1L’accident routier à l’instar d’autres faits divers se présente à certains égards comme un lieu de lecture des évolutions politiques, économiques et sociales qui animent la vie d’une société donnée. Par l’analyse des récits des accidents survenus dans un espace géographique précis, il semble possible de mettre en lumière un contexte politique et social en ce sens que les informations recueillies à travers la problématique de la sécurité routière donnent accès aux valeurs, aux débats, aux questionnements d’une société à des moments donnés.

2« L’histoire de ceux qui souffrent car ils se battent contre eux, leur milieu, leur destinée familiale, la place qui leur est faite ou encore les rets de la fatalité », pour reprendre les termes de l’introduction du présent ouvrage, peut-être perçue à travers l’histoire de la violence routière. En effet, restituer ce phénomène à travers ses récits, ses débats, ses contradictions, donne à voir l’état des hommes et des femmes qui vivent des situations de précarité et de fragilisation… Les liens entre la violence routière et la souffrance sociale sont très étroits et imbriqués. Si les conditions d’existence et la vie professionnelle sont autant de maux qui contribuent à la survenue de l’accident routier, la violence routière constitue, dans de nombreux cas, un facteur important de la « descente aux enfers » de la victime comme de l’auteur de l’accident. Il importe donc, tout d’abord, de montrer comment la fragilité et la condition sociale s’invitent dans la survenue d’un accident routier, puis d’analyser le cheminement qui, de la route, conduit la victime de la violence routière, sa famille ou l’auteur et ses proches « au bord de la route sociale ». Il conviendra enfin d’aborder les efforts consentis, les moyens mis en place pour tenter de gérer cette douleur.

L’activité professionnelle et l’accident de la route

3Dans le département de la Vienne des années 1950 aux années 1980, la plupart des récits d’accidents de la circulation ne fournissent pas d’explication. L’accident est décrit comme dû à la fatalité. Quelques comptes-rendus toutefois présentent les causes supposées de l’accident. Ils tentent de comprendre ce qui s’est passé. Parmi les explications données, l’activité professionnelle occupe une place importante. En effet, dans plusieurs récits, l’activité agricole, durant les années 1950, 1970, et même 1980, est souvent le théâtre de divers accidents de la circulation :

« À Sillars, happé par la prise de force de son tracteur, un jeune père de famille est tué. Un tragique accident de travail a jeté les consternations hier dans toute la région où la jeune victime et sa famille sont unanimement connues et estimées. Comme chaque jour M. AG ! […] père de trois enfants… était parti tôt prendre son service d’ouvrier agricole conducteur de tracteur […]. M. AG avec son tracteur équipé d’une prise de force devait, dans ses attributions, remplir une cuve d’engrais liquide. Que s’est-il passé ? Il est difficile de le savoir exactement puisque M. AG travaillait seul. Il semble cependant que M. AG ait voulu enjamber la prise de force de son tracteur et l’ayant accroché, il fut projeté violemment sur le sol, lui occasionnant une blessure mortelle à la tête […]. Ce n’est que vers 7 h 45 qu’un camarade de travail passant sur la route, fut étonné de voir le tracteur seul et de constater l’absence de M. AG. S’étant approché, il devait faire l’affreuse découverte ; M. AG gisait sans vie près de l’engin1. »

4Ce type d’accidents, fréquent, est révélateur de la situation des agriculteurs du département de la Vienne des années 1950 aux années 1980. En effet, cet accident comme beaucoup d’autres, met en évidence la dangerosité de la pratique de l’agriculture, le manque de précautions particulières et l’absence d’une véritable prise de conscience. Les conditions de travail sont difficiles et dangereuses car l’outillage, quoique fortement mécanisé, ne garantit pas en soi la sécurité des usagers. Les nouvelles machines s’avèrent dangereuses du fait de leur technicité nouvelle non encore pleinement maîtrisée par les usagers. Par ailleurs, le milieu agricole poitevin n’est pas un monde riche, les investissements en faveur de la sécurité ne semblent pas être une priorité.

5Les travailleurs agricoles doivent en plus faire face à leur destinée familiale. Le travail de la terre n’est pas toujours choisi. Nombre d’agriculteurs se plient à la tradition et reprennent l’exploitation de leurs parents. Cette destinée à laquelle ils ne peuvent se soustraire est parfois présentée comme fatale :

« Tué par son tracteur à Champagné-Saint-Hilaire. Un nouvel accident mortel provoqué par le renversement d’un tracteur s’est produit dans la Vienne. M. FG, 30 ans, agriculteur […] procédait à l’épandage d’engrais dans un champ en déclivité, à l’aide de son tracteur. Pour une cause inconnue l’engin se retourna et son conducteur fut tué sur le coup. Cet accident est dû à une fatalité. M. FG ne se sentant plus maître de son tracteur dont les roues s’enfonçaient dans le sol mouillé, sauta de son engin sur les conseils de son compagnon de travail. Le tracteur ayant retrouvé son équilibre, M. FG tenta de remonter dessus, ce qu’il fit, et c’est à cet instant que l’accident se produisit. M. FG qui avait succédé à son père dans l’exploitation familiale était père de trois enfants2. »

6La fatalité évoquée, à l’origine du décès, ne se limite pas seulement à l’accident. Elle semble également relevée de sa condition sociale du fait qu’il a accepté sa destinée familiale. Comme l’a souligné Henri Mendras : « L’absence de choix qui caractérise l’ensemble de la vie paysanne est particulièrement patent au départ de la vie puisque le métier d’agriculteur n’est jamais choisi3. » Ce monde agricole est donc un groupe qui pâtit de la pénibilité et de la dangerosité de son activité, qui souffre également de sa destinée familiale : « On reste parce qu’il n’y a pas le choix, que les parents sont là et qu’il faut demeurer près d’eux et prendre la relève4. »

7Il apparaît également que le trépas de cet agriculteur, au-delà de sa cruauté, semble, dans la mise en récit, banalisée. L’accident ici n’est pas expliqué comme un risque inhérent à cette activité et accentué par les caractéristiques présentes du terrain (déclivité, sol mouillé) mais il est présenté comme dû à la fatalité. Les représentations collectives durant ces années accordent une grande importance à certaines croyances qui expliquent certains événements et phénomènes par la providence. Mais la souffrance est encore plus importante lorsque les enfants ne sont pas épargnés :

« Un enfant de sept ans tué par un tracteur. Un enfant de 7 ans est mort écrasé par une roue de tracteur […] mardi en fin d’après-midi. Il avait pris place sur un tracteur qui tirait une remorque de paille. Il fut malheureusement déséquilibré au moment où le tracteur avançait. Il est tombé sous une roue qui l’a écrasé. Cet accident s’est produit dans un champ où son père était occupé à faire des chargements de paille5. »

8La présence d’un enfant de sept ans sur un tracteur travaillant dans un champ offre aux journalistes et aux lecteurs deux pistes d’interprétation : la première désigne le garçon comme victime d’un apprentissage en vue de la succession du père ; la deuxième souligne l’absence de surveillance d’un enfant laissé à lui-même. L’une et l’autre des hypothèses sont des révélateurs des conditions sociales d’une époque à un moment donné. L’initiation précoce au métier agricole, à l’âge d’aller à l’école de la République, peut aussi avoir des allures de scandale. Mais au bout du compte, les faits divers de ce type semblent proposer une morale : les conditions de vie des parents déterminent largement les conditions de vie de leurs enfants.

9Les entreprises de transport et les salariés travaillant la nuit par exemple connaissent également l’accident routier qui traduit, comme dans le milieu agricole, un mal être social. Des articles de presse ou les comptes-rendus relatifs à la violence routière donnent à voir la souffrance des employés, des chauffeurs et des familles des victimes :

« C. G., […] employé d’usine s’étant endormi au volant, provoqua le dérapage de son véhicule. M^me G., mère du conducteur fut mortellement blessée.
– J’étais fatigué par toute une journée de travail. Le jeune homme, bien noté fait l’objet d’une inculpation pour homicide involontaire. Il manifeste à l’audience un chagrin sincère. Le tribunal le condamne à 560 francs d’amende après plaidoirie6. »

10La fatigue des conducteurs est un élément essentiel dans la survenue des accidents. Ici, elle est évoquée pour expliquer la perte du contrôle du véhicule ayant entraîné un décès. Mais « j’étais fatigué par toute une journée de travail » s’avère bien plus qu’une explication, c’est une véritable justification du drame. Cette brève déclaration s’apparente à un cri où se mêlent révolte, détresse et désespoir. Par cette seule phrase, cet employé d’usine exprime son mal être social. Il met à nu la souffrance des employés d’usine dont le travail, pour l’essentiel physique, impose des rythmes de plus en plus trépidants et des cadences infernales. Cet appel est bien l’expression d’une douleur profonde liée à une activité professionnelle. Sans doute aussi, au-delà d’être l’expression d’un mal social, elle est l’expression d’une révolte contre la place sociale qui lui est faite, qui l’affaibli et l’anéanti progressivement.

11Dans la même perspective, d’autres formes d’expression de la souffrance sociale surgissent régulièrement :

« Un chauffeur de Centre Presse mortellement blessé l’autre nuit près de Champagné-Saint-Hilaire. Notre journal est en deuil. Victime d’un accident de la route au cours de la nuit de jeudi à vendredi, notre ami M. D. […] n’est plus. Il a succombé à ses blessures à l’hôpital d’Issoudun, où il avait été transporté vendredi matin. C’est dans l’accomplissement de sa mission (il était chauffeur dans notre entreprise) qu’il a trouvé la mort7. »

12L’accident routier, une fois de plus, montre la misère de ces hommes et femmes obligés d’accepter de travailler dans des conditions difficiles. Nous avons là l’expression d’une souffrance « silencieuse ». Les besoins de production ne laissent pas de répit aux travailleurs assujettis à des contraintes de temps et de qualité de plus en plus fortes. Sous la pression de l’économie, les employés sont astreints à des rythmes de travail parfois insoutenables qui les poussent à aller toujours au-delà des limites légales autorisées dans leur profession, comme au-delà de leurs limites physiques.

13Les comptes-rendus d’audience relatifs aux accidents de la circulation confortent cette interprétation :

« Sursis pour le chauffeur routier. Le tribunal correctionnel de Poitiers a condamné à quatre mois d’emprisonnement avec sursis le conducteur de la semi-remorque responsable de la mort d’un Anglais […]. Le chauffeur routier comparaissait hier devant le tribunal correctionnel de Poitiers pour homicide involontaire. Son cas n’a guère fait de difficulté au substitut du Procureur de la République : “M. G. […] est entièrement responsable”, a estimé F. CH. indiquant qu’“il n’aurait jamais du prendre le volant ce jour-là, sachant qu’il n’avait pas les moyens d’assurer le transport de sa marchandise en toute sécurité”. M. CH. a ainsi fait référence aux seules sangles en tissu utilisées pour arrimer les quatre charrues, alors que “des chaînes auraient été plus appropriées”. Pas d’accord, a rétorqué la défense. “Le procureur estime que G. […] aurait dû refuser le transport, très bien. Mais dans la pratique, s’il avait effectivement refusé, il aurait été mis à la porte.” Et M^e N. C. de montrer du doigt l’employeur de son client […], indiquant que c’était à lui de fournir à ses salariés les moyens de leur mission. “M. G. n’est pas seul à avoir une part de responsabilité” dans cet accident. Le tribunal a condamné le chauffeur à 4 mois avec sursis pendant 5 ans et à l’annulation de son permis de conduire pendant 3 mois8. »

14Cette affaire est essentielle à plus d’un titre. D’abord, elle confirme que l’individu incriminé est en proie à une grande souffrance du fait des exigences de son employeur qui le pousse à travailler en violation de la législation et de son intégrité physique. Elle nous montre aussi la misère et la solitude du salarié au sein de l’entreprise. En effet, le chauffeur se sent seul face à son employeur. Même la loi ne le protège pas. Le code du travail en son article L 230-2 souligne pourtant que, pour ce qui est du risque de mission, l’employeur, du fait du lien de subordination, a une obligation de sécurité vis-à-vis du salarié et doit de ce fait prendre toutes les dispositions pour que le salarié soit en mesure de respecter le code de la route et puisse se déplacer et travailler en toute sécurité. Le défaut de mesure de prévention peut, comme pour tout risque professionnel, entraîner une mise en cause de l’employeur, tant au civil qu’au pénal. Manifestement, cet article n’a pas été respecté dans ce cas précis. Nombreux sont ceux qui souffrent en silence et continuent de travailler car le climat d’insécurité sociale les conduit à accepter cette fatalité, en s’estimant heureux d’avoir un travail. L’employé est livré à lui-même, envoyé sur la voie publique sans garanties de sécurité. Sommé d’accomplir une tâche avec des moyens insuffisants et inappropriés.

15Par ailleurs, la défense soulève le problème du rapport de force employeur-employé : « Le procureur estime que M. G. aurait dû refuser le transport, très bien. Mais dans la pratique, s’il avait refusé, il aurait été mis à la porte ! » La question sociale est ici posée. L’employée se sent en position de faiblesse vis-à-vis de son employeur et se soumet aux conditions de travail imposées par son chef. Il se résigne à cette précarité quotidienne au risque de sa vie et demeure silencieux. Cette souffrance sociale se retrouve lors de la condamnation. L’employé est le seul puni par la justice alors que les moyens de la réalisation de sa mission ne lui ont pas été fournis par son employeur. Il reste le seul responsable, la seule victime de cette tragédie. Seul condamné, seul responsable, il a le sentiment de se battre contre tout le monde, contre tout un système et d’être un laisser pour compte. L’accident de la route permet de lire la « douleur des douleurs ».

16L’accident routier relève de plusieurs éléments constitutifs du phénomène de la circulation routière. Parmi ceux-ci les véhicules, et leur état en particulier, occupent une place importante dans les causes expliquant la survenue de l’accident. La presse dans ses relations d’accidents de la route met en relief cette situation :

« Pneus lisses : 3 morts et l’automobiliste en prison. Le 23 juillet […], M. CR., 23 ans, circulait à vive allure au volant d’une “504” lorsque perdant le contrôle de son véhicule alors qu’il effectuait un dépassement sous une violente averse, il traversait le terre plein central et alla percuter une voiture arrivant dans l’autre sens. Les deux occupants de celle-ci […] furent tués sur le coup, ainsi que la passagère de M. CR. […]. L’examen de son véhicule avait en effet révélé que les deux pneus arrière et un pneu avant de son véhicule étaient absolument lisses9. »

17Cet extrait de Centre Presse ne se contente pas de nous informer sur les accidents et leurs conséquences, il attire l’attention de ses lecteurs sur un fait majeur de notre société dans son rapport à l’automobile. En effet, si celle-ci s’est démocratisée, le problème des conditions sociales des usagers de la route se pose. Les défaillances mécaniques des véhicules renvoient à la qualité et au niveau d’entretien de ces derniers. Le mauvais état des véhicules et les conséquences qui en découlent sur la sécurité routière témoignent de la modestie des moyens dont disposent les propriétaires des véhicules sujets à des défaillances mécaniques. Il est évident que disposant de moyens limités, il est difficile de consacrer une part importante au suivi et à l’entretien de son véhicule et encore moins d’investir dans l’achat d’un véhicule neuf ou de bonne qualité. Dans ces conditions, l’usager court un risque plus important d’avoir un accident. Jean-Claude Chesnais, en observant des inégalités sociales devant la mort sur route, le soulignait : « Les risques sont particulièrement élevés pour les catégories les plus défavorisées10. » Aussi, au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale, le risque de provoquer un accident routier ou celui de décès sur la route augmente.

La route : chemin de la souffrance sociale

18L’accident de la route constitue un révélateur de l’état de la société, de ses maux, de ses débats, de ses dysfonctionnements. S’il exprime la souffrance sociale, il est aussi un des facteurs qui, parmi d’autres, est à l’origine de la détresse sociale. « Chaque année, la route contraint 1 300 Français au fauteuil roulant11. » Cet extrait de Centre Presse renseigne sur les conséquences humaines et sociales d’un accident de la route. En effet, il est question :

« D’un avenir compromis, de régression intellectuelle importante sur toutes les qualités de l’intelligence surtout sur la mémoire ; ce déficit de mémoire rend les traumatisés crâniens incapables de rien apprendre pendant longtemps, quelque fois de façon définitive, leur réinsertion socioprofessionnelle pose des problèmes très difficiles […] car il s’agit très souvent soit des travailleurs manuels qui conservent un déficit moteur important, soit des travailleurs intellectuels sans parler des troubles du comportement parfois durables qui ne facilitent pas la réadaptation12. »

19Ce sont là autant de maux qui progressivement plongent la victime dans une douleur profonde. Effectivement, les atteintes physiques comme ci-dessous : » Étendu sur la route, un motocycliste râlait près de sa machine. La colonne vertébrale brisée, il est dans un état grave13 », entraînent une grande souffrance. Le blessé vit l’altération de son image corporelle comme une douleur indépassable qui conditionne les rapports avec les autres. L’être modifié se replie sur lui-même. Dans ces conditions, saisir le regard souvent gêné des autres lorsqu’on est dans l’impossibilité partielle ou totale de se montrer en société et donc d’avoir une vie sociale devient très vite une torture. L’image que l’on a de soi est modifiée, déformée, brisée. L’accidenté souffre de cette exclusion sociale. Cette dégradation de l’image corporelle associée à l’incapacité progressive de prendre soin de soi-même entraîne une humiliation profonde de l’accidenté. Avoir besoin de quelqu’un pour les besoins élémentaires quotidiens est un signe de dépendance et d’humiliation.

20La victime se sent à la charge de la communauté. Les dommages et intérêts alloués lors de la perte d’un emploi réparent le préjudice professionnel consécutif à une perte de salaire. Mais la souffrance morale d’une victime qui continue à pourvoir par les indemnités allouées à ses besoins et à ceux de sa famille n’est pas moins réelle. Elle est dévalorisée à ses yeux et souvent auprès des siens parce qu’elle est à « charge », souvent inactive et ses ressources ne sont plus le fruit de son travail. De la sorte, exclu de la société, l’accidenté de la route se retrouve parfois au banc de la société.

21L’accident routier, au-delà des conséquences corporelles et matérielles, présente d’autres inconvénients pour son auteur notamment la suspension ou l’annulation du permis de conduire, la prison, les condamnations pécuniaires… « 12 suspensions de permis de conduire. Dans sa séance du 25 mai, la Commission départementales de suspension du permis de conduire a proposé 12 mesures de suspension allant de 2 mois à 3 ans14 ».

22La mobilité routière permet l’accès aux emplois, à l’éducation, aux soins ainsi qu’à d’autres services essentiels, ce qui fait du transport terrestre un facteur essentiel de la vie d’aujourd’hui. Le permis de conduire, véritable sésame pour intégrer ce monde de la mobilité, constitue de plus en plus un passage obligé pour l’intégration sociale. En être dépossédé plonge l’individu, même s’il est responsable d’un terrible accident, dans une situation de précarité du fait qu’il se voit privé d’une partie de son autonomie car n’ayant plus le droit de conduire. Pour des professionnels de la route, la situation qui leur est faite devient vite un handicap sérieux et très souvent une cause de licenciement et d’exclusion du milieu professionnel avec ses corollaires : perte de revenu, dépendance, marginalisation or nous dit Marie Romanens, « la privation d’une activité par laquelle l’individu peut subvenir à ses besoins, s’insérer dans la société et parfois même se réaliser est particulièrement génératrice de désarroi […]. Dévalorisation, perte de confiance en soi, doute sur ses capacités sont des sentiments qui découlent de sa mise à l’écart de la vie professionnelle15 ».

23Il arrive aussi que la personne sanctionnée, ne pouvant se résoudre à la perte de son emploi, refuse cette décision de justice et conduise sans permis devenant ainsi un délinquant empêtré dans un cercle vicieux, de condamnation en condamnation, duquel il devient difficile de s’en sortir mais qui sûrement mène vers une détresse sociale :

« Il conduisait sans assurance et sans carte grise malgré une suspension de permis de conduire. Son permis avait été suspendu pendant une durée de 3 ans, malgré cette sanction, A. Z. […], 43 ans, chauffeur, avait continué à conduire. Les gendarmes de Champagné-Saint-Hilaire le surprirent au volant. A. Z., au surplus, avait conduit sans assurance et sans carte grise à son nom. Malgré la suspension du permis de conduire, il avait acheté une automobile […]. Le tribunal le condamne à 300 francs d’amende et à 3 mois de suspension de permis de conduire16. »

24L’emprisonnement qui prive l’auteur de l’accident routier de sa liberté constitue également une cause de la déchéance sociale en ce sens que, privé de liberté, le sanctionné est mis en marge de la société, privé de sa vie sociale, professionnelle et familiale. Il doit par ailleurs affronter le monde carcéral dont rien ne le prépare. On le sait « la prison est traumatisante, la prison est pathogène : […] les prisonniers vivent le mépris et ils en sont éclaboussés, une fois qu’ils sont sortis17 ». Le sentiment d’abandonner les siens, de les plonger dans la douleur constitue un motif supplémentaire de souffrance. L’accident de la route, de par son caractère imprévisible, brutal et mortifère, brise des vies, disloquent des communautés. Des familles se délitent et refusent parfois de reprendre le cours normal de leur vie : « La Trimouille. D. G. a perdu sa femme […], son fils […] et sa fille […] dans le tragique accident de la RN 147 du 13 juillet dernier18. » Face à la douleur, on perd goût à la vie. Le traumatisme reste vivace. Celui qui est désigné comme chauffard peut avoir peur, peur de conduire : « C’est son patron qui ramènera D. G. en fin d’après-midi. Il était évidemment incapable de conduire et il l’est encore : “J’ai peur.” Le moindre trajet en voiture est désormais un calvaire et il a fallu lui trouver un emploi, “je me suis arrêté un mois mais il faut bien travailler pour vivre. C’est seulement l’argent qui me force à travailler. Sinon, j’en aurais pas la force19”. »

25Cette peur a d’importantes conséquences, notamment la perte d’un emploi synonyme de précarité, la culpabilité et le dégoût de soi. Le travail devient ainsi un fardeau au point de se voir exclu du corps social. Cette souffrance est encore exacerbée par le regard des autres qui ne le comprennent pas ou le considèrent comme inadapté :

« Il sait que cela fait jaser dans la rue de la Saint-Hilaire. Il évoque cette impression qu’il a d’être surveillé, épié, commenté. Il sait que le sapin de Noël qu’il avait installé a suscité des débats : “Les gens s’occupent trop de mes affaires personnelles. Je vais partir.” L’incompréhension, les réflexions et les rumeurs, auparavant ignorées d’un revers de la main, prennent une ampleur surhumaine20. »

26Seul et incompris, il souffre d’avoir perdu une partie de sa famille mais également du combat qu’il doit mener contre son entourage, son milieu : « Même s’il souffre de l’incompréhension de certains qui ne s’imaginent pas ce qu’il traverse, il laisse deviner que la solitude serait encore plus présente, dangereuse, fatale. “On ne peut compter que sur soi-même. Les gens ne comprennent pas. J’ai l’impression qu’ils sont loin de s’imaginer ce qui se passe21”. » Il s’exclut progressivement de cette société qui ne le comprend plus et retrouve le confort auprès des siens qui ne sont plus : « Tous les jours, je me suis rendu chez eux. Il se reprend, au cimetière, ça me fait du bien d’être près d’eux. C’est comme s’ils étaient là tous les jours. Je leur parle22. » Cherchant à compenser un vide, il vit avec les morts et de ce fait, se coupe parfois de la réalité.

27Si la souffrance sociale est une composante de la société, elle est loin d’être une fatalité. Nombreux sont les efforts déployés par le corps social pour atténuer ses effets. Pour compenser la perte de l’être qui subvenait aux besoins de la famille, pour faire face aux dépenses liées au nouvel état de l’accidenté, des compensations financières sont le plus souvent accordées sous la forme de dommages et intérêts. Grâce à cette manne, certains besoins sont satisfaits et permettent de ne pas sombrer dans le dénuement et pour la victime de ne pas se sentir abandonnée. Elle a ainsi le sentiment d’appartenir à un groupe qui fait preuve de solidarité : « 18 millions de dommages et intérêts aux familles de 2 victimes de l’accident du Poteau près de Bournand23. »

28La tentative de gestion de la souffrance sociale à partir des accidents routiers se traduit par la volonté de satisfaire la demande de vérité et de justice des victimes et/ou de leurs proches. L’enquête menée par les forces de l’ordre et les jugements rendus par les tribunaux y participent. En effet, très souvent pour faire face à son deuil, accepter la disparition ou l’état dans lequel on se trouve à la suite d’un accident, les victimes et leurs proches ont besoin de comprendre et de connaître les responsables de leur malheur. C’est pour répondre à cette attente que des efforts sont faits pour déterminer les causes, les circonstances de l’accident et des sanctions d’emprisonnement et pécuniaires à l’encontre des auteurs d’accidents routiers. Cette démarche conforte les victimes et leurs proches dans l’idée que leur cri et leur détresse ont été entendus par la justice, que cette dernière leur a été rendue, qu’elle a surtout tenu compte de leur souffrance.

29Le développement du concept de « justice restauratrice » participe également de cette volonté de gérer la souffrance sociale. Cette nouvelle conception de la justice constitue une approche complémentaire à celle de la justice pénale traditionnelle, laquelle est seulement centrée sur la sanction de l’auteur et l’indemnisation des dommages engendrés par l’infraction, et mérite d’être développée. La « justice restauratrice » permet à la fois de faire prendre conscience à l’auteur de sa responsabilité envers la victime et de donner le sentiment à cette dernière, informée de la mesure infligée, qu’elle est prise en considération. Les stages de sensibilisation à la sécurité routière sont désormais reconnus comme alternative possible aux poursuites. Ils peuvent être imposés, en plus de l’amende et/ou de la prison :

« Condamnés à écouter des handicapés. Une vingtaine de conducteurs contrôlés en excès de vitesse hier par les gendarmes ont été contraints d’écouter un exposé fait par des handicapés sur les difficultés qui les attendraient en cas d’accident. “C’était ça ou la contravention et les points en moins et, pour certains en grand excès de vitesse, le tribunal avec le risque de suspension de permis de conduire. Même les plus pressés ont préféré attendre et écouter”, a expliqué un gendarme24. »

30L’étude de la violence routière est une des approches possibles pour aborder l’histoire de la souffrance sociale. L’accident routier constitue un important révélateur de celle-ci : l’implication dans les accidents met à jour la situation sociale « dégradée » de certains usagers de la route. La violence routière devient un facteur conduisant à la détresse sociale provoquant des souffrances humaines considérables : la famille, les amis et la communauté de chaque victime et parfois de chaque auteur d’accident sont frappés de plein fouet par les conséquences physiques, psychologiques, économiques et sociales du décès, des blessures ou de l’invalidité de leurs proches. Les rescapés et leurs familles subissent les effets souvent longs et douloureux des traumatismes, des incapacités et de la réadaptation. Il n’est pas rare que la disparition du soutien de la famille, les obsèques et la perte de revenu consécutive à une incapacité plonge la famille dans la pauvreté.