1Les images animales sont nombreuses dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique1 de Michel Tournier où elles accompagnent la métamorphose de Robinson d’être tellurique en être éolien puis solaire.

2Un bestiaire de la répulsion apparaît d’abord avec des animaux illustrant un mouvement anarchique ou une agitation répugnante propre à angoisser Robinson ; par la suite, le message thériomorphe peut être véhiculé par des animaux qui présentent des caractéristiques bénéfiques. Cette évolution dans la perception de la nature manifeste le changement intérieur de Robinson.

I - Un bestiaire de la répulsion.

a - Le "Schème de l'animé"

3"L’apparition de l’animalité dans la conscience est (...) symptôme d’une dépression de la personne jusqu’aux marches de l’anxiété''2 écrit Gilbert Durand, Les symboles thériomorphes dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, ont les caractères de fourmillement, de grouillement, de prolifération qui génèrent l’angoisse

4Après le naufrage de La Virginie, dont "on eût dit que mille béliers venaient de [la] heurter à toute volée" (V.L.P, 14) les premiers signes animaux que perçoit Robinson sont les gémissements des mouettes et l'image d'un règne animal dévasté par la tempête : "Des mouettes noires et blanches tournoyaient en gémissant dans le ciel céruléen. [---]. La grève était jonchée de poissons éventrés, de crustacés fracturés". (V.L.P, 15) C'est dans un univers quotidien hanté par un bestiaire de cauchemar que va vivre Robinson ; ainsi est-il le témoin de spectacles qui lui donnent l'illusion d'être lui-même la proie de ces animaux répugnants : "Le sentiment de sa déréliction lui sauta à la gorge3 le jour où il surprit un vampire accroupi sur le garrot d'un chevreau qu'il était en train de vider de son sang. Les deux ailes griffues et déchiquetées du monstre couvraient comme d'un manteau de mort la bestiole qui vacillait de faiblesse". (V.L.P, 47)

5Ce chevreau ne pourrait-il pas être le symbole de la vie de Robinson terrassé par ce bestiaire qui l’épouvante ? Dans l'épisode où il sombre dans la souille, Robinson est comparé à un cochon sauvage de la famille des pécaris et il a un comportement animal : "Il était en train de brouter une touffe de cresson dans un marigot..." (V.L.P, 40).

6Tous ses espoirs d'échapper à la solitude dans l'île, espoirs souvent injustifiés car nés de son imagination défaillante, lui suggèrent la vue d'animaux effrayants : "Un crépuscule glauque l’entoura où il eut encore le temps de voir la face grimaçante d'une petite raie fuyant à reculons". (V.L.P, 41) Toute rencontre avec un animal est source d'angoisse pour Robinson : "Un second jet [---] l'atteignit [---]. Aussitôt la vieille angoisse bien connue et si redoutée lui mordit le foie. Elle ne relâcha son étreinte qu'à moitié, lorsqu'il eut découvert dans une anfractuosité de rocher un petit poulpe gris qui avait l'étonnante faculté d'envoyer de l’eau grâce à une manière de siphon dont il pouvait varier l'angle de tir". (V.L.P, 48) Notons l'image de la morsure, (lui mordit le foie) qui témoigne de la sensation d'une agression mordicante Dans le chapitre où Vendredi abandonne Robinson, à la fin du roman, ce dernier est repris, dans son sommeil agité, par "une sourde angoisse. [---] Couché, enveloppé de ténèbres, il avait été la proie sans défense d'idées fixes et d'obsessions torturantes. Il avait eu hâte de se lever pour secouer cette meute imaginaire". (V.L.P, 248). L'image de la proie sans défense et de la meute associée non plus à un animal particulier mais aux obsessions qui taraudent le personnage montre la pensée animalisée de celui-ci. Les images animales liées au désespoir reviennent en force dans ce chapitre : "Les oiseaux observaient un silence glacé. [---]. Sur la grève une vague s'étirait mollement, jouait avec un crabe mort..." (V.L.P, 248) ; "Il rencontra les regards d'un aréopage de vautours, rassemblés à quelques mètres, qui le surveillaient de leurs petits yeux roses. Ainsi ils étaient venus, eux aussi, à ce rendez-vous avec le passé !" (V.L.P, 251)

b - Robinson et la souille : Robinson et la grotte

7Cette agression de l'univers animal, seule la souille peut l'en délivrer : il "céda à la tentation de la souille. Reprenant le sentier des pécaris [---], il retrouva la mare boueuse où sa raison avait tant de fois déjà chaviré. [---]. Dans les vapeurs méphitiques où tournoyaient des nuages de moustiques se desserra peu à peu le cercle des poulpes, des vampires et des vautours qui l’obsédaient". (V.L.P, 49). La souille le sauve des animaux cauchemardesques, elle lui permet l'oubli. Il retrouve la sécurité du berceau : "Ses petites mains émergeaient seules des langes d'une blancheur liliale [---]. Autour de lui une rumeur de paroles et de bruits domestiques composait l'ambiance familière de la maison où il était né". (V.L.P, 49) Dans la souille s’établit une communion avec l’animal, ici une sangsue : "Un sourire se dessina sur sa bouche qui affleurait au milieu des herbes pourrissantes et des feuilles de nénuphars. A la commissure de ses lèvres s'était soudé le corps brun d'une petite sangsue". (V.L.P, 49-50)

8Mais si la souille délivre de l'effroi, elle ramène aussi Robinson à un comportement bestial : "Il ne se déplaçait plus qu'en se traînant sur le ventre. [---]. Il mangeait, le nez au sol, des choses innommables. Il faisait sous lui et manquait rarement de se rouler dans la molle tiédeur de ses propres déjections". (V.L.P, 38)

9Réfugié dans la grotte, qui succède à la souille, Robinson, dans l'obscurité, ne perd pas, toutefois, le contact avec le règne animal ; ainsi, malgré sa solitude, il n'est pas seul4, il perçoit "un bernard-l'ermite [qui] en profitait pour prendre l'air sur le pas de sa coquille. Une mouette à tête noire se mettait tout à coup en perte de vitesse pour piquer sur un chétodon tapi dans les algues rouges que le ressac revêtait toutes ensemble de leur envers brun". (V.LP, 103)

10Ce voyage en profondeur dans la grotte permet à Robinson d'accéder à la plénitude et de tisser des relations positives, bénéfiques pour son âme, avec les animaux qui peuplent l'île ; il communie avec le règne animal parce qu'il est dans un refuge qui le sécurise et lui permet de s'émerveiller devant cette vie revécue dans son originalité et sa quiétude5.

II - Vendredi et la conversion éolienne de Robinson

11Il faut noter que les actions de Robinson, tout au long du récit, sont marquées par le symbolisme de l'aile, comme si Michel Tournier avait voulu marquer après-coup, dans le texte6, le possible avènement aérien de Robinson par de légers trébuchements, presque inaperçus, de ce dernier dans l'univers éolien.

12Ainsi : "Pour la première fois, la peur de perdre l'esprit l'avait effleuré de son aile". (V.L.P, 23). De même, l'Evasion est "ce petit bâtiment trapu et ailé". (V.L.P, 35) ; ou encore "Vendredi était ailé de joie violente quand il se hâtait, [---], vers le mince filet d'eau". (V.L.P, 113) ; de même Robinson, "dans [sa] course ailée par la peur" s'élance "vers la forteresse en priant Dieu que les Indiens n'y fussent pas arrivés avant lui". (V.L.P, 141) ; enfin, dans cette profusion des images de l'envol, "l'âme [de Robinson] déploie ses grandes ailes et plane, ne connaissant plus que des choses sublimes et éternelles". (V.L.P, 167) ou "ayant fait signe à Tenn de rester sous les arbres, il s’avanc[e] porté par des ailes invisibles, vers sa couche nuptiale". (V.L.P, 176)

13Robinson est aussi peu à peu appelé par les animaux de l'air à s'engager dans une conversion aérienne qu'il repousse : "Une dame blanche le frôla de son aile, se posa sur un cyprès et tourna vers lui sa face hallucinée". (V.L.P, 165) Cette chouette, cette dame blanche n'est-elle pas celle qui, précédemment, symbolisait, pour Robinson, l'appel charnel de la terre et de la combe ? "Une nuit, Robinson ne put trouver le sommeil. [---]. Une dame blanche hulula, et il crut entendre la terre qui gémissait d'amour esseulé". (V.L.P, 156)

14Il est intéressant de constater que le frôlement de Robinson par l'aile de la dame blanche correspond à la découverte par celui-ci de la fleur d'une mandragore "blanche avec des zébrures marron" (V.L.P, 166). Ce résultat de la copulation de Vendredi avec la combe rose marque la volonté de celui-ci de ruiner la relation chamelle de Robinson avec Speranza. L'épisode de la chouette jalonne la métamorphose nécessaire de Robinson après le saccage de la combe rose par Vendredi. Cette métamorphose est accélérée par l’explosion de la grotte consécutive à la maladresse de Vendredi.

a - Vendredi et la tortue

"Ton aile bat ma forteresse".
René Char7

15Si le monde animal déploie ses armes ailées pour convaincre Robinson de renoncer à son âme tellurique, Vendredi s’emploie également, par des images fortes, à fracturer la carapace qui appesantit celui-ci. En effet, depuis son arrivée sur l’île, Vendredi, par l'imaginaire aérien qu'il développe - le bouc Andoar est transformé en harpe éolienne - détruit peu à peu la forteresse qui protège Robinson.

16Lorsque Robinson, se plonge dans la souille "la boue [---] colle [à son] corps et lui fabrique une carapace".8 Or, cette carapace de boue, cette carapace tellurique, Vendredi veut la faire disparaître ; il veut éliminer cette gangue qui enserre Robinson, de même qu'il ôte sa carapace à une tortue non seulement pour en obtenir un bouclier aérien, mais pour montrer à Robinson la nécessité d'échapper à la pesanteur. En effet, si l'épisode de la tortue qui perd sa carapace souligne la possible barbarie de Vendredi9, ou si l'on peut constater une certaine malice de Michel Tournier à associer l'image de la tortue à celle de la torture, cet acte annule aussi le pouvoir de la tortue qui "à l'approche du danger se dissimule et rentre toute entière dans sa carapace [qui est un] symbole de prudence et de constante protection".10

17C'est peut-être grâce à cet épisode de la tortue puis, plus tard, à l'explosion de l'île que Robinson, qui "se couvrait soigneusement toutes les parties du corps avant de s'exposer à ses rayons, sans oublier, par précaution supplémentaire son grand parasol de peaux de chèvre" (V.L.P, 191) se livre bientôt nu à la chaleur du soleil : "Encouragé par Vendredi, il s’exposait nu désormais au soleil. D'abord apeuré, recroquevillé et laid, il s'était épanoui peu à peu..." (V.L.P, 191)

18Sorti de sa carapace, mort puis ressuscité par le soleil, ayant fui "la blancheur laiteuse et fragile des raves et des tubercules" (V.L.P, 191) dont le refuge dans la grotte l'avait revêtu, Robinson s'achemine vers l'extase solaire.

19C'est donc Vendredi qui est l'inspirateur de cette ascension solaire.

b - Vendredi et la pieuvre

20"Lorsqu'il fume la longue pipe de Van Deyssel en cachette de son maître" (V.L.P, 182), Vendredi prend conscience de ses capacités respiratoires : "La fumée accomplit alors sa fonction majeure : elle meuble et sensibilise ses poumons, elle rend conscient et comme lumineux cet espace caché dans sa poitrine, et qui est ce qu'il y a en lui de plus aérien et de plus spirituel". (V.L.P, 183) Fumer, pour Vendredi, est un moyen d'accéder à la quintessence de son potentiel aérien. En effet, la fumée, bien plus que l'air dont elle est ici le doublet, rend luminescent et sensible un espace obscur que, semble-t-il, l'air inspiré et expiré ne pourrait pas mieux exalter ; par son passage dans les poumons de cet être aérien qu'est Vendredi, la fumée s'anime et s'animalise jusqu'à se faire pieuvre : "Enfin il expulse doucement le nuage bleu qui l'habitait. A contre-jour, [---], la fumée déploie une pieuvre mouvante, pleine d'arabesques et de lents tourbillons qui grandit, monte et devient de plus en plus ténue... " (V.L.P, 183)

21Si, dans le Dictionnaire des Symboles de J. Chevalier et A. Gheerbrant, "la pieuvre, animal informe et tentaculaire, est une représentation significative des monstres qui symbolisent habituellement les esprits infernaux, voire l'enfer lui-même'',11 nous remarquons, dans notre texte, que l’animalité de la pieuvre est négligée au profit de sa virtualité ascensionnelle ; elle acquiert une fonction bienfaisante par l’imaginaire aérien qu’elle déploie. Cette pieuvre donne un caractère animal à la turbulence de la fumée ; c'est la pieuvre du plaisir, la réunion du plaisir de fumer et du plaisir des jeux aériens ; cette pieuvre est faite de volutes de fumée12. Elle est fortement assimilée à Vendredi puisqu'elle est née de ce "nuage bleu"13 Par son appartenance au monde aquatique, elle réunit aussi les puissances élémentaires que sont l'eau et l'air. Ses tentacules, pareilles à des "arabesques et de lents tourbillons" (V.L.P, 183) forment un réseau évanescent dans lequel l’espace se voit animé, prolongé par d’infinis parcours aériens qui se dissipent vers le haut14.

22Cette image d’arabesques et de tourbillons qui s’élèvent suggère que "La pieuvre, par ses tentacules, est l’animal liant par excellence".15 Or elle est associée à Vendredi, le héros lieur mais aussi le trancheur de liens. Nous remarquons l’image de l’enlacement, de l’encerclement qui s’attache à la personne de Vendredi, notamment dans le passage où Vendredi s’adonne à son jeu favori, le lancer de galets ; "une vague s'allongea rapidement sur le miroir de sable mouillé constellé de petites méduses et encercla ses chevilles". (V.L.P, 160). Ce ne sont pas les tentacules des méduses qui encerclent les chevilles de Vendredi, mais la vague qui se charge de cette force d’enlacement. De même, Vendredi dort, enlacé à Tenn, le chien.

c - Vendredi, le héros lieur et le trancheur de liens

23Vendredi est un être qui tente de défier la pesanteur. Son souhait serait de donner la vie et des ailes aux galets qu'il ramasse :

24"Il laissa tomber le galet ovale et en ramassa un autre, plat et circulaire, petit disque opalescent tacheté de mauve. Il le fit sauter dans sa main. S'il pouvait s'envoler ! Se transformer en papillon ! Faire voler une pierre, ce rêve enchantait l'âme aérienne de Vendredi". (V.L.P, 160-161)

25La nourriture qu'il rapporte à Robinson est elle-même placée sous le signe de l'aérien : "Le soir, il rapportait à Robinson une poignée de graines ailées contenant une amande comestible dont la substance farineuse était puissamment relevée par une âcre odeur de résine". (V.L.P, 201-202)

26Mais surtout Vendredi est celui qui établit le lien entre la terre et le ciel ; il est le héros lieur lorsqu'il attrape Andoar et les autres boucs avec une corde et ses armes favorites sont les bolas. Mais il est également le trancheur de liens lorsqu'il rompt les liens qui attachaient Robinson à la terre et à la grotte.

d - Le fouet belliqueux

"Sur ton aile mon fouet claque".
René Char16

27"Une fleur s'envola d'un massif de thuyas et elle s'éleva en vacillant dans un rayon de soleil. C'était un somptueux et gigantesque papillon de velours noir soutaché d'or. La mèche de la chicote siffla et claqua. La fleur vivante17 éclata en lambeaux qui voltigèrent autour de lui". (V.L.P, 174) Cette cruauté de Robinson est liée à une envie de meurtre sur la personne de Vendredi : "Depuis peu, en effet. Robinson avait des pensées qu'il n'osait s'avouer à lui-même et qui étaient autant de variations sur un même thème, la mort naturelle, accidentelle ou provoquée de Vendredi". (V.L.P, 174)

28Il n'est pas étonnant que Robinson s'attaque à un animal aérien puisque le papillon est à l'image de Vendredi par le symbolisme qu'il suscite. Remarquons également que c'est, en quelque sorte, l'animal le plus symboliquement ancré sur le sol qui, dans ce récit, flagelle la capacité aérienne du papillon : "C'était dans ces dispositions de rage qu'il s'était confectionné une chicote en tressant des lanières de cuir de bouc". (V.L P, 174)

29Ainsi, Robinson essaie-t-il, avec sa chicote, d'atteindre un busard hors de portée : "La mèche de la chicote fendit l'air vers la silhouette lointaine d'un busard qui planait en plein ciel. Certes, le rapace poursuivit sa chasse paresseuse à une altitude infinie, mais Robinson, dans un brouillard d’hallucination, l'avait vu tomber à ses pieds, pantelant et déchiqueté, et il avait ri sauvagement". (V.L.P, 175)

30Robinson est tiraillé entre l'âme aérienne qu'il soupçonne en lui-même et cette volonté de demeurer dans un état d'inexistence au coeur de la chrysalide. Ainsi : "La larve avait pressenti dans une brève extase qu'elle volerait un jour. Enivrante, mais passagère vision ! Désormais il recourut souvent à l'arrêt de la clepsydre pour se livrer à des expériences qui dégageraient peut-être un jour le Robinson nouveau de la chrysalide où il dormait encore". (V.L.P, 94). Il s’interroge : "ces péripéties n'étaient-elles pas plutôt le rêve sans consistance de la petite larve molle tapie de toute éternité dans cette énorme urne de pierre ?" (V.L.P, 106) ou encore : "Le soleil a touché de sa baguette de lumière cette grosse larve blanche et molle cachée dans les ténèbres souterraines, et elle est devenue phalène au corselet métallique, aux ailes miroitantes de poussière d'or, un être de soleil, dur et inaltérable, mais d'une effrayante faiblesse quand les rayons de l'astre-dieu ne le nourrissent plus". (V.L.P, 226-227) ; Ce leitmotiv de la transformation de la chrysalide en papillon exprime la métamorphose profonde qui travaille Robinson.

III - Jeudi et le symbolisme de l'ange

a - Jeudi, l'ange-papillon

31La description que fait Robinson de Jeudi lorsqu'il l'aperçoit pour la première fois est significative : Jeudi est "une petite forme humaine, à demi nue et lovée sur elle-même. C'était un enfant qui pouvait avoir douze ans, d'une maigreur de chat écorché. On ne pouvait voir son visage, mais ses cheveux formaient une masse rouge opulente qui faisait paraître plus chétives encore ses minces épaules, ses omoplates qui saillaient comme des ailes d’angelot, son dos le long duquel coulait une traînée de taches de rousseur et que striaient des marques sanglantes".18 (V.L.P, 242) Prostré et lové sur lui-même, celui qui se nommera Jeudi est d’abord dans la posture qu'adoptait Robinson dans la grotte, lorsqu'il se comparait à une larve dans sa chrysalide. Mais ses omoplates pareilles à des ailes d’angelot annoncent sa future métamorphose lorsqu’il surgit dans la lumière : "Une pierre roula à l'intérieur et un corps obstrua le faible espace noir. Quelques contorsions le libérèrent de l'étroit orifice, et voici qu'un enfant se tenait devant Robinson, le bras droit replié sur le front, pour se protéger de la lumière ou en prévision d'une gifle". (V.L.P, 252)

32Jeudi illustre l'image de la chrysalide qui se fait papillon.

b - Le papillon, l'ange et le métal

33Lorsque Jeudi se transfigure en ange de lumière, il se nimbe d'un éclat métallique : "Des reflets métalliques s'allumèrent sur l'enfant". (V.L.P, 254) Aussi Jeudi, à la fois ange et papillon, est-il transformé, en quelque sorte, en ce "phalène au corselet métallique" en qui se reconnaissait Robinson.

34Le thème du métal est important dans l'oeuvre de Michel Tournier parce qu'il suggère que "l’être existe dans toute sa force lorsqu'il a été revêtu métalliquement, organisé métalliquement".19

35Le récit souligne constamment l'aspect métallique des éléments ; si, pour Robinson, le ciel apparaît inquiétant par sa teinte : "Un matin, le ciel, qui paraissait tout aussi pur qu'à l'accoutumée, avait pris cependant une teinte métallique qui l'inquiéta". (V.L.P, 29), celle de la mer prend une connotation plus positive ; ainsi, "Tournant le dos obstinément à la terre, il n'avait d’yeux que pour la surface bombée et métallique de la mer d'où viendrait bientôt le salut". (V.L.P, 21) ; de même, "Il se leva et regarda la mer. Cette plaine métallique, clouée déjà par les premières flèches du soleil, avait été sa tentation, son piège, son opium". (V.L.P, 42)

36Pour Robinson, le terrien, la mer prend un aspect métallique qui symbolise l’attirance et la répulsion. C’est par elle que viendra, à bord du Whitebird, "l'oiseau blanc", le jeune mousse Jeudi. Cette angoisse qui n’exclut pas la fascination pour la mer constitue les prémisses d’un avènement nécessaire : la métamorphose d'un Robinson tellurique en un Robinson aérien puis solaire. C’est face à la mer que Robinson et Jeudi communient avec l'astre solaire : "se débarrassant de ses scories qui sont comme le plomb, le métal impur, Robinson fabrique l'or, image métallurgique de l'être parfait, de lumière qui retrouve son état originel".20

37La liesse d’un règne animal enchanteur accompagne cette apothéose : "C'est alors que le soleil lança ses premières flèches. Une cigale grinça. Une mouette tournoya dans l'air et se laissa choir sur le miroir d’eau. Elle rebondit à sa surface et s'éleva à grands coups d’ailes, un poisson d’argent en travers du bec. [---] Les oiseaux et les insectes emplirent l’espace d’un concert unanime". (V.L.P, 253)

38Les symboles thériomorphes sont innombrables dans l’oeuvre de Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique21 ; si l’animal, dans ce livre, peut être "ce qui grouille, ce qui fuit et qu'on ne peut rattraper, mais [---] aussi ce qui dévore, ce qui ronge"22, comme les fourmis, les vautours, les poulpes ou les rats, l’animal peut également incarner ce qui vole, grâce à "l'aile, [ce] si simple apanage de l'envol" qui, dans un symbolisme extrême, exalte la spiritualité de l’ange.

39Les symboles thériomorphes peuvent être angoissants : par leur présence monstrueuse, ils expriment un désespoir déjà opérant. L’intimité de la souille, puis de la grotte, offre alors à Robinson, seul face à la meute des images de cauchemar, un cocon accueillant, symbole d’une involution qui éloigne les agressions thériomorphes.

40Vendredi est le seul à pouvoir vaincre cette involution qui amène Robinson à se complaire dans la chrysalide, ceci par la promesse d’une renaissance ou plutôt d’une éclosion ailée et solaire.