1L'enfant constitue un des thèmes principaux du Roi des Aulnes puisque le roman raconte l'histoire d'un ogre, Abel Tiffauges. Cependant, on s'aperçoit que l'enfant ne remplit pas seulement le rôle de la proie "blonde et fraîche" comme on pourrait s'y attendre. Certains d'entre eux vont jouer un rôle déterminant dans le parcours de Tiffauges. Nous allons nous intéresser plus particulièrement à ces enfants.

2Il convient avant tout de redéfinir ce qu'est un véritable enfant aux yeux de Tiffauges : "Je me suis arrêté à l'âge de douze ans, âge de l'enfant par excellence, ayant atteint en quelque sorte sa pleine maturité enfantine, parvenu à son bel épanouissement et aussi hélas au seuil de la catastrophe pubertaire".1 Par conséquent, l'enfant digne d'intérêt, selon Abel Tiffauges, est âgé de douze ans environ. Au-delà, il devient adolescent et perd alors son innocence et sa pureté.

3S’inspirant du roman de Rousseau, L'Emile2, Michel Tournier voit dans l'enfant un être parfaitement autonome qui acquiert une maturité qui lui est propre. Il s'agit en quelque sorte d'un "enfant adulte" et non d'un pré-adulte. L'enfant de douze ans est, selon Michel Tournier, un être qui a atteint son parfait équilibre. Cette conception de l'enfant annoncée par Rousseau était révolutionnaire sous l'Ancien Régime et peut encore étonner de nos jours.

4Nous pouvons percevoir trois grandes figures de l'enfant à travers Le Roi des Aulnes. Tout d'abord, l'enfant de chair à travers le personnage de Pelsenaire, les petites filles, en particulier Martine, puis le trio formé des jumeaux Haïo, Haro et de Lothar. A l'enfant de chair, nous pouvons opposer l'enfant inspiré, dominé par l'esprit, avec les personnages de Nestor, Etienne puis Ephraïm. A ces deux catégories qui s'opposent en quelque sorte, s'ajoute une autre figure de l'enfant, celle de l'enfant blessé. En effet, l'enfant blessé constitue presqu'un leitmotiv tout au long du roman. A travers les personnages de Jeannot, du faunelet, d'Hellmut et d'Arnim, nous verrons comment Tiffauges sombre petit à petit dans la nécrophilie pour réagir finalement à cette chute morale.

I - L'enfant de chair

1 - Pelsenaire

5Pelsenaire est l'une des figures marquantes du collège Saint-Christophe. Il représente la chair selon deux aspects : la robustesse de son physique et "la simplicité de sa personnalité" (RA, 25). Dans un premier temps, on peut penser que Tiffauges est séduit par Pelsenaire parce que celui-ci représente son exact contraire. On peut facilement opposer le portrait de Tiffauges : "J'étais chétif et laid avec mes cheveux plats et noirs qui encadraient un visage bistre où il y avait de l'arabe et du gitan, mon corps gauche et osseux, mes mouvements fuyants et sans grâce". (RA, 25) à celui de Pelsenaire : "Il avait une tête carrée, surmontée d'un épi de cheveux blonds, un visage régulier et inexpressif, des yeux clairs au regard bien droit, et lorsqu'il s'avançait entre les groupes, les pouces passés dans son ceinturon, il faisait sonner d'admirables godillots cloutés [...]". (RA, 25). A la personnalité obscure d'Abel s'oppose la brutale simplicité de Pelsenaire. L'admiration de l'enfant Tiffauges pour cette chair robuste va le conduire à une relation presque chamelle avec Pelsenaire. Dans un premier temps, il décide d'effectuer un tatouage "sur la face interne de la cuisse gauche" de son idole pour y signer son dévouement éternel (RA, 27). Dans un deuxième temps, il l'enlace au niveau de la taille pour poser sa tête contre sa poitrine. Cette manifestation se solde par une gifle. Puis Tiffauges se laisse entraîner dans des actes de soumission de plus en plus humiliants jusqu'au jour où il doit lécher la blessure au genou de Pelsenaire : relation chamelle suprême qui le fait s'évanouir de joie.

6Cependant, si l'on se situe à un autre niveau, Pelsenaire apparaît en fait comme une préfiguration du nazi du fait des humiliations incessantes qu'il fait subir à Tiffauges. Ses admirables "godillots cloutés" qui font jaillir des gerbes d'étincelles (RA, 25) accentuent cette image du nazi. Le despotisme de Pelsenaire à l’égard de Tiffauges illustre en fait la lutte historique qui oppose le blanc au noir, l'aryen au juif. On peut noter la remarque de Gilbert Durand sur l'origine de l'antisémitisme : "l'antisémitisme n'aurait peut-être pas d'autre source que cette hostilité naturelle pour les types ethniques sombres".3 En fait, Pelsenaire n'est autre qu'une version du "Caïn botté, casqué" sous les coups duquel tombent "Juifs et gitans, peuples errants, fils d'Abel, ces frères dont il se sentait solidaire par le coeur et par l'âme" (RA, 560). A travers le personnage de Pelsenaire, nous avons l'image d'une chair pure qui, tout à coup, se corrompt en contractant la haine, et par là même, l'image du peuple allemand entier atteint par le nazisme pendant la deuxième guerre mondiale.

2 - Les petites filles - Martine

7Dans un premier temps, les petites filles représentent l'inconnu pour Tiffauges et suscitent sa curiosité : "La question que je me pose est celle-ci : quid de la phorie avec une petite fille ? Mon éducation exclusivement garçonnière à Saint-Christophe fait de l'enfant femelle pour moi une terra incognita que je brûle d'explorer". (RA, 163).

8Martine, jeune fille impubère, va permettre à Tiffauges d'approcher quelque peu cet univers inconnu mais rapidement cette tentative se solde par un échec : Martine l'accuse injustement de viol. L'attitude de Tiffauges à l’égard de Martine est ambigüe. Il est tout d'abord attiré par sa beauté mais aussi par son air "très femme" (RA, 163). De même, il est séduit lorsque dans la voiture elle tire "sa jupette sur ses jambes dans un geste délicieusement féminin". (RA, 182). Cependant, Tiffauges semble minimiser cet aspect féminin de Martine lorsqu'il la décrit avec un fichu de soie noire sur la tête : "Ainsi débarrassé du commentaire volubile et frivole de ses boucles blondes, ramené à ses lignes essentielles, ce visage avait une pureté de madone qu'avivait son air enfantin, malgré sa gravité". (RA 166). D'ailleurs, Durand souligne l'aspect fatal de la chevelure féminine, en particulier par le biais du mythe d'Actéon4.

9Après que Martine l’a injustement accusé, Tiffauges méprise les petites filles. Seul le petit garçon reste l'objet de son adoration. Comme le dit Françoise Merllié, "le petit garçon est androgyne de naissance. Il réunit sexe masculin et grâce féminine".5 La petite fille est dépourvue de ce caractère d'androgynie qui ferait d'elle un enfant et perd, de ce fait, toute valeur aux yeux de Tiffauges. Selon lui, elle n'existe pas : "Et d'abord, qu'est-ce qu'une petite fille ? Tantôt petit garçon "manqué", comme on dit, plus souvent encore petite femme, la petite fille proprement dite n'est nulle part". (RA 204). En fait, les petites filles ne possèdent qu'une grâce pervertie : "ce sont des femmes naines". (RA 204).

3 - Les jumeaux roux Haïo et Haro

10Les jumeaux roux Haïo et Haro font écho aux deux pigeons roux, jumeaux, que Tiffauges trouve alors qu'il est colombophile : "Aussitôt l'oeuf se dissocia et fit place à deux beaux pigeons couleur de feuilles mortes, parfaitement semblables". (RA, 227).

11Haïo et Haro sont sans doute les deux enfants qui incarnent le mieux le concept de la chair dans le roman. Les deux jumeaux exercent une fascination sur Tiffauges à la fois par leur gémellité et leur rousseur.

12La gémellité aux yeux de Tiffauges permet de donner un pouvoir incomparable à la chair : "Il avait toujours été fasciné par la gémellité qui lui paraissait recéler un pouvoir vital à une profondeur où la chair dicte sa loi à l'âme et l'asservit à ses caprices". (RA, 445).

13La rousseur, quant à elle, magnifie la chair des jumeaux, la rend en quelque sorte plus appétissante : "Ils s'épanouissent donc avec une tranquille indécence, étalant leur carnation crémeuse, leur duvet rose, leur pulpe musculaire ou adipeuse dans une nudité animale insurpassable". (RA, 448). Il est alors intéressant de noter le symbolisme de la couleur rousse : "Le roux évoque le feu infernal dévorant, les délires de la luxure, la passion du désir, la chaleur d'en bas, qui consument l'être physique et spirituel".6 Le roux serait donc la couleur de la tentation et du péché.

14De plus. Durand voit dans la chair l'image de la chute : "La chute se voit donc symbolisée par la chair, soit la chair que l'on mange, soit la chair sexuelle, le grand tabou du sang unifiant l’une et l'autre. Dès lors le temporel et le charnel deviennent synonymes. Il y a un glissement du spéculatif au moral. La chute se transforme en appel du gouffre moral, le vertige en tentation".7 Tiffauges exprime parfaitement ce vertige de la tentation lors de l'arrivée des deux jumeaux : "Je lutte autant que je peux contre cette trémulation trismique qui fait mes dents s'entrechoquer et des petits jets de salive fuser à l'intérieur de ma bouche". (RA, 447). Les jumeaux roux Haïo et Haro représentent l'image de l'enfant de chair par excellence qui suscite l'appétit ogre.

4 - Lothar

15Lothar rappelle, quant à lui, par ses cheveux blancs et ses yeux mauves, le magnifique pigeon argenté découvert après les deux pigeons roux : "On aurait dit qu'il était pleinement conscient de sa splendeur avec sa tête longue et fine aux grands yeux violets, coiffée de plumes blanches [...]". (RA, 228).

16Lothar représente la chair dans toute sa perfection : "Visage bref, comme stylisé, masque osseux que trouent la bouche mince, le nez à peine ébauché et les flaques mauves des yeux, et qu'amenuise le lourd casque de cheveux de platine [...]. Nul besoin de l'attirail anthropométrique de Blättchen pour dégager, grâce à ce chef exemplaire, la règle d'or de la beauté humaine". (RA, 483-483). Lothar par sa perfection semble comme divinisé. Si l'on se réfère à Durand, ses cheveux blancs sont l'attribut d'un dieu8. Durand cite, entre autres, l'exemple de la vision de Jean dans l'Apocalypse où le Fils de l'homme a "la chevelure blanche comme laine, d'un blanc de neige".9 D'ailleurs, cette vision appelle l'image finale de Lothar sacrifié. Le Fils de l'homme a, comme Lothar, un glaive qui lui sort par la bouche : "sa bouche dardait un glaive acéré à deux tranchants".10 Lothar apparaît alors comme l'incarnation de Jésus. La couleur mauve de ses yeux peut d’ailleurs confirmer cette hypothèse : "le violet est la couleur du secret : derrière lui va s'accomplir l'invisible mystère de la réincarnation ou, tout au moins, de la transformation. Voilà pourquoi sur les monuments symboliques du Moyen Age, Jésus-Christ porte la robe violette pendant la passion [...]".11 D'ailleurs, l'aspect divin de Lothar semble être annoncé lors d'une observation de Tiffauges : "Tiffauges qui les observait avec prédilection avait facilement relevé que les jumeaux servaient l'enfant aux cheveux blancs avec un dévouement tacite et instinctif'. (RA, 491). Cette image du trio préfigure en quelque sorte le sacrifice final où les deux jumeaux roux entourent Lothar et annonce la vocation héraldique et par conséquent sacrificielle de ces trois enfants : "d'argent à trois pages de gueule dressés en pal ?" (RA, 492). L'enfant de chair est donc dans ce cas précis objet de sacrifice et, de ce fait, il possède une fonction salvatrice, à l'image du Christ.

II - L’enfant inspiré

1 - Nestor

17La chair de l'enfant n’est pas le seul objet de fascination pour Tiffauges. Celui-ci prend progressivement conscience que l'enfant possède aussi un esprit. L'enfant inspiré séduit Tiffauges par les mots. Comme le souligne Françoise Merllié, "Alors que le regard reste prisonnier du monde sensible, les mots, eux, véhiculent l'esprit".12

18Le premier enfant inspiré que Tiffauges rencontre sur son chemin est évidemment Nestor. Néanmoins, peut-on réellement considérer Nestor comme un enfant ? : "Etre monstrueux, génial, féerique, était-ce un adulte nain, bloqué dans son développement à la taille d'un enfant, était-ce au contraire un bébé géant, comme sa silhouette le suggérait ?" (RA, 36). Au cours de cette brève étude du personnage de Nestor, nous laisserons de côté son aspect ogre puisqu'un article y est entièrement consacré.

19La principale préoccupation de Nestor dont seul Abel entrevoit l'existence est le "déchiffrement des signes" (RA, 40). Devenu adulte, Tiffauges pressent que ceci va devenir également "la grande affaire de sa vie" : "ma seule ambition est précisément de mettre mes pieds dans sa trace, et peut-être de progresser un peu plus avant qu'il n'avait fait, grâce au temps plus long qui m'est accordé et aussi à l'inspiration qui émane de son ombre". (RA, 40). Même après sa mort, Nestor garde son emprise sur Tiffauges. Il est intéressant de noter que le prénom de Nestor signifie : "celui qui revient toujours". Il désigna d'abord le roi grec légendaire de Pylos qui vécut trois générations grâce à Apollon.

20Nestor est en quelque sorte animé d'un souffle divin. Tiffauges le compare d'ailleurs à un "dieu antique" (RA, 40). Il se fait en quelque sorte l'initiateur spirituel de Tiffauges et va le conduire progressivement vers une vocation phorique et ogresse : "J'ai planté toutes mes graines dans ce petit corps. Il faudra que tu cherches un climat favorable à leur floraison. Tu reconnaîtras la réussite de ta vie à des germinations et à des épanouissements qui te feront peur". (RA, 62). Une des grandes étapes de cette initiation est la découverte du gyroscope, jouet cosmique et "clé de l'absolu" qui annonce la vocation phorique de l'homme (RA, 59). Puis, Nestor et Abel font tous deux concrètement l'expérience de la phorie lors d'un combat dans la cour de l'école. Nestor hisse Abel sur ses épaules et renverse tout sur son passage jusqu'à ce que ses lunettes volent en éclat. Cette scène préfigure la scène finale du roman où Tiffauges ayant perdu lui aussi ses lunettes se laisse guider par Ephraïm à travers les décombres de la cité. Nestor prononce alors ces mots qui résonneront à jamais dans les oreilles de Tiffauges : "Je ne savais pas, petit Fauges, que porter un enfant fut une chose si belle". (RA 78).

2 - Etienne

21Etienne peut être considéré comme un enfant inspiré du fait de son intelligence précoce. Il n'est pas vraiment un enfant de chair aux yeux de Tiffauges : "Il est petit pour son âge, et d'une ravissante saleté." Il a le "visage irrégulier, fin, osseux, tourmenté" (RA 141). Son portrait peut faire penser à celui de Tiffauges enfant : "Parmi toutes ces faces figées dans des expressions patibulaires, la plus mince, la plus souffreteuse, c'est la mienne". (RA 23). Etienne apparaît également comme un double de l’adulte Tiffauges puisqu'il possède lui aussi un appareil photo dont il ne veut pas se séparer. Tiffauges est étonné par l'admiration que porte Etienne au David de Guido Reni qui lui ressemble si peu : "Ce gros garçon plein de jactance et de jobardise, la joue vaste, l'oeil bel et sans malice [...] ?" (RA, 141). L’explication d’Etienne révèle alors l’inspiration qui l’habite : "A travers les explications un peu confuses qu’il me donne, je crois comprendre que ce David incarne aux yeux d’Etienne la race très fascinante de ceux qui n’ont jamais douté de rien. Etienne a découvert cela !" (RA, 141). Cette réflexion conforte le sentiment de complicité que Tiffauges sent naître entre cet enfant et lui. Ils sont tous deux de la même "race" : les douteurs, les troublés, les indignés, les curieux, Etienne, moi (RA, 142).

22Etienne peut également être considéré comme un enfant inspiré car il rit comme Ephraïm. Arlette Bouloumié évoque le vers de Hugo cité par Tournier dans une de ses oeuvres intitulée Le Vol du Vampire : "Ce rire c’est le ciel prouvé, c’est Dieu visible".13 Le rire fait de l’enfant un être divin, inspiré. Comme Ephraïm avec son "petit rire de crécelle" (RA, 555) ou "son rire de farfadet" (RA, 567), Etienne rit lorsque Tiffauges le soulève pour accomplir un geste phorique : "je l’ai balancé tout suffoquant de rire derrière mon dos". (RA, 143). Cette image de l’enfant divin peut se confirmer si l’on tient compte du rôle que joue Etienne sur les épaules de Tiffauges : il devient successivement Télèphe, Dionysos puis Troïlus (RA, 142, 143).

3 - Ephraïm

23Ephraïm apparaît comme l’enfant inspiré par excellence. Nestor, malgré son génie, ne peut être considéré uniquement comme un enfant inspiré du fait de sa nature ogresse par laquelle il appartient à la chair. Quant à Etienne, même si la précocité de son intelligence l’emporte aux yeux de Tiffauges, il est tout de même vu par un regard ogre : "Son visage irrégulier, fin, osseux, tourmenté contraste exquisement avec un corps pataud, des genoux ronds et gauches". (RA, 141).

24Ephraïm, par son état pitoyable, écarte toute idée de chair de l’esprit de Tiffauges. Il ne ressemble en rien à "une proie blonde et fraîche" : "Lorsque Tiffauges le souleva dans ses bras, il eut le coeur serré de le trouver si incroyablement léger, comme s’il n’y avait rien dans le ballot de tissus grossiers d’où sortait sa tête". (RA, 551).

25Ephraïm fait à la fois référence au pigeonneau noir trouvé à demi-mort puis sauvé par Tiffauges (RA, 230-231) et au deuxième corps trouvé dans une tourbière après celui du Roi des Aulnes et appelé le "nouveau messager de la nuit des temps" (RA, 295-296). Cette appellation annonce le rôle spirituel et prophétique que va jouer Ephraïm. La vivacité de son intelligence fascine Tiffauges et son expérience des camps de concentration lui révèle la perversion de son parcours : "la monstrueuse analogie, cette contresemblance qui était son enfer personnel", (RA, 558). Ephraïm est également animé d'un souffle prophétique : "Les temps étaient mûrs, répétait-il, et la délivrance approchait". (RA, 568) Il est intéressant de préciser que le prénom d'Ephraïm était celui du second fils de Joseph, l'ancêtre éponyme de la tribu israélite établie en Palestine centrale.

26Grâce à Ephraïm, Tiffauges s'engage dans une sorte de conversion où il devient "Béhémoth", le cheval d'Israël, serviteur d'un enfant, lui qui était jusqu'alors l'homme à cheval qui enlève les enfants. Tel le géant Saint Christophe, l'Ogre de Kaltenborn devient le passeur, le sauveur. Lors de la scène finale, comme le Christ porté par Saint Christophe, Ephraïm se fait de plus en plus lourd sur les épaules de Tiffauges (RA, 71 et 580). Celui-ci se sacrifie en s'enfonçant progressivement dans la terre mère, symbole de régénération. Il sauve ainsi Ephraïm qui se transforme en étoile et brille dans le ciel tel un Juste : "Quand il leva pour la dernière fois la tête vers Ephraïm, il ne vit qu'une étoile d’or à six branches qui tournait lentement dans le ciel noir". (RA, 581).

27Cependant, Ephraïm représente la figure du Christ pour une autre raison : c’est un enfant martyr échappé du camp d'Auschwitz, "l'Anus Mundi" (RA, 554). Or, selon Tiffauges, tout enfant martyr est une figure du Christ : "Du prie-Dieu, on ne voyait distinctement sur le mur blanc qu'un tableau violemment colorié, un Christ aux outrages, couronné d'épines que giflait un soudard. J'étais encore si étranger à la lecture des signes - la grande affaire de ma vie - que je ne songeai pas au rapprochement qui s'imposait. Je sais aujourd'hui qu'un visage humain, aussi vil soit-il, souffleté, devient aussitôt la face de Jésus". (RA, 48). L'enfant Tiffauges fut lui aussi un enfant martyr subissant la haine des autres enfants : "Je le porte au fond de moi comme une blessure, cet être naïf et tendre, un peu sourd, un peu myope [...]. C'est lui à coup sûr qui me fait chercher la trace dans les couloirs glacés du collège Saint-Christophe d'un petit fantôme inconsolable, écrasé par l'hostilité de tous et plus encore par l'amitié d’un seul. Comme si je pouvais vingt années plus tard prendre son malheur sur mes épaules d’homme, et le faire rire, rire !" (RA, 41-42). C'est précisément ce que tente de faire Tiffauges avec Ephraïm, lui redonner le goût de vivre en le faisant rire.

III - L'enfant blessé

1 - Jeannot et le faunelet

28On peut remarquer que l'enfant blessé constitue un thème récurrent dans le Roi des Aulnes. Nous avons déjà pu le constater avec le personnage de Pelsenaire blessé au genou puis avec Ephraïm, soigné par Tiffauges.

29Cependant, il est intéressant de constater que les premiers enfants objets de la phorie sont blessés : "C'est la seconde fois en peu de mois que j'enlève dans mes bras un enfant blessé et que l'extase phorique m'enveloppe". (RA, 173). En fait, comme le remarque Françoise Merllié, la blessure constitue pour Tiffauges une occasion d'entrer en communication avec l'enfant, de l'approcher et de le toucher : "Proie de choix par sa faiblesse, l'enfant attire l'ogre selon deux pôles opposés : évidence d'une autosuffisance enviable ; perception d'une faille dans cette perfection". "Il faut que soit perçue une fêlure pour que s'ouvre un accès : c'est le rôle de la blessure [...]".14

30Avec Jeannot, Abel découvre la phorie en obéissant à un simple réflexe, celui de secourir l'enfant tombé inanimé sur le sol : "Je fus sur lui d'un bond, et je soulevai dans mes bras son corps maigre et sans connaissance". (RA, 130). Il connaît pour la première fois un sentiment quasi-mystique, l'extase phorique : "Les neuf choeurs des anges m'environnaient d'une gloire invisible et radieuse. L'air était plein d'encens et d'accords de harpes. Un fleuve de douceur coulait majestueusement dans mes veines". (RA, 130-131). Puis il finit par prononcer les mêmes mots que Nestor : "Je n'aurais jamais cru, parvins-je enfin à articuler, que porter un enfant fût une chose si belle !" (RA, 131).

31L'épisode du faunelet, quant à lui, annonce le début d'une perversion dans l'acte phorique. La vision de l'ogre fait son apparition : "Agenouillé près de lui, je glisse ma main sous son genou, dans cette gorge moite, tendre et frémissante - qui est exactement le jarret - tandis qu'une étrange douceur me prend aux entrailles". (RA, 172*). L'amour de la chair se transforme progressivement en amour de la chair blessée. On assiste dans un premier temps à une sorte d'esthétisation de la blessure : "une fente vermeille d'un ovale impeccable, un oeil de Cyclope aux paupières ourlées, aux commissures serrées, [...]". (RA, 172) qui n'est pas sans rappeler l'épisode avec Pelsenaire. Le rapport à la blessure devient presque érotique et se transforme alors en voyeurisme : "Sur l'oeil de Cyclope crevé, mon rollei braque son oeil de robot en cristal, confrontation essentielle de la chair meurtrie, réduite à la passivité, qui ne saurait voir, qui ne peut qu'être vue, dolente, ouverte, avec la vision pure, possessive et définitive de mon arme". (RA, 173). L'acte phorique ne vient qu'après cette relation violente avec l'enfant blessé.

2 - Hellmut

32Avec Hellmut, Tiffauges va se trouver en présence d'un enfant mort, décapité. L'enfant n'est alors plus que chair aux yeux de Tiffauges, il n'a plus rien d'humain : "Par la tête, le corps est spiritualisé, désincarné, éludé. Décapité au contraire, il tombe sur le sol, soudain rendu à une incarnation formidable, doué d'une pesanteur inouïe". (RA, 538-539). Les propos de Durand quant à la fonction de la tête, du "chef", rejoignent tout à fait la réflexion de Tiffauges : "Wernert remarque que pour le primitif, la tête est centre et principe de vie, de force physique et psychique, et également réceptacle de l'esprit".15

33La chair morte exerce un attrait fatal sur Tiffauges. Elle lui apparaît en quelque sorte plus dense et plus lourde : "Les tendons, les nerfs, les viscères, les vaisseaux, toute cette machinerie secrète qui la réchauffe et qui l'irrigue avait fondu en une masse homogène et dure qui n'était plus que forme et poids". (RA, 538). Un peu plus tard, Tiffauges prend alors conscience de sa nécrophilie : "Se pourrait-il que ma veillée auprès de la dépouille de Hellmut m'eut donné à tout jamais le goût d'une chair plus grave, plus marmoréenne que celle qui ronflote et s'ébroue gentiment sur l'hypnodrome ?" (RA, 540).

34Hellmut constitue en fait la figure antithétique d'Ephraïm : Hellmut n'est plus qu'un corps sans tête tandis qu'Ephraïm est presqu’une tête sans corps. Le premier représente la chair et entraîne Tiffauges un peu plus loin dans sa chute, le second représente l'esprit et va contribuer au salut de Tiffauges.

3 - Arnim le Souabe

35Peut-on parler d'enfant blessé en évoquant le personnage d'Arnim qui est brusquement métamorphosé en "une rafale de sang gazeux" (RA, 544) après une explosion ? Dans le cas d'Arnim, au thème de l'enfant blessé s'ajoute celui du sang, riche de sens.

36Tiffauges a en quelque sorte subi un baptême de sang : "A l'infirmerie, on s'est trouvé fort surpris de me trouver intact : du sang qui me couvrait uniformément des pieds à la tête, pas une goutte n'était mienne. Arnim pulvérisé en un brouillard de globules rouges m'a seul ensanglanté". (RA, 544). Or, on peut considérer que "ce farouche baptême" s'apparente plus, en fait, à une mort initiatique. Car si l'on considère le symbolisme de la couleur rouge et par là même celui du sang, on découvre que Tiffauges fait figure d'initié : "Le rouge nocturne est matriciel. Il n'est licitement visible qu'au cours de la mort initiatique où il prend une valeur sacramentelle : les initiés aux mystères de Cybèle étaient descendus dans une fosse, où ils recevaient sur le corps le sang d'un taureau ou d'un bélier, placé sur une grille au-dessus de la fosse et rituellement sacrifié au-dessus d'eux, tandis qu'un serpent allait boire à même la plaie de la victime".16 Dans le cas de Tiffauges, il ne s'agit pas du sang d'un animal mais de celui d'un enfant. Il renaît en quelque sorte grâce au sang d'un enfant sacrifié Tiffauges compare cette renaissance à la conversion de Saül : "Un ouragan vermeil m'a jeté dans la poussière, comme Saül sur le chemin de Damas, foudroyé par la lumière. Et cet ouragan était un jeune garçon". (RA, 544-545). Il peut être intéressant de souligner que cette comparaison se fait exactement l'écho de celle de Durand qui met précisément en parallèle la conversion de Saint Christophe avec celle de Saül : "Saint Christophe, comme le Jonas biblique, signifie que la mort, le processus même de la mort peut être inversé quant à sa valeur et sa signification. On pourrait relever dans la geste chrétienne et l'hagiographie légendaire de nombreux exemples de conversion : ne retenons par exemple que l'anecdote fameuse du "chemin de Damas", qui transforme le persécuteur Saül en protecteur des persécutés17. Arnim, comme Lothar et Ephraïm, est une figure du Christ. A l'image de Jésus convertissant son persécuteur Saül, Arnim, par sa mort, sauve Tiffauges de sa déchéance morale. Le sacrifice d'Arnim le Souabe annonce la renaissance de Tiffauges : "Un manteau de pourpre a pesé d'un poids intolérable sur mes épaules, attestant ma dignité de Roi des Aulnes. Et ce manteau était Arnim le Souabe". (RA, 545). Après avoir été le voleur d'enfants, Tiffauges devient leur sauveur : la découverte d'Ephraïm signe et clôt cette renaissance.

37Tout au long de ce roman, nous avons pu constater que l'enfant apparaît dans toute sa diversité et sa complexité. L'enfant de chair peut être tour à tour brutal comme Pelsenaire, doué d'une certaine perversité comme Martine, objet de sacrifice comme le trio composé de Lothar, Haïo et Haro. L'enfant inspiré, quant à lui, peut se faire initiateur comme Nestor, complice comme Etienne ou bien salvateur comme Ephraïm. L'enfant blessé fait découvrir la phorie à Tiffauges par le biais de Jeannot mais le conduit également à l'amour de la chair blessée avec le faunelet puis à l'amour de la chair morte par le biais d'Hellmut jusqu'au redressement final grâce à la mort d'Arnim.

38On peut remarquer que chacune de ces trois grandes figures comportent un enfant représentant la figure du Christ. Lothar, Ephraïm et Arnim font l'objet d'un sacrifice. De ce fait, ils possèdent le rôle salvateur du Christ. Michel Tournier semble alors donner une dimension supérieure, presque religieuse à l'enfant.

39Mélange de fragilité et de force, l'enfant est également pour Michel Tournier un être supérieur à l'adulte par sa pureté et son innocence, sa beauté et son rayonnement, ainsi que par la vivacité et la justesse de son intelligence.

40Tiffauges se sent exclu du monde des adultes. Il reporte alors son affection soit sur les enfants, soit sur les animaux. Malgré sa nature ogresse qui en fait un être perverti et craint, Tiffauges est resté en quelque sorte un enfant du fait d'une certaine naïveté et de son inépuisable capacité d'émerveillement.

41Derrière la vocation ogresse de Tiffauges, se cache l'amour de la fraîcheur, de l'innocence et de la pureté, un profond désir de rester en communication avec l'enfance. L'épisode de la douche en témoigne : "Je songe à la résurrection de la chair que nous promet la religion, mais d'une chair transfigurée, au plus haut degré de sa fraîcheur et de sa jeunesse. Et je déploie toute ma peau brune et souillée d'adulte, je tends mon visage bistre et buriné à ces jets de vapeur bouillants, j'enfouis ma figure noire et ravinée dans cette fleur de farine, je l'offre à ces houpettes de chair vive pour la guérir de sa disgrâce !" (RA, 517).