurs parcours alors qu’ils sont, bons ou mauvais élèves, placés dans des tubes dont ils ne sortent que par le triomphe ou l’échec. Peut-être faudrait-il que les élèves aient le droit de quitter l’école en échange d’un devoir de formation et de travail et que le plus faible des élèves puisse toujours apprendre à condition qu’on ne le replace pas dans les conditions qui ont fait son échec.

23En promouvant l’égalité des chances et le triomphe du capital humain étalonné sur des valeurs scolaires, nous avons construit une école méritocratique dont les décrocheurs sont la conséquence tragique. Plutôt que de défendre rituellement ce modèle comme l’incarnation de l’idéal républicain, ne devrions-nous pas construire une école soucieuse de former des individus capables d’agir et de se mobiliser quelles que soient leurs compétences scolaires ? Plutôt que d’affirmer tout aussi rituellement que seule l’élévation du niveau scolaire des jeunes est la solution aux problèmes de l’emploi, ne devrions-nous pas agir sur le travail lui-même, les conditions de formation à l’entrée dans l’emploi et tout au long de la vie… ? Si le décrochage résulte du piège tendu par l’exigence de qualification de tous et par un marché du travail trop tendu pour faire une place à tous, nous devrions desserrer l’étau de ce piège plutôt que de rêver d’un monde dans lequel la réussite scolaire de tous garantirait l’emploi et l’épanouissement de chacun. Les décrocheurs étant les victimes de ce rêve, nous avons le devoir de nous réveiller.

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