1L’ouest de la Gaule Belgique est intégré à l’Empire romain à l’issue de la conquête césarienne. Dès le règne d’Auguste, l’influence de la civilisation romaine y est perceptible. Dans les sept cités considérées (fig. 1), cette diffusion du mode de vie romain n’est pas spontanée et se réalise, partiellement au moins, par l’intermédiaire de citoyens romains ou de personnes romanisées1 venant de la région méditerranéenne. Les décennies qui suivent la conquête sont marquées par l’implantation, provisoire ou définitive (mais dans la majorité des cas il n’est pas possible de conclure sur ce point dans l’état actuel des connaissances), de personnes extérieures à la région. Leur origine géographique reste, cependant, difficile à cerner ; plus particulièrement, en ce qui concerne l’implantation de populations provenant d’autres cités des Gaules, rien ne peut être clairement mis en évidence. Le terme « habiter » sera pris ici dans une acception « extensive » et ne sera pas réservé aux étrangers domiciliés, dans la mesure où la documentation disponible ne permet pas de les appréhender (ainsi, les militaires seront considérés comme des « habitants »).

2Avant le milieu du i^er siècle apr. J-C., les sources littéraires et épigraphiques font presque totalement défaut. Il faut donc recourir essentiellement à la documentation archéologique. C’est à partir de cette documentation qu’il conviendra de tenter de montrer l’ampleur de la présence de populations extérieures dans l’ouest de la Gaule Belgique, puis d’essayer d’appréhender les lieux et les indices de contacts entre indigènes et populations « porteuses » du mode de vie romain.

Figure 1. Les cités de l’ouest de la Gaule Belgique au Haut Empire.

Les citoyens romains : une présence difficile à mettre en évidence

3La région étudiée n’inclut pas la capitale de la province, Reims, où résident officiellement les représentants du pouvoir impérial. Il est fort probable que des représentants du pouvoir central ont également séjourné dans chacune des cités de l’ouest de la Belgique, créées par Auguste, sans doute en 27 av. J.-C. Cependant, nous n’en avons pas trace, la documentation épigraphique antérieure au milieu du i^er siècle apr. J.-C. se limitant à quelques documents sans rapport avec le sujet traité ici.

4Les sources littéraires et épigraphiques permettent, rarement, de mettre en évidence la présence de Romains dans l’ouest de la Gaule Belgique, à l’occasion d’interventions du pouvoir impérial. Tibère se rend à Bavay et Boulogne-sur-Mer, probablement en 4 apr. J.-C., comme l’attestent deux inscriptions, la première provenant de Bavay2 et la seconde d’Aezanoi3, en Asie mineure (copie d’une lettre adressée « depuis Bononia en Gaule », c’est-à-dire Boulogne-sur-Mer). Suétone, dans sa Vie de Caligula, évoque les préparatifs, sans suite, d’une expédition en Bretagne en 394. Un premier phare est alors édifié à Boulogne-sur-Mer, qui nécessita la présence d’ingénieurs romains.

5Même dans le domaine militaire, la présence de citoyens romains n’est pas clairement mise en évidence par l’archéologie (fig. 2). Les fouilles n’ont presque jamais permis de mettre en évidence la présence de troupes légionnaires. Cette présence est seulement attestée à Boulogne-sur-Mer, qui est le siège d’un des camps de la Classis Britannica ; cependant, l’organisation de l’occupation militaire avant le milieu du i^er siècle y demeure totalement inconnue. Aucun des autres établissements militaires figurés sur la carte n’a livré de traces incontestables de présence de troupes légionnaires. Il est cependant probable que des troupes romaines ont stationné dans les camps de Saint-Laurent-Blangy, Ressons-le-Long, Folleville et Vendeuil-Caply.

6En dehors des installations militaires, la présence romaine a parfois pu être mise en évidence dans les nouveaux chefs-lieux. À Amiens, le site qui accueille plus tard le forum est occupé à partir de la période augusto-tibérienne par des habitats légers5. La présence sur ce site d’un fourreau de poignard légionnaire révèle la présence de Romains. Pour les six autres chefs-lieux, nous ne disposons malheureusement pas de données comparables, dans la mesure où la découverte de mobilier d’origine méditerranéenne (en quantité significative à Amiens et à Arras dans les niveaux augusto-tibériens) n’implique pas nécessairement la présence d’une population d’origine italienne : ce mobilier peut avoir appartenu à des individus au mode de vie romanisé, notamment des auxiliaires.

Figure 2. Installations militaires connues dans l’ouest de la Gaule Belgique

7Les sanctuaires n’ont pas fourni non plus d’indices directs de la présence d’individus d’origine romaine.

8Les données recueillies dans les nécropoles sont très minces. Dans la nécropole du fortin de Saint-Laurent-Blangy, une sépulture a livré, entre autres, un siège curule6 (probablement d’officier romain).

9En dehors de ces témoignages ténus et concentrés géographiquement, les attestations de la présence de citoyens romains, et plus largement d’Italiens, ne sont qu’indirectes.

Les auxiliaires de l’armée romaine : une présence incontestable

10Dès la Guerre des Gaules, les Romains ont eu recours à des auxiliaires gaulois. On trouve trace de ces auxiliaires, qui ne sont pas forcément d’origine locale, dans plusieurs camps militaires, chefs-lieux de cité et sanctuaires de notre région.

11Le camp de Saint-Laurent-Blangy7, à 5 km du site d’Arras, est bien connu grâce à la fouille exhaustive dont il a bénéficié en 2002. Il est occupé de 50/40 av. J.-C. à la période tibérienne. Les structures appartiennent à deux états successifs. Le plus ancien est matérialisé par des structures légères (bâtiments sur poteaux et tentes, dont les piquets ont été retrouvés dans un fossé proche du fortin) ; dans un second temps, de nouveaux bâtiments en bois sont édifiés, tandis que les éléments fortifiés du camp sont renforcés. Le mobilier céramique recueilli présente un faciès unique dans la région. Cyrille Chaidron et Stéphane Dubois, qui en ont réalisé l’étude8, ont identifié 144 provenances distinctes. On compte plusieurs dizaines d’amphores, des céramiques à parois fines italiques, marseillaises et hellénistiques. En dehors de ce site, les céramiques greco-hellénistiques sont inconnues pour cette époque en Gaule du Nord. À Saint-Laurent-Blangy, on a mis au jour des fragments de lopas (marmite pour cuire le poisson), ainsi que des fragments de pots à cuire et de lampes de provenance hellénistique. Les sépultures de la nécropole associée au fortin renfermaient un mobilier abondant, souvent riche ; la nécropole associée à la ferme de tradition indigène d’Athies « les Quarante », très proche du fortin, comportait aussi une riche sépulture présentant les mêmes caractéristiques que celles de la nécropole du fortin.

12Le camp militaire de Ressons-le-Long a abrité, au moins pendant un temps, l’aile des Voconces, comme l’a montré la présence dans la nécropole du camp d’une stèle mentionnant un Arverne appartenant à cette unité9.

13Le plan du camp est conforme à ceux que l’on a pu étudier dans le reste de l’Empire10. Les fouilles menées sur l’oppidum de La Chaussée-Tirancourt11 ont livré du mobilier militaire (quelques armes), du mobilier originaire du sud de la Gaule (monnaies provenant de Marseille et de la vallée du Rhône) et d’Italie (amphores et vaisselle italique). Ce mobilier, daté de 30 av. J.-C. environ, est caractéristique de troupes auxiliaires, d’origine gauloise si l’on en croit les techniques utilisées pour élever le rempart de la fortification, tout à fait comparables à celles qui furent employées avant la Conquête.

14Dans les chefs-lieux nouvellement fondés, les auxiliaires (ou anciens auxiliaires) semblent avoir joué un rôle important dans les premiers temps de l’occupation, en particulier à Amiens12 et Arras, cas les mieux connus. Sur le site du Square Jules Bocquet à Amiens (futur emplacement du forum), le mobilier recueilli (sigillée arétine, lampes à huile, balsamaires) est probablement attribuable à une population d’origine militaire, influencée par le mode de vie romain. Rue Gaulthier de Rumilly, les fouilles réalisées en 1998 par Éric Binet ont également amené la découverte de mobilier céramique au faciès atypique pour notre région, dans une fosse dépotoir datée de 15/10 av. J.-C. ; on y a notamment trouvé de la céramique provenant de Pouzzoles13.

15À Arras, les fouilles menées depuis une trentaine d’années ont permis de mettre au jour du mobilier lié à des usages nouveaux et à la présence de militaires14. Les niveaux augusto-tibériens ont livré du mobilier d’origine méditerranéenne en quantité significative : éléments d’équipement militaire, encrier, stylets, lampes à huile, balsamaires, amphores, anse ornée d’oenochoé en bronze. Les provenances du mobilier céramique sont variées : ateliers de production de sigillée arétine, autres ateliers italiens, de Narbonnaise, de la vallée du Rhône ; amphores de Méditerranée orientale.

16Les sanctuaires sont des lieux où les contacts noués dans l’armée entre indigènes et auxiliaires romanisés sont nettement perceptibles. Les fouilles du sanctuaire de Ribemont-sur-Ancre ont montré dans les niveaux postérieurs à la conquête et dans les niveaux augustéens la présence d’un abondant mobilier attestant la fréquentation du lieu par des auxiliaires15. Des monnaies républicaines et augustéennes ont été trouvées sur le sol de la cella du premier édifice cultuel, indices de nouvelles pratiques cultuelles. D’autre part, cet édifice cultuel (fig. 3, Éd. 15) est construit selon des techniques employées dans les établissements militaires contemporains, dans la région rhénane16. Il s’agit d’une construction à pans de bois sur sablières. Le service dans les troupes auxiliaires semble marquer une romanisation des pratiques religieuses dès cette époque. Les fouilles réalisées sur le sanctuaire d’Eu « Bois l’Abbé »17 (fréquenté par des auxiliaires gaulois) montrent que la pratique de l’épandage des offrandes se poursuit durant la première moitié du i^er siècle apr. J.-C., mais les offrandes ne se présentent plus, comme à Gournay-sur-Aronde, sous la forme d’armes sacrifiées : on trouve des monnaies, des fibules, des anneaux, des bagues, des bracelets, des fragments d’armes, des pièces de harnachement. La pratique nouvelle de l’offrande personnelle témoigne de cette romanisation du culte, même si, en dehors de Ribemont-sur-Ancre, aucun édifice cultuel n’est encore édifié.

Figure 3. Le sanctuaire de Ribemont-sur-Ancre dans son état augustéen (d’après Brunaux, 1999, p. 216).

Les indices indirects de la présence romaine : une influence précoce dans les espaces urbains comme dans les espaces ruraux

17Des éléments montrent indirectement la présence d’artisans et d’ingénieurs romains dans la région, en dehors des contextes militaires18. Dans les chefs-lieux, l’apparition des premières manifestations du goût romain implique l’arrivée, temporaire ou non, d’artisans maîtrisant des techniques inconnues des indigènes. Les décors d’enduits peints font leur apparition dès la période claudienne, sur le site d’Arras « Voie Notre-Dame-de-Lorette19 » (motifs de candélabres). La domus du site du lycée Gérard de Nerval à Soissons20, édifiée entre 15/20 et le milieu du i^er siècle, comportait des décors d’enduits peints exceptionnels, sans équivalent dans la région.

18Les plans choisis pour les chefs-lieux (dans les cas où ils sont connus pour cette époque) et pour la ville de Beaumont-sur-Oise correspondent tout à fait au plan « romain » classique (fig. 4), avec un quadrillage viaire régulier, même si quelques variations minimes du module de certaines insulae sont parfois perceptibles (cf. la rangée d’insulae en bordure est de Beaumont-sur-Oise sur la fig. 4).

19Les monuments publics demeurent très rares avant le milieu du i^er siècle. Pourtant, à Senlis, l’influence du mode de vie romain est déjà importante : dès le milieu du i^er siècle, on y trouve un amphithéâtre, d’une capacité de 4000 à 5000 spectateurs, construit selon des techniques romaines21. On imagine mal une entreprise d’une telle ampleur menée sans le concours d’architectes romains. De plus, l’inscription sur bronze que porte la base de la statue élevée en l’honneur de Claude par la cité des Sulbanectes22 (datée de 48/49) montre une maîtrise des usages épigraphiques romains, difficilement concevable sans la présence, au moins temporaire, de lapicides romains.

Figure 4. Plan schématique de l’agglomération de Beaumont-sur-Oise au milieu du i^er siècle apr. J.-C. (d’après Jobic, Vermeersch, 1992).

20Dans les campagnes, il est beaucoup plus difficile de mettre en évidence, pendant cette période précoce, la présence de population extérieure. Les villae n’existent pas encore, mais on constate la présence de quelques fermes gallo-romaines précoces à Verneuil-en-Halatte « le Bufosse »23, Frémontiers « marais communal »24 et Limé « les Terres Noires »25. On associe généralement (mais la réalité est plus complexe) la villa (établissement rural présentant une certaine symétrie, organisé autour de cours et divisé entre une pars rustica et une pars urbana) à la romanisation des campagnes26. Avant le milieu du i^er siècle apparaissent déjà des établissements ruraux d’un type nouveau, qui ont pendant un temps été confondus avec des villae, mais qui s’en distinguent très nettement. J.-L. Collart27 les a appelés « fermes gallo-romaines précoces ». Ces établissements présentent un schéma d’organisation rigoureux. Aucun n’a été fouillé en totalité, mais celui de Verneuilen-Halatte est bien connu (fig. 5). Des unités de mesure romaines semblent avoir été utilisées lors de sa construction : entre les fossés extérieurs et ceux de l’enclos, la distance est de 35 m (longueur d’un actus) ; l’écartement entre les bâtiments est régulier. Ces derniers présentent un plan stéréotypé, sauf pour le bâtiment d’exploitation 14. Ces habitats se disposent régulièrement autour de la cour principale. Ces habitations simples sont d’abord édifiées sur poteaux porteurs, puis, dans certains cas, sur sablières (au milieu du i^er siècle). Il pourrait s’agir des logements de la main-d’œuvre du domaine, dont on pourrait imaginer que le propriétaire est romain, ou fortement romanisé. On ignore malheureusement s’il existait une « maison du maître » dans les phases antérieures à la seconde moitié du i^er siècle. Il demeure, en l’état actuel des connaissances, difficile d’affirmer le caractère exogène de ces nouvelles exploitations rurales.

Conclusion

21Si les indices de l’influence romaine sont abondants dès la période augustéenne, les signes de la présence d’une population extérieure sont beaucoup plus ténus. Le seul type de population extérieure dont la présence est matériellement attestée est la population militaire, par ses rares cantonnements connus et par sa présence dans certains chefs-lieux. Les camps militaires disparaissent dès le règne de Tibère dans la plupart des cas, sous Domitien au plus tard (camp de Ressons-le-Long), sauf à Boulogne-sur-Mer ; nous n’avons plus, dès lors, de témoignages directs de contacts importants entre indigènes et Romains par le biais de l’armée. Avant le milieu du i^er siècle apr. J.-C., l’extrême pauvreté du mobilier épigraphique ne permet pas d’identifier des étrangers aux cités de la région.

Figure 5. Plan de la phase augusto-tibérienne de la ferme gallo-romaine précoce de Verneuil-en-Halatte « le Bufosse » (d’après Collart, 1988, p. 21).

22Il est certain qu’il n’y a pas eu d’implantation massive de population allogène, à l’instar de ce qui a pu avoir lieu, dans une certaine mesure, dans la cité voisine des Nerviens28. Il est cependant assuré que des artisans, des ingénieurs, des commerçants sont venus du monde méditerranéen. Les fermes gallo-romaines précoces sont les seuls indices potentiels d’une installation de population extérieure dans l’ouest de la Gaule Belgique, mais les fouilles menées jusqu’ici n’ont pas permis de déterminer qui étaient les propriétaires de ces établissements.