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La socialisation professionnelle des enseignants du secondaire

 | 
Pierre Périer
, 
Pascal Guibert

Troisième partie. Aspects et enjeux de la formation et de l'insertion professionnelle des enseignants

L’insertion professionnelle des enseignants du secondaire en Suisse : la professionnalisation en débat

Bernard Wentzel et Abdeljalil Akkari

Texte intégral

Introduction

  • 1 CDIP (conférence des directeurs de l’instruction publique), Thèses relatives à la promotion des ha (...)
  • 2 Le processus de tertiarisation en Suisse était fondé sur la nécessité de professionnalisation. Il (...)
  • 3 CDIP, Formation initiale et continue des enseignantes et enseignants professionnels et des enseign (...)
  • 4 Groupe de recherche sur l’insertion des enseignants (GRSIE) jusqu’en 2008.

1La Suisse, suivant en cela le mouvement international et européen (l’euro-compatibilité), a décidé, à la fin des années 1990, de supprimer les écoles normales pour confier la formation des enseignants du préscolaire, du primaire et du secondaire à des institutions tertiaires1, principalement des hautes écoles pédagogiques (HEP). À l’exception d’une minorité de cantons où la formation des enseignants se faisait déjà partiellement à l’université, c’est au début des années 2000 que le processus de tertiarisation2 s’est concrétisé, notamment par une concentration institutionnelle sans précédent. En outre, la réforme des institutions de formation – leur tertiarisation – avait pour objectif explicite de stimuler la « Recherche et développement » en menant des recherches en éducation et en mettant l’accent sur une plus grande articulation entre les connaissances théoriques et les données de l’expérience pratique dans la préparation des futurs enseignants (CDIP, 1993, 1995, 2002, 2008)3. Dans ce contexte de professionnalisation et, plus précisément, de tertiarisation récente de la formation, une équipe de recherche (Inserch4) composée de formateurs-chercheurs des différentes HEP romandes et du Tessin étudie l’insertion professionnelle des nouveaux enseignants dans une perspective longitudinale en prenant notamment pour point de départ certains constats présents dans différents écrits scientifiques : l’insertion professionnelle est un processus complexe et de plus en plus difficile à assumer pour les jeunes enseignants au fil des changements, des réformes et de l’évolution du monde scolaire. Dans cette contribution, nous nous appuyons sur certains résultats de recherche et approfondissons le traitement des données empiriques dans la perspective de mettre en débat deux dimensions controversées de l’insertion professionnelle des enseignants :

  • une tension entre formation initiale et socialisation professionnelle ;
  • la réflexivité comme levier du développement professionnel des jeunes enseignants.

L’insertion professionnelle des enseignants : étude d’un processus complexe

Quelques éléments d’un cadre conceptuel autour de l’insertion

2L’insertion professionnelle n’est jamais une procédure automatique ni un moment neutre pour les acteurs concernés. Elle dépend en partie du passé, engage l’avenir tout en structurant le présent. Il s’agit là d’un objet de recherche complexe et sans doute fuyant parce qu’il ne peut être saisi dans l’instantanéité d’un découpage artificiel – aussi « scientifique » soit-il – d’expériences biographiques s’inscrivant dans la durée, dans des espaces et des systèmes d’interaction sociale multiples. Les propositions de délimitation conceptuelle ne manquent pas dans de nombreux travaux récents révélateurs de l’intérêt et sans aucun doute des enjeux liés à cet objet de recherche (voir notamment dans les travaux les plus récents en littérature francophone : Hétu, Lavoie et Baillauquès, 1999 ; Bourque et al., 2007 ; Alliata et Petrucci, 2008 ; Guibert, Lasuech et Rimbert, 2008 ; Portalance, Mukamurera, Martineau et Gervais, 2008 ; Wentzel, Akkari et Changkakoti, 2008 ; Wentzel, 2008 ; 2010). Nous l’approchons ici comme un « processus dynamique et temporel » (Mukamurera, 2011, p. 19) et nous centrons sur certains éléments qui le composent, étroitement liés les uns aux autres : la transition entre la formation et l’emploi ; la socialisation professionnelle ; le développement d’une professionnalité. L’insertion est en effet un moment charnière qui articule la formation initiale au développement professionnel en début de carrière, mais également à l’intériorisation de la culture et des règles largement implicites du milieu de travail. Elle implique donc différents acteurs pouvant être identifiés selon les rôles qu’ils vont jouer pour accompagner, soutenir, voire orienter, le jeune enseignant dans la traversée de chacune des étapes et dimensions du processus. Elle varie bien entendu selon les contextes nationaux ou locaux, les conjonctures économiques, et les orientations ayant déterminé les évolutions, puis la situation actuelle de la profession enseignante. Nous nous situons donc dans le contexte suisse de professionnalisation de la formation des enseignants.

3Une problématique parmi d’autres donne lieu à une attention soutenue, à de nombreuses analyses dans différents contextes, et parfois à des revendications insistantes : l’adéquation entre la formation et l’emploi. Elle est « qualitative » lorsqu’elle porte sur les compétences acquises et plus précisément sur les écarts entre le curriculum de formation et le travail réel. Elle est d’ailleurs souvent mise en évidence pour tenter d’expliquer les difficultés rencontrées par les enseignants débutants face à l’épreuve du réel. Elle cristallise également les critiques les plus fréquentes, quel que soit le pays concerné, sur une formation jugée trop théorique. L’identification des problèmes d’adéquation entre la formation et l’emploi, mis en évidence durant le processus d’insertion, constitue un niveau d’analyse nécessaire, mais sans doute insuffisant pour comprendre les critiques récurrentes, le rejet de la théorie dans un contexte d’évolution récente de la formation. D’autres tensions possibles méritent d’être explorées, notamment entre certaines composantes d’une socialisation professionnelle – par exemple l’adhésion à une culture ou à une mémoire professionnelle collective sur ce que signifie « apprendre le métier » – et une évolution de la formation basée sur l’universitarisation.

4Le deuxième axe de travail que nous énoncions en introduction concerne l’articulation entre insertion et développement professionnel. Il semble en effet communément admis, dans de nombreux écrits sur le sujet, que l’entrée dans le métier est une étape importante du développement professionnel (Paquay et al., 1998 ; Beckers, 2007). La problématique de l’adéquation entre formation et emploi prend également une autre dimension ici. Elle repose moins sur l’idée utopique de former des débutants experts et d’évaluer leurs performances que sur « la mission difficile mais essentielle de la formation initiale dans l’amorce d’une construction professionnelle qui favoriserait son développement ultérieur » (Beckers, 2007, p. 8). Retenons une définition du développement professionnel proposée par Guibert et Lasuech (2011) pour rendre compte de ce qui se joue durant un parcours d’insertion dans l’emploi. Le développement professionnel est défini par les auteurs « dans une perspective professionnalisante i. e. comme processus d’apprentissage du métier : processus par lequel individuellement et collectivement, les enseignants acquièrent et développent des savoirs et des habilités professionnels » (p. 110). L’intégration dans un collectif de travail, les structures d’accompagnement des enseignants débutants et, plus globalement, l’écosystème dans lequel se déroule le processus d’insertion, sont générateurs de nombreuses formes d’interactions et d’expériences significatives à s’approprier. Le développement est fonction, non seulement des activités entreprises par l’individu, mais également par le biais des relations qu’il entretient, des activités entreprises par les autres participants du milieu. C’est en explorant ces interactions que nous visons à comprendre certaines dimensions d’un processus de développement professionnel et à tisser des liens entre professionnalisation et socialisation des personnes.

Démarche de recherche

5Six années après la création des HEP, l’équipe de recherche de Suisse romande et du Tessin a initié un projet portant sur l’insertion professionnelle des nouveaux enseignants, dans une perspective longitudinale. Cette recherche, débutée en 2006, avait pour objectifs :

  • de dresser un état des lieux de l’accès à l’emploi des nouveaux diplômés de l’enseignement ;
  • de répertorier les stratégies d’insertion et de socialisation professionnelle et d’analyser leur impact sur la réussite du processus de transition entre la formation et l’emploi ;
  • d’analyser les dispositifs d’accompagnement des enseignants débutants ;
  • d’analyser leurs conditions d’exercice du métier d’enseignant et d’identifier les éventuelles difficultés rencontrées ;
  • de questionner l’adéquation entre la formation et l’emploi tout en analysant les besoins en formation continue exprimés par les enseignants débutants.
  • 5 Le recueil de données se poursuit annuellement et la dernière passation du questionnaire a eu lieu (...)
  • 6 Grémion et al. (2011) proposent une synthèse précise des différents choix méthodologiques privilégi (...)

6Un corpus important de données, recueillies par questionnaire et par entretiens, a pu être constitué depuis 2006. La participation à cette étude5 repose sur le consentement libre. Ainsi, les répondants qui acceptent d’être contactés après la passation du questionnaire, répondent favorablement à la sollicitation pour un entretien de recherche. Même si l’approche longitudinale a permis d’élargir la population mère de l’étude et, par conséquent, la taille de l’échantillon au fil des années, les nouveaux enseignants ne sont pas contraints à une participation régulière, ce qui rend difficile un suivi par cohorte6. La base de données du groupe INSERCH comprend près de 1 440 entrées, dont 378 (26 %) sont des enseignants du secondaire. Les données qualitatives auxquelles nous nous référons ici ont donc été recueillies par entretiens, à différents moments selon les sujets, durant la première ou la troisième année d’insertion professionnelle. Il s’agit de 19 entretiens menés auprès d’enseignants du secondaire en Suisse romande. Ils avaient tous une expérience professionnelle après la formation initiale. Par contre, certains avaient déjà quitté la profession au moment de l’entretien. Nous n’abordons pas le suivi de cohorte comme élément d’analyse dans la présente contribution.

7Au fur et à mesure des analyses de ces données en lien avec les objectifs de recherche, les chercheurs en rendent compte sous forme de rapports, de publications d’ouvrages ou d’articles dans des revues scientifiques et professionnelles (voir notamment : Akkari, Solar-Pelletier et Heer, 2007 ; Akkari et Broyon, 2008 ; Akkari et Wentzel, 2010 ; Bourque et al., 2009 ; Grémion, Akkari et Lauwerier, 2011 ; Mellouki et al., 2008 ; Wentzel, Akkari et Changkakoti, 2008 ; Wentzel, 2010 ; Wentzel, Akkari, Coen et Changkakoti, 2011 ; Wentzel et Zittoun, 2011).

8Les deux dimensions de l’insertion que nous abordons ici s’appuient en partie sur ces analyses que nous prolongeons en réinterrogeant certains éléments de discours.

L’adéquation entre formation et emploi : objet de controverse

9Dans le contexte suisse de réforme de la formation initiale des enseignants se retrouvent certaines dimensions convergentes du phénomène mondial de professionnalisation de la formation : allongement de la durée et académisation de la formation ; renforcement de l’articulation entre théorie et pratique, notamment au travers l’alternance entre cours et stages ; formalisation des savoirs et compétences ; intégration de la recherche dans la formation ; etc. Le changement de modèle de formation a également redéfini les modalités d’accès au monde du travail dans l’enseignement secondaire et s’est rapidement trouvé au cœur de la problématique de l’adéquation entre la formation et l’emploi qui n’est pas spécifique au contexte helvétique. Les catégories d’analyses que nous proposons ont une visée de compréhension du discours des enseignants débutants, sur leur formation initiale mais aussi sur leur parcours de socialisation professionnelle.

Rejet de la théorie et adhésion à une communauté de pratique

10Des critiques vis-à-vis de la formation théorique se retrouvent dans les propos d’enseignants débutants de Suisse romande. En effet, ils jugent la formation et particulièrement certains cours trop abstraits par rapport aux réalités du métier, que ce soit à l’université ou à la HEP. Une confrontation entre théorie et expérience se précise dans différents discours mettant par exemple en tension la formation initiale et une expérience antérieure ou simultanée dans l’enseignement. Une absence de prise en compte, et même de reconnaissance de cette expérience est contestée :

E11 : « J’ai trouvé qu’il y avait trop de théorie par rapport à la pratique, j’ai trouvé qu’il y avait un, un manque au niveau de la, de la reconnaissance de la pratique qu’on aurait pu avoir dans le cadre de remplacements ponctuels ou d’enseignement sur une année. Alors voilà, pour répondre à votre question, voilà la raison pour laquelle j’ai mal vécu, mal vécu [la formation] parce qu’il y avait un côté de, de… je me disais, non, c’est comme ça, la théorie c’est comme ça, il faut l’appliquer et puis par les 4 ans de pratique mais bon c’est que 4 ans, c’est pas 15 ans non plus et il y a d’autres camarades qui en avaient 20 de pratique on pressentait que la théorie qui nous était dispensée donc à des cours de la HEP était pas applicable dans les classes qu’on avait déjà eues. »

E13 : « Ouais, c’est l’aspect pratique […]. Voilà parce qu’avec 10 000 théories sur, je ne sais pas, parler en je ou comme ça… ça veut rien dire, c’est, c’est, enfin, ça veut pas rien dire mais disons que quand on ne pratique pas au quotidien. »

11La revendication porte à la fois sur le processus formatif et sur l’identité en jeu, voire sur la communauté d’appartenance. Le clivage entre théorie et pratique se répercute en effet sur le statut attribué implicitement aux différents intervenants en formation. Certains formateurs sont identifiés comme les représentants du pôle théorique et d’autres rejoignent la communauté des praticiens à laquelle les jeunes enseignants se sont identifiés dès la formation, particulièrement lorsqu’ils ont déjà eu un parcours d’enseignant. La revendication semble devenir vecteur de socialisation lorsqu’elle prend la forme d’un choix, professionnel, identitaire, entre deux communautés présentées dans les discours comme distinctes, voire clivées. La valorisation d’un savoir pratique, la primauté accordée à l’expérience sur la théorie constituent des valeurs largement partagées par la communauté enseignante en Suisse. L’absence de reconnaissance de cette expérience, en formation, renforce à l’inverse un sentiment d’infantilisation :

E16 : « C’est très intéressant psychologiquement parlant d’être traités comme des enfants. Nous, on régressait au stade des enfants. Donc, c’était vraiment assez intéressant, mais horrible. »

E7 : « Mais je trouve qu’on nous prend un peu pour des enfants, comme si on avait pas fait l’uni avant. J’ai l’impression que, que, qu’ils nous prennent la même chose que si on était les enseignants de primaire qui sortaient juste de, du bac et pis qui ont pas forcément derrière eux déjà fait, fait un mémoire, etc. »

  • 7 Au cours des huit dernières années, nous avons analysé, les discours recueillis par entretiens de (...)

12Les futurs enseignants du secondaire en Suisse entrent en formation après un parcours académique de niveau Bachelor pour le secondaire 1 et de niveau Master pour le secondaire 2. Néanmoins les constats qui émergent rappellent certaines similitudes avec le discours des enseignants du primaire que nous avons analysé par ailleurs7 :

  • le rapport à la théorie se construit prioritairement selon une logique applicationniste ;
  • une conception artisanale (Lang, 1999) de l’apprentissage du métier d’enseignant semble perdurer, même quelques années après la mise en place d’une formation professionnalisante rénovée ;
  • la mobilisation des ressources théoriques dans l’agir professionnel n’est pas plus évidente que l’appropriation, en formation initiale, de concepts considérés comme étant déconnectés de l’expérience vécue.

13Le niveau de formation académique, avant l’entrée en formation professionnelle ne semble donc pas être un élément déterminant dans la construction d’un rapport à la théorie basé sur l’excès. Si l’appropriation des savoirs à enseigner ne pose généralement pas de problèmes pour les jeunes enseignants, la transposition des savoirs acquis en formation en savoirs pour enseigner apparaît comme plus complexe :

E13 : « C’était hyper théorique la première année et puis on nous parlait des, du chien de Pavlov, enfin de toutes les théories dans l’enseignement et comme je n’avais jamais vraiment enseigné, j’avais fait quelques remplacements mais rien, déjà, ça me parlait pas du tout. Donc c’était vraiment un peu ben comme l’uni, c’était, je sais pas, étudier des théories pour étudier des théories. »

E17 : « On était (je dis “on” parce qu’on en a beaucoup discuté entre nous) mais disons un public universitaire, qui reprend une formation postuniversitaire, et on a été confronté parfois à des cours d’une qualité qui n’était pas à la hauteur. »

14Entre des cours considérés comme trop théoriques et d’autres comme trop faibles, les jugements portés par les enseignants du secondaire sur leur formation sont des données appelant plusieurs niveaux d’interprétation. Ils sont sans aucun doute révélateurs de difficultés rencontrées dans l’exercice de la profession, comme certains discours le confirment, peut-être aussi de tâtonnements dans l’opérationnalisation de nouveaux modèles de formation dans de jeunes institutions tertiaires. En tant que marqueurs de socialisation, ils contribuent à confirmer un décalage inquiétant entre une communauté de professionnels et le modèle de formation initiale en vigueur depuis quelques années. L’atténuation de ce décalage va notamment dépendre de la capacité des institutions à trouver un équilibre entre l’universitarisation des structures et des profils de formateurs d’un côté, et la nécessité d’impliquer les acteurs de terrain dans la formation de la relève professionnelle de l’autre. À défaut de cette implication, la résistance au changement transmise aux jeunes générations peut se traduire par une réhabilitation, après la formation, d’une forme d’intuition et d’intelligence pratique qui exclurait le savoir scientifique d’une certaine épistémologie de la pratique.

Les prémisses d’une renégociation identitaire

15Des indices apparaissent dans les discours d’enseignants du secondaire sur les apports positifs de certaines théories. En effet, la contestation, même si elle est très majoritairement présente, n’est pas unanime et ne porte pas sur l’ensemble des cours.

16Une explication du sens des cours suivis en formation, selon les termes des enseignants, passe par une mise en relation avec l’expérience vécue, notamment avec ce qu’ils nomment des situations ou problèmes concrets sur lesquels il est possible d’engager une réflexion et une recherche de solution. La projection dans une pratique encore virtuelle est beaucoup moins porteuse de sens :

E8 : « Les cours que l’on a faits, enfin moi le, le cours de, de PPG, pratique professionnelle guidée ou je ne sais pas trop quoi, ça c’était vraiment intéressant. Et puis on avait un autre cours, je me rappelle plus du nom, mais on était je crois six ou huit petits groupes avec un prof HEP, dans, dans ce cours-là, on devait arriver avec une situation dans laquelle on avait eu un problème et essayez, avec les autres personnes, de discuter, de voir les solutions qu’on pourrait apporter à ce problème-là, ça, j’ai trouvé que c’était des cas très concrets. Moi ce qui m’a beaucoup manqué, c’est vraiment les cas concrets dans le, la HEP. »

E1 : « Parce que moi j’avais trouvé très valable quand j’avais suivi mes cours de HEP, c’était un des cours que j’avais bien aimé, de la, la réflexion sur les pratiques. Mais c’est vrai que ça doit se faire dans un, vraiment dans un climat de confiance. »

17L’interprétation que nous proposons ici, en mobilisant des éléments conceptuels, est notamment basée sur notre connaissance de dispositifs de formation (voir par exemple Wentzel et Morisod, 2012, à paraître) qui définissent la fonction des apports théoriques, comme ressources parmi d’autres, pour éclairer des situations professionnelles vécues. Il y a lieu de parler de transposition pragmatique (Perrenoud, 2004) lorsque l’introduction d’une certaine conceptualisation dans le rapport à expérience permet de dépasser l’enfermement intime d’une relation à un réel singulier sur lequel chaque professionnel a pour mission d’agir, souvent en urgence. Mobiliser des savoirs issus de champs variés, pour lire et comprendre le réel, pour trouver « les solutions » qui permettront de décider et agir, n’est pas immédiatement à la portée du praticien. Cela prend appui sur la rencontre entre des savoirs théoriques et l’expérience, au sens ici d’une réappropriation du vécu, sur un accompagnement dans la compréhension des phénomènes, sur l’existence d’un espace de « confiance ».

18La réflexivité – composante voulue de l’identité de l’enseignant professionnel – peut trouver sa légitimité dans cette rencontre. En effet, la remise en question d’un modèle de la science appliquée, sous-jacente au développement du paradigme réflexif, a contribué à l’émergence de ce praticien promu acteur principal dans la construction et la formalisation de savoirs dits professionnels et dans la prise en charge de son développement. Tout autant qu’une pratique réflexive ne va jamais de soi, l’adhésion à ce paradigme par une nouvelle génération d’enseignants formés dans des hautes écoles pédagogiques n’est pas systématique, loin de là. Ils s’identifient, dès la formation initiale, à une communauté de praticiens qui n’a pas elle-même manifesté son adhésion au paradigme même si dans les faits elle l’intègre dans des processus informels de développement professionnel. Pour les enseignants débutants confrontés à un rapport permanent à l’urgence, après la formation initiale, les espaces et les temporalités d’une pratique réflexive n’existent pas, surtout dans certains contextes cantonaux où aucune structure d’accompagnement n’est mise en place.

Parcours de transition et développement professionnel

19Authentique réflexivité en acte pour certains, légitimation d’une conception artisanale de l’apprentissage du métier par immersion voire imitation pour d’autres, le développement professionnel dans et par la pratique est au cœur des enjeux actuels de la professionnalisation de l’enseignement.

Le développement professionnel : entre injonction et projection à moyen terme

20Des attentes sociétales renouvelées vis-à-vis de l’école ont donné lieu dans la plupart des contextes nationaux, au cours des dernières décennies, à « l’introduction d’une diversité et d’une flexibilité accrue de l’offre éducative » ainsi qu’à « une redéfinition des programmes, des méthodes d’enseignement et d’apprentissage, et des missions adressées aux enseignants, en accord avec des considérations d’équité et de justice sociale et d’un souci d’adaptation de l’organisation scolaire à l’hétérogénéité des publics scolaires » (Malet, 2008, p. 10). La rationalisation du travail des acteurs de l’enseignement, tout autant que l’injonction de leur expertise et de leur adaptabilité permanente, au sens d’une « flexibilité du travail (modification continue des compétences en lien avec l’évolution des situations de travail) » (Wittorski, 2008, p. 13) peuvent être considérées comme des conséquences de cette évolution. Le pari du développement professionnel au sens de formation tout au long de la vie s’inscrit ainsi dans différentes logiques :

  • politiques éducatives visant à répondre aux attentes sociales vis-à-vis de l’école ;
  • injonction de flexibilité dans l’organisation du travail et d’adaptabilité aux changements d’un monde scolaire marqué par des réformes continues ;
  • enrichissement et construction en continu de compétences professionnelles pour faire face à une insertion professionnelle de plus en plus difficile et à l’exercice d’un métier de plus en plus complexe8 ;
  • élaboration d’un modèle, voire d’un statut, de l’enseignant professionnel dont le développement tout au long de la vie serait une composante revendiquée ou admise pour les différents acteurs impliqués dans le processus de professionnalisation, etc.

21Plusieurs constats, méritant d’être mis en relation avec ces remarques liminaires, ont pu être faits au travers de l’analyse du discours des enseignants du secondaire. La construction d’un rapport au métier exprimée en termes de vocation n’est pas complètement absente mais elle semble marginale. À l’idée d’adaptabilité tout au long de la vie professionnelle, ces jeunes enseignants du secondaire répondent par un choix raisonné pour le métier d’enseignant, voire un choix par défaut pour certains.

22Loin d’exprimer un rapport passionné à l’acte d’enseigner, ce choix raisonné peut être lié à une discipline étudiée à l’université. Son caractère de discipline enseignable à l’école secondaire a pu constituer une opportunité dans la construction d’un projet professionnel, tout autant que l’image, a priori, d’un métier laissant du temps libre pour mener d’autres activités en parallèle :

E8 : « Disons que quand j’ai eu l’occasion d’enseigner justement avant, avant d’avoir le diplôme, j’ai eu l’occasion un petit peu par hasard d’enseigner et j’ai eu un très bon contact avec mes classes, ça m’a vraiment attiré et comme la thèse que je faisais ne, ne m’a pas donné satisfaction, je voulais pas continuer dans ce domaine n’a, je me suis dit que c’était l’enseignement qui était plutôt fait pour moi. »

E16 : « J’ai d’autres intérêts dans la vie, c’est plutôt dans les activités artistiques. Donc je sais aussi que c’est en même temps la profession idéale si on veut développer plus ce côté-là, je peux aussi diminuer mon temps de travail puis m’organiser avec ça. Donc je pense que j’ai la situation idéale vraiment. »

23Ce choix raisonné est exprimé également à travers une projection à court ou moyen terme. Une majorité d’enseignants débutants ne se voit pas nécessairement passer toute une carrière professionnelle dans l’enseignement, soit parce qu’ils définissent leur choix professionnel comme une situation transitoire en attendant autre chose, notamment une évolution ou une réorientation professionnelle, soit parce qu’ils craignent la routine ou encore parce qu’ils considèrent que les conditions de travail ne sont pas à la hauteur des défis de la professionnalisation. C’est un phénomène nouveau car la mobilité professionnelle des enseignants en Suisse, au sens de réorientation, était jusqu’ici quasi nulle.

E13 : « Le plus dur dans l’enseignement, c’est de durer c’est ce que, c’est ce que nous avait dit un, un didacticien. Il avait dit, le plus dur, c’est pas les premières années, c’est après voilà, essayer de toujours être intéressant, modestement, se mettre à la page alors je sais pas, à court terme oui, à court terme pour moi c’est 5 ans, 5-10 ans. À moyen terme, j’en sais rien. »

24Ces éléments ne sont pas sans conséquence sur la manière de concevoir et de vivre l’insertion dans la profession. Dans notre approche du processus de transition en tant qu’étape importante du développement professionnel, nous avons intégré le rapport des enseignants débutants à leur profession pour définir des profils d’insertion entre deux extrémités : de l’insertion vécue dans la douleur impliquant une remise en question, voire une rupture avec un projet professionnel construit en amont, à une insertion en douceur, marquée par le plaisir d’enseigner et le sentiment d’avoir trouvé sa place au sein du collectif de travail. L’identification de ces profils nous a notamment permis de constater que l’apprentissage du métier et l’insertion dans un groupe professionnel ne suivent pas « un processus linéaire, invariable d’un individu à l’autre. Cela prend du temps parfois et cela dépend à la fois de l’expérience, des rythmes individuels et du degré de cohésion du groupe en question (Mellouki et al., 2008, p. 57). En lien avec le projet de soi, et plus précisément la projection de soi dans un avenir possible ici ou ailleurs, l’insertion se profile sur un continuum dont l’une et l’autre des extrémités se caractérisent par le sentiment d’être ou non à sa place dans l’enseignement et désirant y rester ou abandonner la profession :

E5 : « Je pense que j’aime vraiment ce que je fais. C’est la première chose. Et je pense que ça se perçoit. Les élèves, la plupart du temps, nous observent, nous scrutent nos moindres faits et gestes. Je suis quelqu’un d’assez enthousiaste et dynamique. J’aime faire ce travail, donc j’arrive avec de l’énergie, de l’envie et d’être là et d’aider les élèves, de les encadrer. J’aime les élèves, j’aime vraiment travailler avec eux […]. J’aime aussi les matières que j’enseigne. »

E12 : « Je pense que moi j’avais une image aussi un peu, enfin un petit peu vieillotte, enfin d’un prof voilà, passionné par sa matière et puis qui subjugue c’est un terme peut être mal placé mais où vraiment le, la, la, la passion suffit. Enfin je veux dire dès que, dès qu’on a du plaisir à transmettre quelque chose et bien du coup on arrive à susciter l’intérêt chez les élèves donc il y a un échange très fort qui se passe et puis ben je me suis rendu compte que ben voilà ça se passe pas du tout comme ça premièrement disons et puis alors je pense qu’il y avait d’un côté une déception de pas arriver à, à faire ça et pis aussi une remise en question de me dire oui, mais alors si finalement c’est pas ça qu’on attend d’un prof, que les élèves attendent d’un prof avant tout, qu’il faut être peut-être ben justement plus dans la relation que dans la, que dans la matière ben là, c’est vrai, je pense que ça a joué un rôle dans ma décision de quitter la profession. »

25Ces deux extrémités se distinguent également par le plaisir ou le déplaisir qu’on éprouve, par l’occupation « ou non d’une tâche convenant à ses attentes, par les rapports harmonieux, conflictuels ou ténus qu’on a avec la direction, les collègues, les élèves et les parents d’élèves, par la perspective ou le manque de perspective de carrière » (Mellouki et al., p. 65). Entre une insertion comme galère ou une insertion en douceur, certains choix – qu’ils soient raisonnés, le fruit du hasard ou perçus comme une vocation – se trouvent réinterrogés. Ils amorcent, accompagnent un processus de développement professionnel ou contribuent à précipiter un désengagement de soi face au défi de l’adaptabilité.

Le développement professionnel : un processus collectif

26Comme le rappellent Alliata et Petrucci (2008), les études sur les transitions peuvent être différenciées selon qu’elles réalisent une analyse en termes de résultat ou de processus. Qu’il soit nommé phase de survie (Huberman, 1989) ou période de crise, il existe une issue, un résultat au processus de transition. L’idée de succès de l’insertion (Bourque et al., 2009) tout comme l’approche d’une réussite objective ou subjective (Masdonati, 2007) demeurent problématiques lorsqu’on tente de les définir dans une relation avec le développement professionnel. À titre d’exemple, le niveau de satisfaction exprimé par les acteurs de l’insertion ou l’affirmation d’une identité d’enseignant – indicateurs subjectifs du succès de l’insertion et d’une socialisation réussie – peuvent difficilement être corrélés avec l’enrichissement des compétences professionnelles. Alors que certains enseignants intègrent clairement une dynamique de développement professionnel, d’autres mettent en évidence la priorisation d’une « socialisation identitaire » (Peyronie, 1998, p. 29) ne s’enracinant pas dans des compétences ou des savoir-faire mais dans d’autres dimensions de l’identité sociale et professionnelle.

E14 : « Je pense que c’est le relationnel entre nous qui passe mieux tout simplement. Et puis, aussi c’est plus petit, plus familial entre guillemets. »

E5 : « Mon premier argument pour justifier ma présence dans cet établissement, c’est mon bon contact avec les autres personnes. Et je pense que ça serait… c’est ce qui joue dans 90 % de mon choix. »

27Tout d’abord, le « sentiment d’être réellement enseignant au-delà du diplôme et du poste » (Amendola et al., 2008) constitue une priorité du processus d’insertion. Différents discours d’enseignants débutants, dans le corpus que nous analysons ici, confirment cette tendance. Le sentiment d’être un enseignant au travers du regard d’autrui alimente un questionnement sur soi-même, sans être nécessairement lié au sentiment d’être compétent :

E4 : « C’est difficile à dire, je ne peux même pas dire si je me sens appartenir au corps enseignant de cette école. Pour certains je pense que je ne suis pas du tout une collègue à part entière. »

28L’accueil par la direction de l’établissement est souligné comme une expérience positive quand il a été organisé de manière formelle et regretté quand il n’a pas eu lieu.

E5 : « J’ai une énorme estime pour notre direction, vraiment beaucoup de respect pour la façon dont ça fonctionnait, dont les choses sont confiées. »

29Il constitue, tout autant que les rapports cordiaux avec les pairs, un élément déterminant du développement d’un sentiment d’être enseignant. Au-delà de l’accueil et bien plus qu’une présence systématique et formelle, les enseignants débutants plébiscitent les directeurs qui sont présents lorsqu’ils en ont besoin, notamment pour fournir des repères et un appui institutionnels, pour décider et arbitrer. L’intégration dans un collectif de travail, dépassant le cadre de la classe, constitue un élément déterminant dans l’affirmation de son identité professionnelle, mais elle peut également apporter une certaine sérénité dans la prise de décision pour résoudre des problèmes :

E8 : « Disons que ça apporte un sentiment de sécurité, on sait qu’on n’est pas, on n’est pas lâché comme ça, et puis on sait qu’on fait la même chose que les autres et puis si jamais il y a un souci quelconque, quelque chose qui est pas bien passé, on peut en discuter et essayer de résoudre le problème ensemble plutôt que d’être seule face à la classe. »

30La proximité avec les pairs, la participation active à la vie d’un établissement et l’intégration dans des réseaux sociaux, favorisant les échanges hors du temps scolaire et une reconnaissance réciproque, sont également des éléments importants d’une socialisation professionnelle. L’enseignant débutant se familiarise, de façon plus ou moins rapide et selon des contextes très diversifiés, à son environnement et s’approprie l’ensemble des codes qui régissent ce groupe. Lorsqu’il est reconnu comme membres à part entière de cette communauté, des échanges plus vifs, plus constructifs et surtout, plus professionnels peuvent s’instaurer, particulièrement au sein de groupes constitués d’enseignants d’une même discipline. Dans le prolongement de la recherche sur l’insertion et, cette fois, dans une posture de décideur au sein d’une institution tertiaire, nous nous sommes appuyés sur ces différents constats et résultats de recherche pour explorer le concept d’établissement formateur. Nous avons mis en place un dispositif visant à l’opérationnaliser durant l’année académique 2010-2011. Il permet aux futurs enseignants, en dernière année de formation initiale, d’être intégrés dans un établissement scolaire durant toute l’année. Ils y font leurs différents stages, participent généralement aux collèges des enseignants ou aux réunions de parents et, symboliquement, possèdent les clés de l’école. Nous évaluons actuellement les effets de ce dispositif sur une possible anticipation du parcours de socialisation professionnelle.

31Tout autant que la construction de compétences réflexives est rarement mise en avant comme composante importante de la formation initiale, la pratique réflexive n’apparaît pas dans les discours comme un élément déterminant du développement professionnel en début de carrière. Nous pouvons en identifier quelques dimensions dans l’expérimentation puis l’évaluation de stratégies pédagogiques mises en place pour gérer la classe et, plus globalement, pour enseigner :

E12 : « Donc là, je dirais que moi j’ai dû sans arrêt chercher d’autres façons de, d’enseigner alors qu’au début je, je me posais pas trop de questions, et pis je présentais les choses à présenter. Et puis après le passage à la HEP, je dirais que ça m’a développé certains outils donc je pense que je suis devenu plus imaginative, plus… Ouais, plus créative dans les différentes choses que je pouvais inventer. Par compte j’ai trouvé des fois qu’il y avait un effet un petit peu négatif dans le sens où, à force de remettre en question, mais en fait pourquoi est-ce qu’on donne des devoirs, pourquoi est-ce que… Je pense que des fois ça m’a empêché de prendre des décisions que je prenais de façon instinctive. »

32En approfondissant l’analyse des différents discours et en la croisant avec d’autres analyses que nous avons notamment réalisées sur des entretiens menés auprès d’enseignants du primaire, nous pouvons faire l’hypothèse interprétative qu’un modèle de développement professionnel basé sur la réflexivité comme processus individuel est peu adapté à des enseignants débutants qui ont des besoins spécifiques et un rapport à l’urgence rendant difficile la prise de recul. En effet, ils considèrent le développement professionnel comme un processus collectif reposant sur les échanges entre pairs et la possibilité de pouvoir bénéficier du regard d’enseignants chevronnés sur leurs propres pratiques :

E6 : « Je pense que c’est un rôle de tuteur, ouais. Parce que c’est, au début c’est tellement dur de se lancer dans, dans l’enseignement, parce qu’il y a plein de choses qu’on ne connaît pas et puis eux, ouais un peu comme des coachs aussi donc vraiment même venir passer en classe pour donner un coup de main quand ce quand il y a besoin […]. Mon idéal, c’est, il faudrait fixer un âge limite pour enseigner. Parce qu’il y a un certain âge où il faudrait arrêter d’enseigner. Je pense. Je sais pas, ça peut être 40 ans pour certains et puis 50 pour d’autres mais, fixer un âge limite et après que ces gens deviennent coachs. Coaches de jeunes qui commencent. Parce que les, je le sens moi au collège, les élèves sont très proches de moi parce que j’ai à peine 10 ans de différence avec eux donc, ouais, ça crée des liens. Surtout avec les neuvièmes. Et puis, autant eux ils préfèrent les jeunes, autant nous, en tant que jeunes enseignants, on aurait besoin de l’expérience d’un coach. »

  • 9 Nous nous centrons ici sur des dynamiques positives de développement professionnel dans le rapport (...)

33Ces « coachs » représentent l’autrui significatif auquel on s’identifie. Ils sont porteurs d’une expérience et détenteurs d’outils ouvrant un espace symbolique du partageable. Plus que le mentorat, peu utilisé par les enseignants du secondaire lorsqu’il est mis en place de manière facultative, c’est la création d’« espaces discursifs » (Paquay et Sirota, 2001 ; Wentzel, 2010), souvent informels, qui favorise l’acquisition de nouveaux savoirs professionnels, d’outils et le développement de compétences. D’après le discours des jeunes enseignants, nous pouvons faire le constat que ces espaces de rencontre se multiplient en dehors des dispositifs d’accompagnement et de formation continue et leur portée reste difficile à évaluer. Espaces de rencontres basés davantage sur l’échange d’information que sur la réflexivité, entre enseignants chevronnés et débutants9, souvent d’une même discipline pour le secondaire, et même entre enseignants débutants d’une même génération, ils semblent répondre à certaines attentes.

Conclusion

34À chaque profession correspond une base approfondie de connaissances faisant du professionnel un expert, un spécialiste et supposant un rapport au savoir structuré par une formation intellectuelle (Bourdoncle, 1991). Cette conception a traversé les paradigmes, les époques, et les contextes dans lesquels a été mis en œuvre un processus d’évolution d’une occupation. Elle a également contribué à l’implication importante de l’objet « formation » dans le processus de professionnalisation du métier d’enseignant, comme c’est le cas en Suisse avec la création des hautes écoles pédagogiques. L’étude sur l’insertion professionnelle des nouveaux enseignants de Suisse romande débutée en 2006 avait notamment pour objectif d’évaluer les effets de cette formation rénovée sur le parcours d’insertion dans le monde du travail. Une meilleure compréhension du parcours d’insertion professionnelle des nouveaux diplômés de l’enseignant visait également la formalisation de perspectives de travail pour améliorer la transition entre la formation et l’emploi. Les critiques formulées dans les discours portent souvent sur les dimensions de la professionnalisation considérées comme les moins controversées (Tardif et Borgès, 2009) tant elles ont permis d’identifier un phénomène de convergence internationale :

  • la place de plus en plus importante occupée par des savoirs issus de la recherche dans la délimitation de cette base approfondie de connaissances faisant du professionnel un expert ;
  • l’allongement, l’académisation et l’universitarisation de la formation ;
  • la pratique réflexive comme modèle de développement professionnel, etc.

35Le discours des enseignants débutants et notamment les marqueurs de leur socialisation professionnelle doivent servir à mettre en débat le processus de professionnalisation. Néanmoins, certaines précautions s’imposent lors de la diffusion de ce genre de résultats de recherche qui s’avèrent sensibles et pouvant faire l’objet de récupérations : mettre en débat ne signifie pas nécessairement condamner. La professionnalisation de l’enseignement est un processus non encore abouti, il a à se poursuivre, tant au niveau du renforcement des dimensions professionnalisantes d’une formation initiale que dans une évolution de l’organisation du travail et du développement professionnel des enseignants débutants. La communauté scientifique a un rôle à jouer dans les débats d’idées qui animent ce processus, tant au niveau international que dans ses retraductions nationales. Nous rejoignons volontiers Michel Fabre (2009) qui, dans son analyse du contexte français et plus particulièrement d’un « discours radical anti-IUFM », invite à utiliser avec certaines précautions, notamment méthodologiques, ces discours d’enseignants (p. 3) : « On ne peut interpréter les jugements que portent les enseignants sur leur formation sans prendre en compte les préoccupations qui sont les leurs à cette étape de leur carrière. » Ajoutons également que dans cet article, nous n’avons pas présenté les résultats d’une approche longitudinale des parcours d’insertion, que nous réalisons actuellement. Les analyses que nous avons pu réaliser jusqu’ici tendent à montrer une évolution du discours des jeunes enseignants sur leur rapport aux savoirs et à la formation initiale. Celle-ci semble apparaître de plus en plus comme un levier du développement professionnel une fois passé le temps de l’urgence au quotidien et une fois dépassés les enjeux identitaires, et sans doute statutaires, d’une socialisation par les pairs.

Notes

1 CDIP (conférence des directeurs de l’instruction publique), Thèses relatives à la promotion des hautes écoles pédagogiques, Berne, conférence des directeurs de l’instruction publique, collection « Études et rapports »,1993. CDIP, Recommandations relatives à la formation des enseignant(e)s et aux hautes écoles pédagogiques, Berne, conférence des directeurs de l’instruction publique, collection « Études et rapports », 1995.

2 Le processus de tertiarisation en Suisse était fondé sur la nécessité de professionnalisation. Il devait notamment répondre à une volonté politique de valoriser la formation professionnelle, de renforcer la libre circulation au niveau européen. Au début des années 2000, la promotion des institutions de formation des enseignants au niveau de hautes écoles pédagogiques (HEP) visait également à créer un espace cohérent et réunissant tous les types de hautes écoles (universités cantonales, écoles polytechniques fédérales, hautes écoles spécialisées, hautes écoles pédagogiques). Les hautes écoles pédagogiques s’efforcent de dispenser une formation professionnelle fondée sur la théorie et orientée sur la pratique. Cette formation doit favoriser la réflexion et la critique, lier la pensée et l’action centrées sur une discipline ou à caractère interdisciplinaire.

3 CDIP, Formation initiale et continue des enseignantes et enseignants professionnels et des enseignantes et enseignants de culture générale du degré secondaire II, Berne, CDIP, collection « Études et rapports », 2002. CDIP, Profession enseignante. Analyse des changements et conclusions pour l’avenir, Berne, CDIP, 2008.

4 Groupe de recherche sur l’insertion des enseignants (GRSIE) jusqu’en 2008.

5 Le recueil de données se poursuit annuellement et la dernière passation du questionnaire a eu lieu en mai 2011.

6 Grémion et al. (2011) proposent une synthèse précise des différents choix méthodologiques privilégiés par l’équipe de recherche pour développer une approche longitudinale. Les coupes instantanées, séries temporelles et cohortes avec ou sans sujets appariés, répondent ainsi à des objectifs différents et complémentaires.

7 Au cours des huit dernières années, nous avons analysé, les discours recueillis par entretiens de jeunes professeurs des écoles français, détenteurs donc d’une licence universitaire (équivalent à un Bachelor académique en Suisse) suivie d’une formation professionnelle à l’IUFM, de jeunes enseignants suisses du primaire détenteurs d’une maturité gymnasiale suivie d’un Bachelor professionnel, d’enseignants débutants du secondaire détenteurs d’un Bachelor et/ou d’un Master académique suivis d’une formation professionnelle. Les discours de ces différents acteurs sont relativement proches sur la place de la théorie. C’est plutôt sur le sens du mot « théorie » que des divergences significatives apparaissent entre ces publics.

8 La diversité culturelle et linguistique est devenue plus prononcée durant la dernière décennie en Suisse. Elle est mise en avant comme facteur de complexité de l’exercice du métier.

9 Nous nous centrons ici sur des dynamiques positives de développement professionnel dans le rapport aux collègues. Nous ne développons pas certaines nuances méritant d’être relevées, dans les relations avec les enseignants chevronnés (voir notamment : Wentzel B., Akkari A., Coen P.-F. et Changkakoti N., 2011.

Auteurs

Professeur et doyen de la recherche à la haute école pédagogique BEJUNE en Suisse. Ses travaux de recherche portent sur l’insertion professionnelle des enseignants débutants et sur le processus de professionnalisation des métiers de l’enseignement. En lien avec ces thématiques, il anime un groupe de travail au sein de la Société suisse de recherche en éducation et coordonne une unité de recherche « Professionnalisation de la formation des enseignants et recomposition identitaire ».
Professeur en « Dimensions internationales de l’éducation » à l’université de Genève (Suisse). Il a auparavant enseigné à l’université de Fribourg et à l’université du Maryland (États-Unis). Ses principaux travaux de recherche concernent l’éducation interculturelle, l’analyse des inégalités éducatives, la formation des enseignants et l’internationalisation des politiques éducatives.

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