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37 études critiques : littérature générale, littérature française et francophone, littérature étrangère

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Georges Cesbron

Recherches sur l'imaginaire Tome 2

Lecture durandienne de Manon Lescaut de l’Abbé Prévost

Étude du régime nocturne et du régime diurne de l'œuvre

Maud Rambaud

Texte intégral

  • 1 Gilbert Durand, Introduction à la Mythodologie, Mythes et sociétés, préface de Michel Cazenave, Alb (...)

1La femme et ses représentations sont omniprésentes dans la littérature. Son statut de mythe prend naissance dans un certain nombre de figures consécutives de l’histoire littéraire. Outre l’Antiquité, on peut se demander dans quelle mesure le XVIIIème siècle n’est pas constituteur des mythes féminins modernes. En effet, si on part du constat que ce siècle est un siècle de paradoxe, on peut s’apercevoir qu’il est une des sources de ce « mythe de la femme ». Le siècle du « libertinage » et des « lumières », comme on a parfois tendance à le résumer, donne de lui l’image d’incarner la rigueur morale. Il a même pu apparaître comme en manque de mythes de par l’esprit dévot qui l’a imprégné. Pourtant, il a aussi consacré le libertinage. Le roman de 1733 de l’Abbé Prévost, Manon Lescaut, s’intègre totalement dans cette mouvance paradoxale. En effet, lors de sa parution, la vie de cette Manon Lescaut a immédiatement suscité des réactions vives et des métaphores passionnelles telles que « on y courait comme au feu alors qu’on aurait du brûler le livre ». Cette femme porte en elle l’antithèse fondamentale de ce siècle : entre sainteté et perversion. De cette manière, il peut paraître intéressant de voir comment Manon Lescaut est une représentation du régime diurne : à la fois mystique et sorcière ; et que cohabitent en elle profane et sacré. Aussi, même si Gilbert Durand pose le retour du mythe comme ayant lieu en 18601, peut-être peut-on considérer cette œuvre comme une des sources des mythes féminins modernes. Cette question nécessite une réappropriation de la notion d'« archétype féminin » pour mieux appréhender la figure de Manon.

I - La femme et l’Imaginaire

  • 2 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’Imaginaire, p. 526.

2L’image de la femme est imprégnée de symboles qui viennent la nourrir. Ainsi, pour parler du mythe de la femme, on est d’abord amené à parler de la mythologie et des déesses qui ont imprégné l’esprit des Anciens comme les plus célèbres Rhéa Silvia ou encore Junon. Certaines œuvres antiques sont totalement emplies de femmes, comme L’Enéïde, pour ne citer qu’elle, avec Hélène ou Didon. On rencontre une constellation de femmes mythiques qui sont reprises dans les tragédies : Phèdre ou Andromaque. Ces représentations de ce qui constitue l’archétype de la femme prennent plus précisément trois valeurs principales : « la femme néfaste », « la femme mère » et « la femme divine »2.

3« La femme néfaste » porte en elle plusieurs symboles. Nous n’en retiendrons que les principaux. La première image, qui est récurrente lorsque que l’on étudie les valeurs archéthypales de la femme et la féminité, est l’eau. L’eau dans son acception d’élément liquide bien entendu mais aussi « eau » comme reflet. Dans son sens « néfaste », du sens latin « nefastus », l’eau devient miroir, miroir de l’ego. De cette représentation, se développent les mythes comme celui de Narcisse. Ce même élément liquide est lié aux menstrues et au sang. Le sang lui-même ouvre sur les symboles thériomorphes : une femme animale. La femme devient le vampire, l’ogre, et présente des images d’insectes et plus particulièrement celle de l’araignée.

  • 3 Gilbert Durand, op. cit. p. 260.

4Le second archétype est celui de la femme maternelle. La femme apparaît ainsi comme la représentation de la maternité. Les symboles de la nature, du centre ou de la fécondité se font alors jour. L’eau participe là encore de cet archétype mais là il renvoie à la naissance, au liquide amniotique et au sang matriciel nourricier : le sang de la vie. L’eau dans ce contexte est liée à la vie, donc à la terre et est porteuse de fécondité. C’est là qu’apparaissent ce que Gilbert Durand appelle la « Grande Mère », « les eaux mères du monde et la divine maternité de la terre »3.

  • 4 Gilbert Durand, op. cit. pp 3-13.

5Enfin, le troisième archétype de la féminité est celui de la femme divine. Il se situe dans le régime nocturne de l’image selon la classification de Gilbert Durand4. Ce régime est caractérisé par sa force vitale et c’est l’aspect que prend alors la femme. Une fois de plus, on retrouve les images de la terre et de l’eau qui ici contribuent à façonner une ambiance de volupté et de bonheur. Ces images ajoutées aux symboles de l’intimité font que la femme devient : « l’archétype suprême ». Elle prend la place de Dieu et elle devient la déesse de la paix et la lumière nocturne.

6Ces trois valeurs archétypales principales se retrouvent dans un grand nombre d’œuvres littéraires à travers les siècles. Parfois, dans certaines d’entre elles les figures féminines qui y sont rapportées incorporent en leur sein l’ensemble de ces valeurs. L’Abbé Prévost et sa troublante héroïne, Manon Lescaut, s’intègrent à ce grand mouvement de l’Imaginaire que constitue la féminité.

II - Manon Lescaut

7L’Abbé Prévost dans Manon Lescaut ou Les mémoires d’un homme de qualité fait le récit de la vie d’une fille de joie, courtisane qui, alors qu’elle est sur le point d’être exilée en Amérique, rencontre le Chevalier Des Grieux, un jeune homme brillant destiné à la prêtrise. Ce dernier en tombe fatalement amoureux au premier regard qu’il porte sur elle. Il s’agit d’un récit rapporté de Des Grieux à un homme de qualité, Marquis de Renoncour. C’est donc de l’histoire de ce couple dont il nous est fait part. Vie difficile d’un amour englouti dans le labyrinthe d’une passion destructrice, difficulté exacerbée par la nature même de la femme aimée : tour à tour, et peut-être en même temps, sincèrement éprise du Chevalier et régulièrement menteuse et adultère. Cette femme est donc complexe, essentiellement paradoxale : double. Elle est ainsi une des représentations de la symbolique liée au mythe de la femme.

1- Manon ou le royaume des ombres

8Au premier abord, Manon est l’image de la destruction, de l’anéantissement de toute force vitale. Elle incarne les ténèbres, le malheur, le royaume des ombres. En effet, par sa propension naturelle et immodérée pour le plaisir, elle est l’image de la femme fatale.

1-1-La femme fatale

9Dès la première rencontre entre les principaux protagonistes, on entre dans la thématique traditionnelle de la femme « charmante ». Seulement, ici, « charmante » est à prendre dans son acception étymologique et au sens fort d'« envoûtement ». C’est un sortilège que cette première rencontre. Cette impression est authentifiée par le fait que Des Grieux, dans tout son récit, ne donne pratiquement que cette caractéristique à celle qu’il aime, car rien d’autre n’est assez fort pour décrire le sentiment d’envoûtement qu’il éprouve. Le lecteur est alors immédiatement introduit dans la thématique de la sorcellerie et dans l’image de la femme-vampire qui attire les hommes : Des Grieux et ses autres amants. Elle est la « femme néfaste ». Elle a un goût très prononcé pour les plaisirs que sont pour elle le sexe et l’argent. Tout devient alors justifiable par l’héroïne pour la satisfaction de ces plaisirs.

  • 5 Gilbert Durand, op. cit., p. 107.
  • 6 Gilbert Durand, op. cit., p. 47.
  • 7 Louis Cellier, Le mythe de Manon et les romantiques, p. 176.

10La première rencontre est naturellement immédiatement marquée par l’eau, image du régime diurne. A cet instant, elle est dans un port et est sur le point de prendre la mer pour l’exil en Amérique avec d’autres courtisanes, sort que l’on réservait aux femmes de cette condition. Cette rencontre a donc lieu près de l’eau : symbole féminin par excellence. L’élément liquide, à cet instant, est le signe de la femme ensorceleuse. De plus, elle pleure. Si Des Grieux y voit la marque d’une profonde souffrance, on peut se demander si ce n’est pas le contraire. Gilbert Durand nous explique au sujet des larmes : « c’est dans un contexte de tristesse dont les larmes sont le signe physiologique que s’imaginent fleuves et étangs infernaux ».5 Les larmes de Manon peuvent alors être vues comme les prémices des malheurs à venir : un signe de ténèbres. Oui, elle pleure, mais elle consomme les hommes ; elle devient alors un « ventre sexuel »6. L’antithèse qui la caractérise est alors flagrante. Louis Cellier dans Le mythe de Manon et les romantiques écrit : « la Vamp fatale allie à une apparence charmante, une foncière cruauté et une grande dépravation »7. En effet, Manon dit aimer le Chevalier et pourtant, elle le trompe allègrement, toujours après avoir fait de grandes promesses. Ici, ce qui transparaît, c’est le mythe de Circée qui fait entrer Ulysse aux Enfers.

11Enfin, l’image infernale, l’image de la femme fatale qu’est Manon, s’exerce à travers une métaphore qui est récurrente dans l’œuvre : le feu. Il s’agit du feu de la passion, c’est le feu qui conssume, celui de la jouissance et du plaisir. Il n’est jamais purificateur.

12Manon est donc une femme fatale : en elle s’exercent alors les symboles nyctomorphes du régime diurne.

1- 2 - Le double de ténèbres

13L’omniprésence du noir est tangible dans l’œuvre. En premier lieu, dans les vêtements. Des Grieux et Tiberge, son ami, sont tous les deux séminaristes et portent des vêtements noirs. Aussi, les actions se déroulent souvent la nuit. Ils se cachent pour agir lors des évasions du séminaire et de la prison. Outre le noir, l’œuvre est marquée par le resserrement égocentrique. Le récit lui-même est concentrique et privé de tout essor. Il s’agit d’un récit enchassé : les mémoires des mémoires d’un homme rencontré dans une calèche. Les lieux sont fréquemment clos : la calèche, la prison où Des Grieux est enfermé. Ainsi, l’œuvre, la vie des personnages, est emprise dans un cercle nyctomorphe.

  • 8 Abbé Prévost, Manon Lescaut, p. 19

14Les ténèbres sont également marqués par le personnage central de Manon Lescaut. Elle trompe Des Grieux pour vivre. Elle ment pour le protéger du malheur, selon elle, mais il l’apprend toujours. Elle ment avec dextérité, elle est un être du masque. Face à elle, il ne reste plus qu’un Des Grieux enfermé dans son propre aveuglement et emporté par son imaginaire passionnel. Des Grieux raconte : « elle réussit à dissimuler sa liaison » et, plus loin, « je ne pouvais donc m’imaginer presqu’un seul moment où Manon pût s’être occupé d’un autre que moi »8. Le noir, les ténèbres et le masque semblent donc bien être parmi les images qui remplissent l’œuvre. Ce noir est celui aussi du sentiment de culpabilité. Gilbert Durand explique : « la troisième grande épiphanie imaginaire est celle de la dynamique des ténèbres ». Il s’agit bien dans cette œuvre d’une dynamique de ténèbres malgré l’espèce de huis-clos qu’elle contient. Il y a un élan vers le bas où la chute des amants serait leur punition.

1-3 - La chute comme punition

  • 9 Gilbert Durand, op. cit., p. 122.
  • 10 Abbé Prévost, op. cit., p. 124.

15Il semble que la détresse malgré tout ressentie par les deux amants relève de la chute. Bien que Manon fasse des efforts, que le chevalier jure de ne plus revoir la courtisane, le péché de passion tel quel le considère leur époque est plus fort que tout. Les deux personnages sont pris dans une spirale descendante. Tout effort est vain et inutile. On arrive, à la fin de l’œuvre, à une réelle néantisation. Comme Gilbert Durand nous l’explique, il y a « une moralisation, une psychopathologie de la chute : la chute est confondue avec la possession par le mal. La chute devient alors l’emblème des péchés de fornication, de jalousie, de colère, d’idolâtrie et de meurtre »9. Ces faits sont tous vécus par les deux protagonistes. De là, une apocalypse est inévitable. La néantisation est fatale. C’est pourquoi les personnages vont à la destruction d’eux-mêmes et à la mort. Manon ne dira-t-elle pas : « que la mort finisse tout à coup nos misères »10. Ici intervient l’image du Chronos dévastateur. Durand parle à ce sujet de l’angoisse devant le temps. La spirale du temps apocalyptique entre dans cet univers de ténèbres. C’est le gouffre et les symboles catamorphes qui apparaissent. On peut ainsi associer le mouvement de l’exil en Amérique subit par le couple et la spirale descendante vers le malheur dont parle Durand.

  • 11 Gilbert Durand, op. cit., p. 134.

16Ainsi Manon entraîne son propre couple dans le cataclysme infernal : la femme fatale par excellence. Paradoxalement, Manon peut aussi apparaître comme mystique. Malgré l’archétype qu’elle représente, celui de la femme fatale, elle est aussi « la femme divine ». S’attacher aux différentes images que nous renvoie Manon implique que nous observions son autre face. C’est ce que nous explique Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire : « l’imagination diurne grossit hyperboliquement l’aspect ténébreux » pour combattre la menace nocturne « qu’il ne faut pas négliger »11. L’autre face de Manon ne doit pas être mise à part puisque cette femme est aussi une figure mystique et peut correspondre pour une part à l’éternel féminin.

2 - Figure mystique et Eternel féminin

17Manon Lescaut emblématise également l’autre face du régime de l’antithèse que constitue le régime diurne.

2 - 1 - La figure féminine

18La figure féminine qu’est Manon Lescaut dans l’œuvre n’a d’abord aucune existence physique caractérisée si ce n’est l’impact qu’elle crée auprès des hommes qu’elle côtoie. Elle parle à travers d’autres paroles que les siennes : celles de Des Grieux. En somme, elle n’existe pas à l’intérieur du temps du récit. Cependant, elle est entièrement le récit et elle est la seule femme de l’œuvre. Déjà, on peut voir apparaître dans cette « nonsubstance » féminine, et pourtant si présente, une espèce d’extraterranéité qui fait de Manon une femme diffuse et impalpable : inclassable. Elle se situe hors du temps réel dans la mesure où elle appartient totalement à l’imaginaire : celui de Des Grieux qui se souvient, l’homme de qualité qui écoute et le lecteur qui peut-être la « rêve ».

19De plus, elle est étrangement féconde pour autrui, elle donne l’amour au Chevalier et à ses amants. Elle le donne physiquement et spirituellement puisqu’elle est désinhibitrice pour un Des Grieux qui ne se comportera jamais plus de la même manière après leur rencontre. De cette façon, Manon entre dans le régime nocturne qui nous présente une femme donneuse de vie, une femme refuge. Elle est cela aussi pour Des Grieux, un refuge face à une société qui l’oblige à rester dans les limites tracées par cette même société. A cet instant, on peut parler des symboles de l’intimité qui existent dans l’œuvre. On peut reprendre les mêmes images qui signifiaient l’enfermement plus haut. Par antithèse, ces symboles deviennent ceux de l’intimité : le lit, la chambre, la calèche ainsi que l’exil et le paradis terrestre en Amérique.

  • 12 Abbé Prévost, op. cit., p. 156.

20De plus, cette femme sait être tendre et a toujours des accents de sincérité. Le plus caractéristique du paradoxe qu’elle incarne par essence, c’est que malgré l’adultère commis, elle est sincère. Elle lui dit : « Je prétends mourir si vous ne me rendez votre cœur »12. Ce que cette femme veut par tous les moyens, c’est l’absolu, le bonheur. En effet, Manon est la représentation d’une tentative pour vivre l’amour au-delà des lois sociales et morales que lui impose son siècle. Cette quête est sans issue et aboutira à sa mort.

21Par cet aspect, ne pourrait-on pas considérer Manon comme une relecture des mythes antiques qui présentent des héros aux fins tragiques. On constate en effet, la présence du noir dans l’œuvre. Tout se joue la nuit. Si on considère la nuit comme Gilbert Durand le fait, comme symbolique de l’heure terrifiante du jugement dernier, alors, on peut dire que pour le couple d’amants, c’est bien la peur de la faute qui les fait agir. C’est ce qui fait peser sur le couple une sorte de poids qui a tout de la fatalité. Chaque tentative de leur part pour s’en sortir échoue. Quelque chose les dépasse. Il a pu nous apparaître qu’il s’agissait des fautes de Manon mais les deux amants attribuent leurs malheurs au « Ciel ». Rarement appelé « Dieu » par les personnages, le Ciel pèse sur eux. On peut ainsi penser que le Ciel est double : une divinité supérieure et un poids moral.

22On constate que le couple ploie sous une étrange fatalité de la même manière que dans les tragédies classiques. Cette femme, Manon, que l’on peut qualifier d’héroïne « classique », n’entrerait-elle pas non plus dans le mythe de la femme contribuant ainsi à le nourrir ?

2 - 3 - La femme mythifiée

23En effet, on remarque qu’autour d’elle le temps s’arrête. Elle focalise le récit autour de sa personne. Par exemple, la narration marque une pause pendant l’année où les deux amants ne se voient pas. Le temps, dans son sens narratif, n’existe plus, ou, du moins, il est indéfinissable. Cependant, Manon entre dans la permanence du souvenir de Des Grieux. Manon devient l’« Eve d’avant la chute » par la pureté qu’elle dégage, tout en vivant comme une courtisane. Elle constitue un emblème paradoxal entre profane et sacré. En effet, elle était, comme le Chevalier, destinée à la vie religieuse. En arrachant des Grieux au séminaire, elle se substitue à Dieu. Est-elle femme déesse ? S’affronte-t-elle à Dieu dans un combat symbolique ? Définitivement, elle entre dans l’Eternité par la représentation de « la » femme qu’elle symbolise. De plus, Des Grieux fusionne avec Manon dans un acte de foi profane car il renonce à Dieu pour elle. Elle devient son référent mystique.

24Cette fusion mystique des deux amants est consommée lors de la mort de Manon où la mythification s’établit de manière définitive. En nous approchant plus particulièrement du texte de la mort de Manon, nous pourrons remarquer comment l’Imaginaire et les structures symboliques renforcent la création d’un mythe.

3 - La mort de Manon ou la naissance d’un mythe13

  • 13 Voir en annexe 1, extrait de Manon Lescaut, p. 211 à 214.

25Dans cet extrait, nous sommes amenés, à nous demander de quelle manière l’imaginaire contribue à renvoyer une image euphémisée de la mort par la thématique d’inversion et qui, de cette manière, mythifie irrémédiablement Manon.

26Ce passage se situe au moment où Manon et le chevalier Des Grieux sont exilés à la Nouvelle-Orléans. Ils ont alors atteint un bonheur serein. Ils ont cru pouvoir échapper à la fatalité. Cependant, Manon a recommencé et a séduit le neveu du gouverneur et ils sont obligés de fuir, une nouvelle fois, dans la nuit. Manon est épuisée et elle se meurt. Le lecteur est alors introduit par ce moment pathétique dans la divinisation de Manon par Des Grieux puisqu’il enterre Manon dans le sable, de ses mains. Une succession d’images symboliques apparaissent alors.

3 - 1 - La reconquête d’une puissance perdue

  • 14 Ligne 10 dans le texte cité.
  • 15 Ligne 20.
  • 16 Gilbert Durand, op. cit., p. 161.
  • 17 Ligne 11.
  • 18 Gilbert Durand, op. cit., p. 162.
  • 19 Ligne 50.

27A cet instant, le couple est pour une fois réellement seul au monde. Ils atteignent un état d’intimité fusionnelle hors du commun. En effet, la première partie du texte marque la prédominance du « nous ». On note aussi le jeu des mains qui s’effectue entre les deux protagonistes. On trouve entre autres : « en touchant ses mains »14, « le serrement de ses mains »15. Gilbert Durand explique que « la main peut être située comme le moyen terme entre l’objet naturel et le signe idéal »16. Ainsi, par le jeu des mains, Manon et Des Grieux fusionnent et atteignent un espace « signe idéal » ou « grand Temps », hors du réel. C’est pour eux une façon de se rejoindre dans ce grand Temps. Ce passage est aussi marqué par l’instant de la mort de Manon qui a lieu « au point du jour »17. Gilbert Durand explique encore le lien entre la lumière et la hauteur en citant Bachelard : « C’est la même opération de l’esprit humain qui nous porte vers la lumière et vers la hauteur »18. On entre alors dans la phase nocturne de l’œuvre. La reconquête de leur « moi » ensemble est instituée par l’image de l’épée que l’on trouve dans le texte19. Les deux héros pénètrent ainsi dans le grand Temps, supérieur et fusionnel. Le drame vécu par Des Grieux, malgré une souffrance qui ne le quitte pas, est d’ores et déjà transcendé. La quête de Manon, celle du bonheur, et qui peut de concevoir comme une quête du Graal, se termine.

3 - 2 - Le retour à la terre

  • 20 Ligne 50.
  • 21 Ligne 49.
  • 22 Ligne 53.
  • 23 Ligne 58.

28Le texte est également empreint du retour à la terre. Le drame se passe dans « une campagne couverte de sable »20. Des Grieux décide d’enterrer Manon et d’attendre la mort sur sa fosse. Il y a alors, dans cet extrait, un rituel sacré presque religieux. Se développe en effet un rituel funèbre, une sépulture. Le Chevalier a des gestes précis : « ouvrir la terre »21, « ouvrir une fosse »22. Il la dépose dans la tombe et veille le corps : « je m’assis auprès d’elle »23. Il y a là encore une fusion mais à cet instant, elle n’est plus humaine. Il s’agit d’un réel retour à la mère par la terre. C’est Eve qui rejoint la terre pour expier la faute du couple pécheur. La fusion est donc matricielle. De plus, le lieu, un désert de sable, est épuré de tout vice. C’est un lieu de dépassement spirituel dans la symbolique traditionnelle. En effet, on pourrait concevoir ici une référence au lieu désertique de la retraite du Christ, qui s’est exposé à la tentation du Mal, afin de mieux le repousser. Ce Mal, inhérent à la vie de Manon, est ainsi néantisé.

3 - 3 - L’Enfer renversé

  • 24 Ligne 26-27.

29Ainsi, même si Manon est un être dont on voit la face de ténèbres, elle ne plonge pas dans l’Enfer. Elle entre dans la fosse, lit nuptial, en même temps qu’elle retourne à la vie, lit-berceau. Elle intègre le grand Temps : le temps du souvenir et de la pérennité. En effet, elle pénètre dans le lieu du Grand Repos, elle maîtrise le Temps de la faute et de la mort. Il y a donc ici une euphémisation de la mort : une inversion du processus. Ainsi, la phrase : « Je reçus d’elle des marques d’amour au moment même où elle expirait »24 finit de nous montrer qu’il y a une inversion, une réciprocité entre la vie et la mort. Manon en est la consécration.

30Pour conclure, on peut dire que la figure féminine de cette œuvre de Prévost renvoie à l’Imaginaire, cela de manière non exclusive, bien entendu. En effet, elle est en même temps l’archétype de la femme vampire tout en étant promue au rang de mythe par le regard de son amant Des Grieux. Sa mort exalte cet état transcendental puisque, l’enfer étant renversé, elle entre dans le Grand Temps. De plus, si Ton considère qu’un mythe est fondamentalement destiné à nourrir les autres mythes, on peut concevoir Manon Lescaut comme une des composantes du mythe de la femme. Prévost a ainsi donné dans cette œuvre une image euphémisée de la mort. C’est peut-être pour cela que certains l’ont considéré comme un pré-romantique. En effet, Des Grieux auprès de la fosse mortuaire de Manon, et attendant lui-même la mort, ne serait-il pas un Chateaubriand qui, à la fin des Mémoires d’Outre-tombe écrit : « Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai, hardiment, le crucifix à la main dans l’éternité » ? L’imaginaire mortuaire peut en effet ici être comparé.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

* Œuvres concernant Manon Lescaut

- Abbé Prévost, Manon Lescaut, éd. Deloffre et Picard, Classiques Garnier, Bordas, Paris, 1990.

- Abbé Prévost, Manon Lescaut, Livre de poche, Hachette, Paris, 1972.

- Sgard Jean, Prévost romancier, Librairie José Corti, Paris, 1989.

- Singerman Alan J., L’Abbé Prévost, l’Amour et la Morale, Droz, Genève, 1987.

- Albertan-Coppola Sylviane, Abbé Prévost, Manon lescaut, coll. Etudes littéraires, P.U.F., Paris, 1995.

- Demoris rené, Le silence de Manon, coll. Le texte de rêve, P.U.F., Paris, 1995.

- Favre Robert, La Mort au Siècle des lumières, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1978

- Cellier Louis, Le mythe de Manon et les Romantiques, « Abbé Prévost » actes du colloque d’Aix en Provence, Ophrys, 1965.

* Œuvres concernant la recherche sur l’imaginaire

- Durand Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 11° édition, Dunod, Paris, 1992, (1969).

- Durand Gilbert, Introduction à la mythodologie, Mythes et sociétés, préface Michel Cazenave, Albin Michel, Paris, 1996.

- Eliade Mircea, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, Paris, 1957.

Annexes

Annexe 1

« La Mort de Manon » (Abbé Prévost, Manon Lescaut, Livre de poche, Hachette, Paris, 1972, pp. 211 ; 214.)

Notes

1 Gilbert Durand, Introduction à la Mythodologie, Mythes et sociétés, préface de Michel Cazenave, Albin Michel, Paris, 1996.

2 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’Imaginaire, p. 526.

3 Gilbert Durand, op. cit. p. 260.

4 Gilbert Durand, op. cit. pp 3-13.

5 Gilbert Durand, op. cit., p. 107.

6 Gilbert Durand, op. cit., p. 47.

7 Louis Cellier, Le mythe de Manon et les romantiques, p. 176.

8 Abbé Prévost, Manon Lescaut, p. 19

9 Gilbert Durand, op. cit., p. 122.

10 Abbé Prévost, op. cit., p. 124.

11 Gilbert Durand, op. cit., p. 134.

12 Abbé Prévost, op. cit., p. 156.

13 Voir en annexe 1, extrait de Manon Lescaut, p. 211 à 214.

14 Ligne 10 dans le texte cité.

15 Ligne 20.

16 Gilbert Durand, op. cit., p. 161.

17 Ligne 11.

18 Gilbert Durand, op. cit., p. 162.

19 Ligne 50.

20 Ligne 50.

21 Ligne 49.

22 Ligne 53.

23 Ligne 58.

24 Ligne 26-27.

Auteur

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