1L'eau, le feu, la terre et l'air, tels sont les quatre éléments que les anciens dénombraient pour expliquer la composition du monde. Si aujourd'hui les physiciens s'accordent pour dire que ces éléments ne régissent pas à eux seuls notre univers, il n'en reste pas moins que, dans l'imaginaire humain, ces notions tiennent toujours une place importante. Michel Tournier, romancier du XXème siècle, n'échappe pas à l'emprise des quatre éléments naturels. Dans Gilles et Jeanne, deux d'entre eux sont à l'honneur, l'eau et le feu. Omniprésents tout au long du texte, ils donnent un caractère sacré à l'oeuvre. Ainsi, l'univers dépeint dans ce roman semble-t-il régi par ces deux pôles. Occupant une place de choix, le feu est associé à un rite de passage. Mais, au-delà de ces considérations, l'eau et le feu ne symbolisent-ils pas la relation existant entre Gilles et Jeanne ?

I - Un monde dominé par deux éléments

2L'univers de Gilles et Jeanne apparaît dominé par deux éléments antithétiques, l'eau et le feu. L'eau, est présentée comme néfaste ainsi qu’il apparaît dans la description de la terre vendéenne. Celle-ci se voit en effet caractérisée par ses "étangs" et "ses marécages fiévreux et grouillants de vie".1 Le monde aquatique, loin d'être idyllique, paraît inquiétant. L'eau se voit donc associée à un univers austère.

3D'autre part, c'est dans l'eau que Jeanne trouve sa première défaite. Arrivée devant Paris, elle n'aspire qu'à donner l'assaut. Il lui faut alors traverser les deux fossés.

On franchit le premier fossé qui est à sec. Le second est énorme : cinquante pieds remplis par les hautes eaux de la Seine. Jeanne est la première sur la berge. Elle s'avance dans l'eau en sondant le fond avec la hampe de son étendard pour trouver le meilleur lieu de passage (GJ, 29).

4C’est en traversant ce fossé qu'elle va être "touchée à son tour au-dessus du genou" (GJ, 40). Apparemment, l’eau lui est néfaste. Alors que ses amis l'entraînent pour se réfugier à l'arrière, "elle proteste de toutes ses forces :

Il fallait aller outre et passer les fossés ! Paris était à nous" (GJ, 30).

5A ce moment, Jeanne a conscience qu'elle vient d'échouer, qu'elle vient de capituler.

6Cette eau des fossés ne semble pas limpide, mais plutôt jaunâtre et pleine de terre. Cette eau peut donc être qualifiée de "noire".2 Jeanne, qui sonde le fond avec son étendard, sent bien que ce milieu hostile peut cacher des pièges invisibles et que la vase peut l'ensevelir. Cette matière s'apparente de ce fait à la mer "avaleuse"3 qui engloutit. Gilbert Durand ne dit-il pas que l'eau profonde est "couleur d'abîmes, essence même de la nuit et des ténèbres"4 ? Ce gouffre angoissant, pouvant cacher un monde maléfique, est tout proche. En ne bravant pas ce danger, en ne surmontant pas sa peur, en ne franchissant pas ce fossé, elle a laissé les forces occultes l'arrêter. A partir de ce moment, Jeanne ne va plus gagner.

7Plus tard, après la mort de la Pucelle, c'est Gilles qui se trouve confronté à un élément aquatique hostile. Ayant vu le corps calciné de Jeanne, "Gilles s'enfuit hagard. Il dévale des ruelles, franchit des murs, saute des fossés, trébuche dans des champs. Il tombe, se relève, se déchire le visage dans des ronciers, patauge dans des fondrières, court encore [...]" (GJ, 45). L'eau ne fait que renforcer sa détresse. Quant aux rigoles et aux fondrières, elles rappellent étrangement les douves de Paris. Et, bien après, alors que Gilles s'est réfugié en Vendée, Blanchet, le prêtre et l'ami du châtelain de Tiffauges, déclare à Prélat l'avoir "entendu la nuit errer dans les fossés du château en clamant [le] nom [de Jeanne]" (GJ, 84). Là encore, le fossé rappelle celui où est tombée la Pucelle. Le fossé, symbole du gouffre, représente l'abîme où va sombrer Gilles, celui de la folie liée à la perte de son amie.

8Opposé par excellence à l'élément aquatique, le feu apparaît plus complexe. Michel Tournier, conscient de ce phénomène, parle de "l'ambiguïté fondamentale du feu, lequel est vie et mort, pureté et passion, sainteté et damnation" (GJ, 108). En effet, le feu provoque la mort puisqu'il détruit, mais des cendres peuvent renaître les êtres. Jean-Pierre Bayard déclare que le "feu est fécond. Bien conduit et dompté, il assure la reproduction, donne des forces nouvelles, il rajeunit, engendre [...]".5 Il ajoute aussi que "ce feu qui protège - contre le danger, contre le mal - est aussi purificateur ; il anéantit tout ce qui est mauvais, néfaste".6 Prélat semble de cet avis. Pour lui, le bûcher des sorcières n'était qu'une "épreuve purificatrice destinée [...] à sauver une âme gravement menacée" (GJ, 108). Il affirme même que Jeanne fut "lavée par le feu des seize chefs d'accusation accumulés sur sa tête [...]" (GJ, 109). Or l'élément igné, en tant que représentation de pulsions charnelles, apparaît impur. Le feu sexuel est alors un principe du mal7. Le feu semble donc être à la fois bénéfique et maléfique. Bachelard insiste sur ce statut spécifique. "Parmi tous les phénomènes, il [le feu] est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. Il brille au Paradis. Il brûle en enfer. Il est douceur et torture".8 Se rappelant le supplice de Jeanne, Gilles se demande, en pensant à l'odeur répandue par la calcination des enfants, "est-ce une odeur de fagot ou une odeur de sainteté ?" (GJ, 62). Gilles associe donc les deux notions. Cette idée sera d'ailleurs reprise quelques pages plus loin. Le dauphin Louis, qui vient perquisitionner au château de Tiffauges, ne connaît que deux odeurs : "l'odeur de sainteté et l'odeur de fagot" (GJ, 114). L'utilisation de la conjonction de coordination "et" insiste sur la notion de similitude existant entre ces deux notions. Le bûcher apporte la sainteté ou du moins, il permet à un pécheur de recevoir une certaine rédemption. Blanchet a de la peine à faire la différence. Il se demande si les "clartés" perceptibles chez Prélat représentent "les flammes de l'enfer" ou "la lumière du ciel" (GJ, 89). Le Florentin a alors cette étonnante réponse : "Lumière du ciel et flammes de l'enfer sont plus proches qu'on ne pense. N'oubliez pas que Lucifer - le Porte-Lumière - était originellement le plus beau des anges" (GJ, 89).

9Or, le feu se voit associé à l'eau, créant ainsi un univers ambivalent. En effet, tout au long du texte, l'eau et le feu sont étrangement liés. Au coeur du paysage, un parallèle demeure entre ces deux éléments. Par exemple, à Florence, Blanchet et Prélat marchent sur les "rives de l'Arno, dans les venelles de la vieille cité, sur les remparts dominant la campagne brûlée par l'été [...]" (GJ, 88). L'adjectif "brûlée" s’associe au groupe nominal "rives de l'Arno" qui fait penser à l'eau. Au calme du fleuve, à la paix qu'il peut apporter, vient s'opposer la morsure cruelle du feu qui détruit. La description du pays vendéen, proposée plus loin, met elle aussi l'eau et le feu en relation : "L'automne roussissait les hêtraies [...] et lançait dans le ciel des nuées grises déchiquetées par le vent et la pluie" (GJ, 101). Alors que les feuilles prennent la couleur du feu, la pluie vient les fouetter. De même, lorsque Prélat se retrouve sur la plage vendéenne, il entend la "clameur océane" et se souvient de "ces immenses futaies gauloises droites comme des flammes, [...] ces cuisines ardentes et enfumées du château, et surtout cette immense cheminée où brûlaient des troncs entiers dans la salle de bal". (GJ, 103). Utilisé comme moyen de combustion, le bois se voit logiquement mis en relation avec le feu. Or, face à l'immensité océane, Prélat songe à l'élément opposé, il pense à l'étendue d'arbres, symbole pour lui d'une mer de feu. Une fois de plus, Michel Tournier veut associer ces deux éléments.

10Lors de la fête organisée pour l’arrivée de Prélat, les vins et les viandes, largement consommés, circulent de telle manière que "la société baignait dans une sorte d'ivresse joviale attisée par un feu d'enfer entretenu dans l'immense cheminée [...]" (GJ, 97). La chaleur provoquée par le foyer est accentuée par celle que le vin procure au corps. Les personnes sont donc réchauffées de l'intérieur et de l'extérieur, comme si elles étaient entourées de flammes Le verbe "baignait" vient alors en opposition à cette chaleur. Or, en mentionnant l'alcool, "synthèse de l'eau et du feu"9, Michel Tournier a peut-être voulu mettre l'accent sur cette association de l'eau et du feu pour tenter de les faire fusionner.

11Mais, ces deux éléments ne sont pas d'importance égale. Le feu donne l'impression d'une supériorité. Par exemple, quand Prélat arrive, il semble "éclairé par une lumière qui lui [donne] une netteté surréelle, tandis qu'un flou indistinct [noie] les hommes qui [l'entourent]" (GJ, 94). La clarté de la lumière contraste avec le trouble apporté par l'eau. Les hommes "aquatiques" semblent quelconques à côté de l'homme "lumineux". Le feu apparaît salvateur. Cette idée est reprise plus précisément lorsque Prélat domine l'océan du sommet d'une dune :

Et à ses pieds, il voyait cette vaste plaine liquide brassée par la tempête, ce pays de lagunes et de marécages foulés par les embruns, cette humanité vautrée et humiliée. Le feu et l'eau [...]. Il savait maintenant le sens de sa mission : toucher d'une main ardente la plaie purulente de ce pays pour l'obliger à se lever, à se mettre debout, comme une vache prostrée se dresse tout à coup au contact du fer rouge. Sauver Gilles par le feu ! (GJ, 103).

12Prélat se propose donc d'apporter la lumière, le feu, sur ce pays d'eau et de désolation. L'élément aquatique, assimilé à une "plaie purulente", montre surtout un aspect maléfique tandis que le feu, jugé plutôt bénéfique, peut "cautériser" (GJ, 146) ces blessures et guérir de l'eau. Ces valorisations positives ou négatives peuvent être liées à l’horizontalité de l’eau et à la verticalité du feu. Selon Gilbert Durand, "les représentations de la verticalité"10 sont positivement valorisées. Le feu, doté d’un symbolisme ascensionnel, domine donc l’eau. Or, Prélat veut modifier le statut de l’élément aquatique et le redresser. Le feu lui apparaît être le seul moyen d’y parvenir. Or, ce n’est pas un procédé naturellement possible. L'eau peut éteindre le feu, mais le feu ne peut détruire l'eau. Le Florentin, au-delà du pays, veut aussi transformer Gilles grâce à l'élément igné.

13Ainsi, l'eau et le feu, en dépit de leur nature très différente, se côtoient constamment dans Gilles et Jeanne. Michel Tournier semble les unir inexorablement, créant alors un univers inquiétant L’auteur cherche à unir les contraires. Le lecteur se voit alors transporté dans un monde extraordinaire où le feu joue le premier rôle. D'ailleurs, ne représente-t-il pas un seuil ?

II - Le feu : un rite de passage

14Pour Prélat, le feu représente symboliquement "un rideau ardent"(GJ, 109) permettant d'accéder à un monde différent. Le Florentin propose alors d'initier Gilles à ce mystère.

15Or, tous les néophytes aspirant à ce privilège doivent être préparés. Pour cela, ils sont écartés du monde et emmenés dans un lieu sacré11. Or, retiré dans son château, au fin fond de la Vendée, Gilles s'est lui-même isolé. D'autre part, la forêt qui l'entoure, "cet élément végétal et humide où l'homme n'a[vait] pas sa place" (GJ, 93), royaume de la nature, est un lieu sacré. Le lieu est donc propice à une initiation. Quant à Gilles, il est prêt.

16En effet, depuis la mort de Jeanne, il "n'espère plus rien [...] plus d’issue, plus d'horizon, plus d'idéal dans sa vie" (GJ, 81). Blanchet déclare même que son maître ne fait que rechercher Jeanne, qu'il s'acharne dans une "quête hagarde" (GJ, 84) qui ne le mène nulle part. Pour remédier à ce mal, Prélat ne voit qu'une seule possibilité, suivre le même chemin que Jeanne et atteindre la sainteté. Or, après avoir connu une sorte d'apothéose à Reims, la Pucelle, soudain abandonnée par les Saints, est entraînée dans une chute qui va s'achever sur la place de Rouen (GJ, 109). Mais, c'est grâce au bûcher qu'elle réussit à franchir "le rideau ardent qui la séparait des champs célestes" (GJ, 109). Elle rencontre alors Dieu et accède à la sainteté. Si Gilles veut lui aussi se retrouver aux côtés de Jeanne, il lui faudra suivre le même chemin. Il devra, lui aussi, traverser le"rideau de flammes" (GJ, 107) qui le sépare du ciel.

17Des épreuves, comparables aux épreuves initiatiques que subit le néophyte12 lui seront donc infligées. Il s'agira, pour le sire de Rais, de "poursuivre la descente aux enfers qu'il avait commencée dès avant l'arrivée du Florentin" (GJ, 110). Ce "voyage dans l'au-delà"13, comme dirait Simone Vierne, se fera par l'intermédiaire du "feu de l'enfer, seul propre à cautériser les plaies purulentes du sire de Rais" (GJ, 146).

18Or, Prélat entend bien mener réellement Gilles en enfer. Il souhaite, en effet, lui faire rencontrer Satan qui, selon lui, est à "l'image de Dieu" (GJ, 147). "Une image inversée et difforme, certes, mais une image cependant. Il n'est rien de Satan qui ne se retrouve en Dieu" (GJ, 147). Prélat veut donc atteindre Dieu à travers le Démon. Mais celui-ci va demander une contribution en échange de son aide : des sacrifices humains, des sacrifices d'enfants. Le châtelain de Tiffauges doit alors immoler ces êtres innocents au Baron. "Il faut que leur chair vous ouvre les portes incandescentes de l'Enfer !" (GJ, 110), assure Prélat à Gilles.

19Commence alors le massacre des enfants qui, après leur mort, sont brûlés. Certains penseront qu'il s’agit d'effacer les traces des crimes, mais, on peut y voir une raison plus symbolique. En effet, le sacrifice, lorsqu'il est offert à Dieu, "devient inaliénable _ c'est pourquoi il [l’élément sacrifié] est souvent brûlé ou détruit _ ou intouchable, comme étant propriété de Dieu, et à ce titre fascinant et redouté".14 Grilles, qui aime les enfants, se sépare d'eux pour les offrir à Satan.

20D'autre part, selon Jean-Pierre Bayard, l'incinération est pratiquée parce que "l'odeur de corps brûlé monte jusqu'à Dieu, l'encens l'embaume et le rend agréable à l'Eternel".15 Il ajoute aussi que "le feu physique conduit une substance ignée vers le feu divin et céleste en la rendant semblable à la nature éthérique. Ce sacrifice permet d'accéder à Dieu".16 Si Gilles veut sensibiliser Satan à ses offrandes, il semble donc opportun de les faire brûler pour se détacher définitivement d’eux et pour les purifier.

21Le sire de Rais récolte aussi le sang de ses victimes dans un bassin. "C'était pour faire offrande au Diable et gagner ainsi ses faveurs" (GJ, 143), avoue un témoin. Or, comme souvent "le sang est le véhicule de l'âme"17, Gilles transmet ainsi l'âme même de ces petits êtres au Démon

22En suivant ce rituel, Gilles doit réussir à attirer Satan. "Offrez-lui la chair de ces enfants que vous immolez. Alors au lieu de vous avilir avec eux, vous vous sauverez, et eux avec vous. Vous descendrez, comme Jeanne, au fond du gouffre ardent, et vous en remonterez, comme elle, dans une lumière radieuse !" (GJ, 111-112) Mais, comment Prélat compte-t-il provoquer cette illumination de Gilles ?

23Il applique une théorie alchimique. Il veut "pousser le sire de Rais au plus noir de sa mauvaiseté, puis, par l'opération ignée, lui faire subir une inversion bénigne semblable à celle qui transmute en or le plomb ignoble. Il [deviendrait] un saint auréolé !" (GJ, 148). Attardons nous quelques instants sur cette technique mystérieuse. "L'alchimie est l'art de transmuter les métaux en vue de l'obtention de l'or".18 Or, c'est par le feu que l'alchimiste "opère le passage de la matière d'un état à un autre".19 "Les substances minérales'souffrent','meurent','renaissent'à un autre mode d'être, c'est-à-dire sont transmuées".20 Il s'agit de purifier des métaux imparfaits.

24Prélat, lui, ne se contente pas de transmuer la matière, mais envisage de transformer l'homme. Il revêt ainsi la figure d'un démiurge. C'est lui qui se veut l'initiateur de Gilles. Il lui montre la voie à suivre et l'aide à parcourir ce chemin. Il applique alors non plus une simple alchimie "pratique" sur les métaux, mais se dirige vers une alchimie "mystique" qui symbolise des "opérations spirituelles" visant à purifier l'homme.21 Mais l'initiation de Gilles ne parvient pas à son terme. En effet, il va bien commettre tous les sacrifices nécessaires pour satisfaire le Démon, mais celui-ci ne se présente pas. Tout au plus, Gilles va se prendre pour Satan. Prélat ne l'amène donc pas à la métamorphose souhaitée.

25Et pourtant, Gilles connaît une profonde transformation de son être. En fait, se considérant comme "l’homme le plus exécrable qui fut jamais" (GJ, 132), il reconnaît ses torts. Il va alors se trouver confronté directement à la mort. Pour cette raison, il ne s’agit pas d'une initiation ordinaire. En effet, dans la plupart des cas, la mort initiatique est seulement virtuelle, permettant à l’initié de devenir autre et de découvrir "un monde ouvert sur le trans-humain, un monde [...] transcendantal".22 Or, il semble qu’une mort virtuelle eut été insuffisante pour le châtelain de Tiffauges. Il lui faut affronter la Mort réelle. D'ailleurs, condamné au bûcher, Gilles entre "dans l'autre monde par une porte de feu" (GJ, 151). L'élément igné retrouve alors toute sa valeur purificatrice, toute la symbolique du régime diurne. Il est utilisé pour laver Gilles de ses péchés. Prélat avait donc raison quand il pensait que le feu pouvait sauver Gilles (GJ, 103). Et, même si ce n'est pas lui qui l'a condamné, et l'a conduit à cette issue, on peut dire que l'alchimiste a réussi sa mission : faire subir l'épreuve du feu à Gilles.

26En montant sur le bûcher, Gilles meurt de la même façon que Jeanne. Or, la Pucelle n'a pas subi d'initiation, elle a seulement été purifiée par le feu. Cette mort n’est pas comprise par Gilles. Après avoir enduré des "tourments inhumains" (GJ, 44), Jeanne expire. Son compagnon d'armes voit alors, "suspendue au poteau dans des tourbillons de fumée, une pauvre charogne à demi calcinée, une tête chauve avec un oeil éclaté qui s'incline sur un torse boursouflé, tandis qu'une affreuse odeur de chair carbonisée flotte sur la ville" (GJ, 44-45). Cette description réaliste insiste sur l'état de Jeanne. Elle est devenue une charogne, un cadavre immonde. Gilles ne peut soutenir cette vision. Il réalise que son amie, est bien morte, et, cela, dans des conditions atroces. De plus, "Jeanne la sainte, Jeanne la chaste, Jeanne la victorieuse" (GJ, 48) est devenue un "monstre en forme de femme" (GJ, 48). Le sire de Rais, ayant "remis son coeur de chevalier entre les mains de Jeanne qui rayonnait de sainteté" (GJ, 148), ne comprend plus rien. Alors qu'il croyait en elle, voilà qu'elle n'est plus rien. Lui qui avait juré à la Pucelle de la suivre partout (GJ, 33), que doit-il faire ? Finir sur le bûcher ?

27C'est ce vers quoi va finalement le conduire Prélat. Or, celui-ci considère Jeanne comme sauvée, "lavée par le feu" (GJ, 109). Le bûcher lui a permis de se purifier Mais n'était-elle pas déjà une sainte ? Il est fort probable qu'aux yeux de Dieu elle faisait partie de sa famille puisque les "voix" l'avaient déjà choisie. Mais aux yeux des hommes, elle n'était rien. Il lui fallait donc subir l'épreuve du feu. Cette épreuve, selon les juges, lui permettrait de se purifier des maux dont ils l'accusaient. "Un jour, [assure Prélat], elle serait réhabilitée [...] plus tard encore, elle connaîtrait la béatification, qui sait même peut-être la canonisation. Mais l'épreuve du feu constituait l'inéluctable charnière de ce retournement" (GJ, 109). Avant que Jeanne ne meure sur le bûcher, les hommes qui l'ont condamnée pensaient avoir affaire au Démon. Bien plus tard, d'autres hommes se sont interrogés sur ce jugement et ont réalisé qu'elle était probablement une sainte. Ce changement est dû à cette mort exceptionnelle. Probablement devait-elle endurer cette souffrance pour être reconnue plus tard La transformation de Jeanne s'est donc produite seulement dans l’esprit des hommes. Il ne s'agit donc nullement, comme le dit Prélat, d'un abandon de la part de Dieu (GJ, 109).

28Or, Gilles a cru les juges de son époque. Il supposait bien que son amie était habitée par l'Esprit Saint, mais il n'en était pas certain. "Il y a un feu en toi [lui disait Gilles]. Je le crois de Dieu, mais il est peut-être d'enfer. Le bien et le mal sont toujours proches l'un de l'autre" (GJ, 31). Au moment de l'exécution de son amie, Gilles croit que les juges avaient raison. Il n'a pas su faire confiance à sa première impression et le doute s'est insinué dans son esprit. Il se demande s'il ne s'est pas allié à l'incarnation du Mal Pour le fervent chrétien qu'est Gilles, la situation est dramatique. Désemparé, il se laisse aller aux forces occultes. Peut-être croit-il que Jeanne s'est aussi laissée séduire par le Démon. Alors, pourquoi pas lui ? Etant donné qu’il a commis des crimes, il devra être purifié avant de pouvoir prétendre aller rejoindre Jeanne.

29Ainsi, à défaut d'être en présence d'un feu initiatique, Gilles et Jeanne sont confrontés à un feu purificateur. Pour la Pucelle, il s'agit de changer d'image dans la pensée des hommes alors que pour le chevalier c'est une véritable purification qui lui est nécessaire. Or, le feu, comme l'eau, ne revêt-il pas une symbolique supplémentaire ?

III - Une symbolique de l'eau et du feu

30Le sire de Rais et la pucelle d'Orléans semblent tous les deux placés sous le signe d'un élément naturel.

31Gilles appartient, avant tout, au monde aquatique. En tout cas, il en est issu. En effet, la Vendée, pays de l'eau et du vent, est dominée par la forêt, "un élément végétal et humide" (GJ, 93). C'est dans cette contrée que Prélat découvre l'océan "blanc d'écume" (GJ, 102). Il y voit "la révélation de la clé de cette terre désolée" (GJ, 102). Ainsi, Gilles, enfant de ces terres, est en quelque sorte fils de l'eau. Or, d'après Bachelard, "l'être voué à l'eau est un être en vertige".23 Par cette filiation, Gilles se présente comme un être fragile. Pas faible physiquement, mais psychologiquement influençable. C'est pourquoi il va se soumettre à la puissance de Jeanne et va subir celle de Prélat, comme s'il avait besoin d'un maître. D'autre part, l'élément aquatique étant souvent associé à des forces maléfiques, Gilles se voit donc placé sous le signe du Mal. En fait, il appartient plutôt à un univers animal, instinctif, proche de la nature et des forces négatives.

32A l'inverse, Jeanne est sous l'influence du feu Présentée comme une personne "illuminée" (GJ, 12), "nimbée de lumière" (GJ, 14), elle se voit associée à la lumière. Gilles affirme qu'il s'agit d'une "lumière qui n'est pas de cette terre" (GJ, 15). Au cours d'une discussion, il lui fait part de son impression :

Je me chauffe le coeur de ta présence : dit Gilles
– Me prends-tu pour un brasier ?
– Il y a un feu en toi [...] (GJ, 31)

33Jeanne fait donc figure d'être sacré puisqu'elle peut ainsi transmettre la lumière, élément céleste D'après Mircéa Eliade, "produire le feu dans son propre corps est signe qu'on a transcendé la condition humaine".24 Jeanne appartiendrait donc déjà à un autre monde. Pour Mircéa Eliade, les "maîtres du feu” possèdent cette faculté exceptionnelle de transcender leur condition humaine. Jeanne n'en serait-elle pas un ?

34Pour les anciens, les "maîtres du feu” sont en relation avec les forces sacrées.25 Or, Jeanne n'est pas consciente de détenir un pouvoir, elle se laisse plutôt guider par les voix célestes. Selon Prélat, "l'ange du bien [...] serait un ange alchimiste, et il fabriquerait de l'or !" (GJ, 73). Reprenons seulement l'idée que l'ange du bien soit un alchimiste, mais, au lieu de transformer les matériaux, il transformerait les âmes humaines. C'est d'ailleurs ce que s'était proposé de faire Prélat avec Gilles. C'est elle qui va transformer Gilles. Dans un premier temps, Gilles va être subjugué, et lui, un homme de l'eau, va être attiré par le feu. Pourquoi cette attirance ?

35Peut-être parce que Jeanne représente l'inverse de ce qu'est Gilles. Face à la Pucelle, emplie de l'Esprit Saint et vouée au feu, se dresse le sire de Rais, un être de l'eau, qui ne partage pas la même ferveur qu'elle, même s'il s'affirme chrétien. Le lien contribuant à souder Gilles et Jeanne permet donc d'allier les contraires. Pour Bachelard, la combinaison de l'eau et du feu est "très précisément le mariage des contraires [...]. L'eau et le feu donnent peut-être la seule contradiction vraiment substantielle. Si logiquement l'un appelle l'autre, sexuellement l'un attire l'autre".26 Si l'on considère que Jeanne est un symbole igné et Gilles un symbole aquatique, aucune relation physique n'est envisagée entre eux. La jeune fille le déclare très clairement :

- Ne t'avise pas de me courtiser, jeune taureau. Jeanne n'est pas de celles que les soudards basculent au revers d'un fossé !"
Gilles s'est levé et vient se mettre à genoux devant elle.
- Ne crains rien, Jeanne. Je t'aime pour ce que tu es. La fille - garçon qui a sauvé la France et fait sacrer le roi. [...]. Mais je t'aime surtout pour cette pureté qui est en toi et que rien ne peut ternir (GJ, 32).

36Gilles éprouve donc pour sa compagne un sentiment très fort, et, peut-on dire, un Amour sublimé. En effet, Gilles place la Pucelle sur un piédestal et, tels les chevaliers vénérant la dame de leur coeur, il remet sa vie entre ses mains. Cette volonté peut être perçue lorsqu'il "appuie longuement ses lèvres sur la plaie de Jeanne" (GJ, 33).

Il se redresse ensuite et passe sa langue sur ses lèvres.
- J'ai communié de ton sang. Je suis lié à toi pour toujours. Je te suivrai désormais où que tu ailles Au ciel comme en enfer ! (GJ, 33)

37Gilles est donc lié à Jeanne à jamais ! En scellant leur union par le sang, Gilles désire peut-être devenir semblable à elle, comme si le sang pur de la Pucelle allait passer dans le sien et le purifier. Par ce geste, Gilles souhaite en quelque sorte devenir le double de Jeanne. Cette conception s'avère très répandue dans les oeuvres de Michel Tournier. Ce désir de s'identifier à l'autre rejoint le mythe de l'androgyne dont le but est d'atteindre l'unité parfaite. Or, la fusion de ces deux êtres n'a pu matériellement se produire lorsque Jeanne était vivante. Après sa disparition, Gilles croit que tout espoir est perdu jusqu'à ce que Prélat lui indique la voie à suivre : celle du feu. Il réalise alors qu'il accédera au même statut que Jeanne s'il se soumet au même élément qu'elle.

38Commence alors pour Gilles une quête du feu. Prélat lui ayant assuré qu'il s'agissait du feu des enfers, il sombre dans le Mal, jusqu'à son emprisonnement. Lorsque ses juges le menacent d'excommunication, Gilles apparaît anéanti. Pour lui, "l'excommunication est pire que la mort, puisqu'elle débouche sur la damnation éternelle. L'âme ne peut se passer de la protection de l'Eglise pour triompher des embûches du Malin" (GJ, 131). Il est fort probable que ce danger fait réfléchir Gilles et l'amène à se poser des questions.

39Finalement, il s'accuse devant tous, reconnaissant être "l'homme le plus exécrable" (GJ, 132) qui eût jamais existé. Et, semblant "définitivement habité par le souvenir de Jeanne, [...] il alla au supplice en chrétien apaisé et rayonnant" (GJ, 125). Gilles possède donc, à son tour, un feu intérieur. Il a réussi à accéder à la foi de Jeanne. Il s'est repenti et son coeur s'est purifié. Mais, cette conversion est venue de lui. En fait, l'expérience ignée, pratiquée sur autrui, comme des enfants, ou imposée par un élément extérieur, en l'occurrence Prélat, ne permet pas d'atteindre la spiritualité intérieure. Seules la volonté de l'individu et sa foi peuvent le faire changer. Or, si Gilles est lavé dans son coeur, il faut purifier son corps. Il mérite une punition pour ses méfaits. Le feu terrestre du bûcher fait donc office de purification.

40Gilles est serein parce qu'il a conscience de se trouver sur le chemin de la Rédemption. Il pressent qu'il va retrouver celle qu'il recherche depuis si longtemps. C'est son nom qu'il invoque juste avant d'expirer : "Jeanne ! Jeanne ! Jeanne !" (GJ, 151).

41Dans Gilles et Jeanne, l’auteur choisit de mettre ses personnages en relation avec l'eau et le feu pour insister avant tout sur leur caractère opposé. Gilles aspire à s'identifier à Jeanne Pour ce faire, il doit changer. Cette transformation semble d'autant plus radicale qu'il apparaît lié à l'eau. Il lui faut devenir feu. Symboliquement il doit renoncer à son état initial pour devenir différent et accéder au monde lumineux de la foi.

42Le thème de l'eau et du feu cache donc une symbolique métaphysique dans Gilles et Jeanne. Plus que deux éléments naturels, ils représentent alors les deux natures opposées de la Pucelle d'Orléans et de son compagnon d'armes. Il s'agit de deux êtres complémentaires, liés par un sentiment pur et fort. La disparition de l'un d'eux provoque la perte de l'autre qui sombre alors dans le doute et la déchéance. Pensant retrouver ce feu perdu dans le brasier de l'enfer, Gilles se lance à corps perdu dans une expérience alchimique des plus maléfiques. Mais il se trompe de chemin. Jeanne ne réside pas aux côtés de Satan, mais siège à proximité du Christ, celui pour qui elle a donné sa vie. Le châtelain de Tiffauges se rend compte de son erreur au moment de son procès, s'engageant ainsi sur la voie de la Rédemption. Retrouvant sa foi en Jeanne, il acquiert le feu spirituel qui rayonne maintenant autour de lui. Devenu en quelque sorte un feu, il va se diriger sans crainte vers le bûcher pour faire définitivement corps avec cet élément. Le feu, symbole de la foi, était donc l’objet de la quête poursuivie par Gilles. Lui qui se croyait fils de l'eau, était fils du feu et ce n'est qu'après un long détour qu'il réussit à atteindre son salut.