Comparer, relier, contraster

1Construire aujourd'hui un programme de recherches comparatives sur les événements sportifs — fêtes et spectacles, c'est prolonger un courant de recherches historiques à dimension sociologique qui a profondément marqué la sociologie et l'histoire, que l'on pense à Max Weber et Émile Durkheim d'une part1, à Marc Bloch et Lucien Febvre de l'autre2 : ou, pour regarder plus près de nous, à Norbert Elias et Christophe Charle3. Le comparatisme qui permet de contraster des configurations sociales en des lieux variés, et l'histoire sociale qui identifie des successions de configurations en des temps successifs offrent à la sociologie le corpus de cas singuliers à partir duquel elle peut élaborer, tester et corriger ses modèles. Les typologies des formes de sociétés selon les modes d'organisation de la production (Marx), les modes d'exploitation de la terre (Bloch), les systèmes politiques (Tocqueville), etc., ont été nourries par ce genre de démarches. La compréhension des formes d'agrégation sociale selon les civilisations et les grandes religions (Weber), la genèse des institutions éducatives en fonction de relations entre religion et pouvoir politique (Durkheim), la réflexion sur les formes de coercition exercées par les institutions étatiques (Elias) prennent aussi leur source dans des comparaisons. C'est dire que ceux qui pratiquent la socio-histoire sont sensibles à cette approche4.

2Les historiens ont identifié les problèmes méthodologiques que pose la comparaison de faits sociaux singuliers et tenté de trouver des solutions dès la fin du xix^e siècle, au moment où les sportifs ont commencé à se poser une question analogue : celle de la comparabilité des performances physiques. Ils ont mis au point des solutions pratiques pour que ces comparaisons de performances soient perçues comme « justes » (équitables) et « valides » (objectives). Ils ont procédé à une normalisation des conditions d'épreuves et à une standardisation des objets qui ont permis des comparaisons toutes conditions matérielles égales par ailleurs. Les dirigeants sportifs de la fin du xix^e siècle, recrutés dans les bourgeoisies nationales de l'époque, appartenaient à ces milieux mêmes qui établissaient une standardisation des produits industriels (dimensions des voies ferrées ou calibres de lampes électriques, normes pour les armements ou pour le téléphone, etc.), opération qui devait permettre les échanges de biens, comme les comparaisons de performances. Les historiens du sport se retrouvent donc, près d'un siècle plus tard, à planifier des descriptions d'objets sportifs déjà largement normés et internationalisés : descriptions qui, par avance, sont conçues pour pouvoir s'inscrire dans un plan d'étude comparative, comme le précisent Gounot, Caritey et Jallat dans l'introduction.

Régularité de la vie associative, brièveté des manifestations compétitives

3Un second fil conducteur des recherches présentées ici est l'approfondissement des connaissances sur un objet dont le statut sociologique reste flou, à savoir la « fête gymnastique » ou la « réunion sportive ».

4La rencontre compétitive est une forme d'organisation propre au sport, une réalité éphémère, dont l'originalité est plus forte que celle de l'organisation associative sous la forme du club. En effet, le groupement associatif existe dans de multiples domaines de la vie sociale — musical, syndical, caritatif, etc., tandis que la rencontre compétitive régulière et hiérarchiquement située dans un ensemble de compétitions est plus rare et identifie plus nettement l'institution sportive5. La compréhension de la genèse des institutions gymnastiques et sportives suppose de clarifier les rôles respectifs des groupements désignés comme « associations » et des regroupements (attroupements) appelés « événements » ou « rencontres » gymnastiques ou sportives. Les deux sont liés.

5On peut observer l'apparition de concours ou de matches dans une discipline une fois que quelques associations sont formées, et qu'elles se contactent pour se mesurer, tout se passant alors comme si la sociabilité associative était le fait premier, ce qu'illustre l'histoire du football et de la Coupe de France, conçue sur le modèle de la Coupe des Anglais, comme le montre Dietschy.

6Mais on peut aussi saisir une dynamique inverse : les pratiquants d'une activité n'ayant pas d'organisation collective préalable, tels les yachtmen ou, plus récemment, les surfeurs, un pouvoir sportif — un club occupant une position prééminente — ou un agent externe — une entreprise de presse par exemple — se propose d'organiser un regroupement des utilisateurs d'un matériel — voilier ou surf — et, une fois cette perspective ouverte, ces pratiquants se groupent en associations pour se préparer à la compétition ou lorsque des clubs existent déjà, leur engagement dans les concours donne à ces structures un dynamisme et une ampleur qu'elles n'avaient pas auparavant. Ce serait le modèle de la Coupe de l'America, puis de celle du Cercle de voile de Paris, selon Jallat. Ou bien encore, une rencontre internationale, rassemblant des pratiquants encore identifiés comme catholiques ou comme membres de patronages, mais pas encore comme gymnastes, suscite la création de groupes spécialisés et d'une fédération : celle des gymnastes catholiques apparaît ainsi, après une fête des patronages en 1898, selon Grœninger. Les deux dynamiques sont parfois entremêlées, et il ne s'agit pas ici de reposer le dilemme de l'œuf et de la poule.

La signification culturelle de la vie de club

7Le traitement des deux objets par les historiens et les sociologues permet de repérer des évolutions de la curiosité scientifique, des engagements idéologiques et des inquiétudes du sens commun. Quand un intérêt collectif s'exprime pour saisir comment le lien social se construit ou se reconstruit, comment la solidarité se renforce ou se délite, durant des périodes de tensions sociales et de conflits, alors les historiens et les sociologues centrent leurs recherches sur les associations, groupements qui « relient », plutôt que sur les rencontres compétitives, rassemblements qui « opposent ». Ainsi, depuis le bicentenaire de la Révolution de 1789 jusqu'à l'anniversaire de la loi de 1901 (en gros, les années 1980-1990), l'attention des historiens français du sport se focalise sur ce qui unit les citoyens, spécialement sur le monde associatif où se manifestent des formes de solidarité, comme on le voit dans les textes rassemblés par Pierre Arnaud et Jean Camy dans l'ouvrage de 1986 sur les origines du « mouvement sportif associatif » en France6, jusqu'aux exégèses de la fonction citoyenne des clubs par le même Arnaud et Thierry Terret dans un catalogue d'exposition pour l'Assemblée nationale. Les rencontres et les fêtes passent au second plan, ce qui est paradoxal si l'on tient que les concours et les défilés, les compétitions et les tournois représentent l'instant crucial de la vie gymnastique et sportive, leur horizon d'attente. Toutefois, on les voit réapparaître dans les analyses de Terret relatives à la vie de club dans la natation : lorsqu'il montre que, pour la plupart de ses membres, l'activité ordinaire d'un club de nageurs dans les années 1920 et 1930 n'est pas organisée en vue de la participation à une compétition, mais pour des petits jeux et des activités entre soi : en montrant que les formes de sociabilité y sont variées7, il pose clairement la question du lien fonctionnel qui relie, ou non, la formation d'une association et l'organisation de compétitions et de fêtes.

8La préférence pour le groupement associatif plutôt que pour l'organisation d'événements ne tient pas seulement au caractère sociable du premier : il traduit aussi l'attraction exercée sur l'historien par ce qui a l'apparence de la permanence, du fait social devenu chose, de l'objet qui a une localisation fixe, qui est recensé dans des inventaires statistiques (comme les statistiques du ministère des Sports), etc. Pour l'historien comme pour le sociologue, cette matérialité et cette stabilité de l'association rend l'enquête plus facile, tandis que la saisie d'un événement suppose de recueillir les informations empiriques en un laps de temps très court8, ou bien laisse peu de traces dans les archives. Les auteurs dont les travaux sont rassemblés ici ont dû surmonter cet obstacle en faisant appel à des archives spécifiques, ou en se tournant vers des analyses qui prennent en compte des symboliques inscrites dans l'organisation même des fêtes (mise en scène de fêtes gymnastiques, symboliques des cérémonies officielles, mise en perspective par les médias).

La dimension politique des événements et l'autonomie du champ sportif

9Les événements sportifs ont pourtant fini par recevoir une certaine attention (comme on le voit ici), après une période durant laquelle les travaux savants de langue française furent rares9. Deux secteurs ont devancé le retournement, semble-t-il : les sciences politiques, avec l'analyse des relations internationales qui s'intéresse à des événements profondément marqués par le pouvoir politique, tels les Jeux olympiques de Berlin en 1936 ; et, depuis la fin des années 1980, les sciences du management, qui envisagent les questions d'organisation des événements et des manifestations sportives de grande dimension, du point de vue des organisateurs10. Les travaux de l'histoire politique, spécialement ceux sur les fêtes publiques depuis la Révolution française, et, plus récemment, l'attention renouvelée pour « l'événement11 », ont ouvert la voie aux travaux historiques sur les manifestations sportives.

10Alors qu'une histoire sociale voit dans la vie de club la forme élémentaire d'activité qui anime l'espace des sports, activité silencieuse, routinière et multiple, une histoire politique retient davantage les actions et les moments exceptionnels qui marquent la sphère publique, infléchissent le cours de la vie collective, et signalent l'existence et la force d'une institution ordinairement inapparente. Évoquer les moments où le sport interfère avec des enjeux internationaux (les JO de Berlin en 1936), où il devient matière à critique sociale et divise les opinions (comme lorsque les Olympiades ouvrières se posent en contre-modèle des Jeux olympiques « bourgeois » dans les années 1920 et 1930, selon Bruns et Gounot), où les personnages historiques de premier plan le prennent en compte (le général de Gaulle soutenant une politique pour le sport de haut niveau12), a permis aux historiens du sport de sortir d'un anonymat où les laissaient les études spécialisées sur des sports sans éclat. La « grande » manifestation sportive mobilise les énergies sociales, autrement que le groupement permanent, et elle les met en évidence de façon originale : un effet de loupe peut même s'y produire, permettant au social scientist de saisir un jeu de forces en action qui n'est d'ordinaire pas manifeste. Lorsque Denis Jallat pointe les choix réglementaires des yachtmen français, il débusque une animosité contenue envers les Anglais et la domination qu'ils exercent depuis longtemps sur la voile compétitive au plan international, et cela lui permet de démystifier l'image d'un milieu sportif anglophile au tournant du siècle (rejoignant ainsi les analyses de Daniel Denis).

11On voit bien, à travers les analyses qui suivent, que la dimension politique des fêtes gymnastiques et des manifestations sportives a été plus ouverte au xix^e siècle, puis au xx^e siècle sous des régimes politiquement violents, que par la suite dans les nations dirigées de manière pacifique. Mais, même en période de paix et dans des régimes démocratiques de type parlementaire - comme en France de 1870 à 1939, ou en Angleterre, la dimension politique des enjeux sportifs, des décisions des dirigeants ou des orientations des pratiquants conservent une valeur politique, malgré tous les efforts pour placer le sport « au-dessus » des clivages partisans. Ici se tissent des relations entre ce qui est « dedans » l'espace des sports et ce qui est « en dehors » (l'espace des relations sociales et politiques), relations que nous avons proposé de clarifier en les analysant à partir d'une sociologie du champ et d'une mesure de son degré — variable — d'autonomie par rapport aux normes de la vie sociale13. Historiquement, un champ sportif national se forme et acquiert un premier degré d'autonomie en France au tournant du siècle, mais plus tôt en Angleterre et aux États-Unis. Auparavant, au xix^e siècle, des activités physiques existent (gymnastique, canotage, natation, boxe, tir), mais sont directement dépendantes de pouvoirs sociaux déjà institués, comme l'Armée, l'École, ou les élites avec l'organisation de leurs loisirs. Du coup, en existant à travers les formes organisationnelles des institutions nationales (l'armée allemande ou l'armée française, les loisirs de la bourgeoisie anglaise ou ceux de la bourgeoisie allemande), les pratiques prennent des formes nettement nationales, et les différences sont fortes lorsqu'on conduit des comparaisons. Ainsi, Caritey et Krüger montrent que, durant les premières phases de développement des activités physiques, les différences sont radicales, par exemple entre la gymnastique en France et en Allemagne entre 1815 et 1860, tandis que par la suite, de 1860 à 1900, des développements similaires rapprochent les pratiques des pays comparés. Toutefois, l'analyse politique souligne que l'horizon d'attente reste différent, même lorsque les rituels des fêtes gymnastiques ont de nombreux points communs. Une fois qu'un champ sportif se forme dans chaque nation, et que les affaires « sportives » s'autonomisent par rapport aux normes de la vie sociale, pour être normalisées selon des critères spécifiques au champ (des critères « sportifs »), elles peuvent davantage converger, ce qui se passera une fois que la gymnastique aura pris une forme sportive dans le courant du xx^e siècle. On peut en dire autant des sports ayant eu une histoire « proto-sportive », comme la voile ou la natation qui, à mesure qu'ils se fondent dans la logique sportive et s'intègrent dans un champ sportif, peuvent présenter des similitudes croissantes d'un pays à l'autre.

Comparaisons et relations

12Le choix des travaux offerts dans ce recueil n'est pas véritablement le produit d'un « programme de recherches », au sens que lui donne Imre Lakatos14. Les auteurs ont des perspectives variées, et les comparaisons entreprises sont au service de démonstrations différentes, ne se référant pas au seul modèle de la comparaison internationale comme le soulignent Gounot, Caritey et Jallat. Quand Groeninger compare les rituels des gymnastes catholiques à ceux des républicains anticléricaux, il travaille sur la relation de deux réseaux dans le champ sportif français, c'est-à-dire sur la structure de ce champ et les interférences du politique et du confessionnel avec le sportif. Il en va de même des analyses des relations entre olympisme et ouvriérisme, olympisme et autonomisme catalan, olympisme et fascisme, chez Bruns, Gounot et Bolz. Bancel traite davantage des transformations du régime de Vichy durant ses deux premières années d'existence. Par contre, la dimension nationale et les différences de structuration des relations autour du sport sont testées par comparaison de cas nationaux par Caritey, Krüger, Jallat, Abbassi et Morales (et en mineure par Bolz).

13Les objectifs de la comparaison commandent la sélection de la série de cas constituée pour confrontation. Les Jeux de Berlin de 1936 sont ici pris dans trois démonstrations différentes : ils sont saisis en miroir face à l'Olympiade de Barcelone : ils sont situés dans une gradation de fascismes, à côté d'une Coupe du monde de football, portée par les Italiens : ils sont en creux dans la description monographique de la concurrence des pouvoirs pour l'organisation des contre-jeux de Barcelone. Dans le travail d'Abbassi, les deux manifestations choisies sont situées dans un même lieu, mais confrontent des ensembles différents de nations, auxquels le sport tunisien se sent rattaché. On voit que le plan d'analyse testant les similitudes et les différences de cas nationaux n'est pas le seul patron de ces études15.

14Il reste que la connaissance des moments expressifs que sont les « fêtes » et les grandes « manifestations » sportives progresse en finesse, mais aussi en « compréhension », grâce à ce type d'approche comparative. Durkheim soutenait qu'« on ne peut expliquer un fait social de quelque complexité qu'à condition d'en suivre le développement intégral à travers toutes les espèces sociales (les types de sociétés). La sociologie comparée n'est pas une branche particulière de la sociologie ; c'est la sociologie même, en tant qu'elle cesse d'être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits16 ». En dignes successeurs de Lucien Febvre, les historiens ici rassemblés suivent ce programme du sociologue. En s'appuyant largement sur la description des dispositifs matériels à l'aide desquels le milieu sportif installe ses membres et ses activités, met en scène et en valeur les prestations les plus brillantes, et se pose comme agent de la vie sociale au même titre que les milieux intellectuels ou éducatifs, la démarche historienne comparée offre à la fois l'occasion de discerner des traits généraux dans le développement des gymnastiques et des sports modernes, et de situer les points de divergence et les moments de tension entre quelques espaces sportifs nationaux, ou entre des pôles distincts au sein des espaces.