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Histoires de la souffrance sociale

 | 
Chauvaud Frédéric

Introduction

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Voir en particulier Alain Faure et Jacques Rancière, textes rassemblés par, La parole ouvrière 183 (...)
  • 2 Louis Le Guillant, Le drame humain du travail. Essais de psychologie du travail, préface d’Yves Cl (...)
  • 3 Michel Joubert, Claude Louzon, Répondre à la souffrance sociale, Paris, Erès, 2005, 188 p.

1Ni histoire du dolorisme, ni histoire de la déploration, ni histoire de la commisération, l’histoire de la souffrance sociale, c’est-à-dire l’histoire de « cette douleur des douleurs1 », pour reprendre le « cri » d’un ouvrier lettré du xixe siècle, reste à faire. Négligée, voir niée par les contemporains, souvent inaperçue par la recherche, elle concerne à la fois les individus et les groupes. Elle relève de l’expérience douloureuse que les hommes et les femmes peuvent faire du monde social. Le petit commerçant qui vient de faire faillite dans les années trente et qui ne trouve d’autres solutions que d’occire toute sa famille, le paysan ruiné qui se laisse mourir de faim, les couples qui travaillent jusqu’à épuisement, l’ouvrier dont le bras est happé par une machine et qui a le sentiment d’être abandonné et rejeté, le fils de métayer qui après gravi les échelons de l’École républicaine, devient instituteur, mais ne peut aller au-delà et vit cette situation comme une flétrissure, sont autant de situations concrètes et complexes qui ne sauraient pour autant constituer un inventaire. L’histoire de ceux qui souffrent car ils se battent contre eux-mêmes, leur milieu, leur destinée familiale, la place sociale qui leur est faite ou encore les rets de la fatalité a trop longtemps été négligée. Depuis peu, cependant, se multiplient les propos sur la souffrance sociale, devenue « symptôme » du malaise des sociétés contemporaines, expression de l’exclusion des sans domicile, des sans travail, des sans ressource. On exhume aussi des travaux plus anciens traitant de la « fatigue nerveuse » au travail, de la névrose des téléphonistes, des troubles des domestiques2. Est posée aujourd’hui, plus ouvertement, la question de la prise en charge et des réponses à apporter à la souffrance sociale3.

  • 4 Antoine Sylvere, Toinou, Le cri d’un enfant auvergnat, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine », 1980, (...)

2Objets difficilement saisissables, à l’intersection de l’individu et du collectif, du social et du psychisme, les souffrances sociales n’en sont pas moins presque intuitivement perceptibles par le chercheur. Enquêteurs, observateurs sociaux, voyageurs, sont parfois les témoins de souffrances collectives. Des lettres privées, des journaux intimes, quelques pamphlets accessibles, des témoignages recueillis par les archives du pouvoir (maréchaussée, gendarmerie, police, justice…) l’attestent. Nombreux sont les propos qui expriment la résignation, mais certains se présentent comme des sortes de cri, où se mêlent le désespoir, le renoncement et la haine de l’autre ou d’un système social. Entre la résignation silencieuse et la révolte, toute la gamme des attitudes s’avère ouverte. Les récits relatifs aux sociétés villageoises, qu’ils soient autobiographiques ou qu’ils s’attachent à reconstituer la vie rurale, privilégient le fatalisme et le renoncement. On se souvient de la formule utilisée par Jacquou le croquant, livre d’Eugène Le Roy publié en 1890, qui n’est pas un message d’espoir : « Il n’y a pas de bonne saison pour le pauvre. » Toinou, écrit par Antoine Sylvère, n’est pas un simple récit, mais le cri d’un enfant auvergnat. Il se présente comme un témoignage et comme un appel à plus de justice sociale. Les deux premières phrases donnent le ton : « Dès qu’elle m’eut mis au monde, ma mère se trouva pourvue d’une source temporaire de profits dont elle avait grand besoin. Devenue laitière sans perdre ses qualités de bêtes de somme, cette paysanne de vingt ans représentait une richesse que des informateurs bénévoles signalèrent sans délai4. » Resté inachevé, le livre contient, dans un chapitre intitulé la Belle Époque, des pages terribles sur les accidents du travail provoqués par les « machines meurtrières » qui jettent sur les chemins « des déchets humains », ou sur « les vaincus de la vie qui s’abandonnent au malheur ».

  • 5 J.-F. T. Ginouvier, Tableau de l’intérieur des prisons de France, ou Études sur la situation et le (...)
  • 6 Voir Élise Yvorel, Les enfants de l’ombre. Prisons ordinaires et prisons spécifiques pour mineurs (...)
  • 7 André Léo, Marianne, Paris, Bureaux du siècle, 1877.

3Des groupes, des coteries, des organisations, des institutions, des syndicats se sont fait parfois l’écho de la souffrance sociale. La prison pénale, qui a remplacé dans l’économie punitive, l’éclat des supplices, a très tôt attiré le regard des réformateurs. Le sous-titre du rapport de J.-F. T. Ginouvier publié en 1823 s’intitule Études morales sur la situation et les souffrances morales et physiques de toutes les classes de prisonniers ou de détenus5 Beaucoup plus tard, des témoignages de jeunes détenus enfermés à Fleury-Mérogis l’attestent : « Je me sens devenir fou ! Je ne sais plus bien ce que je dis (je n’arrête plus de monologuer en cellule !) ne comprends rien de ce je fais. Je suis comme un somnambule6. » L’histoire de la souffrance sociale, c’est l’histoire de situations mais aussi de perception et d’intégration de normes. En fonction des époques et des lieux, il existe des différences sans doute importantes. Comme pour la violence, pour qu’il y ait souffrance sociale, il faut qu’elle soit perçue comme telle. Par exemple, dans un groupe de journaliers agricoles venus d’une autre région, de Belgique ou d’Italie, le mépris constant, la dureté des travaux, les gages extrêmement modestes, le refus de les associer aux fêtes de la moisson peuvent être perçus par quelques-uns comme une situation « banale », par quelques autres comme insupportables. On le voit, l’histoire de la souffrance sociale pose aussi la question des seuils de l’acceptable. Dans un autre cadre et dans un autre milieu social, celui des villes moyennes, la nomination de nouveaux fonctionnaires peut aussi relever de la souffrance sociale7. Considérés comme des intrus, ils sont l’objet de mille vexations allant de l’isolement aux propos moqueurs.

  • 8 Roland Barthes, Œuvres complètes, I, 1942-1961, Paris, Seuil, 2002, p. 32.
  • 9 Léon Bloy, Le Désespéré, Paris, éd. de la Table Ronde, 1997 (1886), p. 251.

4La douleur de voir les siens malheureux constitue une autre facette de la souffrance sociale qui n’est presque jamais prise en considération et mériterait d’amples études. La solitude des veuves, le célibat, l’isolement, la séparation des familles nécessiteraient d’être longuement étudiés. Si les paroles du malheur, de la déploration, voire de la lamentation sont abondantes – lettres, témoignages, questionnaires, écrits autobiographiques l’attestent – elles n’ont en général rien de flamboyantes. Grandes misères anonymes et tracas confus et désordonnés se bousculent au point de constituer une masse documentaire importante, mais rien, bien souvent, ne vient captiver l’attention comme un « beau crime », « une belle affaire » ou une « terrible catastrophe ». Aussi a-t-on bien souvent détourné le regard. Rien de remarquable ne pouvait susciter la curiosité savante. D’une certaine manière, Roland Barthes s’en fait l’écho lorsqu’il évoque la tragédie : « Ainsi notre époque, par exemple : elle est certainement douloureuse, dramatique même. Mais rien ne dit encore qu’elle soit tragique. Le drame se subit, mais la tragédie se mérite, comme tout ce qui est grand8. » De la sorte, les souffrances minuscules, confidences anodines, sans panache, ont souvent été méprisées et jugés peu digne d’attention. Léon Bloy, publie en 1886, Le Désespéré, parfois présenté comme un fragment de malheur. Leverdier, ami de Machenoir, le personnage principal, qui ne connaît en apparence que sacrifices, malheurs et expiations, vend ses biens afin de se rendre chez une vieille tante en Bourgogne. De là, il pense pouvoir apporter quelques secours à Caïn Machenoir qui lui dit : « Il vaudrait mieux pour toi, mon dévoué Georges, que tu n’eusses jamais connu un homme si funeste à tous ceux qui l’ont aimé. Le malheur de certains individus est contagieux autant qu’incurable9… »

  • 10 Madame De Duras, Édouard, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 2005 (1825), p. 1 (...)
  • 11 Georg Simmel, Les Pauvres, PUF, coll. « Quadrige », 1998, p. 92.

5Dans un autre registre, la thématique de la souffrance pose la question de la porosité des hiérarchies et des barrières sociales. Un roman écrit sous la Restauration l’illustre. Il ne s’agit pas d’une œuvre militante et le dessein de son auteur, souvent ignoré dans les histoires de littérature, est de combattre les « préjugés » sociaux. En effet, lorsqu’en 1825 est publié Édouard, l’ouvrage propose aux lecteurs une peinture de « l’infériorité sociale » et « les souffrances de cœur et d’amour-propre qu’une telle situation faisait naître ». Le personnage principal s’adresse à la duchesse de Nevers, une jeune veuve dont il est éperdument amoureux de la manière suivante : « La vie m’est à charge, je n’ai plus d’avenir, et je ne vois de repos que dans la mort. Pourquoi s’en effrayer ? lui dis-je, elle sera plus bienfaisante pour moi que la vie ; il n’y a pas de rang dans la mort ; je n’y retrouverai pas l’infériorité de ma naissance qui m’empêche d’être à vous, ni mon nom obscur10. » Dans une perspective plus globale, Georges Simmel lorsqu’il signe en 1908 un petit livre sur Les Pauvres, insiste à plusieurs reprises sur la relativité de la pauvreté qui peut exister dans « toutes les classes sociales », elle dépend aussi des ambitions des uns et des autres et de la perception du monde social, de la sorte il peut arriver aussi « qu’un homme vraiment pauvre ne souffre pas du décalage entre ses moyens et les besoins de sa classe, de telle sorte que la pauvreté dans le sens psychologique n’existe pas pour lui, tout comme il peut arriver aussi qu’un homme riche se donne des objectifs plus hauts que les désirs propres à sa classe et à ses moyens et qu’ainsi il se sente psychologiquement pauvre11 ».

  • 12 Signalons aussi sur le même thème le beau colloque dû à l’initiative de Claude-Isabelle Brelot org (...)
  • 13 Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problè (...)
  • 14 Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, 957 p.
  • 15 Alain Faure et Jacques Rancière, La parole ouvrière 1830-1851, op. cit.
  • 16 Voir en particulier les travaux conduits sous la direction de Michel Cassan à l’université de Limo (...)

6Ces quelques aspects comme ceux qui suivent ne sauraient prétendre donner un panorama exhaustif des souffrances sociales, pour autant le présent ouvrage issu des rencontres de Poitiers de mars 2006 se présentent plus comme une manifestation de « lancement » que comme une synthèse de travaux publiés ou en cours12. Entreprise pluridisciplinaire, puisque historiens, historiens de l’art, sociologues ont apporté leur propre regard, elle entend poser des jalons, étoffant, s’inspirant ou prolongeant L’enquête empirique de Norbert Elias sur le microcosme de Winston Parva13, les enquêtes sur La Misère du monde14, les travaux sur la parole ouvrière15, les recherches sur les trajectoires individuelles, les études sur les transformations sociales et le désenchantement, les analyses sur le déclassement social16.

  • 17 Sur les images de Paris, voir Jean-Louis Robert et Myriam Tsikounas (dir.), Imaginaires parisiens, (...)
  • 18 Maxime Du Camp, Paris. Ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870, Monaco, 1993 (1869-1875 (...)

7Quatre entrées ont ici été retenues, fixant ainsi les délimitations du présent ouvrage : la première s’attache aux stigmates et figurations de la souffrance sociale. En effet, les représentations iconographiques comme les marques infamantes constituent les traces les plus visibles et les plus immédiatement perceptibles. Au xviie siècle, le « monde des gueux » constitue bien une entrée pertinente pour saisir, par l’entremise de la gravure française, tous ceux qui font « mestier de geuser ». Véronique Meyer montre bien que la différence entre vrais gueux et faux gueux est déjà considérée comme une grille d’analyse pertinente. On pourrait y voir les premiers stéréotypes relatifs aux « bons pauvres » et aux « mauvais pauvres ». Les gueux ne connaissent pas un sort si misérable : ils ne sont pas assujettis aux impôts, ils peuvent s’amuser et se remplir la panse. Toutefois le corpus réuni met en scène des artisans et des petits métiers, tous appartenant au monde des villes. La compassion n’est guère présente : les pauvres sont responsable de leur sort. Le vice, la boisson, le jeu constituent les principaux ressorts de leur état. Pour autant, il convient de réagir, tel est le message délivré par quelques graveurs. Pour certaines catégories de pauvres, notamment les victimes de la guerre, la charité, publique ou privée, est préconisée. Pour autant les pauvres sont aussi dépeints comme la classe la plus dangereuse des États. À peu près à la même époque, l’enquête à la baguette fourchue d’un paysan sourcier sur le lieu d’un crime permet de saisir les comportements d’une société à un moment où l’imaginaire collectif se déprend des superstitions pour accueillir la rationalisation des élites. L’enquête à la baguette se situe bien dans le cadre d’une « physique mécaniste d’inspiration cartésienne ». Les multiples lectures qu’en donne Gilles Chabaud offrent des clés pour s’interroger sur des formes de reproduction d’une souffrance sociale singulière, comme si certains traits stigmatisés étaient perpétués. Plus près de nous, à l’orée de la Belle Époque, un roman bavard, Les Bas-fonds de Paris, publié en 1897, renoue avec les gueux. Aristide Bruant, l’auteur du livre, et Steinlein, l’illustrateur célèbre et collaborateur de L’Assiette au Beurre, retracent de sombres destins, des promenades tragiques « à l’heure des assassins », des quartiers sinistres et mortifères, des héros d’un Paris souterrain17 qui seront peut-être un jour, suggère Solange Vernois, touchés par la grâce, mais seulement au moment de leur trépas. Ce monde des Bas-fonds, décrit jadis par Eugène Sue, semble peuplé de sombres personnages que des gestes, des attitudes, des mots identifient. Maxime Du camp a livré à partir de 1869 de terribles descriptions. Il évoque notamment les « drogueurs de la haute » qui mendient à domicile en présentant des « certificats d’infortune ». Il affirme que « c’est l’envie, la paresse et quelque vice secret qui les a faits ce qu’ils sont ». Cette « plaie sociale » qu’il dénonce, il la retrouve dans les quartiers « excentriques », vers les barrières, mais aussi « dans les rues qui n’ont jamais été pavées et où le vieux réverbère à l’huile se balance encore sur une corde tendue », alors ce territoire « juxtaposé à Paris comme une gibbosité purulente, exhale une odeur particulière, formée par les émanations des fabriques de noir animal, des paquets de fumier amassés dans les cours, des eaux stagnantes à laquelle se mêle un relent de vieilles loques et des caves moisies ». Quant aux malfaiteurs, s’ils se regroupent comme « une tribu insoumise », si se sont les plaisirs grossiers qui les ont guidés, il n’en reste pas moins que « leur existence est des plus misérables18 ».

8D’autres stigmates accompagnent les condamnés à la relégation et les flétrissent pour la vie, mieux que ne le faisait avant la réforme de 1832, la marque au fer rouge. Ces « hommes endurcis », Jean-Claude Vimont les suit à travers des dossiers personnels, revient sur la loi de 1885 et sur le caractère infamant de la peine, évoque aussi la honte familiale qui perdure bien après les années 1970, aborde la question de l’étiquetage, suit les trajectoires de certains récidivistes jusqu’à Saint-Martin-de-Ré en 1966 et restituent des « chemins de vie abominables ».

  • 19 Jean-Noël Luc, L’invention du jeune enfant au xixe siècle. De la salle d’asile à l’école maternell (...)
  • 20 Voir notamment les diverses contributions de Michelle Perrot, Les ombres de l’histoire. Crime et c (...)

9Pour suivre le fil rouge de la souffrance sociale, la deuxième partie de ce livre examine les figures et les expressions de la souffrance en privilégiant l’étude des enfants et des jeunes. C’est au xixe siècle sans doute que la société invente la figure du jeune enfant19 et prend peur de sa jeunesse20. Les attitudes à l’égard des enfants, la place qui leur est faite, l’absence de reconnaissance particulière les font parfois basculer presque immédiatement dans l’univers des adultes. Si les rites de passage peuvent s’étirer dans le temps, offrant ainsi une marche progressive vers l’âge adulte, il suffit parfois de quelques mois, quelques semaines, voire quelques jours pour précipiter hors de l’enfance nombre de petites filles ou de jeunes garçons. Les mousses embarqués en mer constituent une illustration singulière présentée par Thierry Sauzeau. À la douleur de la séparation et de l’absence que vivent les gens de mer, s’ajoute l’expérience des premières fois vécues par les mousses, mais aussi par leur famille. Enfants de marin et enfants de « terriens », s’ils connaissent un sort identique, ils ne vivent pas de la même manière le départ et l’éloignement. Récits romanesques et autobiographiques permettent de restituer l’existence de ces garçons des mers. D’autres mémoires, souvenirs, écritures de soi autorisent la saisie de l’errance juvénile au xixe siècle. Jean-Jacques Yvorel se glisse dans les pas d’un petit savoyard, d’un sourd-muet, d’un prolétaire, d’un paysan… Il les accompagne et reconstitue leurs déplacements, leurs impressions et leurs angoisses. Les pérégrinations et les courses vagabondes marquent de manière irrémédiable et parfois tragique le destin de ces enfants. La souffrance des enfants de l’assistance publique des années 1870 à la veille de la Seconde Guerre mondiale nécessite de s’intéresser aux formes de la mélancolie et aux expressions de la dépression. Ivan Jablonka tente de saisir la tristesse, la douleur psychique, le dysfonctionnement corporel, les troubles du caractère. Il montre par exemple que la chlorose reste « la maladie des orphelines », il retrace le regard porté par l’administration sur les « pupilles vicieux » ou sur les enfants épileptiques. De la Troisième République jusqu’à nos jours, Élise Yvorel observe les jeunes détenus en prison. Les mots et les gestes ne suffisent pas à dire la souffrance, mais ils permettent de prendre en compte les perceptions d’un groupe et de mieux comprendre les logiques de la révolte.

10La troisième partie propose des éclairages variés sur les trajectoires et les mécanismes. L’une des premières difficultés consiste à trouver la bonne distance entre l’étude sérielle qui nivelle les particularités individuelles et interdit de rendre compte de la singularité de chaque souffrance et l’étude d’un cas unique qui, même si on postule qu’il cristallise des situations collectives, risque d’obtenir le même effet que celui d’un miroir déformant. Aussi ce sont des destinées singulières, inscrites dans un ensemble de contextes que propose Frédéric Chauvaud afin de cerner les caractéristiques d’un système d’émotions tout en retraçant des parcours de la souffrance. Jean-Jacques Lucas se met à l’écoute d’une catégorie particulière, celle des collectionneurs afin de s’arrêter plus longuement sur certains processus, comme l’attente insatisfaite, l’envie sans espoir, la supplication vaine et la déception discrète. Autre catégorie, celle des gardiens d’immeubles. Bien étudiés pour le Paris du xixe siècle, ils restent en grande partie des inconnus pour les observateurs du siècle suivant. Laurence Ellena, entreprend de s’attacher à la fois à la « crise urbaine » et aux politiques de la ville afin de mieux cerner le traitement de la souffrance sociale dévolu aux gardiens d’immeubles HLM. Ce n’est plus à une catégorie de la société, mais à un groupe d’âge confronté à une situation extrême qu’a choisi d’analyser Ludivine Bantiginy, celui des appelés pendant la guerre d’Algérie. Nombre d’entre eux étaient encore « presque adolescents » lorsqu’ils furent mobilisés au service d’ » opérations de maintien de l’ordre ». L’euphémisation, le silence, les conditions matérielles d’existence vécues comme dégradantes, l’apprentissage de la mort, le sens même de la guerre concourent au désarroi et à la douleur. Après l’armée, l’école. Ces univers clos ne sont pas pour autant fermés, tant sont poreuses les frontières de toutes sortes avec la société civile. Pour autant, entre les fonctions de socialisation de l’école, les aspirations des familles et les logiques juvéniles existent de multiples déchirures. Les collégiens de milieux populaires, du moins ceux qui sont en « ruptures scolaires » connaissent souvent un parcours « émaillé de déboires et de heurts ». Mathias Millet restitue un ensemble complexe de souffrances sociales et scolaires, révélateurs de mises à l’écart nombreuses.

11La dernière partie s’attache à certaines manifestations et situations relatives à la souffrance sociale. Au xixe siècle, scruté par Sandra Menenteau, l’autopsie judiciaire cadavérique pose la question du statut du cadavre et de la place de la mort dans une société qui bannit de plus en plus la violence et assure la promotion d’une culture des sentiments. Nul doute que les morts font souffrir les vivants. Dans un tout autre registre, s’attachant à des situations particulières, comme ceux des territoires protégés de la colonie du Sénégal, Abdou K. Tandjigora, décrit minutieusement l’impôt colonial afin de saisir non les expressions de la souffrance sociale que ses différentes composantes dans un espace donné. Éric Kocher-Marboeuf montre, quant à lui, pour la fin du xxe siècle, que les gendarmes se penchent sur les souffrances du corps social. Il existe à la fois une sensibilité plus grande à l’égard des victimes et une volonté de comprendre les raisons de l’augmentation des atteintes à l’intégrité physique. Si l’examen des dispositifs réglementaires et législatifs permet de repérer avec une grande précision les principales étapes de la politique d’aide aux victimes, il montre aussi que c’est la gendarmerie départementale qui est au plus près des malheurs quotidiens. Dans la région de gendarmerie de Poitou-Charentes, le bureau « emploi/renseignement » livre nombre d’informations statistiques et territoriales qui contribuent à une connaissance fine des lieux et moments de la souffrance sociale. La violence routière à laquelle la gendarmerie est aussi confrontée provoque des souffrances spécifiques retracées par Judicaël Etsila. L’activité professionnelle, le travail de nuit, l’état des véhicules… sont autant de révélateurs des dysfonctionnements d’une société, de forme d’exclusion sans oublier les manières de gérer la souffrance elle-même.

  • 21 Henri Frédéric Amiel, Fragments d’un journal intime, Genève/Paris, éd. Georges et Cie, Mars 1861, (...)

12Contraintes physiques, violences symboliques, pressions sociales sont à l’origine de certaines souffrances sociales que les pages suivantes explorent. Elles mettent en relation des évolutions lentes, les failles d’une collectivité, des conditions d’existence, les circonstances d’un drame, les tourments d’un groupe ou d’un individu. La vision du monde qui s’offre ainsi n’est guère harmonieuse, elle présente les accidents de la vie… Sans doute la souffrance relève-t-elle aussi « du doute inquiet et corrosif qui rend l’existence impossible et ricane devant tout espoir21 ».

Notes

1 Voir en particulier Alain Faure et Jacques Rancière, textes rassemblés par, La parole ouvrière 1830-1851, Paris, UGE, 1976, 447 p. Sur le « dolorisme », voir les remarques d’Alain Corbin, « Du massacre à la quête de l’inaperçu », dans Sociétés & Représentations, n° 6, juin 1998, p. 363-372.

2 Louis Le Guillant, Le drame humain du travail. Essais de psychologie du travail, préface d’Yves Clot, Paris, éd. Erès, 2006, 262 p.

3 Michel Joubert, Claude Louzon, Répondre à la souffrance sociale, Paris, Erès, 2005, 188 p.

4 Antoine Sylvere, Toinou, Le cri d’un enfant auvergnat, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine », 1980, 401 p.

5 J.-F. T. Ginouvier, Tableau de l’intérieur des prisons de France, ou Études sur la situation et les souffrances morales et physiques de toutes les classes de prisonniers ou détenus, Paris, Baudoin frères, 1823, 276 p.

6 Voir Élise Yvorel, Les enfants de l’ombre. Prisons ordinaires et prisons spécifiques pour mineurs en France métropolitaine : la vie quotidienne des jeunes détenus au xxe siècle, thèse, université de Poitiers, 3 vol., 970 f°.

7 André Léo, Marianne, Paris, Bureaux du siècle, 1877.

8 Roland Barthes, Œuvres complètes, I, 1942-1961, Paris, Seuil, 2002, p. 32.

9 Léon Bloy, Le Désespéré, Paris, éd. de la Table Ronde, 1997 (1886), p. 251.

10 Madame De Duras, Édouard, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 2005 (1825), p. 129.

11 Georg Simmel, Les Pauvres, PUF, coll. « Quadrige », 1998, p. 92.

12 Signalons aussi sur le même thème le beau colloque dû à l’initiative de Claude-Isabelle Brelot organisé par le centre Pierre Léon (université Lyon 2) en décembre 1999.

13 Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Fayard, coll. « Agora », 1997, 342 p.

14 Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, 957 p.

15 Alain Faure et Jacques Rancière, La parole ouvrière 1830-1851, op. cit.

16 Voir en particulier les travaux conduits sous la direction de Michel Cassan à l’université de Limoges.

17 Sur les images de Paris, voir Jean-Louis Robert et Myriam Tsikounas (dir.), Imaginaires parisiens, Société & Représentations, n° 17, mars 2004, 427 p.

18 Maxime Du Camp, Paris. Ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870, Monaco, 1993 (1869-1875), p. 223, 367, 370.

19 Jean-Noël Luc, L’invention du jeune enfant au xixe siècle. De la salle d’asile à l’école maternelle, Paris, Belin, 1997, 512 p.

20 Voir notamment les diverses contributions de Michelle Perrot, Les ombres de l’histoire. Crime et châtiment au xixe siècle, Paris, Flammarion, 2001, 428 p.

21 Henri Frédéric Amiel, Fragments d’un journal intime, Genève/Paris, éd. Georges et Cie, Mars 1861, t. I, éd. introduite par Bernard Bouvier, p. 209.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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