L’évolution de la fonction des gardiens d’immeubles : du contrôle des « classes dangereuses » au traitement de la « souffrance sociale » ?
p. 147-155
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
« …certes, ce n’est pas la peine qui fait le crime, mais c’est par elle qu’il se révèle extérieurement à nous et c’est d’elle, par conséquent, qu’il faut partir si nous voulons arriver à le comprendre. »
Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique.
1Pour traiter de la souffrance sociale, nous adopterons ici la posture selon laquelle il est possible, sinon nécessaire, de comprendre un phénomène social par ses manifestations extérieures. Qu’en est-il de la souffrance sociale ? En quoi celle-ci serait-elle sociale, c’est à dire aurait-elle non pas un caractère individuel mais collectif ?
2La question de la souffrance sociale sera ici celle de son traitement, manière dont elle se « révèle extérieurement à nous », manifestation sociale de la représentation que s’en font les acteurs sociaux. C’est donc par une interrogation du traitement de cette souffrance que nous tenterons de contribuer à l’histoire de la « souffrance sociale ».
3Nous prendrons pour cela l’exemple de la résolution de la « crise urbaine ». Depuis plusieurs décennies, en effet, un certain nombre d’acteurs sociaux ont décrété l’existence d’une « crise urbaine ». Plusieurs diagnostics ont été posés, et, suite à ces diagnostics, quelques solutions ont été tentées. Récemment, depuis une dizaine d’années, dans les quartiers dits « difficiles », on parle plus précisément de « décomposition du « lien social », conséquence ou cause de cette « crise urbaine ». Afin d’y remédier, une nouvelle forme d’action a été entreprise, dite médiation sociale, activité censée retisser des liens apparaissant comme distendus.
4Le métier de gardien d’immeuble est le type-idéal de ces petits métiers en voie de professionnalisation, investis d’une mission, celle de combattre la décomposition du lien social dans les quartiers dits « difficiles ». C’est sur ce « petit métier » que se focalisera notre étude pour interroger le traitement dont fait l’objet la crise urbaine1. En effet, chacun des gardiens interrogés et observés, accompagné dans son travail, raconte comment il est amené à remédier, plus ou moins efficacement et plus ou moins à son insu, à des problèmes sociaux liés à la précarisation du monde social. Un retour historique sur l’évolution de cette activité et sur ses modifications récentes nous en apprendra sur les représentations de la souffrance sociale à travers la manière dont les acteurs impliqués tentent de pallier, à leur corps plus ou moins défendant, aux désordres sociaux des sociétés dans lesquelles ils vivent.
La question de la « crise urbaine »
5Depuis les années 1970 environ, les quartiers périphériques sont présentés comme révélateurs d’une crise sociale, économique et morale. Il y a donc à peu près 35 ans que l’État essaie de trouver des solutions à ce qui est appelé, trop rapidement, la « crise des banlieues » ou « crise urbaine ».
6Le contexte général d’émergence de cette représentation et de cette focalisation sur ce qui sera ensuite nommé « quartiers difficiles », « cités », est celui d’une France en mutation qui a modifié ses repères à la fois démographiques et culturels. Le monde rural-agricole et le monde ouvrier-urbain s’estompent. Des phénomènes d’exclusion sociale et de précarisation2 se présentent, en particulier à la périphérie des villes, sorte de stigmatisation et de marginalisation territoriale.
7Plusieurs enquêtes ont montré l’amplitude de ces phénomènes, et mis en évidence les caractères communs à ces territoires.
8Ces quartiers se présentent tout d’abord à la fois comme éloignés du centre-ville et coupés de celui-ci par un réseau lacunaire de transports en commun. À la proximité des autoroutes et/ou des chemins de fer, sources de nuisances, répond une pauvreté architecturale et urbanistique ainsi qu’une dégradation du cadre bâti : les ZUP construites dans les années 1950-1960 sont marquées en particulier par une mauvaise isolation acoustique et thermique et par une prédominance du linéaire et du monumental.
9La population de ces quartiers périphériques est particulièrement jeune, caractérisée par des origines étrangères, en particulier hors CEE, et par un fort taux de chômage3.
10Dans le cadre de la « crise urbaine », c’est le plus souvent cette « jeunesse » qui est montrée du doigt, jeunesse qui, d’après François Dubet, est « en « galère4 » : les jeunes ne sont pas en bande, il n’existe pas de hiérarchies, de patronymes, de territoires défendus. Pour François Dubet, cette « galère », ne reposant sur aucun principe stable, est issue de la disparition du mode d’intégration populaire traditionnel, de l’épuisement du mouvement ouvrier, de la décomposition du système d’action de la société industrielle. On verra combien cette représentation sociologique de la jeunesse est à mettre en corrélation avec les solutions envisagées par les politiques de la ville.
Résolutions des problèmes urbains : de l’embellissement du cadre bâti à la gestion de proximité
11Les solutions envisagées pour résoudre les problèmes des quartiers à la fois excentrés, pauvres et marginalisés des grandes villes ont consisté plus particulièrement en actions sur l’environnement physique, l’environnement humain, la « responsabilisation » des habitants, et, plus récemment, la « gestion de proximité ». Chacune de ces étapes, sans s’annuler, s’inscrit cependant dans une certaine chronologie.
12Les actions portant sur l’environnement physique ont plus particulièrement consisté à améliorer, dans les années 1970, le cadre de vie des habitants. Dans cette représentation des problèmes, les formes architecturales (barres et tours) des grands ensembles seraient responsables de délinquance : il faut donc agir sur le cadre bâti, embellir et rénover les logements pour retrouver une dynamique sociale satisfaisante.
13Avec les années 1980, les actions portant sur l’environnement humain sont motivées par l’idée d’une « mixité sociale » potentiellement bénéfique. On tente de redistribuer la population, c’est à dire d’hétérogénéiser socialement sa distribution territoriale. Dans cette représentation, l’homogénéité culturelle et sociale des quartiers défavorisés, provoquée par les politiques des pouvoirs publics et des organismes HLM des 25 dernières années, serait source de tensions sociales et de conflits. De plus, cette homogénéité serait génératrice de représentations négatives de ces quartiers dans le reste du territoire. Un brassage social mêlant classes populaires et classes moyennes, population d’origine française et population d’origine étrangère, est dans ce cas envisagé comme permettant d’instaurer un « équilibre social ».
14À partir des années 1990, la tentative de développer une « nouvelle citoyenneté » relie ensuite la nécessité d’arrêter la détérioration du cadre de vie avec la « responsabilisation » des habitants. En favorisant la participation de ces derniers aux opérations d’urbanisme et de réhabilitation, on pense par là qu’il sera possible d’envisager une « appropriation du cadre de vie ».
15Plus récemment encore est apparue, comme remède à la « crise urbaine », la « gestion de proximité ». Cette gestion serait assurée, en quelque sorte « naturellement », plus ou moins consciemment et sans que cela apparaisse dans les profils de poste, par des professionnels comme les policiers, les facteurs, les gardiens d’immeubles…
16Les agents sociaux préconisant la solution de la gestion de proximité sont persuadés que ces acteurs professionnels de la ville ont un rôle à jouer dans la lutte contre les causes et les effets de la crise urbaine : ils seraient à même, si l’on déplaçait leurs fonctions vers la médiation, de retisser des liens sociaux « distendus ».
17Cette dernière solution fait donc agir de nouveaux acteurs dans le cadre des actions publiques, c’est à dire des acteurs qui n’étaient pas jusqu’alors présentés comme porteurs de « médiation sociale ».
Les « nouveaux métiers de la ville » : pluralité, professionnalisation
18Les décideurs des politiques de réhabilitation des quartiers sensibles, dans le but de mettre un terme à la crise urbaine, fondent ainsi leur argumentation sur des représentations5. En premier lieu, l’action sur le cadre physique produirait des effets sur la dynamique sociale. La mixité sociale serait ensuite l’une des conditions nécessaires à l’harmonisation des rapports sociaux, c’est à dire à l’établissement d’une certaine « paix sociale ». Enfin, l’instauration d’une médiation remédierait à des liens sociaux « distendus ».
19Cette vision du monde ne caractérise pas seulement les politiques physiques et socioculturelles de la ville, elle est également partagée par tous ceux qui croient avoir trouvé, avec la médiation et les « nouveaux » métiers de la ville, le bon remède à la « crise urbaine ».
20Ainsi, au cours des 20 dernières années, les emplois spécialisés créés se sont multipliés (médiateur, agent d’ambiance…) et d’autres ont été conduits à évoluer pour répondre de manière plus adaptée à ce que l’on a appelé la « crise urbaine ». Ainsi, la ville est-elle devenue un lieu central de la recomposition des champs professionnels.
21Les titulaires des nouveaux postes et des anciens qui sont redessinés sont alors incités à répondre de manière plus adaptée à l’intensité des problèmes sociaux posés par les problèmes urbains.
22Ce phénomène s’accompagne tout d’abord d’une multiplicité d’appellations nouvelles : on en dénombre une trentaine environ (agent d’accompagnement, agent local de médiation sociale…)
23Ces changements, qu’il s’agisse d’anciens métiers évoluant vers de nouvelles fonctions, ou qu’il s’agisse de créations de nouveaux métiers, concernent tous les secteurs : services sociaux (CCAS…), administrations publiques traditionnelles (justice, police, école), entreprises privées ou parapubliques (sociétés d’HLM, sociétés de transports publics…).
24C’est une logique sociale qui modifie ou institue ces pratiques. La médiation, dès lors, peut apparaître comme porteuse d’un projet de société. Dans ce projet, la société apparaît comme s’organisant en dehors de l’État, l’idée étant que « ce qui vient de la base » est toujours préférable à ce qui vient « du haut ». C’est dans ce cadre-là qu’il faut considérer les gardiens d’immeubles d’aujourd’hui.
Le métier de gardien et les politiques de la ville
25La profession de gardien-concierge n’est pas une profession nouvelle6. Un retour historique permet de contextualiser les conditions de son exercice actuel.
26Dès le xviiie siècle, les familles bourgeoises disposaient de portes cochères avec portiers. L’habitat populaire parisien de l’époque (maisons à allées) commence également à disposer de concierges, installés par les propriétaires afin de contrôler les allées et venues des nombreux locataires et de faire respecter les règlements.
27C’est seulement au xixe siècle que la profession de concierge fait une apparition massive, surtout dans l’habitat parisien, dans l’habitat populaire et dans l’habitat aisé. Dès cette époque, le concierge est investi d’une mission à la fois commerciale (encaissement des loyers, services), d’entretien (ménage et maintenance technique) et de contrôle (gestion des allées et venues, prévention des conflits). Enfin, situé souvent en dehors des querelles de voisinage, le concierge du xixe siècle occupe parfois une position de « médiateur ». À partir de la seconde moitié du xixe siècle, le concierge est implanté dans les cités ouvrières construites dans la logique paternaliste, qui conduit à la fois à améliorer les conditions de vie des ouvriers et salariés et à contrôler leur mode de vie.
28Cette profession tend à disparaître à partir de la Libération. On préfère peu à peu les sociétés privées de gardiennage, les systèmes de protection matérielle, le digicode, la vidéo-surveillance. On choisit, parallèlement à ces techniques, de faire appel à des entreprises spécialisées dans l’entretien.
29Après avoir constaté les limites de ce gardiennage, on réintroduit depuis une vingtaine d’années le concierge dans l’habitat social, en confiant aux gardiens des tâches présentées comme nouvelles.
Les gardiens d’immeubles et la « gestion sociale »
30Le métier de gardien d’immeubles HLM est aujourd’hui sollicité pour traduire sur le terrain une volonté récurrente des politiques de la ville de ces dernières années, celle de la gestion de proximité et de la médiation sociale voire de la « paix sociale » pour ne pas dire de la « sécurité publique7 ».
31Quelle est la réalité quotidienne du travail des gardiens d’immeubles aujourd’hui ? Que font-ils ? Et quelles représentations ont-ils de leur univers professionnel ? Comment ces acteurs de proximité réagissent-ils aux sollicitations des décideurs de la politique de la ville et de leurs employeurs qui leur demandent d’ajouter à leurs activités quotidiennes des missions nouvelles de médiation ?
32Ont-ils les moyens d’assumer ces nouvelles fonctions et sont-ils compétents pour le faire ? Enfin, les gardiens en place ont-ils une véritable fonction de contrôle social, de prévention des conflits, ou bien cette tâche ne fait-elle plus partie des aspects fondamentaux de leur métier ? Et qu’en est-il des tâches de gestion sociale ?
33Les tâches de gestion sociale apparaissent comme peu valorisées par les gardiens et apparaissent peu dans les déclarations de l’enquête statistique. Pourtant, les décideurs en politique de la ville ont vu dans la gestion sociale une réalité profonde de ce métier de gardien. Qu’en est-il réellement ? L’étude statistique montre que les gardiens valorisent peu cette fonction de gestion sociale, qu’elle n’occupe pas une grande place dans leur travail, mais qu’ils la considèrent en même temps comme la plus pénible après les tâches d’entretien. Les gardiens valorisent plus la tâche de gestion administrative du patrimoine.
34L’enquête par entretiens et observations participantes a eu pour objectif de cerner au plus près la réalité de ce métier et de comprendre cette apparente distorsion entre une réalité supposée et des données statistiques.
Des tâches lourdes sur le terrain
35On est passé dans une certaine mesure des tâches d’entretien à la maintenance technique et financière du patrimoine, et à une forme de « gestion sociale ».
36Le gardien est tenu de faire la preuve de compétences nouvelles, même si, à ce niveau, les tâches en rapport avec la gestion sociale le rapprochent du concierge du xixe siècle, gestionnaire des « débordements » et chargé d’« éducation sociale ». En effet, les gardiens, à l’interface des locataires, de la société HLM et des autres locataires, ont à gérer des conflits importants et des problèmes individuels en lien avec la précarité des conditions de vie de leurs locataires.
37Ces conflits sont d’autant plus prenants dans l’emploi du temps des gardiens que les tâches administratives sont devenues plus complexes et plus accaparantes elles-mêmes. La loge de gardien-concierge, qui occupe une place à l’entrée et au rez-de-chaussée des immeubles, se situe de plain-pied entre deux mondes, celui du dehors et du dedans, celui du propriétaire et celui des locataires, celui de la rue et celui du logement. De ce fait, la loge est un lieu de rencontre des locataires et d’accaparement du gardien. La fonction du gardien est donc marquée par une forme de tension constante entre deux pôles : la parole et le secret, le social et l’administratif, la loge et les logements, l’individuel et le collectif. Cette tension exprime la complexité de la situation dans laquelle sont ces gardiens d’immeuble d’aujourd’hui. Si les gardiens-concierges sont, en règle générale bien intégrés dans l’environnement social, c’est en effet au prix d’efforts très difficiles. De plus, les employeurs des gardiens d’immeubles ne mettant qu’implicitement l’accent sur ces tâches dites « sociales », les gardiens sont donc confrontés à une évolution implicite et indicible de leur métier.
À tâches indicibles, rejet implicite
38Les demandes concernant les tâches sociales apparaissent aussi peu dans les discours des gardiens que dans ceux de leurs responsables. De ce fait, ces tâches ne provoquent que très peu de rejets explicites. Pourtant, elles restent au centre des discours sur les spécificités du métier de gardien, sur les difficultés rencontrées, sur les conditions de travail, et se mêlent aux considérations éthiques.
39Dans le domaine des demandes formulées par les responsables auprès des gardiens, il est plus question, explicitement, d’administration que de gestion sociale. Mais le poids des tâches liées aux relations humaines dans ce métier est pourtant indiscutablement très important. Ces tâches se présentent en fait comme inhérentes au métier même de gardien, métier qui suppose et entraîne une relation constante entre le gardien, les locataires et la société HLM.
40Le discours des responsables chargés du recrutement des gardiens est chargé de cette demande implicite. Les profils demandés sont ceux de travailleurs manuels « dotés de qualités relationnelles ». En fait, les qualités relationnelles en question relèvent plus des techniques du travailleur social que de simples « qualités humaines. » Elles présupposent un apprentissage et une connaissance du social que seuls quelques rares gardiens, formés sur le tas et sur le tard, semblent posséder pleinement.
41C’est certainement la raison pour laquelle des notions comme l’« expérience » ou la « motivation » sont présentes massivement dans les discours recueillis aussi bien du côté des responsables que du côté de leurs employés.
42La part du relationnel dans les tâches réalisées, dans les soucis, dans les problèmes, dans les compétences, dans les fiertés, dans les sentiments des gardiens, le poids des astreintes, l’invasion des locataires dans les loges sont l’expression de ce social toujours présent, à endiguer, à réguler en permanence. L’équilibre des gardiens particulièrement exposés et non préparés n’y résiste pas toujours.
Du contrôle à la gestion de proximité ?
43Si, comme notre enquête le montre, les gardiens ne rejettent pas cette mutation et ne refusent pas explicitement de prendre en charge ces nouvelles tâches, c’est donc peut-être à la fois parce qu’il s’agit d’une mutation toute relative, à la fois parce que ces tâches font partie intégrante de leur mission, mais aussi parce que cet aspect de la profession ne leur est pas explicitement demandé. Ainsi, les revendications syndicales et les problèmes évoqués explicitement lors des entretiens portent essentiellement sur les salaires jugés trop bas et les responsabilités jugées trop importantes par certains. En revanche, les difficultés en relation avec les tâches sociales s’expriment essentiellement lors des évocations non pas des conditions de travail mais des relations sociales, ce que les gardiens dissocient d’eux-mêmes alors qu’elles sont, on l’a vu, indissociablement liées.
44Leur refus de ces tâches ne peut alors s’exprimer que sur le mode, lui aussi implicite, des difficultés d’un grand nombre de gardiens et de l’échec de certains dans ce domaine, particulièrement désabusés.
45De ce fait, on peut avancer que ces tâches sociales, pour lesquelles les gardiens d’immeuble semblent bien mal armés, hormis certains, et qui seraient à l’origine de nombre de leurs problèmes, ne se présentent ni comme nouvelles ni comme faisant l’objet de demandes explicites. Elles sont supplantées dans ce cadre par les tâches administratives. Par contre, elles apparaissent comme les tâches les plus demandées au niveau implicite, tâches à la fois les plus problématiques et les plus difficiles.
46Les gardiens d’immeubles HLM d’aujourd’hui tentent donc d’assumer, plus ou moins difficilement, et plus ou moins à leur insu, de lourdes tâches « sociales » ou en tout cas dénommées comme telles par les organismes qui les emploient. Ces tâches, lorsqu’elles sont remplies avec efficacité et de manière spontanée, viennent contribuer à l’image de marque du gardien et à son identité professionnelle. Les demandes des responsables sur ces points sont peu appuyées, floues, et les formations dans ce cadre sont mal acceptées. Cette « gestion sociale », se présente comme le traitement d’un problème social urbain témoignant selon ses acteurs d’une « déliquescence du lien social ». Cependant, cette tâche n’est pas présentée à vrai dire comme une véritable tâche, mais plutôt comme la démonstration d’une capacité naturelle à la résolution et à la prévention de conflits sociaux. De ce fait, elle ne fait donc l’objet ni d’un véritable rejet, ni d’une recherche particulière d’efficacité. D’autre part, l’observation de ce traitement témoigne d’une dimension occultée du métier de gardien : celle du traitement non pas d’une souffrance, mais d’une déviance sociale. Ce traitement se présente alors comme une éducation sociale rapprochée.
47À travers la question du traitement de la crise urbaine se manifeste ainsi la question du traitement de la souffrance sociale, manière dont cette souffrance se « révèle extérieurement à nous », manifestation sociale de la représentation que s’en font les acteurs sociaux. La souffrance traitée par les gardiens d’immeubles HLM se manifeste ainsi en filigrane, à travers le traitement proposé et subi, plus comme une déviance par rapport à la norme que comme un lien social à reconstruire, ce qui rapproche la profession de gardien d’immeuble HLM d’aujourd’hui de celle de son prédécesseur. Si l’on réintroduit ainsi, depuis environ 20 ans, la profession de gardien dans le logement à caractère social, c’est donc peut-être pour des raisons assez proches de celles qui ont conduit à leur introduction au xviiie siècle dans l’habitat populaire : une attention au mode de vie des classes populaires qui est aussi un contrôle social.
Notes de bas de page
1 Nous avons appréhendé ailleurs cette activité, dans ses pratiques et représentations, à travers le prisme de la sociologie des professions. La communication proposée s’appuie ainsi sur les résultats de la phase qualitative d’une enquête portant sur les mutations du métier de gardien d’immeuble, demande de la Fédération des Sociétés Anonymes et Fondations d’HLM, effectuée dans le cadre du LASTES (Laboratoire de sociologie du travail et de l’environnement social, université Nancy 2) avec Jean-Marc Stébé et Gérald Bronner. Cette phase de l’enquête sur le métier de gardien d’immeubles portait sur les pratiques et les représentations de gardiens et de leurs responsables à travers l’analyse d’une série d’entretiens semi-directifs et d’observations participantes. Rapport fi nal : responsables scientifiques : Gérald Bronner et Jean-Marc Stébé, Chargés de recherche : Laurence Ellena et Hervé Marchal, De la concierge au digicode, du gardien au médiateur, Approche socio-ethnographique d’un métier en mutation, janvier 2001. Coordination de 20 entretiens semi-directifs auprès de responsables de gardiens d’immeubles, 80 entretiens non-directifs auprès de gardiens, 5 observations participantes d’une semaine (collecte des données : M.-P. Fraschini-Noyer, H. Marchal, E. Martin). Laurence Ellena, Les mutations du métier de gardien d’immeuble, Phase 2, analyse qualitative, novembre 2000. Cette étude a été publiée sous le titre Les gardiens d’immeubles au cœur de la ville, Figures, métamorphoses et représentations, P. Sudant, J.-M. Stébé, D. Poussou, G. Bronner, L. Ellena, Bruxelles, De Boeck université, 2002.
2 On pourra parler ici de « disqualification sociale » au sens de Paugam, La disqualification sociale, Paris, PUF, coll. « Sociologie », 1993.
3 Ce taux de chômage est doublé par rapport à la moyenne nationale. Il existe cependant de grandes disparités, le taux de chômage pouvant varier de 4 % à 58 % suivant les quartiers.
4 François Dubet, La galère, jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987.
5 Sur cette question, nous nous appuyons sur le travail de Jean-Marc Stébé, La médiation dans les quartiers sensibles, Paris, PUF, Le lien social, 2005.
6 Concernant le cadre socio-historique de la profession de gardien concierge, se reporter à Jean-Louis Deaucourt, Premières loges, Paris, Aubier, 1992. Nous nous appuyons particulièrement ici sur le travail de Gérald Bronner et Jean-Marc Stébé, « Figures et métamorphoses des concierges », Annales de la Recherche Urbaine, n° 88, 2000.
7 L’article 12 de la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995 (loi Pasqua) a créé un article dans le code de la construction et de l’habitation prévoyant une obligation de gardiennage ou de surveillance des locaux d’habitation. En 1996, dans le cadre de la mise en œuvre du Pacte de Relance pour la Ville, l’une des mesures mettait à disposition des organismes HLM 1 000 « emplois ville » par an pendant 4 ans « en vue du recrutement d’agent d’entretien, de proximité et de surveillance ». Toujours dans cette optique, dans le prolongement de la loi de 1995, Marie-Noëlle Lieneman, secrétaire d’État au logement a annoncé le 24 avril 2001 la mise en place de « conventions de gestion de proximité » signées entre l’État et les organismes HLM. Ces conventions prévoient notamment l’embauche de gardiens : 1 gardien pour 150 logements au départ pour atteindre ensuite le rapport de 1 pour 100 logements dans toutes les ZUS (zone urbaine sensible) et dans les ensembles collectifs dépassant 500 logements (Le Monde, Libération et Les Échos du 25 avril 2001).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008