Histoires de la souffrance sociale
|Deuxième partie. Figures et expressions
De l’adaptation à la révolte : la souffrance carcérale des jeunes détenus
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FranceTexte intégral
- 1 Louis Mermaz (dir.), Enquête parlementaire sur la situation dans les prisons françaises. La France (...)
« La prison est un monde de violences, violence de la population incarcérée et violence de l’enfermement, un monde de rapports de forces entre les détenus et aussi avec les personnels qui y sont constamment confrontés1. »
- 2 Pour une histoire du concept de « culture carcérale », Philippe Combessie, Sociologie de la prison(...)
1Le malaise ressenti par le détenu, la souffrance intra sec à la violence de l’incarcération, peut alors se traduire par deux types de conduite a priori diamétralement opposées. Soit le prisonnier s’adapte à l’enferment, à la vie de groupe, au manque d’intimité, aux contraintes extrêmes que génère un règlement disciplinaire strict ; soit il se révolte ouvertement contre le système carcéral par l’entremise d’actions souvent violentes tournées contre lui-même ou contre autrui. Ces deux réactions, passive et active, révèlent une même acquisition de la culture carcérale2.
2Consciente d’une singularité des mineurs de justice, l’Administration pénitentiaire tente sans cesse d’adapter ses structures à la prise en charge de cette population pénale qui relève d’autres problématiques que celle composée d’adultes. De la Petite-Roquette au Centre de jeunes détenus (CJD) de Fleury-Mérogis, elle entreprend inlassablement de nouvelles expériences et cherche à adapter sa politique aux nouvelles connaissances que la société a des adolescents inadaptés. Le séjour en détention entraîne des comportements particuliers inhérents à l’enfermement, de mieux en mieux connus, et dont les législateurs désirent diminuer les effets persistants sur le psychisme des jeunes ; ils inventent des prisons qui n’auraient pas les inconvénients de la prison. De fait, les idées déjà anciennes de rééducation et de réinsertion des détenus s’étendent et sont intégrées dans les régimes de détention des établissements carcéraux, plus humains.
3Pourtant, quel que soit le régime de détention, la tendance docilité/ révolte de l’adaptation à la prison est exacerbée dès lors que l’on examine les comportements des mineurs pénaux détenus. De fait, devant les différentes violences inhérentes à l’incarcération, chaque adolescent réagit différemment selon son caractère, son parcours judiciaire, sa vie familiale et affective, son vécu carcéral, mais toujours cette bipolarité se retrouve dans les comportements des jeunes. C’est à travers l’examen de trois maux inhérents à l’incarcération et générateur de souffrance, la dépersonnalisation, la promiscuité et le manque de communication, que nous proposons d’examiner quelques réactions dominantes chez les mineurs de justice et d’en analyser les raisons.
Des raisons de l’adaptation des jeunes détenus à l’enfermement
- 3 Lucie Melas, François Ménard, « Production et régulation de la violence en prison », dans Arrêt su (...)
« Car les établissements pénitentiaires, lieux de la norme et de la règle par excellence, sont aussi des lieux de “flottement” où chacun ajuste sa conduite en fonction des multiples décalages qui semblent constituer l’ordinaire de la vie pénitentiaire : décalage entre les missions et les moyens, entre la règle et les usages, entre le dit et le su, entre des objectifs institutionnels et les cultures professionnelles, etc.3. »
4Les mineurs d’hier et d’aujourd’hui n’échappent pas à cette règle de l’adaptation à un univers fermé presque exclusivement constitué de contrastes. Les journalistes de L’Assiette au Beurre, dès 1907, relèvent une dualité dans les comportements des jeunes pensionnaires de la Petite-Roquette :
- 4 Miguel Almereyda et A. Delannoy, « La Petite-Roquette », L’Assiette au Beurre, n° 48, novembre 190 (...)
« Leur attitude à tous offre peu de variété. Ils sont craintifs et reçoivent sans riposter les mauvais traitements des gardiens. Certains en arrivent, par lassitude, à une extraordinaire passivité […]. Par exception, certains sont, au contraire, perpétuellement en révolte, même lorsqu’ils sont fautifs ; mais ils se recrutent surtout parmi les nouveaux venus et ne tardent point, d’ordinaire, à entrer dans la règle commune […]4. »
5Cyclothymique, la réaction des enfants face à l’incarcération diverge donc d’un individu à un autre, l’adaptation au système se fait plus ou moins aisément. Depuis, des psychologues et autres médecins spécialistes de l’enfance ont analysé ce phénomène. Les docteurs Vullien et Guilbert, dans un article de 1946, constatent des troubles équivalents chez l’ensemble des mineurs en prison, troubles qu’ils associent à des problèmes d’ordre psychosomatique. Ainsi, le rebelle trouve ses motivations de révolte dans la sensation d’injustice liée à son incarcération :
- 5 DrGuilbert et Vullien, « Les mineurs dans les prisons », dans Revue de l’Éducation surveillée, n° (...)
« L’adolescent et surtout l’adolescent désadapté, encore à la recherche de sa personnalité, a une mentalité extrémiste, totalitaire : c’est la psychologie du tout ou rien. Il est particulièrement sensible au caractère infamant de l’incarcération mais cette sensibilité, hélas, n’a nullement l’activité correctrice rêvée par le législateur optimiste. Peu capable de s’humilier lui-même et de se repentir, le mineur est, par contre, très offusqué par l’humiliation qui lui est imposée par une Société le rejetant délibérément dans le camp des hors-la-loi ; dans ses longues méditations favorisées par l’oisiveté il ne ruminera que des idées de revanche5 […]. »
6Mais les raisons de la passivité de certains adolescents, pour les deux médecins, sont plus encore révélatrices d’un dysfonctionnement lié, tout à la fois, au milieu carcéral et à la jeunesse des intéressés :
- 6 Ibidem, p. 31.
« C’est surtout au moment de l’évolution pubertaire où l’émotivité est la plus délicate, où, même dans des conditions de vie normales, l’adolescent est incliné aux solutions de révolte et d’opposition que l’on risque de voir la nonchalance morale se cristalliser à la faveur d’une dépression organique. Nous avons observé des cas de ce genre ; ce qu’on constate surtout chez ces sujets, c’est une véritable perte de l’élan vital, une adaptation au climat de la prison6 […]. »
- 7 Lucie Melas, François Ménard, op. cit.
- 8 Badonnel, « Inadaptation au régime commun ou au régime cellulaire », dans Revue pénitentiaire et d (...)
- 9 Pascal Duret, « L’autorité virile dans les bandes d’hier à aujourd’hui », dans Migrand-Formation, (...)
- 10 Famille de qui les législateurs cherchent régulièrement, jusque dans les années soixante, à éloign (...)
7C’est que le moment de l’incarcération est une violence en soi qui dépasse la simple privation de liberté. Le jeune détenu arrivant est brusquement projeté dans un univers où il est seul, coupé de ses repères, confronté à une institution créée spécialement pour contraindre chaque individu individuellement7. Lorsque le régime cellulaire et la règle du silence sont de mise, l’isolement prend une ampleur telle que la déstructuration de l’individu est totale8. « L’apache » ou le « blouson noir », gamin de la rue membre d’une bande9, perd toutes les références sur lesquelles il a construit son individualité, mais aussi sa reconnaissance sociale. En effet, dans toutes les institutions carcérales du xxe siècle qui accueillent des jeunes gens, qu’elles fonctionnent en régime cellulaire ou en régime semi-communautaire, la solitude carcérale est accentuée par la rupture avec l’extérieur, avec la famille10 et/ou éventuellement avec une première idylle amoureuse. En prison, même superficiellement ou par le biais limité d’une communication clandestine avec ses voisins de cellule, un groupe de copains peut éventuellement se récréer au sein de la détention, mais il n’est jamais possible de (re)construire une unité familiale ni une ébauche de couple. À cette rupture avec l’extérieur s’ajoute une totale dépendance à l’institution, l’impossibilité de contrôler l’environnement sonore ou olfactif et de gérer seul l’espace de vie.
8Le danger dominant lié à ce phénomène de rupture et de dépendance est celui d’une trop grande adaptation à la prison. Elle se traduit par une acceptation de la déresponsabilisation et l’infantilisation. Devant une institution qui organise toute la vie quotidienne, de l’heure des repas au nombre des séances de douches ou de sport, un lieu où tout est prévu, sécurisé, le détenu n’a plus rien à prendre en charge et surtout pas lui-même. Cette sécurisation à outrance provoque une violence morale conséquente, résultat direct et immédiat d’un enfermement dont les modalités sont gérées par une entité extérieure à la volonté individuelle. Alors que dans le monde libre, il existe une certaine insécurité, que l’enfant et l’adolescent y apprennent progressivement l’autonomie, la prison stoppe puis inverse le processus. Elle impose une dépendance qui aboutit à une dépossession de l’initiative personnelle, dont il est impossible de se départir.
9En 1969, une enquête de l’Administration pénitentiaire auprès des directeurs des prisons qui reçoivent des mineurs donne une explication à ces processus d’assimilation ou de rejet des codes pénaux. Il s’agit de comparer le comportement des primaires, des jeunes qui ont à faire pour la première fois à une institution carcérale, et des récidivistes qui ont déjà connu la prison ou une institution éducative de type Institution publique d’éducation surveillée (IPES) ou prison-école.
10Dans cette enquête, le primaire apparaît comme plus indiscipliné que le jeune qui a déjà eu à faire à la justice pour deux raisons essentielle. La première est directement liée à la perte de liberté et à la relative indépendance acquise à l’extérieur :
- 11 Archives contemporaines de Fontainebleau, 960136, art. 45, « Étude sur le problème posé par les je (...)
« Le mineur primaire est, sans doute, d’une manière générale, plus difficile à discipliner […]. Il ignore en général l’autorité et il lui faut du temps pour s’adapter au cadre strict dans lequel maintenant il doit évoluer. La prison bien structurée, avec ses obligations, ne serait-ce que d’ordre matériel : faire son lit, plier les couvertures, nettoyer la cellule, se lever et dire bonjour, par exemple, le surprend11. »
11La seconde raison est étroitement liée à un manque d’initiation à la prison. Les jeunes primaires ne savent pas encore doser la part d’hypocrisie et de mensonge qu’il faut afficher devant le personnel, attitude contradictoire avec la prestance et la nonchalance nécessaire pour s’imposer auprès des codétenus :
- 12 Ibidem.
« Le primaire est peut-être plus sincère que le jeune ayant déjà été en prison, car il n’a pas subi d’échec. Le séjour en prison le touche. Il regrette sincèrement la liberté qui lui manque, car il n’est pas habitué à cette vie. Il désire vivement une fois dehors ne plus faire de bêtises de façon à ne plus revenir en prison. Même si son sens moral est défaillant ou sa conscience morale émoussée, le simple fait d’être en prison lui fait regretter d’avoir commis un acte délictueux. Le réflexe “Bêtise” = Prison joue en général12. »
- 13 Ibid., « Lettre et commentaires du directeur de la prison-école d’Oermingen au garde des Sceaux », (...)
- 14 Ibid.
12À l’inverse, les jeunes gens rompus aux institutions d’Éducation surveillée, s’adaptent plus facilement à la prison même si le régime de détention y est plus strict. Tout d’abord la prison est démystifiée, ils ont l’impression de la connaître, soit parce qu’ils y ont déjà fait un bref séjour en préventive, soit parce qu’ils en ont déjà entendu parlé par des camarades. L’effet d’intimidation n’est plus effectif. Aussi, malgré leur hostilité envers les éducateurs, auxquels ils se confient difficilement, et envers tout ce qui représente l’autorité, ils savent se plier docilement, du moins en apparence, au règlement intérieur et concéder « un certain conformisme et opportunisme dans leur adaptation à la vie du centre13 ». Cauchemar de leurs condisciples, souvent caïds de la détention, « méfiants, aigris, réticents, blasés14 », ils savent parfaitement jouer aux « bons détenus » et éviter ainsi d’attirer l’attention du personnel sur eux et, de fait, la sanction. Pas dupe, le directeur de la prison-école de Loos, tout comme son confrère d’Oermingen, analyse parfaitement cette dualité :
- 15 Ibid., « Lettre et commentaires du directeur de la prison-école de Loos au garde des Sceaux », 28 (...)
« Agressifs, impulsifs, instables, ces jeunes détenus [anciens de l’Éducation surveillée] sont en général très bien adaptés à la vie carcérale. Très à l’aise, ils connaissent les moyens de tirer profit de toutes les situations, cherchent souvent à jouer les “leaders” et adoptent, pour la plupart, un comportement stéréotypé. S’intégrant à des groupes constitués et hiérarchisés, passant d’une bande à l’autre, ils nouent des amitiés au gré des circonstances et du moment, les plus durs d’entre eux se livrant au trafic, racket, exerçant des violences ou pressions de toutes sortes pour obtenir ce qu’ils désirent15. »
- 16 Ibid.
- 17 Ibid., « Rapport concernant le centre des mineurs des prisons de Rouen par M. Jean Lestelle, éduca (...)
13Une note manuscrite du garde des Sceaux, dans la marge de ce rapport, interroge : « Serait-ce un succès pour l’ES16 ? ! ! ! ! ! ! » Cela révèle, sans aucun doute, l’expectative du ministre de la Justice quant à l’opportunité d’un séjour dans un IPES. Est-ce un effet positif pour l’Éducation surveillée que les mineurs qui ont bénéficié de ses structures parviennent à mieux s’adapter à la prison que les adolescents vierges de toute prise en charge ? Le doute est permis. Les jeunes qui ont bénéficié de ce type de mesure semblent bien plus aptes que les primaires pénaux, à s’adapter au régime de l’enfermement : « Le garçon qui a déjà bénéficié d’un établissement à régime éducatif connaît le processus. Il s’adapte bien plus vite, bien plus facilement, il s’accommode et, en général, est un “bien meilleur détenu”, car il n’ignore pas grand chose du système et sait que son intérêt le pousse à s’intégrer avec le souci de donner entière satisfaction17. » De plus, en ce domaine, les filles ne font pas exception. Le responsable de détention à Rennes, comme ses homologues, fait un lien direct entre l’institution d’Éducation surveillée et la prison :
- 18 Archives contemporaines de Fontainebleau, 960136, art. 45, « Lettre et commentaire du directeur ré (...)
« Le personnel “sent”, dès l’arrivée à l’établissement lorsqu’il a à faire à une détenue qui a déjà fréquenté une institution.
I-Attitude face à la discipline et au personnel
— Apparente docilité mais aussi rouerie et habileté ;
— Réaction de prestance en collectivité ; […]
III-Personnalité Elle est généralement faite de contrastes : […]
— Aucune autonomie : acceptation passive de la prise en charge par la communauté et simultanément opposition à cette communauté ;
— Aucun sens des réalités et des responsabilités : tout est dû18. »
- 19 Erving Goffman, Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les éditions d (...)
14Autrement dit, les directeurs et éducateurs de ces divers établissements de jeunes détenus ne font que constater ce que Erving Goffman à mis en évidence un an auparavant pour les hôpitaux psychiatriques et, par extension, pour toutes les « institutions totales » auxquelles appartient sans conteste la prison. L’auteur d’Asiles distingue les « adaptations primaires » qui consistent à simplement tenter de respecter les consignes et les règles de l’institution, dans notre étude apanage des jeunes sans expérience de l’Éducation surveillée, des « adaptations secondaires » qui consistent en une stratégie pour l’enfermé à se créer des espaces de liberté dans les interstices du contrôle de l’institution19. Les anciens de l’Éducation surveillée semblent majoritairement appartenir à cette seconde catégorie.
15Cette démonstration confirme les différentes façons de réagir des adolescents enfermés. Certains perçoivent et assimilent le fonctionnement de la prison et parviennent à s’y adapter. Éventuellement, ils savent également exploiter les failles du système et les particularismes de ce microcosme. D’autres ne parviennent guère à accepter leur détention et se révoltent contre tout ce qui leur paraît injuste, répondent à la provocation par la provocation. D’autres « inadaptés » à la détention sont les jeunes, plus faibles physiquement ou plus dociles psychologiquement, qui se plient aussi bien aux exigences du personnel qu’aux exactions de leurs camarades.
Un exemple d’adaptation extrême à l’enfermement : la pratique du viol homosexuel
16De l’étroitesse inconfortable des cellules de la Petite-Roquette, prison pour enfants du xixe siècle, à l’automatisation déshumanisante du CJD de Fleury-Mérogis, prison pour jeunes du xxe siècle, en passant par la vétusté des petites maisons d’arrêt départementales, l’architecture est sans cesse incriminée et considérée comme la raison la plus évidente de la violence carcérale. L’une des plaies principales des prisons est en effet la surpopulation chronique qui s’y attache et malgré des textes législatifs qui préconisent sans cesse le contraire, les mineurs pénaux sont souvent deux, trois, quatre ou même cinq par cellule de 9 à 12 m 2 quand ils ne sont pas directement réunis par dizaines en dortoir. Cet état entraîne des pratiques d’aménagement des conditions de détention, qui souvent le fait des détenus eux-mêmes contraints de s’organiser dans des espaces restreints dont ils ne peuvent sortir à leur gré. Mais cette promiscuité à des conséquences indépendantes des volontés personnelles de certains.
- 20 Archives départementales de l’Isère, 2Y, « Rapport sur la maison d’arrêt de Grenoble », n. d. (est (...)
- 21 Archives contemporaines de Fontainebleau, 960136, art. 2, « Note du bureau de la détention au dire (...)
- 22 Valérie Devillechabrolle, « Après les violences subies par un adolescent à Bois d’Arcy M. Arpailla (...)
17Ce sont les préoccupations sanitaires des médecins en milieu carcéral, émergentes au début du siècle, qui sont les premières à révéler l’une des formes les plus violentes de cette adaptation à l’enfermement, tel ces propos d’un homme de l’art de la maison d’arrêt de Grenoble rapportés par un inspecteur en 1914 : « M. Gröll [le docteur de la prison], m’a déclaré constater d’assez nombreux cas de blennorragie et de syphilis acquis à la prison et résultant des relations qu’avaient les détenus entre-eux dans les dortoirs en commun. C’est là, évidemment, un argument de plus pour l’emprisonnement individuel […]20. » Les détenus ont donc des rapports sexuels entre eux. Pourtant, à quelques exceptions près, l’omert à relative à l’homosexualité des incarcérés est totale pendant le premier xxe siècle. Cependant, après guerre, des spécialistes de l’enfance s’interrogent plus ouvertement sur cette question. En effet, les rares affaires de mœurs internes aux prisons révélées par des procès de personnes détenues concernent souvent des mineurs. Ainsi, en 1962, dans la même prison de Grenoble, le garde des Sceaux cherche à prendre des mesures pour « éviter le retour d’incident semblable à l’attentat aux mœurs commis par trois mineurs sur la personne de l’un de leur co-détenus21 ». En 1989 encore, la médiatisation des « viols et sévices répétés dont avait été victime durant une dizaine de jour, dans sa cellule, un ado de 17 ans ½, Damien, inculpé de vol simple22 », émeut l’opinion publique. De fait, docteurs et directeurs de prisons constatent que, dans le cadre de la détention, l’homosexualité juvénile carcérale est systématiquement violente et forcée. Lorsque ce n’est pas le cas, c’est qu’il y a « prostitution » des plus faibles pour obtenir protection auprès des plus forts.
- 23 DrGuilbert et Vullien, op. cit., p. 30.
- 24 Jean-Pierre Montaron, Les jeunes en prison, « On nous enfonce », Paris, Seuil, 1977, p. 30.
18Alors que généralement, les témoignages des jeunes détenus sont rares, il est relativement aisé de trouver des expressions de leur souffrance face à une sexualité naissante et contrariée. Ainsi, les docteurs Vullien et Guilbert relève dans le journal intime d’un adolescent détenu en 1946 que l’ » on trouve de tout dans ces notes […] des aspirations à un avenir criminel et des débordements d’obscénité, seul exutoire d’une sexualité exacerbée par la claustration23 » alors qu’un jeune du CJD de Fleury-Mérogis déplore, en 1972, « en prison, ça manque de femmes, c’est tout. La femme, ici, c’est la main24 ».
- 25 Fonds Brisset, « Rapport de Henri Gaillac à Pierre Ceccaldi », 17 avril 1959, p. 2.
19L’homosexualité juvénile est en fait la conséquence directe de la frustration corrélative à l’enfermement, au regroupement des garçons entre eux et de la promiscuité, comme le relève l’inspecteur général des prisons Henri Gaillac : « La cohabitation de jeunes garçons dans un cadre carcéral ne peut manquer pour certains de poser des problèmes d’homosexualité avec les dégradations de la personnalité que de telles pratiques peuvent à la longue entraîner25. »
20Pour parler crûment, le jeune détenu en manque, fait avec ce qu’il a à sa disposition et en profite éventuellement pour asseoir son autorité auprès de ses codétenus. En effet, ces garçons n’auraient pas eu forcement de relations homosexuelles dans la vie libre. L’homosexualité en prison est une forme violente et extrême d’une adaptation à l’enfermement. Cette pratique est possible, entre autre, parce que le sujet est tabou :
- 26 Daniel Welzer-Lang, Liliane Mathieu, Michaël Faure, Sexualités et violences en prison. Ces abus qu (...)
« Reconnaître avoir vécu ou participer à un abus sexuel place les détenus ou ex-détenus dans une position périlleuse, devant le risque de perdre la face et de subir une dégradation de l’image de soi, pour parler comme Goffman. Mais ils ne sont pas les seuls dans cette situation. Les représentants(es) de l’Administration pénitentiaire, lorsqu’est évoqué le thème de l’abus, tendent eux/elles aussi à adopter une attitude défensive et embarrassée de mutisme et de dénégation26. »
21En prison, c’est le règne du manque de communication chronique entre les acteurs, silence qui mène parfois à des actes de désespoir.
Du manque de communication aux appels à l’aide : la révolte tournée contre soi
- 27 G. Lacabanne, « Réflexions sur les relations entre surveillants et détenus au cours de la détentio (...)
- 28 « Les personnes de l’Administration pénitentiaire : du répressif à l’éducatif ou les multiples rôl (...)
22L’entente et le dialogue en prison sont difficiles, voire impossibles, quels que soient les rapports entre individus envisagés : entre surveillants, entre surveillants et détenus, entre prisonniers et gradés… Dans un premier xxe siècle, cela vient des mentalités : l’écoute réciproque est déconseillée pour maintenir une distance certaine entre gardés et gardiens27. Puis le dialogue est recommandé mais il n’est pas simple de changer les pratiques. De plus, le sous-effectif et le manque de temps, ne permettent pas au surveillant d’aller au-delà du « bonjour », « bon appétit » et « bonne nuit » ce qui constitue déjà en soi un progrès au regard du passé. Chargé d’une mission de gardiennage et de réinsertion28, le surveillant se trouve, par la force du système, réduit à un rôle de gestionnaire des flux de la population carcérale et des nécessités du service.
- 29 Jean-Claude Chesnais, « Le suicide dans les prisons », dans Population, n° 1, 1976, p. 73-85.
23Cependant, ce blocage est bilatéral. Pour le détenu, totalement dépendant des surveillants, il n’est guère aisé de faire la différence entre la mauvaise volonté de ces derniers et les obstacles matériels et institutionnels auxquels ils se sont éventuellement heurtés dans leurs démarches pour satisfaire à une demande des prisonniers. L’enfant et l’adolescent, particulièrement en recherche de relation sociale et de contact, ne trouvent guère à satisfaire le besoin de communication auprès du personnel, lui-même souvent effrayé devant son incapacité à gérer une population jeune, active et revendicatrice voire révoltée. Déjà coupé de la planète « extérieure » le mineur est aussi coupé de tout contact avec un adulte référent dans la planète « intérieure ». La réponse à cette insatisfaction se traduit par des pratiques d’automutilations et de tentatives de suicide dans l’espoir de se faire entendre, de dialoguer, d’obtenir des informations sur une date de jugement ou un prochain entretien avec un avocat29. L’intégration dans les détentions des éducateurs et assistants sociaux, trop peu nombreux et souvent impuissants devant la multiplicité des demandes, n’a pas profondément changé la donne. C’est que le rapport de force entre individus demeure la base prédominante de la vie sociale carcérale.
24L’intérêt que l’Administration pénitentiaire porte aux suicides et aux automutilations en prison est tardif. Ce n’est qu’en 1972, face à une crise de sur-suicidité, qu’elle se rend compte que la nature de l’acte à évolué : le suicide tend à devenir une action désespérée de résistance chez des détenus qui, par la démocratisation de la presse dans les détentions, semblent prendre une sorte de conscience politique de leur situation et n’ont que leur corps pour lutter. Chez les plus jeunes cependant, c’est le désespoir qui est majoritairement à l’origine des actes de cette nature. La volonté de mourir n’est pas toujours réelle, mais celle de porter l’attention sur soi est manifeste. Par exemple, Angel Perez, jeune multirécidiviste détenu au CJD, cède à la tentation après un trait d’humour déplacé d’un surveillant qui, goguenard, ordonne aux garçons, « regagnez vos appartements » :
- 30 Angel Perez, Fleury-Mérogis, Paris, La pensée universelle, 1982, p. 20-21.
« Sans bien comprendre, j’ai fini par arracher une capsule de bière en conserve, remonter ma manche gauche, et me surprendre à m’entailler l’avant bras. Est-ce que je veux mourir ? Je ne le pense pas. J’ai plutôt le besoin irrésistible de faire sortir de moi cette crise de nerfs, cette angoisse qui m’étouffe. Dans ma conscience c’était ce triste moyen qui s’imposait […]. Mais d’autres choisissent de foutre des coups de poings dans les murs en hurlant leur désespoir, de s’y cogner la tête, d’avaler toutes sortes d’objets, tels que les bouts de fourchettes par exemple, de se pendre pour essayer vraiment de mourir, certains y parviennent30, etc. »
- 31 Jean-Claude Chesnais, op. cit., p. 85.
- 32 Ibidem, p. 81.
25Le jeune homme n’est pas le seul à faire montre de son désespoir par ce moyen. Une thèse de Jean-Claude Chesnais de l’époque constate : « La comparaison entre la population pénale et une population libre de caractéristiques semblables (sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle…) montre qu’à tout âge les détenus se tuent aujourd’hui beaucoup plus que les personnes libres correspondantes. Les écarts les plus forts s’observent chez les plus jeunes notamment entre 15 et 21 ans31. » Il précise : « Le prisonnier de 21 ans se tue près de 9 fois plus que son homologue libre au même âge32. »
26Devant cette crise de sur-suidité, le garde des Sceaux ordonne une enquête et prescrit des moyens pour y remédier. La souffrance carcérale des plus jeunes est directement lisible dans ses propos, le moyen d’y remédier est manifestement le maintien des liens familiaux et de l’écoute :
- 33 Archives contemporaines de Fontainebleau, 960136, art. 43, « Note du garde des Sceaux (via le dire (...)
« On a pu constater ainsi que ce sont souvent les jeunes adultes qui manifestent en cours de détention des tendances suicidaires, que les détenus les plus menacés à cet égard sont les délinquants primaires, au cours des premiers jours de leur détention provisoire […]. Dans le même souci de prévenir des actes de désespoir, on doit naturellement limiter aux strictes nécessités toutes les interdictions de communiquer qui peuvent frapper un inculpé et éviter, sous les mêmes conditions, de restreindre les permis de visite sollicités par ses proches33. »
- 34 Ibidem.
- 35 Daniel Welzer-Lang, Sexualités et violences en prison : ces abus qu’on dit sexuels, Lyon, Aléas, O (...)
- 36 Nicolas Bourgoin, Le suicide en prison, Paris, L’Harmattan, 1994, 271 p.
27Et en 1979, un rapport officiel sur le suicide en prison rappelle de nouveau : « Si la recrudescence du suicide a affecté tous les groupes d’âge, les jeunes détenus en ont été les principales victimes34. » Dans ce vase clos qu’est la prison, toute relation à l’autre comporte un certain nombre de risques qui génère méfiance et prudence. Le détenu est susceptible d’être l’objet de punitions disciplinaires et de privations, justifiées ou non, de la part du personnel de surveillance. Cependant, de par leurs positions réciproques de décideurs/demandeurs, les détenus se méfient naturellement des hommes en uniforme. Plus complexe est le lien entre « compagnons de galères ». Un détenu peut également être la victime d’autres détenus qui peuvent exercer à son égard des supplices aussi divers que l’abus de confiance, le racket, le chantage, la violence physique qui revêt parfois la forme de viols35. Les plus jeunes et les arrivants sont les plus vulnérables et les premières victimes des caïds. Par manque de personne à qui se confi er, les réactions des victimes s’échelonnent du refus de sortir de cellule au suicide36, forme de révolte cotre l’incarcération.
- 37 Gilles Chantraine, « Prison, désafiliation, stigmates. L’engrenage carcéral de “l’inutile au monde (...)
28Il apparaît évident que l’amélioration du confort, ne saurait seul remédier à la violence inscrite dans les murs et à la souffrance que génère le système carcéral. Des individus enfermés dans un palace pénitentiaire des plus luxueux sont, par le fait même de l’enfermement et de la coercition, amenés à développer une série de comportements pathogènes37, majoritairement violents, que seule la communication est susceptible de réguler, du moins partiellement. Le phénomène est exacerbé chez les plus jeunes. La prison, loin d’être éducative, enseigne au détenu qui y séjourne des pratiques et des méthodes propres à s’adapter à l’enfermement et à la cohabitation avec des individus que seul le hasard a placé sur son chemin.
29Le jeune détenu subit et perçoit une pression conséquente dès les premiers jours de son incarcération. Il la ressent différemment selon sa personnalité et son passé judiciaire et il s’y adapte plus ou moins bien, l’accepte ou la refuse. Le plus souvent les deux comportements se succédant l’un à l’autre au gré de sa vie carcérale et judiciaire. Les moyens de résistance à ce mode de vie passif, à l’engluement dans le rythme immuable de la prison, se manifestent par le biais de l’affrontement et le refus des règles. De la violence aux autres, à la violence sur soi, tout est expression d’une recherche de remèdes susceptibles de tester une capacité à être toujours décideur de ses actes. La violence de la prison crée une réaction de violence des acteurs. Lorsque ces derniers sont de jeunes gens, la difficulté de se maîtriser, l’impossibilité de se projeter dans l’avenir, même proche, confère souvent un caractère de désespoir à ces actes de rébellion qui peuvent s’en trouver particulièrement brutaux.
- 38 Jean-Pierre Montaron, op. cit.
30La violence morale sécrète une souffrance considérée comme une contingence de la prison comme structure d’État. Elle est donc obligatoire, immuable, inchangeable, rien ne saurait y remédier. C’est un argument repris par les prisonniers eux-mêmes sous la forme d’une sentence désenchantée et sans appel, « la prison ça ne sert à rien38 ».
Notes
1 Louis Mermaz (dir.), Enquête parlementaire sur la situation dans les prisons françaises. La France face à ses prisons, tome I : Rapport, Assemblée nationale, 2000, p. 68.
2 Pour une histoire du concept de « culture carcérale », Philippe Combessie, Sociologie de la prison, Paris, La découverte, coll. « Repère », 2001, p. 70.
3 Lucie Melas, François Ménard, « Production et régulation de la violence en prison », dans Arrêt sur recherche, Mission de recherche Droit & Justice, n° 2, juin 2002, p. 13.
4 Miguel Almereyda et A. Delannoy, « La Petite-Roquette », L’Assiette au Beurre, n° 48, novembre 1907.
5 Dr Guilbert et Vullien, « Les mineurs dans les prisons », dans Revue de l’Éducation surveillée, n° 5, novembre-décembre 1946, p. 29.
6 Ibidem, p. 31.
7 Lucie Melas, François Ménard, op. cit.
8 Badonnel, « Inadaptation au régime commun ou au régime cellulaire », dans Revue pénitentiaire et de droit pénal, avril-juin 1965, p. 217-220. Marie-Noëlle Barbaroux, Jocelyne Broussard, Mariannick Hamoniaux, « L’évolution historique de la Petite-Roquette », dans Rééducation. Revue française de l’enfance délinquante, déficiente et en danger moral, n° 191, mai 1967, p. 2-41.
9 Pascal Duret, « L’autorité virile dans les bandes d’hier à aujourd’hui », dans Migrand-Formation, n° 12, mars 1998, p. 40-48. Barbara Glowczeski, « Histoire de bandes : la “jeunesse” d’avant guerre en Bourgogne, des Apaches de Belleville aux anti-skins d’Aubervilliers, stages et posses », dans Adolescence et sexualité : l’entre deux, PUF, 1995, p. 57-66.
10 Famille de qui les législateurs cherchent régulièrement, jusque dans les années soixante, à éloigner les enfants délinquants, persuadés qu’elles sont à l’origine de la « dégénérescence ». Jacques Bourquin, « L’intervention auprès des mineurs de justice au regard de l’histoire », dans Cahier de l’ACTIF, n° 218-219, juillet-août 1994, 21 p.
11 Archives contemporaines de Fontainebleau, 960136, art. 45, « Étude sur le problème posé par les jeunes détenus incarcérés après échec de leur traitement dans les institutions pour mineurs délinquants – Rapport concernant le centre des mineurs des prisons de Rouen par M. Jean Lestelle, éducateur », 23 mai 1969.
12 Ibidem.
13 Ibid., « Lettre et commentaires du directeur de la prison-école d’Oermingen au garde des Sceaux », 28 avril 1969.
14 Ibid.
15 Ibid., « Lettre et commentaires du directeur de la prison-école de Loos au garde des Sceaux », 28 mai 1969.
16 Ibid.
17 Ibid., « Rapport concernant le centre des mineurs des prisons de Rouen par M. Jean Lestelle, éducateur », 23 mai 1969.
18 Archives contemporaines de Fontainebleau, 960136, art. 45, « Lettre et commentaire du directeur régional de Rennes au garde des Sceaux », 13 juin 1969.
19 Erving Goffman, Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les éditions de minuit, 1968, 447 p.
20 Archives départementales de l’Isère, 2Y, « Rapport sur la maison d’arrêt de Grenoble », n. d. (estimation : mars 1914).
21 Archives contemporaines de Fontainebleau, 960136, art. 2, « Note du bureau de la détention au directeur de l’Éducation surveillée. Objet : situation des mineurs détenus à la maison d’arrêt de Grenoble », 3 août 1962.
22 Valérie Devillechabrolle, « Après les violences subies par un adolescent à Bois d’Arcy M. Arpaillance crée une mission générale d’inspection sur les conditions de détention des mineurs », dans Le Monde, 22 novembre 1989.
23 Dr Guilbert et Vullien, op. cit., p. 30.
24 Jean-Pierre Montaron, Les jeunes en prison, « On nous enfonce », Paris, Seuil, 1977, p. 30.
25 Fonds Brisset, « Rapport de Henri Gaillac à Pierre Ceccaldi », 17 avril 1959, p. 2.
26 Daniel Welzer-Lang, Liliane Mathieu, Michaël Faure, Sexualités et violences en prison. Ces abus qu’on dit sexuels, Lyon, Aléas, 1996, n. p.
27 G. Lacabanne, « Réflexions sur les relations entre surveillants et détenus au cours de la détention préventive », dans Revue pénitentiaire et de droit pénal, n° 10 à 12, octobre-décembre 1956, p. 943-954.
28 « Les personnes de l’Administration pénitentiaire : du répressif à l’éducatif ou les multiples rôles solidaires d’un fonctionnement totalitaire », dans Actes, printemps 1977, n° 13-14, 84 p.
29 Jean-Claude Chesnais, « Le suicide dans les prisons », dans Population, n° 1, 1976, p. 73-85.
30 Angel Perez, Fleury-Mérogis, Paris, La pensée universelle, 1982, p. 20-21.
31 Jean-Claude Chesnais, op. cit., p. 85.
32 Ibidem, p. 81.
33 Archives contemporaines de Fontainebleau, 960136, art. 43, « Note du garde des Sceaux (via le directeur des affaires criminelles et des grâces, Pierre Arpaillange) aux premiers présidents et procureurs généraux, Objet : suicides des détenus dans les établissements pénitentiaires », 15 janvier 1973.
34 Ibidem.
35 Daniel Welzer-Lang, Sexualités et violences en prison : ces abus qu’on dit sexuels, Lyon, Aléas, Observatoire international des prisons, 1996, 280 p.
36 Nicolas Bourgoin, Le suicide en prison, Paris, L’Harmattan, 1994, 271 p.
37 Gilles Chantraine, « Prison, désafiliation, stigmates. L’engrenage carcéral de “l’inutile au monde” contemporain », dans Déviance et société, 2003, vol. 27, n° 4, p. 363-387.
38 Jean-Pierre Montaron, op. cit.
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