1Apparu, en toute hypothèse, dans le courant du xiii^e siècle et dérivé par « déglutination » du mot abbaia1, le terme de Baya, Baie, Bae désignait,à la fin du Moyen Âge, le vaste plan d’eau délimité au sud-ouest par l’île de Noirmoutier, à l’est par la côte de la seigneurie de Beauvoir-sur-Mer et par l’île de Bouin, au nord par le littoral des seigneuries de Bourgneuf, de Machecoul, de Prigny et de Pornic incluses dans la baronnie de Rays. Ses eaux et ses rivages se partageaient entre le comté de Poitou, le duché de Bretagne et les marches séparantes pictavo-bretonnes2.

2Principale zone d’exportation de sel à destination des pays du Nord et d’approvisionnement, par la Loire et ses affluents, des provinces de l’intérieur du royaume de France, la Baie constituait, à la fin du Moyen Âge, l’un des ensembles portuaires les plus fréquentés de toute la côte atlantique. Elle se présentait comme une nébuleuse hiérarchisée de zones de mouillage, de ports d’accostage et de ports d’étier. Sels et vins n’étaient pas, au demeurant, les seuls produits échangés. En « troc3 » ou non étaient déchargés des grains, du lard, du fer, du bois, du goudron, de la résine, des draps, des balles de garance4. Cogges, hourques, krayes, balyniers y côtoyaient une armada de navires plus modestes, barges, floyns et autres petiz vexeaux.

3Inscrites dans des perspectives d’histoire économique, de savantes études, désormais classiques, ont été consacrées aux activités commerciales de cet ensemble de premier plan, plus précisément aux exportations de sel5. Le système portuaire en lui-même a moins retenu l’attention6. Sans être ignorée, la question de l’accessibilité aux zones de mouillage ainsi qu’aux ports d’embarquement et de débarquement a été quelque peu laissée au second plan. Or c’est là une question essentielle ressortissant tout à la fois à l’histoire maritime et à celle des aménagements littoraux.

4Même si quelques bancs rocheux, en particulier au nord de Noirmoutier ou de Bouin, pouvaient causer de fâcheux désagréments aux marins voire provoquer des naufrages, l’entrée dans le plan d’eau ne soulevait pas de grandes difficultés. Le véritable problème, très sensible, tenait à l’ensablement et à l’envasement des bras de mer, des étiers et des parages de la côte. Il retentissait de près sur les conditions de navigation interne et d’accès aux ports. Étroitement lié à la proximité de l’estuaire de la Loire, un puissant phénomène d’alluvionnement touchait en effet et continue encore de nos jours à affecter tout l’espace de la Baie.

5Peu nombreuses, disparates, les sources écrites7 n’apportent qu’un éclairage parcimonieux sur le sujet. Assez diserts sur la piraterie et les mésaventures des capitaines, les documents hanséatiques se révèlent décevants sur la progression de la vase et ses conséquences. Il faut plutôt se tourner vers les archives régionales et glaner des renseignements épars dans les quelques registres de comptes de seigneurie ou les registres des dîmes et des coutumes qui ont été conservés ainsi que dans divers mandements du duc de Bretagne. Les données que l’on peut en extraire sont à rapprocher des informations contenues dans les mémoires et les cartes, plus précisément à partir du Neptune français (1693)8. Un document exceptionnel, bien connu, Le grand routier de la mer de Pierre Garcie alias Ferrande décrit malgré tout de manière très circonstanciée les routes d’approche dans la Baie à la fin du xv^e siècle9.

6La présente étude se donne précisément pour objet de faire le point sur l’apport des documents écrits à la connaissance des problèmes d’accessibilité aux ports. Après avoir décrit dans ses principales composantes le système portuaire de la Baie, elle se propose d’analyser les difficultés liées à l’envasement puis les mesures et les dispositions prises pour tenter d’y remédier.

Le système portuaire de la Baie

7Dans leurs pratiques de navigation et leur perception de la mer, les contemporains avaient la notion de l’unité de la Baie et des bonnes conditions d’accès qu’elle offrait aux bateaux. Ils la considéraient comme l’un des plus beaux havres de la côte atlantique. Ainsi, dans leurs requêtes présentées au general parlement du duc de Bretagne en 1420, les Guérandais avançaient parmi les raisons de leurs difficultés face à leurs concurrents du sud de la Loire, outre le traditionnel argument fiscal, l’excellence de la confi guration portuaire de la Baie :

« Y habondait très grand nombre de vesseaux et marchans de toutes parties estranges et diverses, qui dempuis s’en sont delessez et fréquentent marchandement le pays de la Baye, uquel croist très plus grand nombre de sel que il ne fait en nostredit terrouer de Guérande, et que en icelui a très bons havres10. »

8Un peu plus tard dans le siècle, en 1468, le mandement du duc François II relatif à l’envasement de l’étier reliant Bourgneuf à la mer évoque, en reprenant les termes mêmes des habitants de la châtellenie, le « havre et port de mer nommé la Bae qui est l’un des plus beaux havres de notre pais11 ». Qu’il s’agisse là de présentations quelque peu biaisées, avancées pour les besoins de la cause, rien n’est plus sûr. Il n’empêche qu’elles renvoient à une réalité incontestable, la grande capacité d’accueil et d’accès du système portuaire de la Baie.

9Les différents combats navals12 qui se sont déroulés dans la Baie durant la guerre de Cent Ans, l’intense activité de piraterie et de course13 dont elle était le cadre donnent également une idée générale de l’importance globale du site, de ses facilités d’accès et de son rôle de carrefour maritime. Les ports et leurs forts étaient disputés entre les partis en guerre ; quant aux navires, ils faisaient l’objet de coups de main ou de vols à répétition. Interminable est la succession des événements dont les Hanséates ont été les acteurs, les victimes ou les témoins14. Parmi les batailles, l’une des plus notables, relatée par Froissart, est celle qui a opposé, le 1^er août 1371, Flamands et Anglais15.

10L’unité de la nébuleuse portuaire de la Baie est par ailleurs soulignée par la manière dont les comptes présentent les ventes de sel. Ils évoquent les marchands « présents dans la Baie16 ». Il y avait là un marché unique, dont témoigne également la relative harmonisation des mesures à sel, sacs et charges, à tel point qu’un compte parle des mesures de la Baie17.

11À la fin du Moyen Âge, la Baie était donc d’abord, dans la terminologie même des contemporains, un havre18, autrement dit une zone d’abris où relâchaient des navires en attente d’être chargés (fig. 1 et 2). Elle se présentait comme un ensemble de cinq ou six vastes zones de mouillage, où venaient en particulier jeter l’ancre les gros vaisseaux nordiques pouvant transporter de 100 à 150 last voire 200 last (400 tonnes)19et qui étaient incapables d’atteindre les ports d’accostage encore moins de s’aventurer dans les étiers même les plus larges. Lié aux conditions de vents et de mer, l’accès à ces zones dépendait en partie des saisons. Le calendrier de fréquentation était aussi fonction de la date d’ouverture du marché nordique du hareng (25 juillet). On en connaît le schéma classique. La flotte hanséatique de la Baie s’organisait, dans sa composante prusso-livonienne, à Danzig vers la fin de l’automne, s’adjoignait les bateaux wendes à Lübeck, puis rejoignait dans la mer du Nord un convoi venu de Norvège ainsi que des Hollandais et des Flamands avant de faire relâche dans le Zwin. Après l’interdiction en 1403 du voyage d’hiver entre la Saint Martin (11 novembre) et la Saint Pierre (22 février), elle gagnait la Baie entre février et mars. Ce schéma est loin de correspondre au calendrier des ventes de sel tel qu’il apparaît dans les comptes20 : la règle du convoi n’était pas intangible et l’interdiction de la navigation d’hiver n’était pas vraiment respectée. Si l’on peut observer que les Nordiques, Allemands, Flamands, Hollandais tout comme les Normands venaient le plus souvent chercher le sel entre février et juin, les exceptions n’étaient pas rares, en particulier de la part des Anglais. Les arrivées dans la Baie dépendaient, semble-t-il, des nouvelles que l’on avait pu avoir, dans les pays du Nord, de l’importance des stocks de sel disponibles. Ce caractère aléatoire de la fréquentation apparaît également dans le mouvement des bateaux ayant « coutumé » à Bouin entre 1468 et 1470, même si dans ce cas une majorité d’entre eux, manifestement de faible tonnage, devait gagner directement l’estuaire de la Loire (fig. 3).

12Quoi qu’il en soit, le nombre souvent élevé de navires présents en même temps21, l’existence de communautés de marins parfois en opposition entre elles et surtout la dispersion des ports d’embarquement faisaient que plusieurs zones de mouillage étaient utilisées. À l’occasion de difficultés, une sorte de répartition par origine des marins pouvait être instaurée. En 1443, à la suite d’une violente bagarre sur la place du marché à Bourgneuf et dans un contexte de fortes tensions, il est convenu qu’à l’avenir les Anglais débarqueraient à Bouin et les Hollandais à Bourgneuf22.

Fig. 1. – Le système portuaire de la Baie sur fond de « carte marine (1693) ». Carte extraite du Neptune françois, BnF, coll. d’Anville (n° 940).

Fig. 2. – Les ports de la recette de Beauvoir au xv^e siècle.

Fig. 3. – Mouvement des bateaux exportant le sel des ports de Bouin (aout 1468-juin 1470).

13Le repérage des zones de mouillage peut être effectué en confrontant les cartes disponibles à partir du Neptune (1693) et les informations collectées dans les sources relatives aux incidents ou aux naufrages et aux certifications de vente de sel. Les sources hanséatiques sont riches d’informations sur les mésaventures survenues aux bateaux et à leurs capitaines et marins. Cependant les incidents rapportés concernent le plus souvent des navires en navigation23, en particulier à la sortie de la Baie où pirates et corsaires attendaient leurs proies. Les renseignements les plus fiables sont à rechercher dans les documents relatifs à l’exercice du droit de bris et d’épaves et dans les certificats de vente de sel.

14De tous les secteurs d’ancrage, l’un des plus fréquentés se situait entre le nord de l’île de Bouin, Le Collet et le port de La Roche. Son importance est bien mise en lumière par un mémoire rapportant le différend survenu en 1408-1409 entre le sire de Rays et la dame de la Suze à propos du droit de bris24. Le texte relatant les circonstances du contentieux portant sur la récupération d’un navire de Quimper explique ainsi comment 24 ou 25 hourques sont venues jeter l’ancre « en la baye du Collet » aux environs de la chandeleur 1408 (n. st.), ont chargé du sel, ont attendu des vents favorables pour repartir mais ont été prises dans une très violente tempête le premier dimanche de Carême25. Cette zone se subdivisait, au reste, en plusieurs secteurs, entre la rade proprement dite du Collet et l’entrée du Dain.

15Face à Noirmoutier, la zone de mouillage était la rade du bois de la Chaise. En témoignent par exemple les deux certificats de vente à des bateaux zélandais, en date du 20 mars 1453 (n. st.)26 ou, par allusion, le compte de Beauvoir en 145427. Dans son Grand routier, achevé en 14831484, Pierre Garcie conseille de « pauser à la Chèse […] à trois brasses ou à deux et demie » au plus près afin de se protéger des vents de sud, sud-ouest, ouest et nord-ouest et à une lieue au sud du rocher de Pierre-Moine.

16Au sud de la Baie, les vaisseaux s’ancraient au large de Beauvoir « es ayves de mond. seigneur28 » mais aucun texte n’apporte de précision sur la localisation du secteur.

17Si la rade du bois de la Chaise était relativement abritée, la « baye du Collet » était exposée aux coups de vent d’ouest et de nord-ouest et l’on peut volontiers accorder quelque crédit au récit du mémoire de 1409 selon lequel, lors du « vimer » du premier dimanche de Carême 1408, « il n’y eut oncques esd. pors si grande heurque, non obstant les ancres de quoy elles estoient ancrées, qui ne fust desplacée de son lieu et gectée à terre ou en lieux perilleux, par la grant fortune du temps qui fi st29 ».

18La zone de mouillage la plus sûre était le Dain, ce bras de mer séparant l’île de Bouin du continent. Animé par des courants, le Dain, malgré son envasement, était encore d’une bonne largeur. Il constituait une rade appréciée et une voie d’accès aux ports presque tous situés à l’est de l’île. En rapportant les données fournies par les ingénieurs cartographes du temps de Louis XIV aux renseignements collectés dans les sources des xiv^e et xv^e siècles, une démarche régressive prudemment mise en œuvre permet de se représenter tant bien que mal l’état du chenal à la fin du MoyenÂge. En 1695, la carte de De Livernan indique une profondeur de deux brasses à son entrée nord à marée basse en vive eau. Encore beaucoup plus précises sont les informations de Claude Masse dans son Mémoire sur la carte où est partie du Bas-Poitou. Masse décrit le Dain comme long de 7 500 toises et large de 160 toises au plus étroit et de 280 au plus large30. Sa profondeur variait alors de 15 à 26 pieds mais allait diminuant jusqu’à L’Epoids au sud, lequel n’était plus accessible qu’aux grosses barques. Or, à l’époque où Masse effectua ses levés et ses arpentages, le comblement était en voie d’achèvement. Un siècle plus tôt, le chenal était manifestement plus large : en octobre 1598, lors de la prise du château de Beauvoir par Henri IV, il atteignait environ un quart de lieue et le roi ne put le franchir en raison du mauvais état de la mer31. En 1575-1579, les registres de sortie de sel indiquent clairement qu’il était encore accessible à tous les types de bateaux32. Au second xv^e siècle, l’exploitation des passages entre l’île et le continent constitue un précieux indice de son importance. Sur un an, à partir du 1^er mai 1468, le passage du Sucq est affermé pour 27 livres 7 sous 6 deniers33, celui de la Frette pour 8 livres 7 sous 6 deniers34, chiffres assez élevés pour ce type de ferme et qui attestent non seulement la fréquence mais aussi la durée des traversées. D’autres indices évoquent également la grande mer. Ainsi en 1401, sont venus s’échouer sur la rive sud « six grans daulphins et autres grans poissons […] venuz par briz et nauffrage de la mer à terre en un lieu nommé le Coustumier35 ». L’accessibilité était, semble-t-il, encore plus facile auparavant ; des Aquitains chargeaient directement du sel au port de la Frette en 134336. L’entrée dans le Dain se faisait par le nord, dans le prolongement de la « baye du Collet ».

19Le Grand routier de Pierre Garcie, aux années 1480, contient une description très circonstanciée de la navigation d’accès à ces zones. Il signale précisément les amers, les clochers des églises de Pornic, des Moûtiers, de Bourgneuf, de Beauvoir, de Notre-Dame de Monts, la chapelle de Saint-Sébastien à Bourgneuf, l’église de Saint-Cyr qui n’a pas de clocher, les châteaux de Pornic, de Bourgneuf, du Collet, les dunes de sable (puys), les arbres, les moulins. Il signale les écueils et prévient des dangers, en particulier le rocher de Longue-serre (aujourd’hui Linserre) à l’entrée de la rade du Collet et la pointe de l’île de Bouin qui « va bien loing ».

20Le deuxième niveau du système portuaire de la Baie était constitué par les ports d’embarquement et de débarquement établis pour la plupart à l’embouchure d’un étier. Un dénombrement peut en être fait pour le xv^e siècle mais sur des bases documentaires disparates. Les modalités de perception des taxes seigneuriales variaient en effet d’une seigneurie à l’autre et, par voie de conséquence, les modalités de tenue des comptes, lesquels précisent ou non les points d’embarquement. Que ce soit en Poitou, en Bretagne ou dans les marches, la fiscalité seigneuriale de l’exportation du sel comportait deux types de taxes, d’une part la dîme, d’autre part des coutumes, rivage, portage, planchage. La dîme était, comme son nom l’indique, un prélèvement d’un dixième du prix de vente du sel acquitté par le marchand local ou le producteur vendeur. Les coutumes étaient des droits de ports versés par le marin ou marchand indigène ou étranger. À Noirmoutier, la dîme revenait, pour le huitième et la moitié du reste au prieur de Saint-Philbert et pour la part restante, soit 43,75 %, au seigneur de l’île. La « grant coustume » variait en fonction du chargement. Elle s’élevait à 16 sous 6 deniers, dont un sou allait au prieur, si le chargement excédait 12 charges. Au-dessous de 12 charges, elle était fixée à 12 deniers par charge pour un étranger et à 6 deniers pour un Noirmoutrin. Les comptes de coutumes et de dîmes37 n’indiquent pas les lieux de perception. Dans la seigneurie de Beauvoir, toujours en Poitou, la dîme était perçue par les seigneurs détenteurs de fiefs salicoles. Quant au droit de planchage, il était de 5 sous pour les navires chargeant plus de 10 charges et de 6 deniers par charge si la cargaison était inférieure. Par chance, le compte de 1454 énumère les ports de la « recette ». À Bouin, la dîme était partagée par moitié entre le sire de Rays pour la Bretagne et le sire de Pouzauges pour le Poitou. Le rivage était de deux deniers par charge également répartis par moitié entre le seigneur breton et le seigneur poitevin. Le boute s’élevait à deux sous par 20 charges. Enfin existait un droit de 4 deniers par bateau (troncage, quart denier) versé à la fabrique de l’église pour l’entretien des ports et des étiers. Comme à Noirmoutier, les deux « minus des desmes, rivages, boutez et port des saulx levés et desplacés hors de lisle38 » ne précisent pas les ports où coutumaient les maîtres de navire. En Bretagne, une grande diversité prévalait quant au tarif et à la perception des droits de ports. Au fief de la Marchaussée, à Bourgneuf, outre la dîme, partagée entre le seigneur et le prieur de Saint-Blays de Machecoul, les coutumes appelées « rivaige » et « portaige » étaient de 5 deniers par charge. Au port de Pierre Millaz, au fief de Grant Corde, le rivage était de 7 deniers par charge, trois perçus par le receveur de Prigny et quatre par le receveur de Bourgneuf. Au port du marais Galle, le montant prélevé était de 4 deniers par charge et aux autres ports du fief de Grant Corde, à savoir le Grand Fresne, le Charbon et l’œuvre Guitteny. Cette diversité a eu pour conséquence d’obliger à préciser dans quel port les marchands ou marins coutumaient.

21L’on arrive ainsi, tant bien que mal, à identifier les ports d’embarquement, tous au débouché des marais salants. À Noirmoutier, il y en avait deux, l’un aux Coeix et l’autre près du château. Pour Beauvoir, le compte de 1454 donne une liste exhaustive des ports de la recette, à savoir Saint-Nicolas de Giroire, la Taillée, la Bouteille, le Frêne, Gandrillon, le Grand Quai, Ampan, la Barre, le Quai à la Gesière, la Rousselière, le Grand Pont. Cette liste est d’autant plus précieuse qu’elle permet, rapportée à la localisation des fiefs salicoles, de retrouver approximativement la ligne de rivage au xv^e siècle (fig. 4). En Bretagne, outre Bourgneuf et son avant-port du Collet, le compte de rachat de la baronnie de Rays en 1474 énumère les ports du Marais Galle, du Moulin Neuf, de Pierre Millaz, du Petit Frêne, du Grand Frêne, du Charbon, de l’œuvre Guitteny, de la Torte, de l’Angle, des Clodis, de Coutorin, enfin du Port de La Roche.

22À Bouin, où aucun recensement complet des ports n’est disponible, il faut collecter les mentions éparses dans les comptes subsistants et dans quelques titres de transactions foncières conservés dans le chartrier des cisterciens de Buzay ainsi que dans les registres de la fin du xvi^e siècle39. Au nord de l’île, l’on peut repérer, près de la Coupelasse, le Geoffroy-Guérin et la Coussière. Cependant, presque tous les ports se trouvaient établis, à l’est, sur le rivage du Dain, le Sucq (aujourd’hui le Sud !), base d’un passage vers le continent, la Frette, également passage vers le continent, la Culnaudrie, le Port (que les textes qualifient de port de Bouin) au confluent de l’étier de la Branche-Marteau et de l’étier du Moulin, le Pré Tiphoine, le Bourbil, la Claie, passage vers Bois-de-Cené, la Planche-Touzeau, la Billarderie, le Vieux Passage. Une telle liste ne saurait être exhaustive.

Fig. 4. – Reconstitution de la ligne de rivage de la cote de Beauvoir.

23À la fin du Moyen Âge, la Baie comptait au total une quarantaine de ports. Leur équipement et leur structure sont mal connus. Pratiquement tous étaient des ports de marais fixés à l’embouchure d’étier et creusés dans le schorre. De furtives mentions au chapitre des mises dans les comptes évoquent l’existence d’appontements en bois40. L’aménagement de « pouées », sortes de plans inclinés empierrés permettant de charger et décharger à toute heure de la marée est vraisemblable pour les ports de Bouin, mais il n’en est pas fait mention avant le xvii^e siècle, à l’exception notable de l’obligation faite au preneur du passage de La Frette au Coutumier, en 1276, de faire « voye et charrau de trezze piez de large […] a entrer e a exir de mer a terre e de la terre a mer41 ». À quelques-uns près dont Le Collet transféré à l’embouchure du Falleron, tous ces ports médiévaux ont disparu les uns à la suite des autres, englués par le colmatage entre le xvii^e et le xix^e siècle. « Cimetière de marais salants », les pays de la Baie sont aussi un cimetière de ports.

24Enfin le troisième niveau du système portuaire était constitué par de simples points d’embarquement du sel transporté soit vers les tesseliers, soit directement vers les navires. Ces points étaient établis sur les étiers, même les plus modestes. Une intense activité de batelage, conjointe au charroyage, mettait les marais en relation avec les aires de stockage. Il est très difficile d’identifier les zones où le batelage l’emportait au xv^e siècle. L’acheminement du sel du grand fief de la Marchaussée à Beauvoir vers le port de La Bouteille se faisait, semble-t-il, uniquement par charroi42. En l’île de Bouin, les comptes établis pour le sire de Rays font penser à une répartition par moitié aux années 1460-147043. Les étiers étaient, en quelque sorte, les voies d’eau d’une circulation capillaire.

25Dans son fonctionnement, ce réseau portuaire, fortement hiérarchisé, reposait sur les relations entre les zones de mouillage, les ports d’accostage et les simples points d’embarquement. C’est à ces deux derniers niveaux que l’envasement commençait à susciter quelques difficultés.

L’envasement et ses conséquences

26Depuis sa fermeture par l’allongement vers le sud de l’île de Noirmoutier quelques siècles avant notre ère et sous l’effet des dernières transgressions marines, dont celles de l’Antiquité tardive et peut-être des temps carolingiens et post-carolingiens (ix^e-xii^e siècles)44, la Baie a été en permanence soumise à un puissant phénomène d’alluvionnement. Continûment engraissés par les sédiments, les slikkes graduellement transformés en schorres n’ont cessé de repousser la mer et de faire évoluer la ligne de rivage. Le colmatage a eu pour conséquence de permettre l’aménagement des schorres mûrs en marais, majoritairement salants. Il a entraîné aussi de réelles difficultés d’accès à certains ports.

27Le régime hydrodynamique actuel de la Baie et ses conséquences sur la sédimentation ont fait l’objet de recherches océanographiques, géologiques et géomorphologiques très poussées45. De ces travaux, il faut retenir le rôle majeur joué par la proximité de l’estuaire de la Loire. La nappe d’eau turbide créée par le déferlement des vagues sur les slikkes se propage dans la Baie sans en sortir. En période de crues du fleuve et par faible coefficient de marée (27-30), le flot entre dans la Baie, au sud de la pointe Saint-Gildas, pendant environ dix heures sous la poussée des eaux de la Loire, diminuant la durée du jusant à deux heures seulement. La décantation se produit durant l’étale de pleine mer, pendant le début du jusant. La Loire déverse ainsi des quantités phénoménales de matériaux en suspension. Malgré des processus érosifs et la remise en suspension en fi n de jusant, le bilan sédimentaire est positif et est actuellement estimé à un centimètre par an. À la fin du Moyen Âge, du fait de l’existence de l’île de Bouin et d’une configuration différente des côtes, les directions et la force des courants marins n’étaient certainement pas identiques à ce qu’elles sont aujourd’hui. Plus profonde, la Baie devait, en outre, connaître un marnage légèrement supérieur à sa valeur actuelle. Cependant, dans ses caractères généraux, le phénomène de sédimentation ne devait guère être différent de ce qu’il est de nos jours.

28Aboutissant au rattachement complet de l’île de Bouin au continent à la fin du xviii^e siècle, le processus de comblement a été précisément décrit, dans ses modalités et sa chronologie, pour la période moderne46. Il est beaucoup plus difficile à suivre dans sa phase antérieure, au Moyen Âge. Les traces qu’il a laissées dans les sources écrites ne sont pas, en effet, antérieures au xiii^e siècle. Des retraits de mer sont alors signalés le long du Dain et au nord de l’île de Bouin. La bulle-privilège du pape Grégoire IX délivrée en 1235 à l’abbaye cistercienne de Notre-Dame de La Blanche cite ainsi parmi les biens détenus par les religieux, la dîme sur les « retraits du Dain47 ». L’aveu et dénombrement d’un seigneur du pays de Beauvoir, Jean Cathus, au roi de France en 1344 mentionne également d’importants retraits en avant de l’hébergement du Frêne sur la rive continentale du bras de mer48. L’envasement du Dain résultait, en toute hypothèse, de l’accumulation des sédiments à la rencontre de deux courants contournant l’île, l’un entrant par le nord, l’autre par le sud. Des retraits étaient, par ailleurs, en cours de conquête sur le rivage de la Coupelasse au nord de l’île de Bouin dans les années 128049. Il n’est pas douteux, au reste, que la construction des marais salants et l’aménagement des lais de mer eurent pour effet d’accélérer les progrès du colmatage. Au xv^e siècle, le recul du trait de côte est patent en de nombreux secteurs, entre Bourgneuf et les Moutiers, de Fresnay à Bourgneuf, sur le littoral de Beauvoir. Il obligeait à des transferts de sites. Par exemple, un nouveau passage est établi au port de La Roche, dont les revenus sont partagés par moitié entre le seigneur de Machecoul et celui de Rays50.

29L’envasement des ports suscitait les doléances des populations. La charte des privilèges concédés en 1342 par Miles de Thouars, seigneur poitevin de l’île de Bouin, aux insulaires porte la trace des plaintes relatives aux difficultés d’accès des navires51. « Curer les ports ou les nez chargent » était manifestement une préoccupation importante d’une société vivant de sa capacité à exporter le sel et dépendant des importations de grains pour sa subsistance.

30Dans le courant du xv^e siècle, de grands étiers du continent sont en passe d’être comblés et deviennent impraticables à la navigation. L’abandon du marais salants du Périer est, en toute hypothèse, le signe indirect de l’envasement de l’étier du même nom52. Le problème d’accès le moins mal documenté concerne l’étier conduisant au port de Bourgneuf. Le mandement déjà évoqué du duc de Bretagne, François II, en date du 5 avril 1468 (n. st.)53, expose en effet de manière fort circonstanciée les récriminations des « habitants et demourants es ville et chastellenie de Bourgneuf ». Ces derniers mettent en cause le défaut de curage, à tel point que l’étier est « rempli et comblé de boe et des terres » et qu’il est désormais de largeur et de profondeur insuffisantes. Ils déplorent d’être obligés de recourir au transport « par charroy et charges de bestes par les maroys ». Ils avancent une autre explication à l’entrave d’accès : le lest jeté par les marins étrangers. Les navires nordiques arrivaient sur lest de « chailluz, de pierre, de sable ». Les marchands et mariniers étrangers sont accusés d’avoir « descendu et fait descendre et descharger et getter au havre de nuyt, céleement, occultement et autrement lesd. lestz de leursd. navires » au lieu de l’avoir fait « à la plaine marée et es endroiz et lieux que leur ont esté marchéz et ordonnéz par led. sire de Rais et ses officiers ». Bref, le délestage sauvage serait venu s’ajouter à l’envasement naturel et en aurait aggravé les effets. Toujours est-il que les navires ne pouvaient plus remonter jusqu’à Bourgneuf (fig. 5).

Fig. 5. – La rade de Bourneuf en 1822, d’après Beautemps-Beaupré (Le pilote français). Entièrement comblé, le Dain n’est plus qu’un simple étier au sud-est de la Carte. Le Collet est rattaché au continent.

31Dresser un état complet des lieux est naturellement une tâche hors d’atteinte. Même en disposant de sources plus nombreuses, il serait impossible de saisir l’évolution précise du trait de côte tant pouvait être variable la migration des vases et des sables.

La lutte contre la progression des vases

32La lutte contre la progression des vases dans les ports et les étiers a revêtu plusieurs aspects et s’est exercée à différents niveaux de pouvoir et d’organisation sociale. Paradoxalement, ce n’est pas le dragage de l’accès aux principaux ports qui est le mieux documenté, et sans doute pour cause, mais le curage des petits étiers éclairé par un bref article de la coutume de l’île de Bouin et surtout par les dépenses inscrites au chapitre des mises dans différents comptes.

33Les populations des marais de la Baie ont mis en œuvre deux techniques pour s’opposer à l’invasion des vases et des sables. La plus banale et sans nul doute la plus efficace consistait à retirer autant que possible la boue. Les textes y font fréquemment allusion mais sans apporter la moindre précision sur les instruments utilisés et sur l’organisation du travail. L’autre tenait à la gestion même du réseau hydraulique par l’intermédiaire des moulins marémoteurs et des écluses. On doit se borner à la mentionner ; la décrire est hors de portée. Détenus par divers seigneurs, la commanderie de Coudrie, l’abbaye de Buzay, le sire de Rays54, les moulins à marée étaient plus particulièrement établis dans les ports comme Giroire à Beauvoir ou le Grand port à Bouin. Construits sur des dérivations ou au débouché d’étier, les barrages qui leur étaient associés retenaient l’eau à marée montante et la libéraient à marée descendante pour actionner les roues. Un effet de chasse s’exerçait ainsi sur les sédiments récemment déposés.

34Relevant du « commung proffict », l’aménagement et la maintenance des infrastructures portuaires ainsi que l’entretien des voies d’accès aux ports ressortissaient aux prérogatives des seigneuries châtelaines riveraines de la Baie, à savoir Noirmoutier, La Garnache-Beauvoir, Bouin, Bourgneuf, Machecoul, Prigny, Retz. Les dépenses de main-d’œuvre qu’entraînaient de telles obligations justifiaient la perception de droits de portage, d’ancrage, de rivage, de planchage qui, sous des noms divers, correspondaient à des taxes d’utilisation des équipements mis à la disposition des maîtres de navires. Les revenus de ces taxes, auxquelles l’on peut adjoindre les brefs de sauveté,ne paraissent pas avoir été très élevés. À Beauvoir, en 1454, les « coustumes, brefs et plancheages des vaisseaux qui ont chargées pors ou povoir et recepte dud. lieu » ont rapporté 78 livres 7 sous 3 deniers et les « coustumes et brefx des vaisseaux chargés de vin » 6 livres 16 sous 7 deniers, alors que la taille que doivent acquitter les habitants était abonnée à 200 livres. Fait encore plus remarquable, les mises engagées pour l’entretien des ports se situent à un niveau particulièrement bas. Toujours à Beauvoir en 1454, elles se limitent à 3 livres. En d’autres termes, les seigneuries châtelaines ont peu investi dans l’entretien de leurs infrastructures portuaires. Leurs offi ciers n’avaient sans doute ni les moyens ni la possibilité de mettre en œuvre une politique volontariste de lutte efficace contre l’envasement. Ils n’étaient pas en mesure de répondre aux besoins des mariniers et des marchands locaux et étrangers. Il y a peut-être là une clé de compréhension de la dégradation de l’accès à certains sites. On comprend aussi dans ces conditions la revendication, au premier xiv^e siècle, du commun de Bouin de prendre les choses en main.

35Dans l’île, l’entretien des infrastructures d’utilisation communautaire, dont les ports, était délégué depuis 1342 à la population dans le cadre de la fabrique de l’église Notre-Dame. La taxe de 4 deniers par navire chargeant du sel, levée pour financer la réfection des équipements, était collectée par un receveur particulier désigné par les habitants en accord avec le seigneur ou par le receveur du sire de Rays qui en versait le montant au tronc de l’église Notre-Dame. Sous le nom de « troncage » ou « quart denier », elle figure dans les comptes sans que son montant soit inscrit dans les recettes55. À supposer que les 35 maîtres de navire qui ont coutumé entre le 31 octobre 1473 et le 31 octobre 1474 aient tous acquitté ladite taxe, la recette n’atteignait guère que 11 sous 8 deniers, soit l’équivalent des gages d’une trentaine de « journées d’hommes », une misère au regard du nombre des journées employées à la réfection des chaussées et au curage des petits étiers.

36Lorsque l’entrave d’accès à tel port atteignait un seuil critique, l’autorité étatique pouvait être amenée à intervenir, à légiférer dans le cadre d’une politique de remise en ordre. En 1468, après avoir entendu les doléances du sire de Retz et de ses « subgez, les habitans et demourans es ville et chastellenie de Bourgneuff en Rais », sur le comblement de l’étier menant de Bourgneuf à la mer, le duc de Bretagne, François II, prend deux séries de mesures pour remédier à une situation présentée comme catastrophique. Il institue, en premier, à la requête de ses sujets et après avoir pris l’avis « des nobles et bourgeois dessus les lieux », une fiscalité exceptionnelle pour une durée de sept ans. Toutes les marchandises débarquées étaient frappées d’une taxe plus ou moins lourde, dont la recette devait être exclusivement affectée à la remise en état de l’étier en sorte d’y rétablir la navigation56. Le second volet du dispositif était réglementaire et répressif : il portait l’interdiction du délestage sauvage sous peine d’amendes progressives et dissuasives57. Malheureusement aucun document ne vient apporter la moindre lumière sur l’application de l’ordonnance du duc ni sur l’éventuelle réouverture de l’étier à la navigation.

37C’est au fond le niveau le plus élémentaire du système portuaire constitué par les petits étiers qui a, semble-t-il, bénéficié des travaux les plus réguliers de curage et de ferroyage. Le paradoxe d’une telle situation n’est qu’apparent. Les étiers représentaient une composante indispensable de l’appareil productif de la saliculture. Ils servaient à alimenter en eau salée les réservoirs des salines, vasières et métières, ainsi qu’à évacuer les eaux mères sursaturées et les eaux douces de mauvaise saison. Leur utilisation pour la circulation des barques ne faisait que s’ajouter à leur fonction dans la saliculture. Un même principe d’entretien, énoncée dans la coutume de Bouin, se retrouvait dans tous les marais de la Baie : il revenait aux détenteurs des salines contiguës de les faire curer. Cette disposition se retrouve aussi bien à Beauvoir qu’à Bouin ou Bourgneuf. Les différents comptes de seigneurie, le très précieux compte d’exploitation des salines d’une famille d’officiers de justice de Nantes, les Blanchet (1463-1512)58en fournissent de nombreux exemples. Les maîtres avaient soin de bien faire exécuter les travaux. Il y allait de la capacité productive de leurs salines. Experts dans la circulation de l’eau, les sauniers eux-mêmes pouvaient superviser ou organiser le curage. En 1485, la veuve de Robert Blanchet rabat à l’un de ses sauniers, « pour la réparation de l’estier de Gioret », 26 sous sur les 7 livres 5 sous 7 deniers qu’il lui devait. La même année, est également décompté l’entretien des étiers de la Jouberde et de Baugier dans le marais de Bourgneuf. Les dépenses de curage qu’engage le receveur de Bouin pour le sire de Retz entre 1468 et 1470 ne sont pas négligeables. Si trois hommes suffisent pour l’étier de la « saline neuve », 23 journées d’homme sont nécessaires pour le ferroyage des fossés des Mossardières et le curage de l’étier59. Il est par ailleurs vraisemblable qu’il était plus facile, compte tenu des moyens techniques disponibles, de recreuser un étier de petite largeur que de curer les abords des ports.

38Pour ne procurer qu’un éclairage intermittent et parcellaire, l’apport des sources écrites à l’étude de l’accessibilité aux ports de la Baie à la fi n du Moyen Âge, n’est pas pour autant négligeable. En corrélant toutes les informations relatives aux sites en activité avec les données fournies par les documents de l’époque moderne et par les cartes d’après le Neptune, il est d’abord possible d’esquisser une cartographie de l’ensemble du système portuaire au xv^e siècle. La démarche permet de mieux comprendre l’impact de l’envasement sur le fonctionnement général du réseau. L’atout majeur de la Baie était d’offrir de vastes zones d’ancrage certes plus ou moins bien abritées mais facilement reliées aux ports d’embarquement et de débarquement. À partir de là, l’envasement des abords de la côte et des étiers ne formait peut-être pas, sauf cas particulier comme celui de Bourgneuf aux années 1460, une gène insurmontable. La question de l’accès aux ports ne saurait être, en l’espèce, détachée de l’aménagement général des terres gagnées sur la mer. Dès cette époque, les intérêts pouvaient être contradictoires. D’un côté, la conquête des lais de mer et la construction des marais salants procuraient des ressources nouvelles ; de l’autre, elles allongeaient les écours à la mer, favorisant ainsi l’envasement des étiers. Mais au xv^e siècle, les progrès du colmatage n’étaient pas tels qu’il fût impossible de concilier ces intérêts divergents. À mesure que s’opérait le recul de la côte, la société maritaine s’adaptait tant bien que mal, en déplaçant au besoin les installations (port de La Roche par exemple). Il n’empêche qu’il lui fallait sauvegarder la navigabilité des chenaux en luttant contre la progression insidieuse des vases.

39L’un des intérêts des documents subsistants est précisément de mettre en perspective les fondements politiques et sociaux de la gestion de l’accès aux ports. Le fait remarquable qui se dégage des registres de comptes c’est la faible implication des seigneuries châtelaines dans l’entretien des infrastructures. Malgré les plaintes des populations ou, plus vraisemblablement de la partie concernée d’entre elles, l’autorité seigneuriale est peu intervenue, même pour réglementer. Elle a préféré déléguer lorsque la pression était trop forte ou qu’elle percevait son impuissance à contrôler. En témoigne la prise en main de la réparation des ponts et du curage des ports par le commun de l’île de Bouin organisé au sein de la fabrique. Quant à l’État, exerçant sa fonction de recours, son intervention n’a été, semble-t-il, que ponctuelle. Reste qu’ici l’incendie de la chambre des comptes en 1737 peut nous priver d’archives sur l’action de l’État français attentif, on le sait, pour des raisons fiscales au commerce du sel. Les populations elles-mêmes, dans le cadre de l’organisation compartimentée du travail propre aux campagnes salicoles, étaient donc amenées à jouer le principal rôle. Or, pour elles, la réfection des chaussées60 comptait bien davantage que le curage des ports. La hantise des « vimers » l’emportait de beaucoup sur les préoccupations à faciliter la circulation des bateaux, majoritairement étrangers. Il ne faudrait pas perdre de vue en effet que l’économie de la Baie était largement une économie de comptoir, que « l’étranger, ses marchés, ses commerçants dominaient ses exportations61 ». Par-delà ses aspects morphologiques et techniques déterminants, la question de l’accès aux ports renvoie aussi, pour une part, à cette situation et à la place minoritaire des marchands et des marins locaux dans les sociétés des pays de la Baie.

Annexe

La navigation d’accès dans la Baie à la fin du XV^e siècle d’après Le grand routier de la mer de Pierre Garcie alias Ferrande

40(Pierre Garcie vient de traiter la navigation dans l’estuaire de la Loire.)

41S’ensuit pour aller à Bourneuf.

42[…] Et quand seras à icelle pointe et l’auras doublée, devers le su est au su d’elle, va tout le long de terre, car la terre est bien saine et seure. Mais il y a un banc de sable qui va tout du long de terre, par dehors du chenal, jusques le travers du premier clochier que tu voirras, que l’on appelle Nostre Dame des Motiers. Et par ce, va tout du long de terre, jusques le travers d’une autre église et clochier qui est à Pornic, et est le prochain. Et y a un havre, dont la meilleure entrée est ranger devers l’oest, car la pointe devers l’est est soubme. Et y a un chasteau à ycelui lieu de Pornic, sur la pointe. Et quand seras le travers de luy, tu voirras deux arbres, dont le plus bas est un pignier, et est rond. Et par ce, mets iceluy pignier à ouvert du chasteau devers bas ; et puis mets le cap sus la mer jusques à ce que ayes aporté un arbre rond que voirras en l’isle de Noirmonstier, parmy trois gros puys de sable noir, que tu verras devers l’est, au bout de l’isle et amont de la tour ; puis mets celuy arbre parmy le puy qui est le plus devers le suest, sus le plus hault de luy. Et quand seras à cestes esmes, ledit arbre parmy le puy, va ainsi cestes esmes. Et mets le darrière de ton navire contre le puy et arbre, et ne ouvre point ledit arbre dehors du puy devers le suest, et tu iras quérir Longue-serre, qui n’est pas loing du Collet, devers le suest. Et pour toy garder d’elle, tu voirras, en terre de Bourneuf et en amont en l’est, un grant boys et hault, et, parmy ce boys, tu voirras une église où il n’y a point de clochier, que l’on appelle Saint-Sire en Raix.

43S’ensuit de la Chèse de Noirmonstier.

44Si tu veulx pauser à la Chèse de Noirmonstier, pause à trois brasses, ou à deux et demie à tout le plus près, et tu auras abri de su, de siroest, de oest et de noroest. Noroest te viendra du courceau, et Pierre-moine te demourra au nord, près d’une lieue, et seras assez près des Soubmières, devers le suest ; mais mets l’arbre rond sus le plus hault du puy. Et si tu veulx, de la Chèse, aller quérir le pertuis du Rochais, prends merques à un arbre rond que tu voirras en l’isle de Noirmonstier, qui est en suest de la Chèse et près de la mer, et y a trois puys ronds.

45Et pour aller quérir le pertuis du Rochais ou l’autre du Collet, mets iceluy arbre rond devant dit parmi le plus amont de trois puys, et le mets sus le plus hault du puy ; et va cestes merques, et tu iras tout du long des dangiers devers le su, et y a ryn de eux ; et aussi sont ces merques pour pauser à la Chèse. Et va ainsi jusques ayes aporté les deux clochiers de Beauvoir l’un parmy l’autre, les deux prochains qui sont devers le nord, dont le plus dougie est le plus hault devers le nord des deux, et le segond est le plus hault et se nomme Saint-Philibert. Et quand ils seront l’un parmi l’autre, tu seras en chenal pour aller quérir le pertuis du Rochais. Va seurement contre Beauvoir, et tu trouveras six et huit brasses ; et tiens tousjours les deux clochiers l’un parmi l’autre, jusques à ce que ayes apporté le clochier de Nostre Dame de Mons parmi une brosse de bois que voirras devers Mons, qui est sont en la plus claire du bois, et le moulin au bout du bois devers l’oest et dedans celuy qui est le plus claret, qui est en l’oest des deux, et tu seras en chenal pour aller quérir belles esves ou Beauvoir.

46S’ensuit du Collet de Bourneuf.

47Si tu veulx aller de la Chèse quérir le Collet, prends tes merques au puy et à l’arbre, comme t’ay dit davant, et quand auras le puy audit arbre, baille adonc le cul à l’arbre, et va tousjours l’arbre sus le plus hault du puy, jusques à ce que ayes aporté une chapelle, qui est au bas de Bourneuf et au bas d’une brosse de bois, qui est rangeant Bourneuf et au bas de luy, et a nom ceste chapelle Saint-Sébastian, parmi la pointe dudit bois ; et tu seras en chenal pour quérir le Collet. Et pour toy garder de Longue-serre, va cestes merques, et tu ne trouveras point moins de cinq ou six brasses de pleine mer. Et va ainsi jusques ayes aporté l’église de Saint-Sire rangeant d’une église qui est en amont de Bourneuf, et est rangeant un bois et n’a point de clochier, jusques l’ayes apporté au vieil chasteau de Bourneuf, qui est une motte noire rangeant la pointe du courceau du Collet ; et n’aye doubte de Longue-serre. Et puis va pauser et pause assez près de terre, et à cestes merques, savoir est, lasite chapelle de Saint-Sébastian parmi la pointe du bois.

48Si tu veulx aller en Dain ou en venir hors, ne va point quérir le courceau et ne sors de luy jusques ayes Saint-Sire au vieil chasteau ; et range devers Bourneuf, car la pointe de Boing va bien loing.

49S’ensuit du Collet de Bourneuf.

50Si tu veux aller au Collet, par le chenal qui est le long de terre de Raix ; et l’on appelle celle pointe de Chevesche, ainsi que ay dit dessus pour aller à Bourneuf ; tu iras quérir Longue-serre, qui n’est pas loing du Collet, et est dehors de l’isle de Boing. Et pour tot garder d’elle, tu voirras en terre de Bourneuf un grand bois et hault, et, parmi le bois, tu voirras une église où il n’y a point de clochier, qui est Saint-Sire en Raix, comme dit est. Et prends ainsi tes merques devant dites de la chapelle et du bois, car elles sont les plus seures, et mets Saint-Sébastian au bout dudit bois, devers l’oest. Emprès, mets celle église parmi une motte ronde que voirras, à l’entrée du courceau du Bourneuf, devers l’oest, que l’on appelle le vieil chasteau du Collet, et quand celle église de Saint-Sire sera parmi celuy puy ou motte, au bas d’elle, va droit à la motte, car tu ne crains rien. Il te demourra trois rochiers destre bord, et aussi tu auras le clochier de Bourneuf parmi un puy de sable qui est au bas de la motte. Et quand seras à cestes esmes, va sus terre, et Longue-serre te demourra destre bord.

51Pierre Garcie Ferrande, Le grand routier de la mer, d’après l’édition princeps de 1520, reproduite par Dugast Matifeux dans le Bulletin de la Société de géographie de Nantes, 1867, p. 37-41. L’édition du texte par David W. Waters, The rutters of the sea…, op. cit., p. 205-400, repose sur l’édition de Londres, W. Copland for J. Waley (1557 ?) de la collection Henry C. Taylor conservée à la Yale University Library. Réédité une trentaine de fois jusqu’en 1662, sans compter les traductions anglaises, le Grand routier était achevé en 1483-1484, date à laquelle Pierre Garcie le dédie à son filleul. Il a d’abord circulé en manuscrit.