Étrangers dans la cité romaine : introduction à l’étude
p. 9-21
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Texte intégral
1Cet ouvrage reproduit les Actes du Colloque « Habiter une autre patrie » : des incolae de la République aux peuples fédérés du Bas-Empire, qui s’est tenu à l’Université de Valenciennes les 14 et 15 octobre 2005, et avait été organisé de façon conjointe par le CRHiCC (Centre de Recherches d’Histoire, Civilisations et Cultures des pays du monde occidental) de cette université et par le CESAM (Centre d’études des Sociétés Antiques et Médiévales) de l’Université du Maine. Comme la première phrase de l’intitulé du colloque, « Habiter une autre patrie », l’indiquait déjà clairement, c’étaient les modalités d’installation de l’étranger dans la cité romaine qui faisaient l’objet de la rencontre, dans un cadre chronologique très étendu qui allait de la République à la fin de l’Empire.
2C’était, en somme, un sujet d’histoire sociale qui faisait écho à des thématiques de l’histoire la plus contemporaine, celle qui étudie plus particulièrement le vécu de la coexistence ou, si l’on préfère, de la cohabitation intercommunautaire. Lorsque, au début de l’année 2004, nous l’avions choisie, cette référence à l’histoire contemporaine répondait à la volonté d’établir des liens, au sein de l’équipe d’Accueil multidisciplinaire du CRHiCC de Valenciennes, avec les spécialistes des périodes plus récentes de l’histoire, les collègues contemporanéistes notamment, qui étudiaient les phénomènes migratoires et la ville industrielle1. Il s’agissait de travailler autour de problématiques communes, tout en gardant la spécificité disciplinaire qui est propre à l’histoire ancienne. Dans la même ligne, et pour des thématiques assez proches, dans des années récentes d’autres spécialistes de l’histoire ancienne ont déjà montré la voie.
3Je fais référence ici plus particulièrement à deux historiennes de la Rome antique, Marta Sordi et Claudia Moatti, qui ont animé l’une et l’autre des rencontres d’étude sur les problèmes de l’émigration et de la mobilité des personnes dans le monde antique. La première, dans la première moitié des années 1990, avait choisi de consacrer à ce sujet une série de séminaires à l’Université Catholique de Milan qui concernaient uniquement l’Antiquité grecque et romaine2. Le programme lancé au début des années 2000 par la seconde, en revanche, engageait dès le départ les antiquisants dans une confrontation fructueuse avec les spécialistes des autres périodes de l’histoire. Il s’agissait, en effet, d’étudier « La mobilité des personnes en Méditerranée depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne » à travers une série de rencontres biennales qui, à partir de 2002, ont sillonné la Méditerranée, depuis Rome, siège de la première table ronde, jusqu’à Istanbul où s’est déroulée en juin 2005 la sixième des huit rencontres prévues3. Les Actes des deux premières tables rondes de 2002, consacrées aux « Procédures de contrôle et documents d’identification », viennent de paraître dans la Collection de l’école Française de Rome4. La méthode employée et les objectifs visés par ce vaste et ambitieux projet apparaissent déjà clairement définis par Cl. Moatti pour la période romaine dans un article paru en 20005. Tout en soulignant les spécificités propres au monde antique, Cl. Moatti n’y oubliait pas la référence à des grands classiques de l’histoire de l’immigration contemporaine6. Contrairement à la plupart des études consacrées à celle-ci, cependant, le nouveau programme cherche essentiellement à saisir les instruments et les modalités de contrôle de la circulation des individus au sein des cités, de l’Empire, voire au-delà de ses frontières. C’est donc essentiellement l’aspect institutionnel et normatif du déplacement en lui-même qui est au centre des intérêts.
4Il s’agit d’une perspective somme toute assez différente par rapport à celle du Colloque de Valenciennes qui, de façon certes plus modeste, a focalisé son attention sur le produit de ces déplacements, à savoir le vécu de l’installation. Autrement dit, au lieu de s’intéresser aux individus en mouvement, on essayait de les cerner au moment où ils se fixent quelque part. Quels critères régissent la définition des différents statuts des communautés « étrangères » par rapport à celui, dominant, des citoyens de la cité ? Comment se concrétise, quotidiennement, la coexistence infra-communautaire dans le vécu des relations sociales ? Quelles évidences permettent d’identifier et de reconnaître les différents groupes sur le terrain ? Ce sont les principales questions auxquelles les intervenants au Colloque de Valenciennes ont essayé d’apporter des réponses. Le cadre géographique privilégiait surtout l’Occident et la Gaule du Nord, sans négliger cependant certains cas particulièrement significatifs en Orient, qui pouvaient servir d’éléments de comparaison.
5Dans l’identification de ces individus en mouvement, l’épigraphie constitue évidemment un instrument privilégié. Au cours de ces cinquante dernières années la progression constante des études à caractère prosopographique a contribué à accroître considérablement nos connaissances sur les origines géographiques des individus. Au cours des années quatre-vingt-dix, on a vu paraître des synthèses d’histoire régionale ou provinciale fondées essentiellement sur la documentation épigraphique7. Parmi celles-ci, l’ouvrage de Lothar Wierschowski, Die regionale Mobilität in Gallien nach den Inschriften, publié en 1995, dont l’objectif déclaré était de décrypter la mobilité des individus, des familles, des groupes socioprofessionnels, tout en éclairant les relations économiques entre cités et régions, présente une perspective plus directement pertinente par rapport à notre sujet8.
6Mais une telle étude, bien que fort utile par la masse du corpus (640 inscriptions), facilement accessible grâce aux nombreux indices et tableaux, s’écarte pourtant quelque peu de la problématique du Colloque de Valenciennes. L’accent y est essentiellement porté, en effet, sur les dynamiques migratoires des étrangers en tant qu’individus, mais on a, en revanche, beaucoup plus de mal à les cerner en tant que groupes, en tant que communautés résidentes. Au contraire, les inscriptions de Délos de la fin de la République non seulement nous font connaître l’identité des innombrables negotiatores étrangers, les Romains et les Italiens parmi d’autres, mais ceux-ci apparaissent également organisés en associations cultuelles. Cela explique pourquoi le cas de Délos était bien présent à notre esprit, comme modèle, lorsque la problématique scientifique du colloque a été esquissée. Si Délos nous a servi de modèle, c’est sans doute à cause de la richesse du répertoire épigraphique, mais c’est aussi en raison de son utilisation en termes d’histoire sociale dès le début du xxe siècle. En étudiant, en effet, les associations à des fins cultuelles où les marchands d’origine osque côtoyaient les Romains de souche, J. Hatzfeld se demandait déjà si les intéressés n’avaient pas le sentiment d’appartenir au même groupe. De façon analogue, il faisait également ressortir comment, pour les Grecs de Délos, les deux termes d’Italikoi – comprenant les Grecs d’Italie du Sud – et de Romaioi étaient synonymes9. Ce vécu social contraste singulièrement avec la situation en Italie, où, à la même époque, les conflits déterminés par les différences de statut juridique entre Romains et Italiens se trouvaient exacerbés. Après J. Hatzfeld les études sur les communautés étrangères à Délos ne se sont jamais interrompues : on pense plus particulièrement, dans les années 1970-1990, à celles de M.-Fr. Baslez, sur les communautés orientales notamment, sans oublier le colloque sur Les Italiens dans le monde grec organisé par Cl. Hasenhor et Ch. Müller en 199810. Parmi les contributions aux Actes du Colloque de Valenciennes, celle de Cl. Hasenhor permet de verser une nouvelle pièce au dossier délien.
7Si, malgré quelques rares exceptions comme celle de Délos, il est aussi difficile dans le monde romain d’étudier les étrangers en tant que groupes, en tant que communautés résidentes, cela est dû au fait que dans les cités romaines la perception de ces groupes ne passe pas spécialement par des catégories nationales, mais fait davantage appel aux notions juridiques propres à la romanité. La définition du statut d’incola, évoqué dans l’intitulé du colloque, permet de bien saisir ce phénomène. D’ailleurs, la première phrase « Habiter une autre patrie » qui l’introduit, bien qu’il ne s’agisse pas d’une citation littérale, est néanmoins directement inspirée par la définition du terme incola donnée par Saint Augustin dans le Commentaire du Psaume 55 : « Incolae dicuntur qui habitant in patria non sua11 ». L’incola est donc pour lui l’individu établi à demeure dans une patrie qui n’est pas la sienne. Et la patrie, bien entendu, est la patrie locale, la cité dont on est originaire par filiation, et non pas Rome, l’Urbs, « commune patrie », selon la définition des juristes de l’époque classique12. À la fin de l’Antiquité, Saint Augustin revient donc sur un concept qui est le produit d’une évolution historique complexe et qui englobe des catégories de population très disparates. De cette complexité le même Augustin semble conscient, comme il est conscient du fait que la cité romaine connaît plusieurs catégories d’étrangers. Dans le commentaire d’un autre psaume, il s’évertue à traduire le terme grec paroikos : « ce que signifie en grec paroikos, certains des nôtres le traduisent inquilinus, certains incola, voire parfois encore advena13 ». Sans aborder la question des paroikoi, les étrangers domiciliés du monde grec hellénistique14, on remarquera qu’à Rome on connaît plusieurs catégories d’étrangers à la cité : les étrangers au sens large, que l’on peut assimiler à des étrangers de passage, des voyageurs (advenae15), les étrangers qui ont émigré dans une autre cité, qui y résident, mais qui n’ont pas vocation à y rester (inquilini16), et les incolae, c’est-à-dire les étrangers qui, au bout de dix ans de résidence – c’est la durée légale fixée à l’époque d’Hadrien –, ont obtenu la reconnaissance du statut « d’étranger résident » de la part des curies municipales, un statut qui implique certains privilèges et certaines obligations (munera) et qui leur permet de participer, conformément au rang qui leur est reconnu, à la vie publique17. La condition d’incola est donc un statut juridique romain collectif qui s’applique au niveau de la cité (de droit romain ou latin) indépendamment de l’origine, de la « nationalité », de l’incola : celui-ci peut être, en effet, citoyen romain originaire d’une autre cité romaine, citoyen latin originaire d’une communauté de droit latin, pérégrin enfin s’il est issu d’une civitas pérégrine.
8Un des problèmes qui se posaient dans le cadre du colloque était donc d’essayer de cerner de plus près l’identité de ces individus désignés de façon collective comme incolae. Et on ne pouvait répondre à cette question qu’en prenant en compte les origines historiques de l’incolatus dans l’Italie républicaine. O. Licandro et, de façon diverse et complémentaire, E. Hermon, reviennent, au cours des pages qui suivent, sur la question des origines du statut des incolae et son évolution depuis les premiers siècles de la République jusqu’au Haut-Empire.
9Dans l’Italie républicaine le terme d’incola est attesté par les sources littéraires, Plaute notamment, dès le début du iie s. av. J.-C.18. L’inscription des inquolae Samnites d’Aesernia remonte aussi au iie s. av. J.-C.19. Cependant c’est la définition du statut juridique des incolae, donnée à l’époque d’Hadrien par le juriste Sextus Pomponius, telle que l’interprète U. Laffi, qui semble donner une piste pour essayer d’appréhender la double origine, urbaine et rurale, de l’incolat. Pour Sextus Pomponius, en effet, l’incola est celui qui a établi son domicile (domicilium) dans un endroit donné (aliqua regio). Ce n’est pas un hasard s’il emploie le terme générique de regio, car tout de suite après il précise que l’incola n’est pas seulement celui qui habite dans une ville (oppidum) mais aussi celui qui possède une terre sur le territoire de la cité20. Bien que tardive, cette définition garde peut-être le souvenir de la double origine de l’incolatus. Elle nous montre, en effet, qu’il existe deux catégories d’incolae, ceux de la campagne et ceux de la ville, les origines des uns et des autres étant à mettre en relation avec deux phénomènes historiques distincts : celui de la colonisation romano-latine de l’Italie, qui débute au ive s. av. J.-C., et celui du développement des trafics et des échanges en Méditerranée au sein de l’Empire de Rome, qui se manifeste surtout à partir du iie s. av. J.-C.
10Les incolae de la deuxième catégorie, que j’ai appelés, pour simplifier, les incolae des villes, appartiennent, dans leur grande majorité, au monde du commerce et du négoce. Dans son importante étude, publiée il y a une dizaine d’années, Y. Thomas21 avait déjà souligné le lien étroit qu’il y a entre le statut d’incola et la naissance du concept juridique de domicilium. Les incolae sont, en effet, des individus qui ont établi leur domicile ailleurs que dans leur patrie, comme le dit aussi Sextus Pomponius, en entendant par patrie la cité dont on est originaire par filiation. Pour Y. Thomas c’est à partir du début du ier s. av. J.-C., avec la mise en place de la municipalisation de l’Italie, que se développe le concept de domicilium en tant que lieu de résidence, librement choisi par l’individu, qui diffère de la maison ancestrale de la patrie originelle22. C’est là qu’il décide d’établir sa domus, le siège de ses affaires, là qu’il gère son patrimoine, là qu’il garde ses écritures comptables23. Le lien avec le monde du négoce est donc direct et évident ; cependant, pour la datation du phénomène, nous préférons le faire remonter plus haut, vers la fin du iiie s. av. J.-C., en suivant les arguments présentés récemment par O. Licandro24.
11Tous ceux qui résident, de façon plus ou moins permanente, ailleurs que dans leur patrie ne peuvent certainement pas être assimilés à des incolae. En effet, le statut de l’incolat n’est que l’un, parmi beaucoup d’autres, des statuts réservés aux étrangers dans les cités de l’Empire romain. Il ne s’applique, de surcroît, qu’aux cités de droit romain (ou latin) qui ne sont qu’une minorité dans l’Empire. Or, le thème du Colloque de Valenciennes concernait tous ceux qui, dans l’Empire romain, « habitent une autre patrie », tous ceux qui ont choisi d’établir leur domicile, temporaire ou permanent, ailleurs que dans leur « patrie », en entendant par patrie la patrie locale, la cité d’attache dont sont issus les ancêtres25. À partir du iie s. av. J.-C., et pendant toute la période impériale, la plupart de ces « domiciliés ailleurs » sont liés aux lieux de commerce et de négoce, c’est pourquoi une section de ce colloque leur était réservée : qu’il s’agisse des Nabatéens en Italie évoqués par Ch.-G. Schwentzel, des communautés orientales de marchands des grands ports de Puteoli et Délos, présentées par G. Soricelli et Cl. Hasenhor, ou, plus en général, des égyptiens, aux activités professionnelles multiples, attestés dans plusieurs villes d’Occident, qui ont été étudiés par J.-L. Podvin.
12Aux iie-ier s. av. J.-C., on le comprend, les citoyens romains sont parmi les principaux protagonistes de cette mobilité, et nous les retrouvons établis dans plusieurs cités de l’Empire. Dans la plupart de celles-ci – les cités de droit prérégrin – les Romains sont à double titre des étrangers – étrangers à la ville, étrangers en tant que Romains –, mais des étrangers qui gardent toutefois des structures associatives, souvent capables d’influer de façon significative sur la vie des cités d’accueil. Ce sont les conventus civium Romanorum, dont le cas, pour la Mésie inférieure (Scythie mineure), a été exposé par A. Avram, et, pour Délos, par Cl. Hasenhor26.
13Pour les citoyens romains résidents à l’étranger, comme pour d’autres, c’est très souvent lors de l’exercice de cultes que ces communautés se révèlent à nous, que ce soit par le témoignage de l’épigraphie ou des indices archéologiques. Il s’agit là d’un thème supplémentaire, essentiel à la problématique du Colloque de Valenciennes, à savoir le rôle joué par les cultes dans la définition de l’aspect identitaire de ces communautés en terre étrangère. Déjà présent dans l’inscription votive des inquolae Samnites à Aesernia, le sujet de la sphère cultuelle comme lieu de l’identité revient à plusieurs reprises au cours de cette publication, que ce soit à Délos, à Puteoli ou en Afrique du Nord (N. Brahmi), depuis les débuts de l’Empire jusqu’à la fin de l’Antiquité. Dans l’espace régional de la Gaule du Nord, c’est le cas notamment pour le lieu de culte germanique d’Arras, présenté au colloque par A. Jacques. En effet, dans cette cité où la Notitia Dignitatum connaît une garnison de Lètes Bataves27, les fouilles archéologiques récentes ont révélé l’installation, au dernier quart du ive s., d’un sanctuaire voué au culte du dieu germanique Fro, un dieu de la fertilité, comme le montrent les attributs phalliques de la statue en grès landénien de 60 cm de hauteur qui a été retrouvée sur place. À Arras, nous sommes en présence de l’un des rares lieux de culte germanique connus en Europe.
14Last, but not least, les découvertes d’Arras nous permettent de conclure sur le deuxième volet du colloque : l’installation des barbares Lètes et Gentiles dans le Nord de la Gaule aux ive-ve s., et d’expliquer par là même quel est le point d’attache entre ce thème privilégié de l’histoire de l’Antiquité tardive et le lieu, ainsi que la problématique plus générale, du Colloque de Valenciennes. Dans le texte de la Notitia Dignitatum déjà cité, celle d’Arras n’est qu’une des douze garnisons de Laeti qui, chacune sous les ordres d’un préfet, depuis le Massif central (Clermont-Ferrand), couvrent le Nord de la Gaule, de la région de Trèves jusqu’à Rennes, en passant par Le Mans28. Or, parmi les douze, on en trouve également une établie à Valenciennes, au site de Fanum Martis. La fortification – un castellum de 1,8 ha – a été reconnue archéologiquement à proximité immédiate du site de l’Université. Malheureusement il s’agit pour la plupart de fouilles anciennes, ce qui nous prive d’éléments de chronologie absolue29. Ce clin d’œil à la réalité archéologique locale n’explique pas évidemment à lui seul les raisons du « grand écart » chronologique, de la fin de la République à la fin de l’Antiquité, qui a été délibérément imposé à la problématique du colloque. La question de la germanisation des provinces septentrionales de l’Empire constitue, en effet, un thème privilégié de l’histoire de l’Antiquité tardive, dont l’importance explique l’intégration au programme de plusieurs communications consacrées au sujet, notamment celle de M.-P. Terrien sur la christianisation des Germains dans la région rhénane. L’intérêt de cette thématique rend compte aussi de l’association à l’organisation du colloque de l’équipe du CESAM de l’Université du Mans, ainsi que du soutien accordé à cette manifestation par celle de l’HALMA (CNRS – Université de Lille III), l’une et l’autre ayant une solide tradition d’études dans le domaine de l’Antiquité tardive.
15L’installation des populations germaniques dans les provinces du Nord de la Gaule et des Germanies ne saurait être comprise, cependant, sans la référence aux concepts juridiques romains dont certains, comme le montre bien dans sa contribution F. Lamberti, remontent déjà à l’époque de César. Leur signification n’avait pas été perdue à la fin de l’Antiquité. Dans la première mention relative à l’installation des Lètes en Gaule vers 290 à l’époque de Maximien, par exemple, l’auteur du panégyrique en l’honneur de Constance Chlore fait curieusement référence aussi aux incolae :
« De même que naguère l’Asie, sur ton ordre, ô Dioclétien Auguste, peupla les déserts de la Thrace en y transplantant des incolae, de même que, plus tard, sur un signe de toi, ô Maximien Auguste, les champs en friche des Nerviens et des Trévires furent cultivés par des Laeti postliminio restituti et par des Francs recepti in leges, ainsi aujourd’hui, ô Constance Invincible César, grâce à tes victoires, toutes les terres qui, au pays des Ambiens, des Bellovaques, des Tricasses et des Lingons, demeuraient abandonnées reverdissent sous la charrue d’un barbare30. »
16Or, peu importe de savoir quel est précisément le statut de ces incolae qui sont assimilés par le panégyriste aux Lètes gaulois31. Ce qui est important, comme le fait remarquer justement E. Demougeot, c’est qu’on ait eu recours à un statut juridique d’époque républicaine et haut-impériale, pour souligner le fait que les Lètes sont des résidents sur le territoire d’une cité dont ils ne sont pas citoyens. Et E. Demougeot a sans doute raison de souligner que ce dont il est question ici est la citoyenneté locale, et non pas la citoyenneté romaine32. Le postliminium, également évoqué dans le texte, est aussi un ancien rituel républicain, grâce auquel le Romain, arraché à son pays pendant un temps, pouvait retrouver son ancienne condition de citoyen. C’est d’ailleurs le rappel de cet ancien usage qui permet à cet auteur d’affirmer que les Lètes de la fin du iiie s., contrairement aux colons dediticii et gentiles de la deuxième moitié du ive s., sont des anciens citoyens de l’Empire33. Il n’entre pas dans notre propos de vouloir reprendre les termes d’une question fort ancienne et beaucoup débattue. Je me limiterai seulement à souligner que, d’une part, celui des Lètes est tout d’abord un statut juridique, et que, d’autre part, les catégories juridiques de l’époque républicaine et haut-impériale sont jugées appropriées pour rendre compte du phénomène par un auteur du début du ive s. C’est ce que constatent aussi ceux qui ont étudié la signification, au ive s., de certains concepts cruciaux relatifs à l’installation des populations barbares au sein de l’Empire, à savoir celui de deditio 34, de foedus, voire de hospitalitas 35.
17Il n’est évidemment pas question ici de prendre position dans le débat qui a opposé, il n’y a pas très longtemps, Peter Heather à Evangelos Chrysos. Le premier considère, en effet, sur la base du témoignage d’Ammien Marcellin, que les conditions d’installation des populations barbares au sein de l’Empire se sont faites selon des modalités et des principes juridiques (deditio-restitutio-foedus) déjà en vigueur au début de l’Empire ; le second affirme, en revanche, la validité de la vision traditionnelle, considérant, sur la foi des auteurs du vie s. Jordanès et Procope, qu’un nouveau type de foedus et de foederati a vu le jour à partir du traité de 382 entre Théodose et les Goths36. Cependant, l’un comme l’autre reconnaissent le rôle que dans l’idéologie des classes dominantes traditionnelles les anciens concepts juridiques continuaient de jouer.
18Toujours à propos des Lètes, tout récemment Y. Modéran a insisté sur les fonctions civiles que, à côté de celles de nature militaire, les praepositi et les praefecti des Lètes devaient exercer au sein de ces communautés, et a signalé, à juste titre, le précédent des préfets de tribus attestés en Afrique dès le Haut-Empire37. À notre tour, il nous semble important de rappeler que, non seulement ce genre de préfets, officiers romains ou chefs indigènes gratifiés de la citoyenneté romaine, est connu dans d’autres régions de l’Empire dès l’époque augustéenne38, mais que ce concept de préfecture tire ses origines des préfectures de l’époque républicaine. Dans la plupart des cas, donc, la référence à la tradition romaine demeure essentielle, une tradition qui se trouvera confrontée et, forcément, modifiée par les nouveaux rapports de force qui s’instaurent progressivement au cours du ive s. et aboutissent aux réalités des états romano-barbares du vie s.
19Par rapport à la question de l’installation des Lètes et d’autres populations barbares dans le Nord de la Gaule, c’est surtout l’archéologie qui, au cours de ces dernières années, a apporté des contributions nouvelles. Après les nécropoles avec mobiliers de type germanique ou militaire connues depuis longtemps39, les fouilles ont mis au jour il y a peu de temps à Saint-Ouen du Breuil en Haute Normandie le premier habitat de type germanique découvert en Gaule du Nord. Daté de la deuxième moitié du ive s., il appartient au type des maisons-étables, bien connu dans le nord de la Belgique, dans les Pays-Bas, en Allemagne40. Tout naturellement, c’est plus particulièrement vers les témoignages archéologiques que le Colloque de Valenciennes s’est tourné, avec la présentation des découvertes d’Arras ou l’étude par anthropologie physique des quelques 1 500 squelettes de sites, cimetières et nécropoles de l’Antiquité tardive exhumés en Gaule du Nord41.
20En poursuivant la réflexion dans laquelle d’autres colloques au cours de ces dernières années se sont aussi engagés42, les Actes du Colloque de Valenciennes veulent apporter leur contribution à la mise en évidence des « marqueurs » identitaires dans les villes et les campagnes du monde romain, que ce soit dans le domaine de l’archéologie de l’Antiquité tardive, ou pour d’autres périodes et d’autres champs disciplinaires de l’Antiquité romaine.
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Notes de bas de page
1 Petillon, 2004 ; Rainhorn, 2005.
2 Sordi, 1994 et 1995.
3 La mobilité des personnes en méditerranée depuis l’antiquité jusqu’à l’époque moderne VI : le monde de l’itinérance, Istanbul, 16-18 juin 2005.
4 Moatti, 2004.
5 Moatti, 2000.
6 Cf. notamment Noiriel, 1988.
7 Cf. récemment, pour la ville de Rome, Noy, 2000.
8 Cette synthèse a été complétée par la publication du corpus des inscriptions, traduit et commenté : cf. Wierschowski, 2001.
9 Hatzfeld, 1919, p. 243 sq., 257 sq.
10 Baslez, 1997 et 1996 ; Müller et Hasenhor (éd.), 2002.
11 August., Enarrationes in psalmos 55, 9in.
12 Cette définition a été reprise par Y. Thomas pour le titre d’un ouvrage (Thomas, 1996) dont le contenu est étroitement pertinent à la problématique de notre colloque.
13 August., Enarrationes in psalmos 118, sermo 8, 1 : quod… est in graeco paroikos, aliqui nostri ‘inquilinus’, aliqui ‘incola’, nonnumquam etiam ‘advena’ interpretati sunt.
14 En Asie Mineure ils désigneraient à la fois les laoi (populations indigènes rurales dépendantes) et les métèques ; en Grèce et dans les îles égéennes, seulement les métèques : cf. Rizakis, 1998, p. 605-608.
15 Pour la signification du terme advena, différent par rapport à incola cf., pour l’époque républicaine : Plaut., Aulul., 3, 406-407 et, surtout, Cic., Verr. 4, 130 : quod (signum) cives atque incolae colere, advenae visere solebant. Ici, en effet, Cicéron fait bien la différence entre les habitants de la cité, cives atque incolae, à qui seuls sont réservés les actes du culte aux simulacres des divinités de la cité, et les étrangers de passage qui ne participent pas aux cultes civiques, mais peuvent visiter les temples et admirer les statues cultuelles. Isidore de Séville (Etym. IX 4.38), au contraire, semblerait assimiler advenae à incolae ; sur le texte d’Isidore cf., cependant, les remarques d’O. Licandro dans l’article infra. Pour la distinction des incolae par rapport aux étrangers de passage cf. aussi la Lex d’Urso (FIRA I, n. 21, chap. 126) qui mentionne incolae, adventores, hospites comme des catégories distinctes.
16 Isid., Etym. IX 4.37-38 (début viie s.) : inquilini vocati quasi incolentes aliena. Non habent propriam sedem, sed in terra aliena inhabitant. Differt autem inter inquilinum et advenam. Inquilini enim sunt qui emigrant, et non in perpetuo permanent. Advenae autem vel incolae adventicii perhibentur, sed permanentes ; et inde incolae, quia iam habitatores sunt, ab incolendo.
17 Ainsi les incolae ont leurs gradins réservés au théâtre ou à l’amphithéâtre, ont accès, après les cives, aux bains publics, célèbrent ensemble avec les citoyens les bienfaiteurs de la cité. Pour les références cf. Thomas, 1996, p. 27-28. Les incolae participent au culte impérial, comme le montre la loi de Narbonne ; leur participation peut aller jusqu’à l’exercice du sévirat : cf. Pavis d’Escurac, 1988, p. 64.
18 Aulul. 3, 406-407 ; Persa, 4, 554-555.
19 L’attestation la plus ancienne de l’incolat dans le contexte de la colonisation de la péninsule italienne est une inscription, publiée par La Regina, 1971, p. 452-453, qui a été retrouvée dans le Samnium, sur le territoire de la colonie latine d’Aesernia. Elle mentionne des Inquolae Samnites, qui font don d’une statuette votive à Venus. Le texte mentionne aussi les noms des quatre magistri, responsables du ou des collèges des Inquolae Samnites, qui sont à l’origine de la dedicatio. Les Inquolae mentionnés ici sont vraisemblablement les anciens habitants, les indigènes Samnites du territoire où a été fondée la colonie latine d’Aesernia en 263 av. J.-C. Seuls les colons d’origine romaine (voire, peut-être, une minorité des indigènes) bénéficient du statut de cives de la colonie, selon une procédure bien attestée ailleurs, au début de l’époque impériale, dans la colonie d’Augusta Praetoria, pour la population locale des Salassi « incolae qui initio se in coloniam cont (ulerunt) » cf. ILS 6753 et Laffi, 1966, p. 193 sq.
20 Dig. 50.16.239.2 : Incola est qui aliqua regione domicilium suum contulit : quem Graeci paroikon appellant. Nec tantum hi, qui in oppido morantur, incolae sunt, sed etiam qui alicuius oppidi finibus ita agrum habent, ut in eum se quasi in aliquam sedem recipiant. Nous reprenons ici l’interprétation de Rostovzev, 1976, p. 252 et note 31, avec les ajustements proposés par Laffi, 1966, p. 206 sq. Au soutien de cette interprétation cf. surtout Lex Ursonensis, FIRA I, n. 21, chap. 98 : ad munitionem qui in ea colon(ia) intrave eius coloni(ae) fines domicilium praediumve habebit neque eius colon(iae) colon(us) erit, is eidem munitioni uti colon(us) pareto. Pour d’autres arguments probants : Poma, 1998, p. 137-139. Contra (à tort) : Berger, 1916, s.v. « Incola », col. 1250, pour qui la deuxième catégorie serait celle des incolae qui habitent les faubourgs de la ville. Dans l’article dans ce volume (cf. infra), cependant, O. Licandro donne une interprétation totalement différente, mais bien argumentée, du texte de Sextus Pomponius. Pour lui, ceux qui possédaient un terrain (ager) sur le territoire d’une cité dont ils n’étaient pas originaires auraient été assimilés seulement à une date postérieure (époque impériale ?) aux véritables incolae qui avaient effectivement transféré leur domicile dans une autre ville. De façon analogue, dans la loi d’Urso citée supra, il semble bien qu’il y ait opposition entre domicilium et praedium. Cependant, si un tel raisonnement peut être satisfaisant pour les réalités de l’époque impériale, il ne peut expliquer la situation des inquolae Samnites d’aesernia au iie s. av. J.-C. Celle-ci est prise en compte, en revanche, par l’article d’E. Hermon, infra, dans ce volume. Pour une étude très récente de la question cf. Gagliardi, 2006.
21 Op. cit., note 12.
22 Ibid.
23 Selon la définition de domus donnée par Alfenus Varus à la fin du ier s. av. J.-C. (Dig. 50.16.203) : ubi quisque sedes et tabulas haberet suarumque rerum constitutionem fecisset. La mention du transfert des Lares apparaît dans des textes plus tardifs.
24 Licandro, 2003. Le concept de domicilium, en effet, est déjà attesté chez Plaute à l’extrême fin du iiie s. (Miles gloriosus, 2. 450 sq.), et lorsque les plus anciens textes juridiques y font référence à la fin du ier s. av. J.-C., le contexte est celui du monde des hommes d’affaires italiques et romains établis dans la province de Sicile : cf. la mention de la lex censoria portus Siciliae soulignée par Licandro, 2003. C’est le monde des Verrines de Cicéron. Cf. aussi le chevalier C. Canius établi en Sicile en 116 av. J.-C., otiandi causa, et non pas negotiandi causa : Cic., de officiis, 3, 14, 58. À noter cependant que dans l’article infra dans ce volume, O. Licandro semble faire remonter encore plus en arrière les origines de cette institution.
25 C’est l’origo, dont le lien se transmet par filiation, comme l’a montré Thomas, 1996.
26 Le terme conventus désigne une assemblée réunie en un lieu, selon la définition de Festus, p. 36 L. : multitudo ex compluribus generibus hominum contracta in unum locum. Le terme conventus est peu attesté, plus fréquent, en revanche, celui de cives Romani consistentes, résidents. C’est un terme assez générique, qui n’implique nullement le transfert juridique du domicilium : cf. Ulpien dans Dig. 5.1.19.1 : Si quis tutelam vel curam vel negotia vel argentariam vel quid aliud, unde obligatio morari, certo loci administravit : etsi ibi domicilium non habuit, ibi se debebit defendere et, si non defendat neque ibi domicilium habeat, bona possideri patietur ; cf. aussi Dig. 5.1.19.2 : at si quo constitit, non dico iure domicilii, sed tabernulam perculam horreum armarium officinam conduxit ibique distraxit egit. La catégorie des consistentes présentait l’avantage de réunir dans un seul groupe des individus installés de façon permanente dans la cité d’accueil et ceux qui y effectuaient seulement de brefs séjours. Sur les cives Romani consistentes cf. les intéressants travaux de Van Andringa 1998 et 2003.
27 Not. Dignit. Occ. XLII, 40.
28 Not. Dignit. Occ. XLII, 33-44. Sur la question, cf. dernièrement Szidat, 1995.
29 Brulet, 1995, p. 63-66 et fig. 2 et 3.
30 Pan. Lat. IV (8), 21, daté du 14 mars 297. La traduction citée est celle d’E. Demougeot, 1988, p. 103.
31 Compte tenu du contexte, à savoir les villes d’Asie d’où sont prélevés les incolae destinés à peupler en 297 la Thrace ruinée par les invasions gothiques de 248-272, on pense tout naturellement aux paroikoi, ou plutôt aux laoi, d’Asie Mineure. Cf. supra note 14.
32 Demougeot, 1988, p. 103 sq.
33 Ibid. Sur le postliminium cf. Inst. J., I, XII, 5.
34 D’où celui de dediticii cf. Wirth, 1997. Pour l’emploi du concept de deditio in fidem déjà à l’époque de César cf. Lamberti, infra.
35 Sivan, 1987.
36 Heather, 1997 ; Chrysos, 1997. Selon ce deuxième auteur, le nouveau foedus prévoyait l’assignation de terres, des stipendia annuels, l’obligation pour les foederati de servir dans l’armée romaine avec leurs propres chefs subordonnés à un général romain.
37 Moderan, 2004, p. 378 sq.
38 Letta, 2002.
39 Cf. la présentation synthétique de Wightman, 1985, p. 256 sq., ainsi que Kazanski, 1995 et Seillier, 1995.
40 Saint-Ouen du Breuil : Gonzales, Ouzoulias, Van Ossel, 1999 et 2001 ; Pays-Bas, Belgique : Vermeulen, 2001 ; Germanie : Lenz, 2001.
41 La communication au Colloque de J. Blondiaux, Des communautés du Bas-Empire en Gaule du Nord vues par l’anthropologie biologique, n’a malheureusement pas pu être jointe à la publication des Actes.
42 Müller et Prost, 2002, L’identité des populations archéologiques, 1996.
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