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37 études critiques : littérature générale, littérature française et francophone, littérature étrangère

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Georges Cesbron

Recherches sur l'imaginaire Tome 2

Les deux quêtes du paradis amoureux. Des Hauts de Hurle-Vent d'Emily Bronte

Laetitia Hanry

Texte intégral

1Œuvre mystique et onirique, Les Hauts de Hurle-Vent d'Emily Brontë nous plongent dans un climat surnaturel et primitif digne du romantisme noir. La lutte entre le bien et le mal y prend la forme de deux forces archaïques : l'instinct de vie et le désir de mort. Par son exploration des affres du mal, l'auteur exorcise sa propre hantise de la séparation tout en rejoignant un fantasme collectif d'androgynie.

  • 1 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas, Paris, 1969, collection "E (...)

2Le mythe impliquant à la fois récit et symbole, nous explorerons ici deux variations sur le thème de la rêverie du paradis amoureux. Notre étude sera donc susceptible d'illustrer "l'épaisseur sémantique du mythe"1 évoquée par Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l'imaginaire, et en particulier les zones d'ombre, les glissements qui s'opèrent entre les différents régimes de l'imaginaire.

3Les amoureux de la première génération, Catherine et Heathcliff, correspondent parfaitement au mythe de l'androgyne : leur souffrance de la séparation et leur nostalgie s'expriment dans le régime diurne de l'antithèse. Une euphémisation progressive du mal va pourtant leur donner accès au paradis mystique tant convoité. Témoignant davantage des affinités de l'auteur avec le sacré traditionnel, un second couple, composé de Hareton et de Cathy, atteint au contraire un paradis sur terre qui clôt l'œuvre sur un imaginaire synthétique.

I - CATHERINE ET HEATHCLIFF : UNE ILLUSTRATION DU RÉGIME DIURNE DE L'IMAGINAIRE

4La relation de Catherine et Heathcliff évoque l'amour fusionnel du mythe de l'androgyne, un mythe synthétique. Mais elle est vécue sur le mode de la déchirure mutilante, la faute de la jeune femme précipitant le couple dans l'univers du mal et de la nuit. Au fond d'eux subsiste néanmoins la nostalgie de ce paradis originaire.

1. Le mythe de l'androgyne ou le paradis unitaire

  • 2 Mircéa Eliade, Méphistophélès et l’androgyne, Gallimard, Paris, 1972, collection "Les essais", p. 1 (...)
  • 3 Toutes les références se rapportent à l'édition française des Hauts de Hurle-Vent parue à la Librai (...)
  • 4 Mircéa Eliade, Méphistophélès et l’androgyne, op. cit, p. 121.

5Grand mythe fondateur décrit dans Le Banquet de Platon, le mythe de l'androgyne fait de l'unité duelle un "Oeuf cosmogonique"2, un commencement paradisiaque de l'être. Dans le roman d'Emily Brontë, cette fusion primitive est assimilée à la symbiose d'une amitié enfantine sans faille. Par une allusion à la légende de "Milon de Crotone" (p. 125)3, le lien entre Catherine à Heathcliff est comparé à celui qui unit les deux parties d'un tronc d'arbre : il est naturel et nécessaire. Pareil aux "rochers immuables" (p. 126), cet amour emprunte aux rocs primordiaux leur absolu et leur éternité. Malgré ses tentatives pour refouler cette identité, ses rêves et délires amènent Catherine à la prise de conscience. Sans doutes sur la réversibilité de cette affirmation, elle déclare alors : "[j]e suis Heathcliff (p. 126). En fait, tous deux partagent une nature à part : ils sont "de la même espèce" (p. 226). Or, selon Mircéa Eliade, l'androgyne se distingue comme "un être qualitativement différent du reste des mortels"4. Les yeux noirs et les cheveux bruns de Catherine et Heathcliff leur donnent une apparence ténébreuse qui est la marque d'un tempérament coléreux et excessivement passionné. Ce caractère nocturne les oppose aux Linton, êtres blonds, pâles et langoureux qui s'accordent parfaitement avec la lumière céleste de Thrushcross Grange. Avant son mariage avec Edgar Linton, un rêve prémonitoire révèle à l'héroïne cette profonde incompatibilité : "le ciel ne m'avait pas paru être ma vraie demeure", constate-t-elle (p. 123). Au niveau mythique, ce sont les deux amis d'enfance qui apparaissent comme des forces complémentaires, tandis qu'Edgar Linton est relégué dans une sphère de l'imaginaire tout à fait opposée.

2. La chute tragique

  • 5 Ibid., p. 52.
  • 6 Gilbert Durand. Les stuctures anthropologiques de l'imaginaire, op  cit., p. 77.

6Mais, vaniteuse et influençable, Catherine passe outre les avertissements du destin et préfère à Heathcliff son rival Linton. Cette cassure de l'unité primordiale fait écho à la légende de Milon de Crotone, puisque le soir de la trahison "un arbre se [fend] en deux" (p. 129). L'épreuve du déchirement est à rattacher à la tradition biblique de la chute : elle est le châtiment des "péchés mortels" de la femme (p. 56). Selon Mircéa Eliade, la rupture de l'androgyne provoque "un changement ontologique dans la structure du monde".5 Cela se traduit ici par un basculement dans l'univers sombre et tourmenté du mal, conformément à l'isomorphisme existant entre les symboles catamorphes et nyctomorphes. Le leitmotiv de la nuit et de la brume fait référence à des ténèbres enveloppantes et néfastes, au même titre que la neige qui, malgré sa blancheur, s'inscrit dans un imaginaire de l'eau épaisse, immobile et mortelle. Le soir de la faute commise par Catherine, cette atmosphère lugubre atteint un paroxysme apocalyptique : l'ouragan déchaîne les éléments et la noirceur amplifie le bruit du tonnerre. A partir de ce jour, même la maison des Hauts de Hurle-Vent devient inquiétante, avec ses "ombres vagues qui sembl[ent] tapies dans les angles" (p. 136). Cette crainte diffuse devant l'inconnu se mue en cauchemar pour le narrateur, Lockwood, dont la chambre "fourmille de spectres et de fantômes" (p. 56). Ce grouillement monstrueux relève du schème de l'animé : il révèle une peur devant la fuite du temps que Gilbert Durand fait remonter au "traumatisme du sevrage"6, c'est-à-dire au premier choc de la séparation d'avec la matrice originelle. Nombre de symboles thériomorphes concrétisent cette menace du temps séparateur, qui ici peut même se doubler d'une peur de l'inceste. Les chiens de garde et Heathcliff appartiennent à un même bestiaire : celui du monstre infernal, sauvage et féroce. Le sadisme mordicant d'un Heathcliff "loup" (p. 153) ou "tigre" (p. 207) se reconnaît à ses "dents aiguës de cannibale" (p. 246). D'ailleurs, s'il avait pu se venger d'Edgar Linton, "[il] lui aurai[t] arraché le coeur et [il] aurai[t] bu son sang" (p. 211). Ce rite primitif renforce l'archétype dévorant tout en infléchissant le portrait vers le démonisme. Qualifié de "goule" (pp. 158 et 437), de "vampire" (pp. 196 et 437) et de "démon" (pp. 196 et 215), Heathcliff représente "l'homme noir", l'étranger dont l'image est associée à des implications sataniques. Exacerbée par la trahison, la sauvagerie primitive s'épanche donc à travers les forces obscures du mal. De telles images trahissent une angoisse face au temps porteur de séparation, mais aussi face à l'inceste. (Rappelons que Catherine et Heathcliff ont été élevés comme frère et soeur).

3. La nostalgie des origines

7La nostalgie de l'unité perdue se manifeste avant tout sous forme d'une intuition : pour Catherine, "il doit y avoir en dehors de vous une existence qui est encore vôtre" (p. 126). Chez elle, ce vague souvenir du sacré et de la totalité n'est présent qu'à l'état latent. Seule sa crise de délire schizophrénique lui révèle sa condition de "proscrite, [d'] exilée" (p. 182). Instinctivement, elle éprouve le besoin de "[se] retrouver petite fille" (p. 182), ce retour à l'enfance impliquant la restauration de l'unité. Sous l'apparence d'un spectre, elle est tenaillée par le même désir de réintégrer son chez soi. Sa nostalgie mystique est traduite par trois symboles : la prison, le voile et l'oeil. Son aspiration à se désincarner est d'abord inscrite dans le champ sémantique de l'emprisonnement corporel, composé des mots "prison", "murailles", "enfermée" et "échapper" (p. 226). Dans la même phrase, l'image du rideau de larmes montre sa volonté de dépassement par le dévoilement. En outre, les derniers instants de sa vie sont marqués par "ce vague et lointain regard […] qui n'exprim[e] aucune perception des choses matérielles" (p. 221). Ce passage insiste à maintes reprises sur ses yeux qui brillent d'un éclat surnaturel. Siège de l'âme, ils indiquent la fascination de l'héroïne pour la spiritualisation et les rêveries ascensionnelles. Emily Brontë semble convaincue que le mal peut être aboli par le transcendant. L'attraction irrésistible des deux moitiés séparées est susceptible de se réaliser dans un paradis futur qui est en même temps un retour aux origines. En effet, l'héroïne se sent appelée par les hauteurs de Hurle-Vent dont la verticalité évoque celle des montagnes sacrées. N'oublions pas que son délire du chapitre 12 est peuplé de plumes qui symbolisent son désir d'ascension vers un espace métaphysique situé "incomparablement au-delà et au-dessus [des mortels]" (p. 226), c'est-à-dire vers la complétude. Cette nostalgie de l'androgyne primordial s'apparente donc à celle du paradis prénatal. Elle rappelle que toute naissance est vécue comme une mutilation dont le régime diurne de l'antithèse rend parfaitement compte. Le personnage de Catherine illustre le caractère névrotique de l'angoisse de l'altérité chez Emily Brontë.

II- LA CONVERSION AU RÉGIME NOCTURNE DE L'IMAGINAIRE

  • 7 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., pp. 128-129.

8Selon Gilbert Durand, "les systèmes d'images qui font une large place au schéma de la chute sont toujours sur la voie de l'euphémisation"7. La rédemption du mal par la souffrance tend à positiver les ténèbres. Cette évolution s'esquisse à partir de la disparition de Catherine : l'euphémisation de la mort devient un moyen d'exorciser une douleur trop intense. Cet attrait pour l'apaisement se manifeste dans un recours au régime nocturne de l'imaginaire.

1. La rêverie du repos et le figement du temps

  • 8 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Corti, Paris, 1977, p. 6.

9La quête d'un refuge se traduit dans des symboles d'intimité qui sont pour Bachelard "une grande marque du retour à la mère"8. Evoquée lors de la crise de schizophrénie de l'héroïne, "la grotte des fées sous le rocher de Penistone" (p. 178) apparaît comme une matrice originelle qui préserve le souvenir du bonheur enfantin. Mais la cavité la plus fascinante est la tombe. Catherine aspire à rejoindre "[son] étroite demeure de là-bas, [son] lieu de repos" (p. 185). Cependant, la mort ne peut apporter paix et consolation que dans l'union d'"un dernier sommeil à côté de [l'être aimé]" (p. 385). C'est pourquoi, bien que Heathcliff s'en défende, elle exerce sur lui une trouble fascination. Cette attitude trahit une angoisse devant le sentiment de finitude, et plus particulièrement un refus de la mort comme fin de l'amour. D'ailleurs, la conservation des traits de Catherine grâce à la tourbe protectrice du cimetière de Gimmerton suggère une immortalité qui défie Kronos, ou tout au mois une vie ralentie et latente qui nie la fuite du temps et la mort. Telle est la fonction du repli dans les cavités. Même Lockwood remarque que "le temps n'avance pas ici" (p. 57). L'impression de suspension du temps est renforcée par la présence du schème du redoublement. La redondance des prénoms des personnages, en particulier des deux Catherine, ainsi que l'aspect compulsif de la vengeance de l'amoureux éconduit créent une structure de répétition qui semble entraver la marche du temps. En effet, Heathcliff fait en sorte que l'histoire se réitère : il veut avilir le fils de Hindley comme lui-même l'a été par ce dernier, et il y parvient si bien dans un premier temps que "Hareton sembl[e] une incarnation de [sa] jeunesse" (p. 429). Paradoxalement, la ritualisation du mal se fait arme spirituelle. La création artificielle d'un double du couple des amants maudits à travers leurs descendants Cathy et Hareton constitue une tentative pour apprivoiser le temps et ainsi abolir la distance qui sépare leurs aînés.

2. Le centre symbolique

  • 9 Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, Quadrige-P.U.F, Paris, 1992, p. 57.
  • 10 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, op. cit., p. 119.

10Cette rêverie de l'intimité trouve un prolongement dans le symbolisme du centre. La maison des Hauts de Hurle-Vent est l'image même de "la maison qui lutte"9. Semblable à "un château fort du temps jadis" (p. 196), elle paraît d'autant plus hostile que l'auteur insiste sur sa clôture et sur l'omniprésence des chiens de garde. Protégé aussi précieusement qu'un lieu sacré, son potentiel maléfique s'exerce sur les intrus qui franchissent son seuil, tels que Lockwood et Isabelle. Pour ces non-initiés qui s'y aventurent sans guide, elle devient un espace cauchemardesque aux méandres labyrinthiques. En revanche, la maison d'enfance est le centre du monde spirituel de Catherine et Heathcliff. C'est plus particulièrement leur ancienne chambre commune qui revêt un caractère sacré, à tel point que Heathcliff en fait "son sanctuaire" (p. 59) et en interdit l'accès à tout autre que lui. Même une fois devenus adultes, l'un comme l'autre ressentent le besoin impératif de retrouver leur véritable demeure, l'étroite cavité du "lit aux panneaux de chêne" (p. 181). Celle-ci correspond à la définition que Bachelard donne de la "maison onirique", à savoir "une image qui, dans le souvenir et les rêves, devient une force de protection"10. La double clôture de cette cavité secrète suggère aussi le thème de l'emboîtement, caractéristique du régime nocturne de l'imaginaire tel qu'il a été décrit par Durand. Ce centre paradisiaque à l'intimité reposante semble donc appeler à l'apaisement et au réconfort qui ne se réaliseront que dans la mort.

3. La mort : une expérience initiatique

  • 11 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de repos, op. cit., p. 113.
  • 12 Georges Bataille, La littérature et le mal, Gallimard, Paris, 1972, collection "Idées", p. 12.

11L'expérience de la mort est présentée comme une aventure spirituelle, une descente au fond de soi qui mène à la révélation. Au chapitre 12 (p. 183), la maladie de Catherine suscite des réminiscences visionnaires dans lesquelles les "lueurs" et les "chandelle[s]" représentent la bougie du veilleur (ici, Joseph), c'est-à-dire l'emblème du gardien qui éclaire la voie conduisant les âmes vers l'autre monde. Le "voyage pénible" vers la demeure lointaine s'apparente à une quête. Le cimetière de Gimmerton constitue le principal obstacle sur ce parcours ; il faut donc oser traverser le pays des morts avant d'atteindre le but suprême. Or, selon Bachelard, "[l]a maison éclairée, c'est le phare de la tranquillité rêvée. Elle est l'élément central du conte de l'enfant perdu"11. Le chemin de la sérénité apparaît ici comme celui de la mort. Encore faut-il que Heathcliff y rejoigne Catherine. De ce point de vue, le premier rêve de Lockwood peut être considéré comme une invitation au pèlerinage. Nous y retrouvons des éléments symboliques tels que le "guide" (Joseph) et le "bâton de pèlerin" (p. 51). Bien entendu, l'appel du spectre n'est pas destiné au narrateur, mais à Heathcliff qui seul en comprend la signification profonde et accepte de relever le défi. Sa quête spirituelle vise l'établissement d'un contact avec le monde des morts. L'imminence du passage est soulignée par tout un champ sémantique de la limite et par l'antithèse entre le ciel et l'enfer : le "seuil de l'enfer" (p. 435) s'oppose à la "rive" à atteindre (p. 411), c'est-à-dire "[son] ciel" (p. 435), un espace métaphysique et fusionnel qui ne peut être assimilé à celui des chrétiens. Sa mort visionnaire a lieu au sein du centre initiatique. Comme lors de celle de l'héroïne, l'auteur évoque l'ouverture de la fenêtre, condition de possibilité du contact entre intériorité et extériorité. Les yeux restés ouverts et l'insistance sur le bonheur radieux qui émane de tout l'être témoignent de l'accomplissement du passage au moment où les fonctions vitales de Heathcliff se sont arrêtées. Seule la dissolution en "poussière avec [Catherine]" (p. 315), véritable anéantissement dans le double, permet la réintégration de la perfection originelle. L'auteur affirme ainsi la continuité de l'expérience amoureuse dans la vie et dans la mort, en éludant la question traumatisante de la fusion chamelle. Dans ces conditions, on peut dire avec Georges Bataille que "la mort est apparemment la vérité de l'amour"12 : elle est le gage d'une rédemption symbolisée par l'accès à un paradis mystique.

III - RÊVES DE VICTOIRE ET APOTHÉOSE DE LA SECONDE GÉNÉRATION

12Malgré ce message spiritualiste, le second couple mythique des Hauts de Hurle-Vent ne s'enferme pas dans la répétition du passé. Cette fois, l'expérience initiatique de la mort est vécue sous forme de catalepsie par Cathy. Sa mort apparente conditionne la métamorphose du moi et du monde qui se réconcilient à travers la réalisation du mythe paradisiaque de l'amour sur terre.

1. Les rêves d'ascension

13A l'opposé de leurs aînés, Cathy et Hareton sont présentés comme des êtres diurnes. Ainsi, la naissance de la jeune femme marque une rupture avec le monde du mal : un tableau printanier la place d'emblée sous le signe de la paix, tandis que son petit corps apparaît nimbé d'une "lumière douce et délicate" (p. 231). De plus, les deux nouveaux amoureux possèdent des yeux identiques (p. 428) qui sont non seulement le fruit de leur hérédité commune, mais aussi le signe d'une complémentarité de l'âme. Ils partagent en outre la même nature fertile : celle de Hareton est par exemple décrite comme un "sol riche" (p. 271), comparable à de "l'or" (p. 299). Leur santé vigoureuse ne les éloigne donc pas des aspirations spirituelles, l'or signalant l'impulsion vers un but lointain et inaccessible, vers un idéal. L'auteur s'attache particulièrement à dépeindre les rêves d'ascension de Cathy. L'attirance irrépressible de l'adolescente vers les "rochers dorés" de Penistone Crags (p. 272) signale bien l'isomorphisme qui existe entre la lumière et l'élévation. Pour ce couple-ci, la grotte aux fées revêt la valeur d'un centre spirituel, comme le montre l'utilisation du champ sémantique de l'initiation avec les termes "pèlerinage", "ensorcel[er], "révél[er] les mystères" et "guide" (p. 273). Cette rêverie ascensionnelle est aussi suggérée par l'habitude qu'a Cathy de grimper aux arbres et de s'y laisser bercer par la brise. Pareille aux "oiseaux" d'été (p. 312), elle affectionne particulièrement l'image céleste de l'"alouette[]" (p. 334). Elle formule ce souhait d'une vie dans l'arbre, symbole de progrès par excellence, pour donner à son cousin Linton sa conception du bonheur parfait. Cette vision se termine par une danse cosmique unissant l'homme et la nature. De tels symboles ascensionnels affirment donc la possibilité d'un Eden à la fois terrestre et transcendant.

2. La renaissance

  • 13 Gilbert Durand, Les stuctures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., p. 324.

14Le renouveau apporté par ce jeune couple mythique transparaît à travers la métamorphose du paysage. Son entrée dans le récit donne lieu aux premières véritables descriptions printanières du roman. Son règne se prépare avant même la mort de son bourreau Heathcliff, dès lors que celui-ci abandonne sa vengeance. Au chapitre 34, l'atmosphère douce, chaude et ensoleillée du mois d'avril contraste avec la violence et le froid de l'univers de la faute. Désormais, l'horizon déserté par les nuages et la brume laisse le "ciel bleu" (p. 433), tout à fait en accord avec le paysage mental de Cathy et Hareton fondé sur l'insouciance. Promesses de fécondité, le bourgeonnement et "la floraison" (p. 432) sont des images de la jeunesse triomphante. La germination inscrit l'œuvre dans un symbolisme végétal incarnant le temps de l'éternel retour. La présence bienveillante de la lune fertilisante et régulatrice témoigne de la restauration d'un ordre naturel, tandis que le cycle des saisons autorise alors un retour à l'aube de la vie et à l'innocence originelle. Cathy et Hareton sont en effet comparés à des "enfants" (p. 428) dont l'existence future sera jalonnée de découvertes et de "projets" (p. 425), parmi lesquels un "mariage, qui aura lieu le jour de l'an" (p. 446). Dans la mesure où Gilbert Durand montre que les rites primitifs communs à différentes civilisations font de "la nouvelle année […] un recommencement du temps, une création répétée"13, le sens de ce nouveau départ est donc bien d'effacer les tourments passés pour que l'œuvre s'achève sur le temps de l'espérance.

3. Une finale synthétique

15L'éclatante lumière du bonheur terrestre irradie les dernières pages des Hauts de Hurle-Vent. A la fin du chapitre 32, le livre offert à Hareton par Cathy annonce la restauration de la communication. A partir de ce moment, le jeune homme peut laisser la lumière du savoir pénétrer en lui et irradier son visage : "son esprit, en s'éclairant, éclair[e] ses traits", observe Nelly (p. 427). Ce rayonnement intérieur se communique à Cathy, comme le montre le parallélisme des phrases "sa figure brillait" (p. 418) et "son beau visage brillait" (p. 409). Une fois leur amitié scellée par un baiser, l'élève et le maître s'unissent dans un même but : ils sont la preuve vivante de la réconciliation des deux familles ennemies. L'apparence physique de Cathy est d'ailleurs hybride, puisqu'elle allie la blondeur des Linton aux yeux noirs et à la vivacité des Earnshaw. De même, le mélange des "boucles légères et soyeuses" de la jeune femme avec les "mèches noires" de Hareton (p. 409) symbolise une fusion volontaire. Elle fait écho à la scène où Nelly a enroulé les boucles de cheveux de Heathcliff et d'Edgar Linton dans le médaillon que Catherine portait sur son lit de mort. En définitive, cet acte peut être interprété comme une préfiguration de la dissolution à trois. C'est en effet avec sérénité que Heathcliff évoque "le moment où Linton viendra [les] voir", Catherine et lui : il n'esquisse pas le moindre geste pour entraver le rêve de coexistence à trois entretenu par sa bien-aimée, sans doute parce que sur le plan de l'imaginaire, la triade est le véritable réceptacle de la totalité. La vision finale des trois pierres tombales est celle d'une paix totale. L'ère de la menace a pris fin : les "moutons" (p. 406) paissent librement après la mort du loup. C'est la révolution : à la clôture succède le "progrès" (p. 408), voire "le couronnement" (p. 420). L'apothéose finale unit les astres dorés du jour et de la nuit. "Derrière moi resplendissait le soleil à son déclin, devant se levait la lune dans sa douce gloire" décrit Lockwood (p. 408). La complémentarité entre les deux lumières confirme la réconciliation des deux régimes de l'imaginaire dans un finale synthétique.

16Finalement, dans Les Hauts de Hurle-Vent, Emily Brontë revivifie le mythe littéraire de l'androgynie paradisiaque en le faisant glisser du plan métaphysique au plan terrestre. Elle démontre ainsi la capacité du récit mythique à se transmuer. Celui-ci ne saurait en effet survivre à la répétition stérile, mais bien au contraire il ne doit son salut qu'à une métamorphose constante et enrichissante. A travers ce mythe et les souffrances expiatoires qu'il suppose, l'œuvre affirme aussi l'adhésion de son auteur à un sens du temps chrétien qui va de la chute à la rédemption. Sa foi en la possibilité du bonheur terrestre n'exclut donc pas l'observation d'un trajet anthropologique où l'expérience du mal et de la souffrance apparaît comme inhérente à toute vie humaine.

  • 14 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Corti, Paris, 1992, p. 164.
  • 15 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., p. 335.

17Selon Bachelard, le soleil couchant est "une image […] d'acquiescement à la vie nocturne"14. Elle résume bien l'aspect synthétique de la fin du roman. Or, cet "effort syncrétique pour réintégrer le Bien au Mal"15 révèle une tendance de l’esprit caractéristique du romantisme dont l'influence sur cette œuvre est patente. La revalorisation des valeurs nocturnes associée à la fascination pour le mythe de l'androgyne manifeste la valeur étiologique du mythe qui consiste à rendre compte de souffrances et d'aspirations qui sans lui seraient inexplicables.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

Texte de référence

Emily BRONTE, Les Hauts de Hurle-Vent, Librairie générale française, Paris, 1989, collection "Le livre de poche", traduction de Frédéric Lebecque.

Œuvres critiques sur Les Hauts de Hurle-Vent

- Judith BATES, L'onirisme dans Wuthering Heights d'Emily Brontë. Narration, schèmes, symbolisme., Ed. Lettres modernes-Minard, Paris, 1988, collection "Situations", no 47.

- Jean-Pierre PETIT, L'œuvre d'Emily Brontë. La vision et les thèmes., Ed. L'Hermès, Lyon, 1977, collection "Les hommes et les lettres".

- Georges BATAILLE, La littérature et le mal, Gallimard, Paris, 1972, collection "Idées", pp. 9 à 33.

Œuvres générales sur l'imaginaire

- Gaston BACHELARD, L’air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement, Corti, Paris, 1983.

- Gaston BACHELARD, La terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l'intimité., Corti, Paris, 1977.

- Gaston BACHELARD, La terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l'imagination de la matière., Corti, Paris, 1992.

- Gaston BACHELARD, La poétique de l'espace, Quadrige-P.U.F, Paris, 1992.

- Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas, Paris, 1969, collection "Etudes supérieures".

- Mircéa ELIADE, Méphistophélès et l'androgyne, Gallimard, Paris, 1972, collection "Les essais".

Notes

1 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas, Paris, 1969, collection "Etudes supérieures", p. 413.

2 Mircéa Eliade, Méphistophélès et l’androgyne, Gallimard, Paris, 1972, collection "Les essais", p. 142.

3 Toutes les références se rapportent à l'édition française des Hauts de Hurle-Vent parue à la Librairie générale française, Paris, 1989, collection "Le livre de poche", traduction de Philippe Lebecque.

4 Mircéa Eliade, Méphistophélès et l’androgyne, op. cit, p. 121.

5 Ibid., p. 52.

6 Gilbert Durand. Les stuctures anthropologiques de l'imaginaire, op  cit., p. 77.

7 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., pp. 128-129.

8 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Corti, Paris, 1977, p. 6.

9 Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, Quadrige-P.U.F, Paris, 1992, p. 57.

10 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, op. cit., p. 119.

11 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de repos, op. cit., p. 113.

12 Georges Bataille, La littérature et le mal, Gallimard, Paris, 1972, collection "Idées", p. 12.

13 Gilbert Durand, Les stuctures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., p. 324.

14 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Corti, Paris, 1992, p. 164.

15 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., p. 335.

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