Préface

1En me demandant de préfacer cet ouvrage, Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Vincent Caradec m’ont donné l’occasion de les remercier chaleureusement pour l’organisation du colloque international « Les parcours sociaux entre nouvelles contraintes et affirmation du sujet » au sein d’ESO. J’ai eu le plaisir de diriger de janvier 2002 à l’été 2011 cette unité de recherches « Espaces et sociétés » et je peux dire combien, pendant ces dix années, la recherche en sciences sociales a connu de profondes transformations, tant sous l’effet des mutations du contexte de la production scientifique – dont il serait hors de propos, ici, de rappeler les formes et les impacts – que sous celui de changements de paradigmes auxquels ESO n’a pas échappé, voire a participé pour ce qui concerne notamment la géographie. Lorsqu’ils m’ont sollicitée, Servet Ertul et Jean-Philippe Melchior ont orienté mon propos en me suggérant de parler en tant que géographe. Ce que j’assume volontiers même si l’étude des parcours sociaux est favorable à l’hybridation des regards.

2Ce colloque qui s’est tenu au Mans à la fin de l’année 2010 a marqué une étape importante dans la vie d’ESO. D’abord parce qu’il s’agit d’un colloque organisé par des sociologues dans une unité qui, bien qu’elle soit pluridisciplinaire et réunisse des géographes, des aménageurs, des architectes, des sociologues, des psychologues, des économistes, reste d’abord perçue dans la communauté des géographes comme une unité de géographie sociale, voire l’unité qui fait référence dans ce domaine en France. Ensuite parce que ce colloque s’inscrit bien dans les évolutions scientifiques d’ESO et qu’il a contribué au maintien de l’originalité de son positionnement par rapport aux autres unités du champ « Espaces, territoires, sociétés » qui est celui de la section 39 du Comité national de la recherche scientifique.

3En 2000, les membres de cette section se sont mis d’accord sur la définition de la géographie comme « discipline spécialisée dans l’analyse de la dimension spatiale des sociétés – s’intéressant à toutes les échelles, du micro au macro –, ladite dimension n’étant pas réductible à la matérialité ». Puisque la société ne préexiste pas à sa spatialisation, la médiation spatiale est constitutive des organisations sociales, de la formation des groupes sociaux et du positionnement des individus ; elle contribue à la construction des identités sociales, qu’elles soient professionnelles, sexuées, liées à l’âge ou à l’origine. Les relations sociales se nouent, se négocient, se contestent dans et par les espaces, qui sont en eux-mêmes des produits des sociétés présentes et antérieures, enjeux de pouvoir et cadres de production des inégalités et des différenciations.

4Dans le programme scientifique d’ESO pour les années 2008-2011, nous écrivions que, sans s’inscrire dans « l’amnésie sociologique1 » qui a pu faire renoncer aux classes sociales, l’objectif était de promouvoir une géographie qui serait aussi celle des individus. Chercher à savoir comment ces inégalités et autres dominations sont vécues au quotidien, dans leurs contextes et donc leurs espaces de proximité, conduisait à donner à l’espace toute l’importance qu’il mérite : plutôt que de décrire l’impact des actions humaines sur le façonnement des espaces, l’essentiel n’est-il pas de montrer combien les espaces ainsi configurés, dans leurs dimensions matérielles et immatérielles, symboliques et idéologiques, contribuent, par les ressources et opportunités qu’ils offrent ou non, aux dynamiques sociales et aux vies quotidiennes ?

5Le sens des espaces et des lieux est d’abord celui que lui donnent les individus, hommes et femmes, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, malades ou bien portants, lorsqu’ils en parlent, s’y déploient et y vivent avec d’autres. L’attention portée aux individus a pris une place croissante dans ESO, au point que, dans le programme scientifique pour les années 2012-2016, elle est déclinée dans un axe thématique intitulé « Parcours de vie et expérience des espaces ». L’étude des parcours de vie y est inscrite dans une grille de travail qui mobilise deux approches complémentaires : les contextes et les transactions. Par contextes, on entend les effets de contraintes et de stimulations par les espaces et les institutions sociales qui constituent les cadres d’actions pour les individus ou les groupes ; par transactions, l’ensemble des processus par lesquels les individus s’approprient leur environnement et en donnent un sens partagé pour instituer des modes de vivre et d’habiter. Cette approche par les contextes et les transactions permet d’appréhender les phénomènes étudiés en tant que parcours selon l’expérience et les pratiques ordinaires des espaces tout en intégrant les temporalités, c’est-à-dire les héritages et acquis des expériences antérieures.

6Ces propos entrent en convergence avec ceux formulés dans l’introduction qui suit, lorsque les auteurs définissent les parcours sociaux en tant que successions de fragments de trajectoires, « celles-ci ayant été tronquées, interrompues ou déviées par les événements vécus, par les choix opérés et par les contraintes subies », ce qui les conduit à affirmer que leur analyse est « indissociable de celle des temporalités et des lieux dans lesquels ils prennent forme » et, sommes-nous tentée d’ajouter, des articulations entre temporalités et spatialités. Les différents textes traitent de thématiques qui sont toutes, peu ou prou, présentes dans ESO. L’axe « Parcours de vie et expérience des espaces » du programme scientifique d’ESO est d’ailleurs structuré selon quatre entrées relatives aux apprentissages et à l’éducation, au travail, à la santé, aux mobilités. Une attention particulière est portée aux moments et périodes de rupture ou de transition – passage à l’adolescence ou, à l’autre extrémité de la vie, à la dépendance, ruptures familiales ou professionnelles, etc. –, ces temps de potentielle bifurcation des trajectoires, et donc de configuration des parcours.

7Considérer l’espace de vie des individus comme contexte, c’est penser cet espace sous l’angle des ressources qu’il offre et que ceux qui y résident peuvent et vont, ou non, s’approprier selon leurs besoins, leurs capacités et leurs désirs, dans lequel ils vont déployer des stratégies personnelles et familiales (mobilités résidentielles, choix du lieu de formation ou d’hospitalisation, pratiques quotidiennes de déplacement, etc.), bref qu’ils vont habiter. L’articulation des échelles de temps et d’espaces s’exprime notamment dans des systèmes de mobilités configurés par l’articulation entre mobilités résidentielles et mobilités quotidiennes, et donc par la combinaison de capacités d’agir (se déplacer au quotidien, prospecter pour trouver un logement en fonction de ses souhaits et contraintes). Si parler de parcours sociaux plutôt que de trajectoires suppose de penser en termes de capacités plutôt que de compétences spatiales, alors on peut penser que cela implique un regard critique à l’égard de politiques d’offre homogène et de réduction des écarts, comme le veut par exemple la politique de cohésion territoriale de l’Union européenne, fortement teintée de la conception rawlsienne de l’équité2, au profit de politiques visant à plus d’égalité par une action sur les capacités personnelles d’agir. Toutefois les capacités et les marges d’action ne font pas les désirs et les choix effectifs. Ceux-ci ne relèvent-ils pas du faire avec, avec les moyens dont on dispose, avec les autres, ceux et celles que l’on veut éviter ou avec qui on choisit de voisiner, à moins d’y être contraint pour des raisons économiques, dans le cas des mobilisations résidentielles, ou par des effets de domination et de normalisation pour ce qui concerne par exemple l’occupation des espaces publics ?

8Les parcours sociaux s’élaborent dans mais aussi, surtout, avec les espaces habités. À la différence des trajectoires socialement déterminées pour lesquelles les espaces n’étaient qu’un cadre d’inscription des inégalités, les travaux sur les parcours sociaux donnent à la dimension spatiale toute son importance et ouvrent aux géographes des perspectives de dialogue avec les autres sciences sociales. Pour cela, il faut que soient vaincus les obstacles des représentations des disciplines les unes par les autres et dont rend compte la préférence des auteurs de l’ouvrage Les dynamiques des parcours sociaux. Temps, territoires, professions pour le terme de « territoire ». Ce terme peut embarrasser les géographes et il y a bien longtemps que, pour eux, l’espace n’est pas réductible à l’euclidien et au physique, et qu’il est à la fois constitutif des sociétés et pleinement social. Déjà, en 1962, la géographe lyonnaise Renée Rochefort, filant la métaphore du métier à tisser, définissait la géographie sociale en écrivant qu’elle commence « lorsque la trame humaine devient la chaîne et réciproquement, la chaîne spatiale, la trame3 ».