1"Être monstrueux, génial, féerique"1, voilà comment Tiffauges présente Nestor au début du roman. C'est dire tout le mystère et l'ambiguïté de ce personnage.

2"Être monstrueux", il a toutes les caractéristiques de l'ogre, le gigantisme, la voracité, la caractère anal et la myopie liée à la voyance.

3Être "génial", il exerce une souveraineté impérieuse sur l'institution Saint-Christophe dont il est véritablement l'âme. Toutefois, cette autorité absolue se teinte parfois de bienveillance et même d'affection envers ceux qu'il domine.

4Enfin, être "féerique", il est l'initiateur d’Abel Tiffauges, dont il détermine le sens de l’existence.

I - Nestor, une nature ogresse

1 - Un appétit hors du commun

5Dans Le Vent Paraclet, Michel Tournier écrit à propos de Tiffauges : "le type auquel il appartient pourrait être décrit par la caractérologie sous le symbole de l'Ogre. Il est grand et gros. Tout indique chez lui la prédominance de la fonction digestive".2 Cette description s'applique tout à fait à Nestor. En effet, son gigantisme et son obésité sont signalés à maintes reprises : "Il était gros, obèse à vrai dire, ce qui [...] le rendait redoutable par sa masse dans les échauffourées". (RA, 37) Son poids imposant va même jusqu'à produire une impression de vertige : "Sa masse formidable semblait faire basculer toute la pièce du côté de ce coin, au fond, à gauche, où elle se tassait". (RA, 53)

6Ce gigantisme se double, particularité éminemment ogresse, d'"un appétit hors du commun" (RA, 39). Le sérieux avec lequel Nestor accomplit l'acte manducatoire montre toute l'importance qu'il revêt à ses yeux : "Nestor mangeait vite, sérieusement, laborieusement, s'interrompant seulement pour essuyer la sueur qui coulait de son front sur ses lunettes". (RA, 40) En outre, "il dévor[e], sans pain, ni boisson". (RA 98), détail qui souligne sa préférence pour les aliments sans assaisonnement ou accompagnement d'aucune sorte, ce qui n'est pas sans rappeler Tiffauges désirant, alors qu’il est dans un restaurant, que soient supprimés tous les épices et condiments "qui n'ont d'autre fonction que de voiler la franche nudité de la chair" (RA 111-112).

2 - Un être anal

7L'importance de la manducation, corollaire de la nature ogresse, fait de l'ogre un "digestif qui [...] a la terreur de la constipation[...]. Il relève du type anal [...]. C'est l'homme des fesses et de l'anus".3 Nestor entre tout à fait dans la catégorie des êtres anaux puisque "[l]a trilogie ingestion-digestion-défécation rythm[e] sa vie et ces trois opérations [sont] entourées du respect général" (RA 40). En effet, il accomplit un "acte rituel" (RA 94) défécatoire. On assiste à de véritables "séances de défécation nocturnes et glosées" (RA 333) durant lesquelles il observe et commente les formes de ses déjections. Cette particularité de la personnalité de Nestor marque son appartenance au "régime nocturne de l'image" suivant la classification qu'établit Gilbert Durand dans Les Structures Anthropologiques de l'Imaginaire car elle révèle une inversion des valeurs, "[l]es défécations étant pour la pensée diurne le comble du péjoratif et de l'abomination catamorphe"4 alors que pour la pensée nocturne elles s'apparentent aux valeurs positives de l'intimité et au ventre digestif.

8L'analité de Nestor se traduit également par ce que Michel Tournier appelle un "microgénitomorphisme".5 En effet, Tiffauges décrit ainsi son ami : "[son] ventre proéminent et [s]es cuisses formaient trois masses de chair blanche et savonneuse qui noyaient un sexe minuscule enfoncé en leurs confins". (RA, 95) Or, d'après Michel Tournier, "jovial, l'ogre se répand volontiers en plaisanteries scatologiques, mais d'autant plus rarement en histoires érotiques. Il relève du type anal, et non pas du type phallique, comme le montrent ses deux grands avatars littéraires Gargantua et Pantagruel".6 Il apparaît donc que le ventre sexuel et le ventre digestif de Nestor ne font qu'un et comme le remarque Arlette Bouloumié dans Michel Tournier, Le Roman mythologique : "[s]a sexualité n'est pas différenciée et se confond avec la scatologie".7

3 - Un être intemporel

9Tiffauges définit l'ogre comme "un monstre féerique, émergeant de la nuit des temps" (RA, 13) ; c'est pourquoi, revendiquant sa nature ogresse, il affirme : "j'étais là déjà, il y a mille ans, il y a cent mille ans" (RA, 13). Nestor n'échappe pas à cette intemporalité proprement ogresse. Son physique particulier, son intelligence surprenante en font un être sans âge : "(E)tre monstrueux, génial, féerique, était-ce un adulte nain, bloqué dans son développement à la taille d'un enfant, était-ce au contraire un bébé géant, comme sa silhouette le suggérait ? Je ne saurais le dire. Ceux de ses propos que ma mémoire reconstitue [...] témoigneraient d'une stupéfiante précocité, s'il était prouvé que Nestor eût l'âge de ses condisciples. Mais rien n'est moins certain et il n'est pas exclu qu'il fut au contraire un attardé, un demeuré, un installé à demeure dans l'enfance, né au collège et condamné à y rester. Au milieu de ces incertitudes, un mot s'impose [...] : intemporel. [...] Nestor échapp[e] [...] à la mesure du temps" (RA, 36-37). Cette intemporalité se trouve renforcée du fait que Nestor n'a laissé aucune trace matérielle de son existence. Ainsi Tiffauges s'étonne qu'il n'apparaisse pas sur une photo de classe "dat[ant] indiscutablement de son vivant" (RA, 23) et regrette "de n'avoir ni possédé ni conservé l'un ou l'autre de ses cahiers" (RA, 54).

10Le fait que Nestor "échappât à la mesure du temps" (RA, 37) est souligné par son nom même car, comme le précise A. Bouloumié, "le prénom Nestor [..] signifie "celui qui revient toujours" et désigna d'abord le roi de Pylos à qui Apollon avait accordé de vivre trois générations".8

4 - Un visionnaire

11"Comme beaucoup de géants mythologiques, [l'ogre] voit mal. On songe à Orion, le chasseur géant et aveugle. Au Cyclope de l'Odyssée qui n'avait qu'un oeil, lequel fut crevé par Ulysse. Au guerrier gigantesque des Flandres, Colin le Maillard,[...] ; privé de la vue par une blessure, il fallut qu'un valet d'armes guidât désormais ses coups".9 A l'instar de ces géants, Nestor est affligé d'une terrible myopie et voit le monde "à travers les verres de ses lunettes épais comme des loupes". (RA, 58) Or Gilbert Durand constate "que l'extrême valorisation intellectuelle et morale de l'organe visuel entraîne son oblation, parce que l'organe charnel se sublime et qu'une seconde vue, archétypale au sens platonicien de ce terme, vient relayer la vision commune. Le sacrifice oblatif de l'oeil [...] est surdétermination de la vision en voyance".10 La myopie de Nestor serait donc liée à "sa face cachée [...], les signes, le déchiffrement des signes" (RA, 40). Il s'apparenterait en cela aux augures ("augur" étant un étymon possible du mot "ogre", selon le dictionnaire Körting des langues romanes), à ces prêtres antiques chargés d'observer certains signes afin d'en tirer des présages. C'est ainsi qu'errant "au coeur de la nuit" (RA, 92) dans les dortoirs de Saint-Christophe où l'atmosphère "trouvait sa formule la plus riche" (RA, 145), il cherchait à déchiffrer des "figures qu'il [lui] faudrait lire" (RA, 92).

12Ce don augurai l'amène à formuler des prédictions ou des paroles sibyllines qu'il prononce "sans remuer les lèvres" (RA, 61) comme si sa voix venait d'ailleurs, telles : "-Il faudrait réunir d'un trait alpha et oméga" (RA, 63) ou encore "-A force de frapper à coups redoublés sur la même porte, elle finit toujours par s'ouvrir ou alors c'est une porte voisine, qu'on n'avait pas vue qui s'entrebaille, et c'est encore plus beau" (RA, 62).

13Enfin, on peut rapprocher de ce pouvoir augurai le caractère "sinistre" de Nestor, c'est-à-dire le côté obscur, voire occulte de ce gaucher qui renverse les valeurs, qui va même jusqu'à transcender "le comble du péjoratif et de l'abomination catamorphe"11 : la défécation.

14Nestor apparaît donc comme un ogre "myope et visionnaire".12

15La "grande affaire" (RA, 40) de la vie de Nestor, outre le "déchiffrement des signes" (RA, 40), est "le despotisme absolu qu'il fait peser sur tout Saint-Christophe" (RA, 40). En effet, cet ogre visionnaire apparaît comme "l'âme de [cette] vieille maison" (RA, 36).

II - Nestor, l’"âme" de Saint-Christophe

1 - Saint-Christophe, le repaire de l'ogre

16Nestor est présenté comme un "demeuré", ce terme devant aussi être pris au sens propre c'est-à-dire comme un être qui demeure, qui est attaché à un lieu, comme un "installé à demeure dans l'enfance, né au collège et condamné à y rester". (RA, 37) D'emblée, le destin de Nestor semble irrémédiablement lié à Saint-Christophe.

17"Fils unique du concierge de l'établissement" (RA, 36), il a un statut particulier au sein de l'institution. En effet, "habitant à la fois chez ses parents et dans le collège, il cumul[e] les avantages des internes et ceux des externes". Il a surtout le privilège de "posséd[er] les clés de presque toutes les portes" et donc de "circul[er] à sa guise dans tous les bâtiments" (RA, 36). Cette situation lui permet entre autre de déambuler nuitamment dans un "dédale d'escaliers et de couloirs" (RA, 97) pour se rendre à la cuisine afin d'assouvir son appétit d'ogre. La disparition de Nestor est le signe ultime de son ancrage dans ce lieu car c'est au coeur de la citadelle que l'ogre trouvera la mort alors que son père lui "avait demandé [...] de descendre à cinq heures recharger la chaudière à sa place. Ce n'était pas la première fois qu['il] s'acquittait de cette tâche" (RA, 103). Le collège Saint-Christophe est donc le domaine de l'ogre Nestor, véritable repaire labyrinthique dont il connaît tous les recoins. Cependant, "l'impérieuse souveraineté" (RA, 22) de Nestor ne concerne pas seulement les locaux de l'institution mais s'exerce aussi sur toutes les personnes relevant de l'établissement.

2 - Le souverain de Saint-Christophe

18Nestor semble avoir un pouvoir mystérieux qui s'étend sur tous : "son autorité sur [...] les élèves était indiscutée et les maîtres eux-mêmes paraissaient le craindre, et lui concédaient des privilèges qui [...] par[aissaient] exorbitants" (RA, 37-38) ; aussi jouissait-il "d'une immunité auprès des maîtres et des surveillants" (RA, 61).

19Le pouvoir de Nestor touche tout ce qui concerne le système complexe des sanctions et des récompenses appliqué à Saint-Christophe. Le domaine des punitions notamment est celui dans lequel il "exerc[e] un pouvoir occulte" (RA, 43). Il "remédi[e] à [l’] imperfection du système" (RA, 46). Il en va de même pour les places qui sont "déterminées souverainement par le préfet de discipline qui s'applique] à contrarier [les] voeux [des élèves] autant que possible" (RA, 52). Or, "[s]eul Nestor p[eut] impunément bouleverser cet ordre, et substituer sa volonté à la sienne" (RA, 52). Il use de ses privilèges pour satisfaire les exigences de sa nature ogresse, à savoir sa voracité, son analité et ses recherches augurales. Ainsi, au réfectoire, "l'élève qui occupait [la] fonction [de chef de table] -aussi bien que le reste de la tablée- non seulement le laiss[e] sans sourciller faire basculer un bon quart de chaque plat dans son assiette, mais l'entour[e] d'offrandes alimentaires, comme un dieu antique" (RA, 40). Il s’apparente alors à un être divin et surnaturel : "Il y avait en lui du silène" (RA, 40). De même, lorsqu'il se rend aux latrines, il "n'opère" pas "un rapide plongeon" dans la corbeille à papier comme les autres élèves, après avoir demandé la permission en levant deux doigts, mais, en se dispensant du signe convenu, il s'approche avec "nonchalance" de la corbeille et "avec une attention maniaque, il entreprend] d'examiner les divers échantillons de papier qui s'offr[ent] à lui" (RA, 38), "ce qui compte pour lui [...] n'ét[ant] pas le papier lui-même [mais] ce qu'il y a écrit dessus et qui l'a écrit" (RA, 39). Ce rituel lié au caractère anal de Nestor frappe toute la classe d'un "mutisme angoissé" et s'effectue dans un silence et un respect général. Enfin, la vocation ogresse de Nestor l'amène à s'intéresser aux signes, au déchiffrement des signes (cf. supra). Or, d'après Nestor, "les figures qu'il faudrait lire" (RA, 92) n'apparaissent que dans des lieux clos, des "garçonnies" (RA, 47), et sont produites par la "condensation" qui se dégage des corps d'enfants jouant ou dormant (RA, 92). C'est pourquoi il utilise ses privilèges afin de mieux observer ses camarades. Ainsi, "pour pouvoir sans cesse surveiller la cour, il [a] surélevé son pupitre avec des petites calles de bois et remplacé par un verre ordinaire l'un des petits canaux de verre dépoli dont toutes les fenêtres des classes étaient garnies" (RA, 52). Nestor manifeste au sein de l'institution un "despotisme absolu" (RA, 40), une "exigence de domination" (RA, 145) et "une impérieuse souveraineté (RA, 145). Toutefois, on peut noter que son pouvoir est implicite, comme allant de soi, et que jamais il n'ordonne ni ne demande quoi que ce soit. Par exemple, au réfectoire, il obtient la moitié de la nourriture d'une tablée sans être lui même chef de table, paradoxe que souligne Tiffauges. Son autorité est obscure, cachée, "occulte", peut-être parce que "l'ogre avance masqué, et vit dans la crainte et le mépris du monde qui l'entoure".13 Cependant, Nestor l'ogre insomniaque qui observe les jeux et le sommeil de ses camarades comme l'augure observe les entrailles des animaux est aussi un ogre protecteur, voire maternel. L'ogre veillant est aussi ogre bien-veillant.

3 - Un ogre maternel

20C'est au plus chétif, au plus malheureux des pensionnaires que Nestor va offrir sa protection. La première manifestation de cette amitié fut la mystérieuse "relaxe" (RA, 49) dont bénéficia Tiffauges alors que puni "ad colaphum", "le refus d'exister montait en [lui]" (RA, 47). Puis ce fut l'offre de la bicyclette Alcyon pour la promenade du dimanche des Rameaux, "de la part de Nestor" (RA, 51). A partir de ce moment, Tiffauges est placé sous la protection de Nestor, et à sa droite : "[D]ès lors, je vécus à Saint-Christophe entouré d'une protection aussi discrète qu'efficace. Il ne se passait pas de semaine sans que je trouvasse quelque gâterie dans mon casier de pensionnaire ; la pluie des punitions parut se détourner de ma tête ; les grands qui m'avaient rudoyé reparaissaient le lendemain mystérieusement amochés" (RA, 53).

21Toutefois, Nestor n'est pas seulement protecteur, il est aussi affectueux. Ainsi surnomme-t-il Tiffauges "Mabel" (RA, 60, 62, 65, 76) ou "Petit Fauges" marquant ainsi son attendrissement et son affection. Durant les cours, alors qu'il écrit de sa main gauche, Nestor t[ient] [le] poing gauche [de Tiffauges] prisonnier de sa main droite" (RA, 80). Mais c'est surtout la découverte de l'extase phorique qui fait de Nestor un être maternel. Alors qu'au cours d'un jeu il est amené à porter Tiffauges sur ses épaules, il découvre l'ivresse, la jouissance de l'acte phorique qui le plonge dans un état second : "Nestor s'agenouilla pour me déposer à terre [...]. Puis il resta un instant immobile, vaguement souriant, rêveur, avec une expression de bonheur que je ne lui avais jamais vue [...]. Nous regagnâmes l'encoignure de la fenêtre, sans que cet air d'extase un peu niaise quittât son visage. Il demeura longtemps silencieux jusqu'à ce qu'il prononçât enfin : "Je ne savais pas, petit Fauges, que porter un enfant fût une chose si belle" (RA, 77-78). Comme l'écrit Philippe de Monès, Nestor a découvert "la vocation suprême de l'homme : le porte-enfant, l'homme-mère".14 D'ailleurs, "Nestor n'[est]-il pas pour Tiffauges le succédané d'une présence protectrice maternelle qui lui fai[t] terriblement défaut "' ?15 Nestor règne en souverain-maître sur l'institution de Saint-Christophe, véritable "citadelle nestorienne" (RA, 148). C'est dans ce monde clos, aux sujets "dénombrés" sur lesquels il exerce un pouvoir despotique que cet ogre fait l'expérience de l'acte phorique, geste maternel s'il en est. Toutefois, ce n'est pas un enfant qu'il porte sur ses épaules mais l'institution entière : "Lorsque [Nestor] se redressa, je vis qu'il avait dessiné un saint Christophe. Mais sur ses épaules, le géant portait l'ensemble des bâtiments du collège [...] Je vis alors en me penchant qu'il avait prêté ses propres traits au visage du géant Porte-Christ" (RA, 72). En cela, Nestor est véritablement l'âme de Saint-Christophe.

22C'est à l'intérieur de cette citadelle dont il est le maître absolu que Nestor va se faire l'initiateur de Tiffauges.

III - Nestor, l'initiateur de Tiffauges

1 - Un novice passif

23Tiffauges est émerveillé par Nestor bien qu'il ne comprenne ni son comportement ni ses paroles : "il proférait [des] formule[s] que nous nous accordions à trouver admirables, sans y comprendre goutte". (RA, 37) Paradoxalement cette incompréhension est euphorique : "il prononçait des paroles dont l'obscurité me plongeait dans un vertige heureux". (RA, 62) En effet, Tiffauges se trouve charmé par Nestor dont "la présence "[...] donnait à toutes choses un air de magie d'une irrésistible emprise". Il possédait au plus haut point "une force secrète, magique, celle qui sait peser sur les points faibles de la grise réalité pour la faire céder par pans entiers et l'obliger à livrer les trésors qu'elle cache. [...] Nestor [...] [le] tenait sous un charme [...] puissant" (RA, 98). Il exerce un pouvoir de fascination et il se dégage de sa personne un "rayonnement [...] auquel [Tiffauges est] exposé pendant toutes les heures de classe" (RA, 53). L'initiation de Tiffauges porte donc le sceau de la fascination.

24Cependant, Nestor prépare Tiffauges à sa vocation future, il lui fait pressentir sa nature ogresse. Tout d'abord, il formule des paroles, sortes de prophéties qui, si elle restent obscures pour Tiffauges, n'en annoncent pas moins son destin : "Bientôt [...] ces petites dents grandiront. Mabel aura des crocs formidables, et ses claquements de mâchoire retentiront à toutes les oreilles comme une menace redoutable" (RA, 62). Par ailleurs, Tiffauges assiste éberlué au rituel défécatoire dont Nestor est coutumier. Ce sera la seule fois où Nestor invitera Tiffauges à accomplir à sa suite un acte lié à sa future nature ogresse. Nestor entend ainsi familiariser le novice avec son analité en chargeant l'acte défécatoire d'une valeur positive : "Or les âmes raffinées trouvent un charme particulier dans la contemplation des formes qu'édifie oméga, lequel sait être parfois sculpteur et même architecte. Plaisir royal qui implique le trône avec le calme et la lenteur nocturnes qui l'entourent normalement" (RA, 96). En outre, Nestor place cette amitié sous le signe de la phorie. En effet, le premier cadeau qu'il offre à Tiffauges est la bicyclette Alcyon, qui "sautillait comme un cheval piaffant" (RA, 51), "instrument phorique de l'écolier par excellence" (RA, 146). Notons que ce présent de l'ogre visionnaire est de bon augure, alcyon désignant un oiseau qui passait pour ne faire son nid que sur mer calme et considéré pour cette raison comme oiseau d'heureux présage. C'est également grâce à l'intervention mystérieuse de Nestor que Tiffauges remplissant la fonction de "recitator" (RA, 68) est amené à lire le texte de Jacques de Voragine relatant la vie du géant Christophore saint Christophe. Signalons pour finir que c'est avec le sermon manuscrit narrant la phorie d'Albuquerque que Nestor clôt son rituel défécatoire (RA 97).

25Enfin, Nestor initie son jeune protégé à une dimension supérieure, à un au-delà. C'est ainsi qu'avec son gyroscope, son "absolu de poche" (RA 61), "petite image parfaitement fidèle de la gravitation terrestre" (RA, 60), il fait prendre conscience à Tiffauges des sensations cosmiques.

26En lui récitant Le Piège d'or de James Oliver Curwood qui relate les aventures d'un colosse qui hurle avec les loups, il lui fait découvrir un "monde vierge et inhumain, blanc et pur comme le néant", "un au-delà qui frappe de nullité les dérisoires misères qui [l'] emprisonnent" (RA, 64-65).

27Tiffauges est donc initié presque à son insu. Nestor "[a] planté toutes [s]es graines dans [son] petit corps" (RA, 62). Or, comme le signale G. Durand, "il y a [...] toujours dans l'ensevelissement du grain, un temps mort, une latence correspondant sémantiquement au temps mon des lunaisons, à la "lune noire"".16

2 - Tiffauges. alter ego de Nestor

28C'est le jour même de la mort de Nestor que Tiffauges va prendre conscience du pouvoir que lui a transmis son ami. En effet, alors qu'il s’est enfui du collège par peur du conseil de discipline, il se prend à rêver que le collège brûle. Et, comme si sa pensée pouvait influer sur les évènements, il découvre Saint-Christophe en feu à son retour : "je devais faire ainsi ce jour-là la première expérience de l'incroyable cécité des autres au signe fatidique qui me distingue entre tous" (RA, 103). Comme le rappelle G. Durand, la "graine" implique "l'enfouissement et le changement de peau".17 Or Tiffauges va véritablement "changer de peau" puisque d'enfant chétif qu'il était, il va, à la puberté, se métamorphoser en un géant myope et visionnaire, d'un appétit hors du commun : "Mes dents, comme l'avait prophétisé Nestor, se sont mises à grandir, je veux dire, un appétit d'une exigence peu commune a commencé à me tenailler quotidiennement l'estomac" (RA, 110). Il acquiert également l’écriture sinistre, l'écriture de la main gauche et l'attrait pour la phorie, bref, tout ce qui caractérisait Nestor. Tiffauges semble vivre une seconde naissance. Ainsi le géant de Saint-Christophe qui "a couvé dans sa grande main pesante et moite [le] faible poing" (de son protégé), "ce petit oeuf osseux et translucide" (RA, 54) a mis au monde un autre lui-même, un alter ego. Tiffauges est donc le "fils" de Nestor qui étant un ogre "ne p[eut] avoir qu'un père et une mère putatifs, et des enfants d'adoption". (RA, 14) Cette filiation initiatique n'est pas sans rappeler le fait qu'"il existe dans les mythologies un redoublement parental, celui du père réel par le père mythique, l'un d'humble origine, l'autre divin et noble[...]. Cette naissance renforcée amorce un processus de résurrection : le fils "deux fois né" renaîtra bien de la mort".18 Cependant, Tiffauges pense que le rapport qui le lie à Nestor "dont [il] procède indiscutablement" (RA, 37) est plus qu'une filiation : "d'une certaine façon [Nestor] revit en moi, je suis Nestor" (RA, 203-204). Cette conviction fait écho aux paroles de son ami qui affirmait : "Un jour, ils s'en iront tous, [...] mais toi tu me resteras, alors même que j'aurai disparu. [...] A la fin, tu me rendras inutile, et ce sera très bien ainsi" (RA, 62). Notons que la présence de Nestor est si forte en lui qu'il lui arrive lorsqu'il s'adresse à lui même dans ses écrits sinistres de prendre la "voix" de son ami : "Un jour, Mabel, un jour, tu verras !" (RA, 65). Ainsi, Nestor, "celui qui revient toujours", hante et domine son ami.

3 - Des vies parallèles

29Tiffauges reproduit les gestes de son ami disparu et leurs deux vies se font écho, Tiffauges essayant "de progresser un peu plus que [Nestor] avait fait [...] grâce à l'inspiration qui émane de son ombre" (RA, 40). Leurs existences sont donc parallèles et chaque évènement important de la vie de l'un rappelle et éclaire un évènement de la vie de l'autre. Comme l'écrit Mircea Eliade dans Le Mythe de l'éternel retour : "Le geste n'obtient de sens, de réalité que dans la mesure exclusive où il reprend une action primordiale".19 Ainsi la découverte de l'extase phorique par Abel : "Je n'aurais jamais cru [...] que porter un enfant fût une chose si belle !" (RA, 131), reproduit mot pour mot celle de Nestor : "Je ne savais pas, petit Fauges, que porter un enfant fût une chose si belle" (RA, 78). Cet épisode fait également écho mais de façon inversée, à la découverte de l'"euphorie cadente" (RA, 82) du baron des Adrets (dont le nom marque l'appartenance au monde de la lumière et du jour, au monde diurne) : "Je ne savais pas qu'un homme qui tombe fût une chose si belle" (RA, 81), comme si, en racontant cette histoire, Nestor avait voulu souligner les variations, les dérives, les inversions d'une vocation, fut-elle phorique : ténue est la différence entre celui qui porte et celui qui emporte. Cette ambivalence de l'ogre est également soulignée par la description de la croupe de l'ogre noir de Rominten, Göring : "l'énorme croupe blanche que Göring [...] dressait vers le ciel" (RA, 330), et celle de Nestor : "Je ne voyais de lui que ses fesses exorbitées par l'effort" (RA, 94), alors même que "c'est en voyant [les] fesses [de Nestor] qu'il se mit pour la première fois à l'aimer" (RA, 94). Pour Tiffauges, ogre qui oscille entre le blanc et le noir, Nestor est un modèle, un maître, un double rassurant.

30On peut souligner par ailleurs, les similitudes qui existent entre l'institution de Saint-Christophe et la Napola de Kaltenborn : ce sont deux mondes clos, deux "garçonnies (RA, 47), dominées l'une par Nestor, l'autre par Tiffauges. En outre, à Nestor, fantôme du dortoir de Saint-Christophe fait écho Tiffauges, fantôme du dortoir de la Napola, écho souligné par Abel : "Il devait sans doute y avoir quelqu'un en moi qui pensait que je n'étais pas là seulement pour dormir" (RA, 519).

31Enfin, lors de l'ultime phorie de Tiffauges, phorie blanche où il porte sur ses épaules Ephraïm, l'enfant porte-étoile, les paroles qu'il lui adresse : "je n'ai plus mes lunettes. Je ne vois presque plus rien. Guide-moi ! [...] je vais te prendre par les oreilles, et te guider !" (RA, 578), font écho à celles de Nestor portant Abel enfant : "Les lunettes de Nestor volèrent en éclats. "Je n'y vois plus rien, [...], guide-moi !" Je lui pris les oreilles et tentai de le diriger en tirant du côté où je voulais qu'il allât" (RA, 77).

32L'existence de Nestor, l'initiation, la vie de Tiffauges aboutissent à cette ultime phorie blanche et par laquelle Abel "renoue avec son enfance. L'initiation nestorienne prend tout son sens".20

33"L'initiation est plus qu'une purification baptismale, elle est transmutation d'un destin".21 écrit Gilbert Durand. Cette constatation s'applique particulièrement bien à l'histoire d'Abel Tiffauges. En effet, enfant chétif et malmené dans une institution, sa rencontre avec l'ogre Nestor bouleverse sa vie entière. Le géant le prend sous sa protection et lui transmet des pouvoirs qui influent sur le sens même qu'il va donner à son existence. C'est en ce sens que Nestor est un être fée, un être qui a un pouvoir sur un destin. Les vies de Nestor et de Tiffauges ne font qu'un, car le sens de celle d'Abel est inscrit dans celle de son ami. L'existence de Tiffauges ne peut être comprise qu'à la lumière de celle de Nestor : leurs destinées se mêlent, se ressemblent, se font écho. Ce personnage d’initiateur, être hors du commun et monstrueux, qui marque à jamais la vie de celui qu’il prend sous sa protection, est récurrent dans l’oeuvre de Michel Tournier. Ainsi l’amitié qui unit Idriss et Ibrahim dans le roman La Goutte d'or, s’apparente-t-elle à celle qui lie Tiffauges et Nestor : "Les relations des deux adolescents étaient simples et univoques : une admiration un peu craintive chez Idriss, une amitié protectrice chez Ibrahim".22 Une référence autobiographique explique peut-être cette récurrence. En effet, l’auteur du Roi des Aulnes reconnaît comme l’un de ses maîtres, un camarade de lycée, Roger Nimier, qu’il décrit dans Le Vent Paraclet comme "un gros garçon, lent et goguenard auquel une précocité un peu monstrueuse, une intelligence et une mémoire hors du commun rendaient difficiles ses contacts avec les autres élèves. Il ne cessait de manger [...] et de tenir des discours auxquels nous ne comprenions gouttes".23 Le destin d’ibrahim et de Nestor, qui tous deux disparaissent en début de roman, n’est pas sans rappeler celui de cet homme dont "[l]a terrible maturité annonçait peut-être la brièveté de [l]a carrière et de [l]a vie"24, car comme le souligne Michel Tournier : "Il y a un peu de lui dans le Nestor du Roi des Aulnes".25