37 études critiques : littérature générale, littérature française et francophone, littérature étrangère
|Recherches sur l'imaginaire Tome 2
Serge Brussolo, un "maître de l'imaginaire" ?
Texte intégral
- 1 - Serge Brussolo, Le Nuisible, Denoël, 1982, p. 7.
1Auteur du XXe siècle, Serge Brussolo est un écrivain en tout genre : du roman historique au roman fantastique, en passant par le roman à énigme, il imprime sa marque. En 1982, le public découvre son premier "thriller" rédigé"[p]our Elisabeth Gille qui [lui] suggéra, un jour, d'écrire un roman policier"1. Le Nuisible est un coup d'essai qui se transforme aussitôt en succès, et dont les mots clefs sont "pouvoir d'évocation" et "originalité de l'univers".
- 2 - Serge Brussolo, Le Murmure des loups, Denoël, 1990.
- 3 - Serge Brussolo, La Route obscure, Denoël, 1993.
2A ce triomphe du Nuisible succèdent deux nouvelles œuvres à suspense (Le Murmure des loups2 et La Route obscure3), qui confirment le talent de l'auteur. Serge Brussolo est alors promû à la tête de nombreux palmarès littéraires et devient la proie des critiques. Pour Télérama, Le Nuisible relève "[d]u grand art" et Le Figaro littéraire reconnaît que "[l'auteur] a un talent épouvantable" ; enfin, pour un autre critique, "Serge Brussolo est plus qu'un maître de l'imaginaire, c'est un phénomène littéraire".
3De cette dernière citation, nous retiendrons la formule "Serge Brussolo [...] un maître de l'imaginaire", et nous tenterons, dans une étude plus approfondie, de justifier ces propos. A l'aide du Nuisible et de La Route obscure on observera, en premier lieu, que Serge Brussolo insère dans ses romans des catalyseurs de l'imaginaire ; imaginaire qui se scinde en deux : un imaginaire du personnage principal et un imaginaire du lecteur.
I- DES CATALYSEURS DE L'IMAGINAIRE
4Dans Le Nuisible et La Route obscure, on remarquera la présence de catalyseurs, d'éléments communs, dont le rôle est d'éveiller l'imaginaire du personnage ou du lecteur. La solitude et l'alcool, de même que l'astrologie ou l'intervention d'un personnage mystérieux, créent un climat favorable au rêve, à l'imagination.
1- La solitude et l'alcool
5Dans les deux romans, les personnages principaux sont des solitaires. L'héroïne de La Route obscure, Marie, est orpheline : après la mort de son père dans un accident de la route, sa mère se suicide. Nous découvrons donc une jeune fille de vingt-deux ans "sans argent, sans famille, sans travail" (ch. 7, p. 72). De son côté Georges, dont la première épouse, Jeanne, s'est suicidée, est un homme remarié qui aime la solitude : "il se sentait bien, seul maître à bord" (Le Nuisible, ch. 3, p. 32), "Georges n'avait qu'une idée : se retrouver seul pour pouvoir enfin réfléchir" (ibid., ch. 5, p. 74). Cette solitude des personnages s'accompagne d'une attitude rêveuse. En effet dans de nombreux passages des romans, l'esprit de Georges ou de Marie semble être ailleurs ; il vagabonde... Par le rêve, la pensée ou l'illusion, nos deux héros tentent d'échapper à un monde inintéressant à leurs yeux. A plusieurs reprises dans La Route obscure, on nous explique que Marie "était capable de remuer des choses dans sa tête pendant des heures. On croyait qu'elle avait de la patience, mais c'était faux. En réalité elle était ailleurs" (ch. 2, p. 23). De même, lors d'un cocktail, le héros du Nuisible "n'avait qu'une idée : expédier [un] importun et se replonger dans la contemplation de son verre de champagne" (ch. 1, p. 11). La solitude est une situation qui favorise donc un imaginaire des personnages principaux.
- 4 - L. N. abréviation pour Le Nuisible
6L'alcool agit, lui aussi, comme un catalyseur de la rêverie. Il procure à Georges et à Marie une sensation de bien-être qui leur permet de fuir la réalité. "Dès qu'une question affleurait à sa conscience, [Georges] descendait, ouvrait le meuble-bar et se servait trois doigts de vodka. Surtout ne pas réfléchir. Surtout ne pas penser" (L. N.4, ch. 11, p. 115). L'absorption de vodka, de gin, de cognac, etc., plonge les deux héros dans un état second qui trouble leur perception des choses. Ils oublient ou perçoivent différemment ce qui les entoure. Il suffit à Marie d'un verre de cognac pour "se laiss[er] couler dans une merveilleuse somnolence au cours de laquelle elle réussissait même à oublier les hurlements des voisins s'entr'égorgeant" (La Route obscure, ch. 9, p. 125). "L'alcool agissait" sur Georges, "estompant ses pensées. Lorsqu'il reprit le volant, il ne voyait plus la route que sous la forme d'un ruban agité de déformations permanentes" (L. N., ch. 11, p. 134). Nul doute, donc, que l'ivresse soit propice au rêve et à l'imaginaire.
2- L'astrologie
7Dans Le Nuisible et la Route obscure, un autre élément a son importance pour déclencher une rêverie, voire un imaginaire : l'astrologie ou les sciences occultes. Dans le premier roman, ce catalyseur apparaît de façon brève avec Nicole, la seconde femme de Georges. Journaliste d'une revue d'occultisme, elle lit devant la cheminée "un gros volume à reliure de cuir incrustée d'or : Harkaenyos de Carthage, prince des occultistes..." (L. N., ch. 7, p. 90). Cet élément, au premier abord anodin, se révèlera être une clef du mystère qui entoure le romancier anonyme. En revanche, dans La Route obscure, l'astrologie est à l'origine de l'intrigue. Marie, en devenant cliente de l'agence S.O.S. Horoscope, ne se doute pas du danger auquel elle s'expose. En fait, l'introduction de l'astrologie ou des sciences occultes dans les deux romans permet à Serge Brussolo de maintenir un climat d'angoisse. Tout ce qui concerne les astres, l'espace, le cosmos, ou l'inconnu provoque un sentiment d'inquiétude. L'auteur par ce procédé éveille ainsi les sens du lecteur et l'incite à s'interroger. Il crée un imaginaire du lecteur.
3- Le personnage mystérieux
- 5 - L. R. O. abréviation de La Route obscure.
8Enfin, cette atmosphère de crainte est accentuée par l'apparition, dans les oeuvres, d'un "inconnu", qui relance l'imaginaire du personnage et celui du lecteur. "Qui avait lu dans [la tête de Georges] ? Qui avait percé son secret ? " (L. N., ch. 5, p. 67) et "[c]omment les gens de S.O.S. Horoscope savaient-ils que [Marie] habitait au sixième ? Jamais elle ne l'avait précisé dans ses lettres" (L. R. O.5, ch. 10, p. 155). Ce protagoniste énigmatique a un rôle capital. Il contrôle, il oriente, il manipule la vie de Georges et de Marie. Pour le héros du Nuisible, il s'agit de découvrir qui se cache derrière le "mauvais génie" (ch. 9, p. 97), l'homme au "bas rouge" (ch. 10, p. 110) ou l'auteur anonyme du roman L'Enfant noir. Marie, quant à elle, se doit de démasquer les puissants organisateurs de l'agence S.O.S. Horoscope. Les deux héros, pris au piège d'un "maître chanteur", s'interrogent sans cesse sur son identité et sur ce que leur réserve l'avenir.
9Serge Brussolo ajoute une dimension à ses oeuvres, lorsqu'il laisse également le lecteur dans l'ignorance. Il n'y a pas de complicité entre le narrateur et le lecteur. Ce dernier ne résout l'énigme qu'à la fin du roman, au même instant que les héros. En attendant, il reste perplexe. Soumis au jeu du "corbeau", il s'interroge. Ainsi, l'intervention du personnage mystérieux fait-elle travailler, non seulement l'imaginaire de Georges et de Marie, mais aussi celui du lecteur.
10Le personnage énigmatique, au même titre que la solitude, l'alcool ou l'astrologie, est un catalyseur de l'imaginaire des héros et du lecteur. Cependant, le contenu de ces imaginaires reste encore à déterminer.
II- L'IMAGINAIRE DU PERSONNAGE PRINCIPAL
11L'imaginaire du personnage se constitue de trois éléments distincts ; on observera tout d'abord les rêves, les illusions ou les hallucinations des héros, puis leurs "rêveries vers l'enfance", et enfin, leurs pensées.
1- Les rêves et les illusions
- 6 - Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Dunod, 1992, p. 209.
- 7 - ibid., p. 211.
12Confrontés à la solitude, les deux protagonistes des romans sont facilement en proie aux rêves ou aux illusions. "Georges rêvait. [...] Tout autour de lui les murs de la maison n'étaient plus constitués de briques rouges mais de piles de romans policiers" (L. N., ch. 2, p. 17). Quant à Marie, "[d]ans ses rêves, elle imaginait le rendez-vous du mercredi comme une séquence de la "caméra invisible" " (L. R. O., ch. 9, p. 117). Le rêve ou l'état second, provoqué par l'ivresse, les projette hors de la réalité et de ses problèmes. Selon Gilbert Durand6, la "perte du contact avec la réalité" est l'une des caractéristiques de la première structure schizomorphe de l'imaginaire. Elle s'accompagne également d'un "effacement de la notion du temps" : "Georges réalisa qu'il avait perdu la notion du temps" (L. N., ch. 5, p. 65) et "qu'il avait dormi près de vingt-quatre heures d'affilée !" (ibid., ch. 12, p. 135). A ces rêves et ces illusions s'ajoute une autre dimension, présente essentiellement dans Le Nuisible : les hallucinations. En effet Georges, sous l'emprise de l'alcool et des tranquilisants, perçoit autrement son environnement. De nature dépressive, le héros a un comportement proche de la schizophrénie. Il avoue lui-même qu'"il serait forcé de se peindre sous les pauvres traits d'un type qui perd les pédales. D'un névrosé glissant sur la pente de la schizophrénie [...] il avait remanié toute sa personnalité jusqu'à faire illusion sur ses proches, il ne pouvait laisser s'effondrer aujourd'hui tant d'années de lutte psychologique contre lui-même" (L. N., ch. 5, p. 75). L'auteur des Structures anthropologiques de l'imaginaire ajoute que "la fréquente gigantisation des objets dans la vision schizomorphe" découle d'un "géométrisme morbide"7 (troisième structure schizomorphe). Dans le roman, cette gigantisation des objets se ressent dans les hallucinations de Georges. Le héros du Nuisible croit que la route est un boa gris, qu'un chat gigantesque le recouvre ; et selon lui, "[d]e chaque côté de la me les immeubles grandiss[ent] démesurément" (ch. 9, p. 100).
13Si les rêves, les illusions ou les hallucinations dominent dans l'imaginaire des héros, il ne faut pas, cependant, négliger "les rêveries vers l'enfance" qui apparaissent régulièrement dans les deux oeuvres.
2- Les "rêveries vers l'enfance"
- 8 - Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, P.U.F., 1984, p. 85.
- 9 - ibid., p. 87.
14Cette expression, empruntée à Gaston Bachelard8, nous conduit à étudier les retours que Georges et Marie effectuent sur eux-mêmes. Les deux personnages reviennent fréquemment sur des événements de leur passé (enfance ou jeunesse). L'auteur de La Poétique de la rêverie écrit : "dans toute rêverie, [...], nous nous trouvons bientôt sur la pente des souvenirs ; insensiblement, nous sommes ramenés à des rêveries anciennes, si anciennes soudain que nous ne pensons plus à les dater"9. Dans les deux romans de Serge Brussolo, on constate que les personnages principaux se remémorent effectivement leur passé dans des instants de rêverie. Dans La Route obscure, l'héroïne est surtout attachée à la mémoire de sa famille, à son enfance. Elle comble la perte de ses parents par leur souvenir. Marie se rappelle que "[t]oute petite, [elle] essayait de faire disparaître les rides [de son père] en tirant la peau flasque entre ses doigts (L. R. O., ch. 3, p. 37) ; mais elle se souvient davantage de l'image de sa mère : "Alors lui revenait à la mémoire le souvenir de cette promenade effectuée avec M'man bien des années auparavant lorsqu'elle était encore petite fille" (L. R. O., ch. 4, p. 47). L'esprit de la défunte hante la jeune femme. A plusieurs reprises dans l'oeuvre, elle croit sentir la présence de sa mère et l'appelle en vain. Dans Le Nuisible, Georges repense aussi bien à son enfance qu'à sa jeunesse : "Tout enfant, Georges s'était déjà complu à charger mentalement son camarade de desseins tortueux, de pensées épouvantables" (ch. 2, p. 24), et "[à] vingt ans, alors qu'il était en faculté, il avait déjà connu [...] les tourments de la jalousie" (ch. 7, p. 87).
- 10 - ibid., p. 106.
15Ce retour au passé trouve sa signification dans le besoin qu'ont les deux héros d'être rassurés. Pour Gaston Bachelard, "[d]ans nos songes vers l'enfance, [...] l'enfance apparaît, dans le style même de la psychologie des profondeurs, comme [...] l'archétype du bonheur simple"10. C'est, sans aucun doute, ce bonheur que Marie recherche ; le bonheur, la chaleur, la sécurité et l'amour d'une famille retrouvée. C'est par le recours à l'enfance, à l'imaginaire, qu'elle combat sa solitude. Marie, âgée de vingt-deux ans, est en réalité une femme-enfant. Dans Le Nuisible en revanche, Georges ne semble pas avoir eu une enfance heureuse. Ses souvenirs ne témoignent pas d'une réelle quête de bonheur ; ils constituent plutôt un rempart, une sécurité, un moyen d'échapper à la réalité et d'éviter d'affronter ses problèmes.
- 11 - ibid., p. 87.
16Pour conclure ce paragraphe, on citera à nouveau Bachelard : "Nous rêvons en nous souvenant. Nous nous souvenons en rêvant"11. Ce chiasme résume fidèlement l'attitude des deux personnages face aux événements du passé. "Les rêveries vers l'enfance" s'associent donc aux rêves et aux illusions pour former l'imaginaire des héros ; imaginaire que Serge Brussolo nous invite à découvrir lorsqu'il nous dévoile les pensées profondes de Georges et de Marie.
3- Les pensées
17En effet, dans les deux "thrillers", le narrateur ne se contente pas de mettre au jour les rêves et les illusions des personnages principaux. Il les présente dans toute leur intériorité. Nous devinons ainsi leurs sentiments, leurs pensées profondes. Le lecteur, par exemple, ne peut rester insensible aux pleurs de l'héroïne de La Route obscure : "Marie due s'arrêter de lire car ses yeux se brouillaient. Elle se rendit compte qu'elle pleurait depuis un moment déjà et que ses joues étaient toutes trempées" (ch. 8, p. 110). De même, on ne peut être indifférent au désarroi de Georges lorsqu'il découvre la supercherie et le piège qu'"ON" lui a tendu : "Bourreau téléguidé par un autre bourreau, il n'avait épargné personne. On l'avait dupé, magistralement, magnifiquement, le laissant aujourd'hui seul face à des remords. Mais pourquoi ? POURQUOI ?" (L. N., ch. 12, p. 141). Les pensées des personnages constituent un point important des romans car elles permettent aux héros de revenir à la réalité. Par opposition aux rêves ou aux souvenirs qui emmenaient Georges et Marie dans un inconscient, ou dans un passé, les pensées sont réelles et actuelles. Les protagonistes, tout en s'interrogeant sur leur destin et sur l'identité du manipulateur, restent ancrés dans la réalité. Le lecteur découvre leurs sentiments présents, qui donnent une force au récit ; force accentuée par le style de l'auteur qui n'hésite pas à user d'italiques, ou de majuscules, pour mettre en relief ses propos.
18En outre, dévoiler l'intériorité présente des personnages principaux favorise la fonction d'identification entre protagonistes et lecteur. Serge Brussolo crée ainsi un imaginaire du lecteur parallèle à celui des héros de ses oeuvres.
III- L'IMAGINAIRE DU LECTEUR
19Si Serge Brussolo, par la subtilité de son style, parvient à construire un imaginaire du personnage, le lecteur accède lui aussi, par ce procédé, à un imaginaire ; plusieurs facteurs suscitent cette rêverie : la mise en condition du lecteur par l’auteur, la structure des oeuvres et l’identification aux personnages des romans.
1- La mise en condition
- 12 - Hans Robert Jauss, Pour une Esthétique de la réception, Gallimard, 1990, p. 13.
- 13 - Expression empruntée à Gérard Genette dans Seuils, éditions du Seuil, 1987, p. 7.
20Tout d’abord dans les oeuvres, on note un véritable travail de l’auteur pour captiver l’attention du lecteur et développer son imagination. Dans sa préface à Pour une Esthétique de la réception, Jean Starobinski emprunte à Jauss l’idée suivante : l’oeuvre littéraire "évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début crée une certaine attente de la "suite" et de la "fin", attente qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée, réorientée..."12. Dans les deux romans, un jeu d’annonces se produit effectivement avec certains éléments du "paratexte"13 tels que la collection ou le titre. Serge Brussolo, lorsqu'il choisit la collection Sueurs Froides pour la parution de ses oeuvres, conditionne le lecteur à un certain mode de réception. Ce dernier sait d'ores et déjà que le roman n'est pas à répertorier dans la catégorie comédie ! De plus, les titres, Le Nuisible et La Route obscure, intriguent le lecteur, piquent sa curiosité, l'incitent à compulser les oeuvres pour en comprendre le ou les sens possibles, et l'invitent à s'interroger et à accroître son imaginaire.
21En outre, le facteur temps peut également jouer un rôle quant à la réception des ouvrages. En effet, dix années séparent les deux romans. En conséquence, la personne qui connaît l'oeuvre antécédente, Le Nuisible, est préparée à la lecture de La Route obscure. Elle retrouve de nombreux éléments convergents dans les "thrillers" et ces similitudes affûtent son imagination. On remarque, par exemple, une analogie du point de vue de l'intrigue : Marie et Georges reçoivent les menaces de leur ennemi par courrier. Les personnages sont tous deux des solitaires aux rêves et aux souvenirs multiples, qui, de temps à autre, se laissent bercer par l'ivresse. Ils évoluent dans la ville de Paris et un nom revient dans les deux oeuvres : Verneuve. Georges "pass[e] la nuit dans un petit hôtel de la porte Verneuve (L. N., ch. 8, p. 91) et Marie envoie le courrier de l'agence S. O. S. Horoscope à l'adresse suivante : "10, place Verneuve, 75018 Paris" (L. R. O., ch. 7, p. 71).
22Toutes ces ressemblances des romans prédisposent le lecteur à un certain mode de réception et montrent le travail et la recherche de Serge Brussolo quant à la mise en condition de son public. Par ailleurs, elles favorisent l'émergence de l'imaginaire du lecteur ; imaginaire qui se développe à l'aide de la structure et de la matière des oeuvres.
2- La structure des oeuvres
23En effet la structure, la matière et le style des romans de Serge Brussolo attirent le lecteur. L'intrigue haletante, construite sur une double structure en triptyque dans La Route obscure, le stimule. Il est toujours motivé ou remotivé pour lire le reste de l'oeuvre. Par exemple, dans La Route obscure, le prologue brutal des "mains coupées" choque le lecteur qui, dès lors, s'interroge sur la suite des événements. Puis, l'auteur relâche la tension du départ en insérant le personnage de Marie et amène progressivement le lecteur au dénouement. La découverte, à la fin du chapitre 11, du corps de Claire de Fontiers (les mains sectionnées) fait ressurgir dans l'esprit du lecteur l'épisode du prologue. Mais cet indice donné par l'auteur ne permet pas au lecteur d'élucider entièrement le mystère qui entoure Marie et l'agence S.O.S. Horoscope. L'identité du manipulateur reste toujours à découvrir, à ce stade du roman. Serge Brussolo entretient ainsi l'imaginaire du lecteur qui continue à s'interroger. De la même manière dans Le Nuisible, l'auteur dévoile au chapitre 12 la supercherie dont a été victime Georges. Cependant, il ne nous révèle pas l'identité du "maître chanteur". Par ce procédé, Serge Brussolo prolonge le suspense et tient en éveil l'imaginaire du lecteur.
24La structure et la matière de l'oeuvre, au même titre que la mise en condition par l'auteur, provoquent donc une rêverie propre au lecteur. Mais il existe également un imaginaire du lecteur, parallèle à celui du personnage et lié à la fonction d'identification.
3- L'identification aux personnages
- 14 - Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, P.U.F., 1989, p. 36.
- 15 - H. R. Jauss, Pour une Esthétique de la réception, p. 151.
25Selon Jean Bellemin-Noël, il semble que quelle que soit l'oeuvre, le lecteur s'identifie plus ou moins à un ou plusieurs personnages : "Qu'est-ce que je lis quand je lis ? Qu'est-ce lit l'écrivain quand il écrit ? La réponse est la même : dans l'oeuvre littéraire[...], on se lit d’abord soi-même"14. En effet, chaque lecteur retrouve dans le roman une situation vécue ou un personnage ressemblant. Dans les "thrillers" de Serge Brussolo, l'identification aux personnages principaux est quasiment inévitable. Il s'agirait d'une identification cathartique. D'après Hans Robert Jauss, cette identification cathartique met le lecteur "à la place du héros qui souffre ou se trouve en situation difficile, pour provoquer par l'émotion tragique ou par la détente du rire sa libération intérieure"15. La fragilité psychologique ou physique des personnages principaux du Nuisible et de La Route obscure, incite le lecteur à adopter une attitude compatissante. Il ressent, ensuite, la même angoisse que les protagonistes au sujet de l'identité du "corbeau" et il s'évertue à trouver les clefs du mystère. Serge Brussolo est à l'origine de cette situation similaire entre Georges, Marie et le lecteur. Il laisse ce dernier dans l'incertitude et l'ignorance comme les personnages. Il le contraint, de cette façon, à partager l'angoisse des héros. L’imaginaire du lecteur, ainsi que celui de Georges et de Marie, est mis à l'épreuve pour élucider l'énigme.
26Toutefois, Serge Brussolo réussit aussi à séparer, à instaurer une distance entre personnages et lecteur. L'identification cathartique revêt alors un aspect négatif : celui du libre jugement moral que le lecteur acquiert progressivement. Par exemple, dans Le Nuisible, ce dernier n'adhère pas nécessairement à la "folie" de Georges. De plus, Serge Brussolo lui livre des informations, inconnues des personnages, qui produisent un effet de distanciation par rapport aux protagonistes. L'auteur sépare ainsi l'imaginaire des héros de celui du lecteur.
27Tous les éléments que nous venons d'étudier (la mise en condition du lecteur par l'auteur, la structure des oeuvres et la fonction d'identification) prouvent l'existence d'un imaginaire du lecteur, habilement construit et développé par Serge Brussolo.
28L'analyse du Nuisible et de La Route obscure de Serge Brussolo a permis de mettre en évidence la présence de catalyseurs qui favorisent la naissance d'un imaginaire : imaginaire du personnage, d'une part, et imaginaire du lecteur, d'autre part.
- 16 - J. Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, p. 117.
29Selon Jean Bellemin-Noël, le but de l'oeuvre littéraire est qu'elle "fasse rêver"16. Dans ses romans, Serge Brussolo a largement mis en pratique ces propos : ses oeuvres inroduisent le lecteur dans l'univers du rêve angoissant pour ne l'en délivrer qu'à l'issue du "thriller". Rien d'étonnant, donc, à ce que l'auteur soit honoré des titres de "maître de l'imaginaire" et de "phénomène littéraire".
30Pour mieux connaître cet écrivain, nous ne pouvons qu'inviter les futurs lecteurs potentiels à entrer dans le mystérieux monde "brussoléen".
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Bachelard, Gaston, La Poétique de la rêverie, Quadrige, P.U.F., 8e édition, Paris, 1984, 183 p.
Bellemin-Noël, Jean, Psychanalyse et littérature, Que sais-je ? no 1752, P.U.F., Paris, 1989, 127 p.
Brussolo, Serge, Le Nuisible, Denoël, collection Sueurs Froides, Paris, 1982, 185 p.
Brussolo, Serge, La Route obscure, Denoël, collection Sueurs Froides, Paris, 1993, 273 p.
Durand, Gilbert, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Dunod, 11e édition, Paris, 1992, 536 p.
Jauss, Hans Robert, Pour une Esthétique de la réception, Gallimard, TEL 169, Paris, 1990, 305 p.
Notes
1 - Serge Brussolo, Le Nuisible, Denoël, 1982, p. 7.
2 - Serge Brussolo, Le Murmure des loups, Denoël, 1990.
3 - Serge Brussolo, La Route obscure, Denoël, 1993.
4 - L. N. abréviation pour Le Nuisible
5 - L. R. O. abréviation de La Route obscure.
6 - Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Dunod, 1992, p. 209.
7 - ibid., p. 211.
8 - Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, P.U.F., 1984, p. 85.
9 - ibid., p. 87.
10 - ibid., p. 106.
11 - ibid., p. 87.
12 - Hans Robert Jauss, Pour une Esthétique de la réception, Gallimard, 1990, p. 13.
13 - Expression empruntée à Gérard Genette dans Seuils, éditions du Seuil, 1987, p. 7.
14 - Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, P.U.F., 1989, p. 36.
15 - H. R. Jauss, Pour une Esthétique de la réception, p. 151.
16 - J. Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, p. 117.
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