Sociologie du soi
|Première partie. De l'herméneutique à la sociologie du soi
Chapitre I. Construire une sociologie herméneutique en venant de Ricœur
Texte intégral
- 1 Ricœur P., « La tâche de l’herméneutique en venant de Schleiermacher et de Dilthey », Du texte à l (...)
1Le titre du présent chapitre fait explicitement écho à un article magistral de Paul Ricœur intitulé « La tâche de l’herméneutique en venant de Schleiermacher et de Dilthey1 ». Dans ce texte, le philosophe fait plus que dresser une généalogie critique de l’herméneutique, depuis les fondateurs de cette discipline : se profile la contribution propre de Paul Ricœur à ce qu’il définit lui-même comme « la tâche de l’herméneutique ». C’est dire que l’herméneutique ne s’achève pas dans le canevas ourdi par ses illustres prédécesseurs. Ces derniers sont des chaînons, aussi incontournables soient-ils, dans une histoire qu’il reste à poursuivre, dans une tradition vivante qui doit donner à penser du nouveau. Dans sa contribution, Paul Ricœur propose ainsi une herméneutique de l’histoire de l’herméneutique. L’œuvre de Ricœur fait elle-même désormais partie intégrante de cette tradition. Avec elle, c’est un nouveau maillon qui s’est fixé dans cette longue chaîne narrative. Mais, sous peine de sortir précisément de « la tâche », nous ne saurions simplement répéter cet héritage.
2La tâche que nous nous sommes donnée dans le cadre de ce travail vise à reprendre cet héritage pour le faire fructifier au contact des sciences sociales. On ne trouve pas, sous la plume du philosophe, l’expression de « sociologie herméneutique ». Ricœur lui-même n’a jamais prétendu faire œuvre de sociologue. En revanche, il n’a jamais cessé de dialoguer, non seulement avec des anthropologues comme C. Lévi-Strauss et C. Geertz, mais aussi avec les plus grands courants de la sociologie : la sociologie compréhensive d’inspiration wébérienne, la sociologie phénoménologique de provenance schützienne, la sociologie de la connaissance avec K. Mannheim et plus récemment, la sociologie pragmatique avec L. Thévenot et L. Boltanski. Par la médiation de ce dialogue ininterrompu, Ricœur a bien l’ambition de construire une théorie de l’action de facture herméneutique. Certes, toute théorie de l’action ne se résume pas aux sciences sociales (il existe par exemple une philosophie analytique de l’action), encore moins à la seule sociologie qui n’en est qu’une variante. Mais, dans la mesure où la sociologie relève bien d’une théorie particulière de l’action, on peut se demander ce que l’herméneutique est susceptible de lui apporter. En quel sens peut-on considérer la sociologie comme une sorte d’herméneutique appliquée à l’action ? Quelle sorte de sociologie est susceptible de recevoir l’herméneutique ricœurienne comme matrice ?
Construire une sociologie herméneutique au point de vue méthodologique
- 2 C’est le titre de la contribution de Ricœur que l’on prendra ici principalement comme référence : (...)
3Si l’herméneutique, comme discipline originairement exégétique, s’est constituée comme théorie d’une catégorie particulière de texte, Ricœur interprète son devenir ultérieur comme un mouvement continu de « dérégionalisation » ; processus au terme duquel c’est la réalité humaine, sous toutes ses expressions, qui demande à être interprétée. Le pari de Paul Ricœur, poursuivant ce processus de « dérégionalisation », tient dans l’ambition de transférer la méthode herméneutique textuelle au domaine de l’action. Il ne s’agit pas d’établir une identité substantielle entre le « monde du texte » et le « monde de l’action », mais de pointer un rapport analogique entre les deux « mondes ». C’est en vertu de ce rapport analogique que Paul Ricœur peut précisément s’autoriser à considérer « l’action sensée comme un texte2 » :
- 3 Ibid., p. 183.
« Dans quelle mesure, s’interroge-t-il, pouvons-nous considérer la notion de texte comme un paradigme approprié pour l’objet allégué des sciences sociales ? Jusqu’à quel point la méthodologie de l’interprétation des textes fournit-elle un paradigme valable pour l’interprétation en général dans le domaine des sciences humaines3 ? »
- 4 Weber M., Économie et société, Paris, Plon, 1971. Par action, Weber entend ainsi tout comportement (...)
4Doit-on percevoir dans cette « opération de transfert » une authentique ambition de fondation méthodologique d’une sociologie nouvelle ? Force est d’abord de reconnaître que les termes de « fondement » ou de « fondation » apparaissent rarement dans le texte ricœurien, sauf pour les critiquer, en raison de l’attachement du philosophe à toute finitude de la compréhension. Remarquons par ailleurs que l’expression même « d’action sensée » renvoie explicitement à la terminologie de la sociologie compréhensive de Max Weber, plus précisément, à l’un des critères par lesquels le sociologue, dans Économie et société4, définit l’activité sociale. En ce sens, faut-il dire que la sociologie herméneutique, résultant de cette opération de transfert, plutôt que d’édifier de nouveaux principes méthodologiques (du moins pour certains d’entre eux), rejoint ceux déjà élaborés dans le cadre de paradigmes sociologiques existants. Cette rencontre n’est point fortuite dès lors que la sociologie compréhensive fait de la question du sens son arc fondateur. Elle est d’autant moins fortuite que la tradition herméneutique, dans le contexte allemand des « sciences de l’esprit », est commune à la philosophie, à la sociologie et à l’histoire. Cependant, comme on va le voir, on ne saurait considérer la sorte de théorie herméneutique de l’action développée par Ricœur comme une simple reformulation de la sociologie wébérienne. Cette opération de transfert donne donc bien naissance à quelque chose de nouveau que l’on peut apparenter à une « sociologie herméneutique ».
- 5 Ricœur P., Philosophie de la volonté, II, Paris, Le Seuil, 2009.
- 6 Ricœur P., Le conflit des interprétations, Paris, Le Seuil, 1969.
- 7 Ibid., p. 16.
5L’opération de transfert repose sur la seconde herméneutique de P. Ricœur. Alors que la première herméneutique, qui date du second tome de la Philosophie de la volonté5 et du Conflit des interprétations6, est centrée sur les symboles comme structures de signes à double sens, la seconde herméneutique, influencée par Gadamer, se déploie sur des unités de discours plus larges que sont les textes. De la première à la seconde herméneutique, on assiste, au sein même de la philosophie de Paul Ricœur, à un mouvement de « dérégionalisation » : le problème herméneutique ne se pose plus dans le cadre étroit des signes à double sens où « un sens direct désigne par surcroît un autre sens indirect qui ne peut être appréhendé que par le premier7 », mais s’étend à toute séquence discursive instituée comme texte. Le processus de « dérégionalisation » de l’herméneutique se poursuit lorsqu’il est question précisément d’appliquer quatre critères, issus du paradigme herméneutique du texte, au paradigme de l’action.
6Les deux premiers critères – la fixation et l’autonomisation de l’action – doivent être pensés ensemble. De même que les interlocutions subissent une transformation par l’écriture, de même les interactions connaissent une modification analogue en se laissant fixer sous la forme d’institutions stabilisées :
- 8 Ricœur P., « L’action sensée considérée comme un texte », op. cit., p. 191.
« De la même manière que la fixation par l’écriture est rendue possible par une dialectique d’extériorisation intentionnelle immanente à l’acte de discours lui-même, une dialectique semblable au sein du processus de transaction permet que la signification de l’action se détache de l’événement de l’action8. »
7L’autonomisation de l’action résulte directement de son institutionnalisation comme texte à déchiffrer. De l’herméneutique post-heideggerienne, Ricœur a appris à détacher le sens du texte des intentions supposées de l’auteur.
8À l’opposé de l’herméneutique psychologique, le sens du texte doit être analysé à la fois dans ses structures internes et comme re-figuration par l’acte de lecture. Transposé au domaine de l’action, cet acquis de l’herméneutique textuelle permet de comprendre autrement comment une activité sociale se détache de son agent et développe des effets autonomes :
- 9 Ibid., p. 193.
« L’action est un phénomène social, non seulement parce qu’elle est l’œuvre de plusieurs agents, de telle manière que le rôle de chacun d’entre eux ne peut être distingué du rôle des autres, mais aussi parce que nos actes nous échappent et ont des effets que nous n’avons pas visés9. »
- 10 Ibid., p. 196.
9Les deux derniers critères de l’herméneutique textuelle découlent des deux précédents. De même qu’un texte peut s’émanciper de ses conditions historiques de production en développant un « monde propre », de même la signification d’une action peut dépasser la pertinence de sa situation originelle et « peut être réeffectuée dans de nouveaux contextes sociaux. Son importance consiste dans sa pertinence durable et, dans quelques cas, dans sa pertinence omnitemporelle10 ». C’est finalement l’action sensée qui doit être considérée par analogie comme une « œuvre ouverte » (quatrième critère). De même qu’un texte s’adresse à une série infinie de lecteurs potentiels, de même une action ou un événement, par un processus de décontextualisation et de recontextualisation, ouvrent de nouvelles interprétations de sens, de nouveaux horizons d’attentes, de nouvelles appropriations pratiques.
10Qu’apporte de nouveau cette théorie herméneutique de l’action au regard de paradigmes sociologiques déjà constitués ? Si les critères de fixation et d’autonomisation de l’action sont connus de longue date par les fondateurs des sciences sociales, ce n’est pas le cas du critère de l’action sensée considérée comme « œuvre ouverte ». Outre que ce critère recèle des implications considérables du point de vue d’une philosophie pratique orientée vers l’initiative, vers la création historique de l’agir humain, il s’oppose également à toute sociologie, par exemple d’inspiration marxiste, qui tend à réduire une action humaine à ses conditions historiques de production. La sociologie herméneutique permet ici de penser l’action humaine comme un processus de configurations et de refigurations historiques. L’action humaine, comme un texte, n’est pas seulement un reflet de son temps, mais ouvre sur des temps nouveaux.
- 11 Voir en particulier « Hegel et Husserl sur l’intersubjectivité », Du texte à l’action, op. cit., p (...)
- 12 Berger P. et Luckmann T., La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens, 1994, p. 78.
11Cette opération de transfert du paradigme de l’interprétation textuelle au paradigme de l’interprétation de l’action appelle toutefois une série de remarques. La sociologie herméneutique ne peut rendre compte seule, selon nous, du processus de fixation et d’institutionnalisation de l’action. La théorie herméneutique doit recevoir ici « une greffe » de la sociologie phénoménologique héritée de la synthèse d’A. Schütz, de P. Berger et de T. Luckmann. Cette greffe est d’autant plus compatible avec la philosophie sociale de Paul Ricœur que celui-ci n’hésite pas, dans d’autres textes, à pratiquer lui-même une phénoménologie sociologique, en couplant Husserl et Weber, dans une orientation très schützienne11. Le phénomène d’autonomisation de l’action peut trouver son origine dans le phénomène d’accoutumance : les actions humaines tendent à se répéter dans des situations données pour se fondre dans un modèle. Condition nécessaire, la routinisation des activités n’est pas seule suffisante pour rendre compte du phénomène d’institutionnalisation : une institution se manifeste « chaque fois que des classes d’acteurs effectuent une typification réciproque d’actions habituelles12 ». Les interactions typifiées ne peuvent être suffisantes pour expliquer le procès entier de formation des institutions et de fixation de l’action que si elles parviennent à acquérir une densité et une objectivité sociales qui dépassent le cadre de significations des interactions et des interactants originels. Des typifications dont les significations ne seraient pertinentes que dans le temps biographique de quelques interactants ne pourraient produire au mieux que des proto-institutions ou des institutions inchoatives. Point ici de fixation de l’action. Une institution, transmise de générations en générations sous la forme d’une tradition et non d’une simple mémoire biographique, se manifeste comme une réalité extérieure, massive, qui s’impose aux individus :
- 13 Ibid., p. 84-85.
« L’objectivité du monde institutionnel “s’épaissit” et se “durcit”, non seulement pour les enfants, mais aussi, par un effet de miroir, pour les parents. Le “on recommence” devient maintenant “voici comment ces choses sont faites”. Un monde ainsi considéré atteint à une fermeté dans la conscience. Il devient plus lourdement réel et ne peut plus être changé aussi instantanément13. »
12On comprend mieux ici, grâce aux acquis de la phénoménologie sociologique, en quoi précisément « la signification d’une action se détache de l’événement d’action », en quoi l’autonomisation de l’action produit des configurations anonymes de rôles et d’actions-types qui s’émancipent des significations et des interactions originelles. En conséquence, les types ne sont pas seulement des abstractions méthodologiques, au sens des idéaux-types wébériens, qui permettent de décoder l’ordre social, mais des catégories ordinaires de la pratique sociale. L’ordre social s’autonomise et se fixe sur le mode d’actions typiques dans des situations typiques en fonction de motivations typiques.
13Les modèles d’action typifiés peuvent parfaitement être décrits et objectivés dans les termes de la sociologie durkheimienne, c’est-à-dire comme des choses. On retrouve ici dans un autre sens l’analogie entre « la chose textuelle » et « la chose sociale ». Mais alors que l’école de Durkheim s’en tient à l’analyse d’êtres sociaux déjà formés, la socio-phénoménologie entend, en outre, rendre compte de leur processus de formation, de leur historicité, des conditions intersubjectives et interactionnelles de leur constitution, des processus subjectifs et intersubjectifs de donation de sens. L’historicité et la question du sens de l’action, impensées dans le cadre d’une stricte sociologie durkheimienne, sont au cœur, en revanche, d’une sociologie conjointement phénoménologique et herméneutique.
14En accordant une primauté à l’action fixée et autonomisée, la sociologie herméneutique, telle qu’elle résulte de l’opération de transfert, encourt le risque de passer à côté de l’action comme événement, comme instance discursive et praxéologique qui se rejoue dans des dispositifs concrets d’interaction chaque fois différents. La sociologie herméneutique, dans la mesure où elle se donne pour tâche d’interpréter l’action sensée comme un texte, dans la mesure où elle cherche à objectiver les traces de l’action humaine (vestiges, archives…), s’assimile aux réquisits méthodologiques de la sociohistoire. La frontière construite par Ricœur entre histoire et sociologie est parfois très mince. Dès lors qu’il n’existe pas d’interprétation de l’action sans interprétation des actions humaines sédimentées, le sociologue doit se convertir en même temps en historien :
- 14 Ricœur P., « L’action sensée considérée comme un texte », op. cit., p. 195.
« Ne pourrait-on pas dire, s’interroge Ricœur, que l’histoire constitue par elle-même le dossier de l’action humaine ? L’histoire est cette “quasi-chose” sur laquelle l’action humaine laisse une “trace”, met sa “marque”. D’où la possibilité des “archives”. Précédant les archives intentionnellement mises par écrit par les mémorialistes, il y a le processus continu “d’enregistrement” de l’action humaine, qui est l’histoire elle-même en tant que somme des “marques”, dont le destin échappe au contrôle des acteurs individuels14. »
15Si telle est bien la tâche de l’herméneute que d’interpréter ce processus continu de fixation des traces de l’action, que reste-t-il en propre au métier de sociologue en comparaison de la mission de l’historien ? L’action humaine n’estelle interprétable qu’en termes sociohistoriques ?
16Sous peine de fusionner avec l’histoire, la sociologie herméneutique doit se coupler ici avec d’autres paradigmes sociologiques dits microsociologiques, notamment l’ethnométhodologie (dans le sillage des travaux de H. Garfinkel) et la sociologie interactionniste (dans la lignée des travaux d’E. Goffman). Pour comprendre et interpréter l’action humaine, ce n’est pas la fixation de l’action qui est seule pertinente, mais l’analyse soucieuse de rendre compte du caractère événementiel de l’action, de l’action telle qu’elle se fait ici et maintenant et pas seulement telle qu’elle a été faite. Ce n’est plus dès lors l’action archivée qui tient lieu de matériau décisif pour l’herméneute de l’action, mais la multitude des petites pratiques quotidiennes (les « mises en scène » de la vie quotidienne ou les « ethnométhodes »). L’opération de transfert méthodologique de l’herméneutique textuelle tend à considérer uniquement, comme le souligne Louis Quéré,
- 15 Quéré L., « L’interprétation en sociologie », La sociologie à l’épreuve de l’herméneutique. Essais (...)
« l’action sous l’aspect de son achèvement, c’est-à-dire comme objet quasi-autonome disponible pour une compréhension par l’interprétation et donc de soustraire à l’analyse l’accomplissement de cette action par des partenaires qui en agencent les détails conjointement, dans le cadre d’une interaction qu’ils organisent ensemble sur la base d’interprétations de leurs actes et paroles15 ».
- 16 Les objections que l’on formule à l’encontre du « pan-textualisme » de Ricœur sont toutefois à rel (...)
17La contribution proprement sociologique à l’herméneutique de l’action consiste précisément, à la différence de l’histoire savante, à pouvoir observer et interpréter in situ l’action en train de se faire. D’où la justification de la présence même de l’observateur sur le terrain des interactions16.
18Faut-il opposer polairement une sociohistoire qui considère l’action comme un texte fixé et archivé et une microsociologie attentive à l’action comme événement, attentive aux interactions chaque fois situées ? S’il faut distinguer clairement ces deux paradigmes sociologiques qui impliquent des méthodes d’investigation et d’enquête irréductibles, on peut tout à fait les coordonner en faisant appel à deux « intelligences herméneutiques » différentes. D’un côté, une herméneutique sociohistorique est nécessaire pour interpréter les configurations de sens d’un ordre social institué et autonomisé avec ses rôles types et ses conduites types. D’un autre côté, l’ordre social n’est jamais définitivement fixé selon des règles prédéterminées de conduites : le monde de l’action, avec ses écarts, ses déviances, ses transformations, se reconfigure dans chacune des interactions quotidiennes. Cette renégociation continue de l’ordre social demande une autre méthode d’interprétation, une autre intelligence herméneutique que celle requise pour l’analyse d’une action archivée. L’herméneutique microsociologique, sans aucunement verser dans un « situationnisme intégral », exige de déchiffrer le monde de l’action comme un ordre chaque fois situé, en pointant notamment
- 17 Kaufmann L. et Quéré L., « Comment analyser les collectifs et les institutions ? », inFornel M. de (...)
« l’écart crucial et irréductible entre les règles et les actions qui les mettent en œuvre (il faut trouver comment agir selon la règle dans une situation particulière), ou encore un hiatus entre la part déterminante des institutions (il s’agit d’une détermination logique, par la clôture et l’ouverture réglée de possibles formels), qui prescrivent d’enchaîner les gestes, les actes et les paroles d’une façon plutôt que d’une autre si l’on veut accomplir telle action, et l’ordre concret qu’il faut produire pour organiser un cours d’action intelligible actualisant une pratique instituée déterminée17 ».
19La sociohistoire herméneutique, comme produit résiduel de l’opération du transfert analogique de l’herméneutique textuelle, si elle apporte des éléments décisifs à la compréhension du monde de l’action, requiert cependant une double « greffe » de paradigmes sociologiques allogènes pour rendre compte de la complexité de la réalité sociale. D’une part, une « greffe » de la sociologie phénoménologique est nécessaire pour expliquer le processus d’autonomisation de l’action à partir de « typifications réciproques d’actions habituelles ». D’autre part, une « greffe » de l’herméneutique microsociologique s’impose pour interpréter la manière dont l’ordre social ainsi fixé se reconfigure dans des pratiques concrètes.
Construire une sociologie herméneutique au point de vue épistémologique
20Il n’est guère possible de dissocier les questions attenantes à la méthodologie de celles relevant de l’épistémologie des sciences humaines et sociales. Il en est ainsi dans la mesure où le choix d’une méthode d’analyse engage directement le statut épistémologique d’une discipline. S’interroger sur la démarcation entre sciences et non sciences, sur les conditions de possibilité d’une théorie scientifique, sur la frontière entre sciences humaines, sciences formelles et sciences de la nature dépend directement des méthodes mobilisées par chaque discipline pour rendre compte d’un domaine du réel ou de l’idéel. Le cœur de ces débats concerne en particulier la place et le mode de l’explication dégagés au sein de chaque corpus de savoir. En quel sens peut-on dire que l’herméneutique peut fournir un soubassement épistémologique aux sciences humaines en général, et à la sociologie, en particulier ? Sous quelles conditions peut-on qualifier la sociologie de science herméneutique ?
- 18 Dilthey W., Origine et développement de l’herméneutique. Le monde de l’esprit, Paris, Aubier, 1947
- 19 Si l’opposition entre expliquer et comprendre s’est posée avec le plus d’acuité dans le cadre de l (...)
21Si l’ambition de Ricœur consiste bien à construire une épistémologie herméneutique des sciences humaines et sociales, elle n’a pas la même teneur que celle que l’on rencontre chez Dilthey. Certes, P. Ricœur rend hommage à l’auteur de l’Origine et développement de l’herméneutique18 dans sa lutte contre le positivisme, dans sa volonté d’édifier une épistémologie autonome des « sciences de l’esprit » (Geistgewissenschaften) au regard des « sciences de la nature » (Naturgewissenschaften). Mais cette entreprise fondationnelle se heurte pour Ricœur à une difficulté insurmontable dès lors qu’elle repose sur « une dichotomie ruineuse » entre expliquer et comprendre19 : ou bien on explique les phénomènes de la nature grâce à une méthode d’observation et au moyen de lois mathématiques, ou bien on comprend les comportements humains à la faveur d’une compréhension des signes objectivés de la vie psychique d’autrui. En d’autres termes, la solution proprement diltheyienne pour autonomiser l’épistémologie des sciences humaines est d’évacuer l’explication de sa méthode d’appréhension des « phénomènes spirituels ».
- 20 Les objections que Ricœur adresse à Dilthey ne sont valables que dans le cadre du premier itinérai (...)
22Cette dichotomie entre expliquer et comprendre est « ruineuse » à plusieurs titres. D’une part, la compréhension qui repose sur une psychologie de la sympathie (Nachfühlung) – selon laquelle l’herméneute doit saisir la « vie de l’esprit » d’une œuvre, d’une époque ou d’une institution sur le modèle de la compréhension d’autrui –, apparaît aux yeux de Ricœur comme trop « intuitive » et « irrationnelle » pour assurer l’épistémè des sciences humaines et sociales. D’autre part et, corrélativement, rejeter l’explication de la méthodologie des sciences humaines et sociales risquerait de mettre à mal le statut même de science de ces disciplines20. En d’autres termes, si Ricœur aspire également à édifier une épistémologie herméneutique des sciences humaines et sociales, c’est à la fois à partir d’un autre concept de compréhension, épuré de tout psychologisme, et sur la base d’une dialectique inédite entre expliquer et comprendre. Avec Ricœur, l’explication est réintégrée dans l’épistémè des sciences humaines et sociales, sans que, pour autant, le mode d’explication soit emprunté au modèle des sciences de la nature. Cette stratégie permet au philosophe d’assurer une véritable scientificité à ces disciplines, tout en leur garantissant une autonomie épistémologique dès lors que le mode de l’explication est un produit propre à ces disciplines.
23Pour analyser cette entreprise épistémologique, il est nécessaire de revenir à la question de l’autonomisation du texte et de l’action. De même a-t-il fallu parler de transfert méthodologique de la théorie herméneutique du texte à la théorie de l’action, de même faut-il parler de transfert épistémologique des sciences du texte aux sciences de l’action. C’est une fois que Ricœur a intégré et justifié un mode particulier d’explication requis pour les sciences du texte qu’il va tenter ensuite de l’extrapoler aux sciences de l’action. La sociologie, comme science spécifique de l’action, est une science herméneutique, en un sens non psychologique, pour autant qu’elle règle ses principes sur le modèle des sciences herméneutiques du texte.
24L’autonomisation du texte (au regard des intentions de l’auteur, du contexte historique de production…) appelle directement une démarche explicative dès lors qu’il n’y a de lisibilité immédiate du sens :
- 21 Ricœur P., « Expliquer et comprendre », Du texte à l’action, op. cit., p. 165.
« La compréhension appelle l’explication dès que n’existe plus la situation de dialogue, où le jeu des questions et des réponses permet de vérifier l’interprétation en situation au fur et à mesure de son déroulement21. »
25Ainsi l’explication se substitue-t-elle à la compréhension immédiate du texte. Il n’est donc pas question d’opposer vérité et méthode (au sens de Gadamer), compréhension et explication (au sens du premier Dilthey) : il s’agit, selon l’adage forgé par Ricœur, d’expliquer plus, pour comprendre mieux.
- 22 Voir notamment sa discussion avec l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, in « Structu (...)
26Il est remarquable que Ricœur cherche dans l’analyse structurale le fondement même de l’explication comme méthode. Alors que certains commentateurs ont pu voir en Ricœur l’un des opposants aux structuralistes, force est de reconnaître que la méthode structurale joue une fonction stratégique considérable dans son herméneutique. Certes, Ricœur a toujours fait montre de réticences et de résistances à l’endroit du structuralisme comme philosophie englobante22. Mais jamais il n’a rejeté l’acquis précieux des méthodes d’explication développées par les meilleurs linguistes structuralistes russes et français. Ce sont les analyses structurales qui sont les mieux adaptées à l’explication d’un texte devenu autonome :
- 23 Ricœur P., « Qu’est-ce qu’un texte ? », Du texte à l’action, op. cit., p. 150.
« Le sens du récit est dans l’arrangement même des éléments, le sens consiste dans le pouvoir du tout d’intégrer des sous-unités ; inversement, le sens d’un élément est sa capacité à entrer en relation avec d’autres éléments et avec le tout de l’œuvre ; ces postulats ensemble définissent la clôture du récit ; la tâche de l’analyse structurale consistera alors à procéder à la segmentation (aspect horizontal), puis à établir divers niveaux d’intégration des parties dans le tout (aspect hiérarchique)23. »
27Deux implications décisives résultent de l’incorporation des analyses structurales dans l’épistémè des sciences herméneutiques du texte.
- 24 On peut se demander toutefois si le structuralisme n’emprunte pas certains éléments de sa méthodol (...)
28D’une part, faire des analyses structurales l’organon du mode d’explication revient à assurer aux sciences du texte une méthodologie propre qui n’est pas redevable, en principe, des sciences de la nature24. La rigueur de la linguistique structurale garantit une autonomie scientifique aux théories du texte et dépasse en même temps la dichotomie entre expliquer et comprendre. Il n’est de science du texte sans la matrice explicative de la linguistique structurale.
- 25 L’objection de Ricœur n’est pas valable toutefois pour l’ensemble du courant structuraliste. Vince (...)
29D’autre part, l’explication n’est qu’un « moment » dans le procès entier de l’herméneutique. Si l’explication ruine le soubassement psychologique de la compréhension, elle appelle en revanche un autre concept de compréhension et d’interprétation. Aussi l’explication, sur le modèle structural, ne saurait-elle suffire à asseoir l’épistémè des sciences du texte. Car le point aveugle du modèle structural tient précisément dans l’interdit de sortie de la clôture du texte25. Or, insiste Ricœur, un texte est destiné à être lu, à sortir en quelque sorte de lui-même à l’adresse du lecteur. Du même coup, la compréhension-interprétation reçoit une nouvelle orientation conceptuelle, tirée du côté de l’application, au sens de Gadamer, et de la réappropriation :
- 26 Ibid., p. 152.
« Si la lecture est possible, c’est bien parce que le texte n’est pas fermé sur lui-même, mais ouvert sur autre chose ; lire, c’est, en toute hypothèse, enchaîner un discours nouveau au discours du texte […]. L’interprétation d’un texte s’achève dans l’interprétation de soi d’un sujet qui désormais se comprend mieux, se comprend autrement, ou même commence de se comprendre26. »
30C’est pour cette raison que les sciences du texte, bien qu’incorporant l’épistémè de la linguistique structurale, peuvent encore se dire herméneutiques.
- 27 C’est ainsi par exemple que L. Quéré critique la méthode herméneutique : « Le sociologue n’a pas à (...)
31Ce détour par l’épistémologie des sciences du texte est indispensable pour rendre compte de l’épistémologie des sciences de l’action, et au premier chef, de la sociologie. C’est que, dans l’architecture conceptuelle ricœurienne, la seconde découle de la première en vertu du rapport analogique entre le texte et l’action. L’autonomisation de l’action requiert une méthode d’objectivation et d’explication similaire à celle que l’on rencontre dans les sciences du texte. De ce fait, Ricœur en appelle à rompre avec une sociologie de l’empathie ou de la Nachfühlung dans laquelle le chercheur aspire à saisir « la vie de l’esprit d’autrui ». Le soubassement psychologique des sciences sociales, jugé trop intuitif, est incompatible avec les exigences et la rigueur de la démarche scientifique. Les sciences sociales ne sont des sciences que si et seulement si elles reposent sur un fondement explicatif. En cela, l’épistémologie ricœurienne des sciences sociales heurte directement de front les présupposés descriptifs de la socio-phénoménologie et de l’ethnométhodologie27.
32En toute cohérence avec le transfert de l’épistémologie des sciences du texte sur celle des sciences sociales, le modèle explicatif privilégié par Ricœur s’identifie au modèle structural. Le monde de l’action, du fait de sa fixation, peut être traité, objectivé comme un système de signes, comme un système de rôles et de conduites, comme un ensemble de fonctions symboliques. Décroché des intentions initiales des agents sociaux, le monde de l’action peut faire l’objet d’une explication sur le modèle de l’analyse structurale. Le modèle structural, considéré comme paradigme de l’explication, peut être appliqué au-delà du monde du texte à tous les phénomènes sociaux et culturels :
- 28 Ricœur P., « Le modèle du texte : l’action sensée considérée comme un texte », op. cit., p. 209. C (...)
« Le chaînon intermédiaire entre le modèle du texte et les phénomènes sociaux est constitué par la notion de système sémiologique […]. Nous pouvons donc dire en conséquence qu’un modèle structural d’explication peut s’étendre aussi loin que les phénomènes sociaux peuvent être dits présenter un caractère sémiologique, autrement dit, aussi loin qu’il est possible de retrouver à leur niveau les relations caractéristiques d’un système sémiologique : la relation générale entre code et message, les relations entre les unités spécifiques du code, la structure de communication conçue comme un échange de messages28. »
33L’incorporation des analyses structurales, prises pour paradigme de l’explication, ne revient nullement à en faire la seule épistémè de la sociologie en particulier, et des sciences sociales en général. Si l’explication structurale permet d’assurer l’assise scientifique des sciences sociales, elle ne saurait constituer son seul soubassement épistémologique. Là aussi, expliquer plus le monde de l’action doit nous servir à mieux comprendre. Ainsi l’explication structurale n’est-elle qu’une étape dans un procès qui se veut de bout de bout herméneutique. Un nouveau concept de compréhension, une fois la compréhension de la Nachfühlung écartée, découle logiquement de cette dialectique : de même que le monde du texte, le monde de l’action ainsi objectivé est appelé à sortir de lui-même pour être approprié, reconfiguré par les acteurs sociaux dans des contextes différents. À ce titre, la sociologie doit demeurer avec Ricœur, au point de vue épistémologique, une science herméneutique. Il doit y avoir une place en sciences sociales pour l’idée d’application où se joue la capacité pour les agents sociaux de reconfigurer leur monde propre, de projeter d’autres imaginaires sociaux et politiques, d’élargir les horizons d’attente.
34Le modèle structural épuise-t-il pour autant le paradigme de l’explication en sciences sociales ? Ce modèle, on l’a vu, est privilégié par Ricœur parce qu’il permet d’assurer une assise scientifique et une autonomie épistémologique aux sciences sociales : en raisonnant selon une démarche ensembliste, relationnelle, oppositive, ce modèle s’émancipe de la démarche explicative canonique en sciences de la nature, laquelle repose sur la causalité et le patron nomologique :
- 29 Ricœur P., « L’action sensée considérée comme un texte », op. cit., p. 209.
« Le genre d’explication impliqué par le modèle structural paraît tout à fait différent du modèle causal classique, surtout si la causalité est interprétée en termes humiens comme succession régulière d’antécédents et de conséquents, sans aucune connexion logique interne entre ces derniers. Les systèmes structuraux impliquent des relations d’un genre tout différent, donnant l’avantage à la corrélation sur la consécution29. »
- 30 Ricœur P., Temps et récit, t. 1, Paris, Le Seuil, 1983, p. 322-332.
35Si Ricœur a toujours gardé ses distances à l’endroit d’une épistémologie nomologique des sciences humaines et sociales, force est pourtant de reconnaître que, dans d’autres textes qui concernent davantage la théorie de l’histoire que la théorie de l’action (mais à ce niveau la frontière est très poreuse), le philosophe n’hésite pas à recourir à un autre modèle d’explication, autre que le modèle structural. C’est le cas dans le premier tome de Temps et récit30, lorsque Ricœur en appelle, avec M. Weber, à une « compréhension explicative » et n’hésite pas à justifier une explication sur le modèle de « l’imputation causale » qui décide de la signification historique d’un événement. Dans le même sens, l’explication sociohistorique, en vue de construire des « conditionnels irréels passés » et de déterminer ainsi les causes adéquates d’un événement, nécessite de s’appuyer sur ce que Weber qualifie de « règles de l’expérience », à savoir la manière dont les individus ont l’habitude d’agir dans des situations données. C’est parce qu’elle s’appuie sur une démarche causale et sur les règles de l’expérience que la sociohistoire est plus qu’une mise en intrigue du passé, que la sociohistoire relève bien d’une démarche scientifique. À l’opposé du modèle explicatif structuraliste, l’épistémologie de la sociohistoire, ici envisagée par Ricœur, emprunte bien certains arrière-plans méthodologiques aux sciences de la nature. Peut-on encore considérer dans ces conditions la sociohistoire, telle que Ricœur entend la constituer avec Weber, comme une science sociale autonome ?
36Le débat resurgit dans le contexte de la discussion que Ricœur a menée avec la philosophie analytique de l’action. D’un côté, l’herméneute partage avec E. Anscombe l’idée d’analyser la sémantique de l’action en mobilisant davantage un modèle de compréhension ou d’explicitation plutôt qu’un modèle d’explication, du moins lorsque l’on ne peut pas énoncer les motifs d’une action sans relier ces motifs à l’action. Dans ce cas, répondre à la question « parce que » demande une réponse en termes de raisons d’agir et non de causes (au sens humien d’un rapport logiquement indépendant entre la cause et l’effet). Ici, « le caractère de désirabilité », au sens d’Anscombe, se place au plan de la rationalité et de la discursivité. Mais, d’un autre côté, il existe des logiques d’action qui relèvent d’une « causalité sans motivation ». Marquée par « le langage de la force », la « causalité sans motivation » correspond
- 31 Ricœur P., « Expliquer et comprendre », op. cit., p. 171.
« aux expériences ordinaires de contrainte (lorsque nous rendons compte d’un trouble fonctionnel, nous l’expliquons, non par une intention, mais par une cause perturbante) […]. Dans le même contexte, il existe des formes de motifs qui sont bien près de ces causes tout extérieures : c’est ainsi que nous demandons très naturellement : qu’est-ce qui l’a incité à faire ceci ? Qu’est-ce qui l’a amené à faire cela31 ».
37Ricœur reconnaît cependant qu’une causalité sans motivation et une motivation sans causalité représentent deux extrémités entre lesquelles se joue l’action humaine ordinaire. Mais en accordant une importance à la causalité sans motivation, notre auteur admet en même temps la légitimité d’une explication en sciences sociales qui se dit bien dans le registre de la causalité humienne.
- 32 Certains modèles épistémologiques, par exemple la sociologie de P. Bourdieu, peuvent tout à fait c (...)
- 33 Si l’on élargissait la réflexion de Ricœur à la philosophie de l’histoire, il faudrait ajouter enc (...)
38Qu’il s’agisse du recours à l’imputation causale dans le registre de la sociohistoire ou du recours à la sémantique de la causalité sans motivation dans le registre de la philosophie analytique de l’action, le paradigme de l’explication, loin de s’épuiser dans le modèle structural, laisse place au modèle causal classique issu des sciences de la nature32. Il faut donc montrer que le paradigme de l’explication, condition de l’assise scientifique des sciences sociales, oscille dans l’épistémologie de Ricœur entre modèle causal et modèle structural33. Si chacun des deux modèles est compatible avec le projet d’une science herméneutique, le privilège accordé à tel modèle plutôt qu’à tel autre n’a pas du tout la même implication du point de vue de la construction d’une épistémologie autonome des sciences sociales au regard des sciences de la nature.
Construire une sociologie herméneutique au point de vue onto-anthropologique
- 34 Le concept d’onto-anthropologie est de notre fait. Ricœur, Gadamer et Heidegger parlent plus simpl (...)
39On peut se demander au prime abord en quoi des questions d’ontologie pourraient directement concerner les sciences sociales, la plupart des théoriciens et des praticiens de ces disciplines étant généralement très éloignés de ces interrogations. Il n’est certes pas ici question d’ontologie fondamentale au sens d’une enquête sur l’être en tant qu’être, mais d’onto-anthropologie, c’est-à-dire d’une réflexion sur le sens de l’être de l’homme. Or, si l’on part du principe que toute recherche en sciences humaines et sociales présuppose quelque chose comme un sens de l’être de l’homme, un premier rapport entre onto-anthropologie34 et épistémologie tombe du même coup sous le sens. Qu’en est-il alors de la place de l’herméneutique ? En quoi l’idée d’une sociologie herméneutique d’un point de vue onto-anthropologique est-elle recevable ?
- 35 Michel J., Paul Ricœur. Une philosophie de l’agir humain, Paris, Cerf, 2006.
40Nous avons déjà souligné dans notre ouvrage35 l’originalité de la position de Paul Ricœur dans l’histoire de l’herméneutique. Laquelle originalité tient dans la ferme intention de conjuguer herméneutiques méthodologique, épistémologique et onto-anthropologique.
41D’un côté, si Ricœur fait état de franches critiques à l’endroit de la variante psychologique et romantique de Dilthey, jamais en revanche il ne remet en cause le projet de construire une herméneutique du point de vue épistémologique. Ricœur reste très proche de l’inspiration néo-kantienne de l’œuvre de Dilthey : jamais le philosophe ne doit renoncer à la question transcendantale, à la réflexion sur les conditions de possibilité d’un domaine d’expérience. À cet égard, ce serait un contresens de voir dans l’herméneutique ricœurienne un simple succédané de la philosophie heideggerienne et post-heideggerienne. Sacrifier la méthode pour la vérité, l’épistémologie pour l’ontologie reviendrait à laisser précisément la philosophie herméneutique hors du développement considérable des sciences humaines et sociales. D’où le combat de Ricœur contre ce qu’il appelle « la voie courte de l’herméneutique » :
- 36 Ricœur P., « Existence et herméneutique », Le conflit des interprétations, op. cit., p. 14.
« Avec la manière radicale d’interroger de Heidegger, les problèmes qui ont mis en mouvement notre recherche non seulement restent non résolus, mais sont perdus de vue. Comment, demandons-nous, donner un organon à l’exégèse ? Comment fonder les sciences historiques face aux sciences de la nature ? Comment arbitrer le conflit des interprétations rivales ? Ces problèmes sont proprement non considérés dans une herméneutique fondamentale ; et cela à dessein : cette herméneutique n’est pas destinée à les résoudre, mais à les dissoudre36. »
42D’un autre côté, Ricœur prend à sa juste mesure la révolution ontologique de l’herméneutique amorcée par Heidegger et Gadamer. Non pour que cette révolution se substitue au mouvement de « dérégionalisation » opéré par Dilthey, mais pour qu’elle puisse s’y coupler. Prendre au sérieux cette révolution ontologique revient à poser le comprendre et l’interpréter au niveau de l’existant lui-même. Avant d’être une affaire de méthode et de démarcation scientifique, l’herméneutique se joue à l’échelle d’un être qui n’existe qu’en comprenant. Si Ricœur aspire également à montrer le sens de la dérivation de l’herméneutique méthodologique et épistémologique de l’herméneutique ontologique, c’est en mobilisant une autre voie que celle empruntée par Heidegger :
- 37 Idem.
« Pour que le renversement du comprendre épistémologique à l’être comprenant soit possible, il faudrait que l’on puisse décrire directement – sans souci épistémologique préalable – l’être privilégié du Dasein, tel qu’en lui-même il est constitué, et retrouver ensuite la compréhension comme un de ses modes d’être37. »
43Quelles implications faut-il tirer de cette « voie longue de l’herméneutique » sur la question onto-anthropologique dans les sciences sociales ? On peut dégager deux implications majeures. La première concerne la position même du chercheur en sciences sociales, la seconde concerne le statut de celles et ceux qui sont objectivés au cours des enquêtes scientifiques.
44Les problèmes attenants à la position du chercheur en sciences humaines et sociales peuvent être posés dans les termes à la fois épistémologiques et onto-anthropologiques de l’appartenance et de la distanciation. Paul Ricœur partage jusqu’à un certain point les présupposés de l’ontologie herméneutique de l’auteur de Vérité et méthode : il n’est de connaissance possible des phénomènes historiques, sociaux, culturels que pour un être qui est toujours déjà pris, convoqué par une tradition. Contre l’idéal-type du sociologue ou de l’historien placé en position de surplomb, sans attache, sans appartenance à une culture, à un groupe social, à un temps historique, Ricœur, avec Gadamer, juge impossibles toute compréhension savante, toute connaissance scientifique déracinée, sans précompréhension préalable. Le chercheur en sciences sociales ne saurait échapper à sa condition d’être situé dans un monde.
- 38 Grondin J., Le tournant herméneutique de la phénoménologie, Paris, PUF, p. 83.
45Le fait onto-anthropologique de l’appartenance de l’interprète aux choses déjà dites a pour conséquence, dans la perspective d’un Gadamer, de rejeter les méthodes d’objectivation pratiquées dans les sciences humaines et sociales. Toute distanciation, pour une herméneutique ontologique radicale, est d’emblée « aliénante ». À l’explication, l’herméneutique post-heideggerienne préfère l’interpellation, à l’objectivation, elle préfère le « dialogue de la question et de la réponse » : l’herméneute est toujours « concerné, transformé et formé par le “sens” qui l’entraîne, un peu comme le fait un roman ou une œuvre musicale. Ses “données” sont toujours parlantes et sollicitent une réponse, que l’on appelle une interprétation. C’est de cet événement de compréhension que Gadamer veut faire l’herméneutique38 ». À la différence de Gadamer, la reconnaissance de l’appartenance de l’interprète aux choses déjà dites ne se traduit pas chez Ricœur dans une exclusion des méthodes d’objectivation pratiquées par l’historien ou le sociologue. D’une part, l’onto-anthropologie herméneutique fondée sur le dialogue de la question et de la réponse charrie une compréhension trop immédiate, peu compatible avec les exigences de la science. D’autre part, les méthodes d’objectivation utilisées en histoire ou en sociologie ne sont pas en soi aliénantes : elles libèrent au contraire du sens qui n’est pas déjà présent dans l’interpellation. Expliquer plus ne revient pas à aliéner l’interprétation, mais à augmenter le pouvoir de la compréhension. Enfin, l’herméneute n’est pas astreint à sa condition d’être situé : il peut projeter à partir de sa situation des horizons de sens à la faveur de variations imaginatives sur son objet. La distanciation n’est plus ici d’ordre seulement méthodologique mais politique lorsque les sciences humaines et sociales se fixent en outre pour objectif, dans une optique habermassienne, de s’émanciper des distorsions de la communication, des préjugés et des idéologies au nom de l’édification d’une société plus transparente à elle-même.
46Construire une sociologie herméneutique, au point de vue onto-anthropologique, ne se réduit pas à l’élaboration d’une dialectique entre l’appartenance et la distanciation qui concerne le chercheur en sciences humaines et sociales. C’est que l’interprété par le chercheur est aussi un interprétant, quand bien même une partie substantielle de nos activités quotidiennes serait gouvernée par des actes routiniers pré-réflexifs. La révolution de l’herméneutique onto-anthropologique a donc des conséquences directes sur la manière dont les sciences sociales considèrent celui qui est à interpréter. Chez Ricœur, cette révolution débouche clairement sur une herméneutique du soi, sur l’analyse des activités interprétatives et auto-interprétatives des sujets, sur l’étude des capacités d’un sujet parlant, agissant, racontant, s’imputant des actes. Cette philosophie herméneutique s’oppose clairement aux sciences sociales qui font du sujet « un idiot culturel », un être incapable de se gouverner réflexivement, un être uniquement joué par des mécanismes sociaux qui s’imposent à lui. Non que Ricœur passe sous silence les dissimulations, les illusions, la mauvaise foi du sujet sur lui-même. L’herméneutique du soi doit au contraire comporter légitimement une attitude de soupçon, qui doit appeler en contrepartie une attitude d’attestation :
- 39 Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990, p. 33.
« L’attestation se présente comme une sorte de croyance. Mais ce n’est pas une croyance doxique, au sens où la doxa – la croyance – a moins de titre que l’épistémè – la science, ou mieux le savoir. Alors que la croyance doxique s’inscrit dans la grammaire du “je crois-que”, l’attestation relève de celle du “je crois-en”39. »
47La dialectique du soupçon et de l’attestation vient ici compléter utilement celle de l’appartenance et de la distanciation.
- 40 Carr D., « Épistémologie et ontologie du récit », Paul Ricœur, Les métamorphoses de la raison herm (...)
48L’importance accordée par Ricœur aux activités interprétatives et auto-interprétatives du soi rencontre de manière féconde les présupposés ontologiques à l’œuvre aussi bien dans certaines recherches ethnométhodologiques que dans les variantes actuelles de la sociologie pragmatique sous la plume notamment de L. Boltanski et de L. Thévenot. Qu’il s’agisse de rendre compte des multiples « ethnométhodes » par lesquelles la réalité sociale se construit et se reconstruit, des « arts de faire » au quotidien (au sens de Michel de Certeau), des techniques « d’adaptation secondaire », de « négociations » et de reconfigurations de rôles (au sens de E. Goffman et de A. Strauss), des capacités critiques des agents sociaux qui vivent des situations d’injustice, des capacités des individus à se mettre en récit selon des modalités différenciées d’identité narrative, nous avons là toute une gamme de pratiques qui reposent sur une herméneutique du soi. Ainsi, la capacité à faire récit d’une pratique, d’une expérience ou d’un événement, n’est pas seulement une disposition qui appartient aux professionnels de l’interprétation savante que sont les historiens et les sociologues. Comme le souligne David Carr, on peut concevoir un statut ontologique pour le récit au niveau des personnes et des communautés : « On peut dire qu’elles ont une “existence racontée”, qu’elles existent dans la mesure où elles se constituent en unités narratives, comme sujets d’une histoire40. » Le récit du sociologue ou de l’historien est ainsi toujours précédé ontologiquement par l’autoconstitution narrative de la réalité, à l’échelle individuelle et collective.
49Construire une sociologie herméneutique en venant de Ricœur ne signifie pas que ce projet soit tout entier déjà pré-formaté dans l’œuvre du philosophe. Si Ricœur a posé des jalons essentiels qui rendent possible la fabrication d’un paradigme renouvelé de l’interprétation dans les sciences sociales, la tâche est assurément à poursuivre, notamment en mettant à l’épreuve de terrains empiriques ce modèle d’analyse. Dessein que poursuit notre ouvrage.
50Si nous avons distingué, pour les besoins de l’analyse, les plans méthodologique, épistémologique, et onto-anthropologique, nous espérons avoir montré que c’est au sein d’une même trame que se joue, dans l’œuvre de Ricœur, une même herméneutique exprimée sous plusieurs facettes. En d’autres termes, la sociologie ainsi constituée se présente comme triplement herméneutique. D’un côté, les choix méthodologiques, notamment à travers la dialectique de l’explication et de la compréhension, affectent directement le statut scientifique de la sociologie en particulier, et des sciences humaines et sociales en général (au regard des sciences de la nature). D’un autre côté, l’épistémologie herméneutique, malgré sa valeur réflexive propre, dérive d’une structure onto-anthropologique où le comprendre se pose d’abord au niveau de l’activité auto-interprétative des sujets sociaux.
51Au plan proprement méthodologique, nous avons souligné à la fois les apports et les limites de l’opération de transfert de la théorie herméneutique du texte à la théorie de l’action. Apports d’une méthode herméneutique qui permet notamment de penser autrement le phénomène d’autonomisation de l’action. Limites d’une méthode qui requiert, d’une part, le secours de la socio-phénoménologie pour rendre compte de la genèse des institutions et des systèmes d’action, d’autre part, l’appui de la sociologie pragmatique pour analyser la manière dont les systèmes d’action ainsi autonomisés se reconfigurent à chaque fois dans des pratiques et des interactions situées.
52Au plan proprement épistémologique, nous avons insisté sur l’originalité de la position de Ricœur au regard de l’entreprise diltheyienne. Si Paul Ricœur reprend de son prédécesseur l’ambition d’édifier une épistémologie autonome des sciences humaines et sociales, il refuse en revanche de sacrifier l’explication pour la compréhension. Seule une méthode explicative rigoureuse est à même de constituer les fondations scientifiques de ces disciplines. L’épistémologie herméneutique, issue originairement de la théorie du texte, peut ainsi être transférée comme nouveau paradigme de la sociologie, le modèle structural étant privilégié par Ricœur pour assurer la fonction explicative des systèmes d’action. Nous avons reconnu toutefois que, dans l’ensemble de l’œuvre de notre auteur, le modèle d’explication, loin de s’épuiser dans la matrice structuraliste, pouvait laisser place à des modèles alternatifs, notamment le schéma causal de l’action.
53Au plan proprement onto-anthropologique, la contribution majeure de Paul Ricœur consiste dans une double dialectique. Du point de vue de l’interprétation savante, historienne ou sociologique, la dialectique de l’appartenance et de la distanciation admet à la fois le fait de la situation du chercheur dans un monde et une époque et reconnaît la nécessité d’une mise à distance objectivante, sans être aliénante. Du point de vue des sujets interprétés et à interpréter par le chercheur, la dialectique de l’attestation et du soupçon débouche sur une herméneutique du soi qui résonne ici avec certaines recherches menées dans le cadre de certains courants de la sociologie pragmatique.
Notes
1 Ricœur P., « La tâche de l’herméneutique en venant de Schleiermacher et de Dilthey », Du texte à l’action, Paris, Le Seuil, 1986, p. 75-100.
2 C’est le titre de la contribution de Ricœur que l’on prendra ici principalement comme référence : « L’action sensée considérée comme un texte », Du texte à l’action, op. cit., p. 183-212.
3 Ibid., p. 183.
4 Weber M., Économie et société, Paris, Plon, 1971. Par action, Weber entend ainsi tout comportement humain par lequel un individu agissant lui attache une signification subjective. Corrélativement, la sociologie, sous cette variante compréhensive, se fixe pour objectif de comprendre en l’interprétant cette « action sensée ». Échappent par conséquent à la sociologie les conduites étrangères au sens.
5 Ricœur P., Philosophie de la volonté, II, Paris, Le Seuil, 2009.
6 Ricœur P., Le conflit des interprétations, Paris, Le Seuil, 1969.
7 Ibid., p. 16.
8 Ricœur P., « L’action sensée considérée comme un texte », op. cit., p. 191.
9 Ibid., p. 193.
10 Ibid., p. 196.
11 Voir en particulier « Hegel et Husserl sur l’intersubjectivité », Du texte à l’action, op. cit., p. 281-302.
12 Berger P. et Luckmann T., La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens, 1994, p. 78.
13 Ibid., p. 84-85.
14 Ricœur P., « L’action sensée considérée comme un texte », op. cit., p. 195.
15 Quéré L., « L’interprétation en sociologie », La sociologie à l’épreuve de l’herméneutique. Essais d’épistémologie des sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 26.
16 Les objections que l’on formule à l’encontre du « pan-textualisme » de Ricœur sont toutefois à relativiser, si l’on prend en considération ne serait-ce que la publication de travaux ultérieurs, notamment son ouvrage de maturité : La mémoire, l’histoire, l’oubli (Paris, Le Seuil, 2000). Il n’est pas faux de voir dans la partie épistémologique de ce texte un « tournant » micro-historique et pragmatique de sa théorie de l’action. Sans minimiser l’impact des « structures dispositionnelles », des « grammaires » de l’action, de la temporalité longue et des régularités, Ricœur accorde désormais plus d’importance à la variation des jeux d’échelles en histoire (avec des historiens comme J. Revel, C. Ginzburg, B. Lepetit…), aux dispositions de négociation de la contrainte, d’appropriation des normes, de subversion des institutions (avec des sociologues comme L. Thévenot ou L. Boltanski). Le philosophe préfère désormais parler d’institutionnalisation plutôt que d’institution : « Considéré d’un point de vue dynamique, le processus d’institutionnalisation oscille entre la production de sens à l’état naissant et la production de contrainte à l’état établi. Ainsi pourrait être formulée l’idée d’une échelle d’efficacité des représentations. » (Ibid., p. 283.)
17 Kaufmann L. et Quéré L., « Comment analyser les collectifs et les institutions ? », inFornel M. de, Ogien A. et Quéré L. (dir.), L’ethnométhodologie. Une sociologie radicale, Paris, La Découverte, 2001, p. 379. On verra plus loin cependant en quoi la microsociologie herméneutique exige de sortir du présupposé méthodologique purement descriptif requis par l’ethnométhodologie.
18 Dilthey W., Origine et développement de l’herméneutique. Le monde de l’esprit, Paris, Aubier, 1947.
19 Si l’opposition entre expliquer et comprendre s’est posée avec le plus d’acuité dans le cadre de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire critiques allemandes, cette opposition, selon une hypothèse que Von Wright reprend à Kurt Lewin (Von Wright G. H., Explanation and understanding, Ithaca, Cornell University Press, 1971, p. 40), trouve des racines plus lointaines dans l’antagonisme entre la tradition aristotélicienne et la tradition galiléenne. Pour rendre compte d’un phénomène, les Galiléens privilégient une explication mécanique (explication par des causes antécédentes), alors que les aristotéliciens demandent, en outre, une explication téléologique qui requiert une compréhension du but (ce en vue de quoi, par exemple, une action a été accomplie).
20 Les objections que Ricœur adresse à Dilthey ne sont valables que dans le cadre du premier itinéraire du philosophe allemand. Si l’on se reporte à l’œuvre ultérieure de Dilthey (notamment L’introduction à l’étude des sciences humaines et L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit), on ne rencontre plus de dichotomie aussi marquée entre expliquer et comprendre et corrélativement entre sciences de la nature et sciences de l’esprit. Dans la mesure où l’esprit n’est pas ontologiquement extérieur à la nature, il requiert également une explication sur le modèle des sciences de la nature. Il faut donc saisir l’opposition entre esprit et physique, entre phénomènes culturels et phénomènes naturels, non comme l’opposition entre deux substances indépendantes, mais comme deux points de vue sur une même réalité psycho-physique qui demande à la fois une explication et une compréhension. Par ailleurs, Ricœur fait peu de cas de la rupture de Dilthey, surtout à partir de la publication de L’édification, à l’égard de l’herméneutique psychologique. Le tournant herméneutique en question exige désormais de comprendre dans un texte, comme dans une institution, non pas la dimension psychique latente mais l’ensemble de ce qui fait sens. C’est cette démarche ensembliste par laquelle il faut interpréter réciproquement le tout et les parties d’un ensemble donné qui vient se substituer à la Nachfühlung. Sur le tournant herméneutique chez Dilthey, voir la présentation de Sylvie Mesure à L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, Paris, Cerf, 1988, p. 22-23 et Wismann H., « Herméneutique générale, herméneutique universelle », inSalanskis J.-M., Rastier F. et Scheps R. (dir.), Herméneutiques : textes, sciences, Paris, Cerisy-Paris, p. 80 et suiv.
21 Ricœur P., « Expliquer et comprendre », Du texte à l’action, op. cit., p. 165.
22 Voir notamment sa discussion avec l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, in « Structure et herméneutique », Le conflit des interprétations, op. cit., p. 31-63,
23 Ricœur P., « Qu’est-ce qu’un texte ? », Du texte à l’action, op. cit., p. 150.
24 On peut se demander toutefois si le structuralisme n’emprunte pas certains éléments de sa méthodologie aux sciences formelles et aux sciences de la nature. C’est le cas lorsque des structuralistes comme Lévi-Strauss ou Lacan cherchent dans la logique et les mathématiques des ressources méthodologiques pour analyser les mythes ou les productions de l’inconscient. Comme Ricœur, Lévi-Strauss cherche bien à dépasser la dualité herméneutique de l’expliquer et du comprendre, mais selon une voie différente. Car il s’agit bien pour le structuraliste, comme l’atteste le commentaire de Vincent Descombes, de conjuguer le mode d’explication causale constitutif des sciences naturelles et la compréhension du sens des institutions (voir Descombes V., La denrée mentale, Paris, Les Éditions de Minuit, 1995, p. 90). Le modèle de l’anthropologie structurale, loin d’évacuer le modèle causal d’explication, l’intègre au contraire comme ressource épistémologique.
25 L’objection de Ricœur n’est pas valable toutefois pour l’ensemble du courant structuraliste. Vincent Descombes montre ainsi, en s’appuyant sur le texte de la Leçon inaugurale de Lévi-Strauss au Collège de France, que l’anthropologie structurale cherche à combiner « l’explication causale et l’expérience du comprendre » (Descombes V., ibid., p. 90).
26 Ibid., p. 152.
27 C’est ainsi par exemple que L. Quéré critique la méthode herméneutique : « Le sociologue n’a pas à corriger les explications ou les interprétations que les acteurs ne cessent de produire à toutes fins pratiques ; elle considère aussi qu’expliquer ou interpréter reviendrait à invoquer des déterminations externes pour rendre compte du caractère régulièrement ordonné des conduites, ou alors procéder à des qualifications qui, somme toute, peuvent difficilement être différentes de celles des acteurs eux-mêmes. » (Quéré L., « L’interprétation en sociologie », op. cit., p. 33.) On peut réciproquement se demander si, en refusant d’interpréter et d’expliquer, le sociologue apporte une véritable plus-value de connaissance à l’action sociale. On peut se demander également si une attitude purement descriptive est possible dès lors que le monde social n’offre pas de lisibilité immédiate de ses sens, dès lors que les agents sociaux peuvent être joués par des illusions sur eux-mêmes, que le sens même de leur motivation et de leur conduite peut leur échapper. Pour autant que le sociologue délimite un terrain d’analyse, construit un objet, mesure des écarts entre des « performances situées » et des comportements types, il se livre bien à une activité interprétative. Le sociologue n’échappe pas, comme les agents sociaux qu’il prend pour objet, à sa condition d’« animal herméneutique », quand bien même toute activité humaine ne serait-elle pas réductible à une intentionnalité interprétative. C’est la raison pour laquelle, malgré les judicieuses mises en garde de l’ethnométhodologie contre les excès d’interprétation et les explications mécanistes, il nous semble difficile de nous passer de l’interprétation et de l’explication en sciences sociales.
28 Ricœur P., « Le modèle du texte : l’action sensée considérée comme un texte », op. cit., p. 209. C’est un tel transfert épistémologique du modèle structural que l’on rencontre par exemple dans l’anthropologie de Lévi-Strauss ou dans la sociologie du champ social chez P. Bourdieu (pour une confrontation entre Ricœur et Bourdieu, voir notre contribution, « L’anthropologie fondamentale de P. Ricœur dans le miroir des sciences sociales », Information sur les sciences sociales, 47[1], janvier 2008, p. 21-54).
29 Ricœur P., « L’action sensée considérée comme un texte », op. cit., p. 209.
30 Ricœur P., Temps et récit, t. 1, Paris, Le Seuil, 1983, p. 322-332.
31 Ricœur P., « Expliquer et comprendre », op. cit., p. 171.
32 Certains modèles épistémologiques, par exemple la sociologie de P. Bourdieu, peuvent tout à fait conjuguer modèle structural et modèle causal. Ainsi la notion de champ relève à la fois d’une approche relationnelle et structurale (rapports oppositifs d’agents ou de groupes sociaux dans une configuration sociale donnée) et d’une approche causale (détermination des positions et des prises de position des agents sociaux par des « forces dispositionnelles »).
33 Si l’on élargissait la réflexion de Ricœur à la philosophie de l’histoire, il faudrait ajouter encore d’autres modèles d’explication, issus des théories narrativistes, notamment l’explication par mise en intrigue et l’explication téléologique. On peut se demander toutefois si ces deux derniers registres ne relèvent pas davantage de la compréhension (comprendre une histoire, comprendre des motifs en vue de…) que de l’explication, si l’on considère que l’on se place, hors du champ de la causalité humienne, du côté des raisons d’agir (voir Temps et récit, t. 1, op. cit., p. 217-311).
34 Le concept d’onto-anthropologie est de notre fait. Ricœur, Gadamer et Heidegger parlent plus simplement d’ontologie pour désigner le comprendre comme mode d’être, mais avec le risque d’une confusion avec l’ontologie comme philosophie de l’être en tant qu’être.
35 Michel J., Paul Ricœur. Une philosophie de l’agir humain, Paris, Cerf, 2006.
36 Ricœur P., « Existence et herméneutique », Le conflit des interprétations, op. cit., p. 14.
37 Idem.
38 Grondin J., Le tournant herméneutique de la phénoménologie, Paris, PUF, p. 83.
39 Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990, p. 33.
40 Carr D., « Épistémologie et ontologie du récit », Paul Ricœur, Les métamorphoses de la raison herméneutique, Paris, Cerf, 1991, p. 212.
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