Héraclite, un rêveur du feu
p. 391-405
Texte intégral
1La pensée présocratique a pu être qualifiée de physicienne, ayant souvent cherché matériellement à déterminer l'origine première du monde. Thaïes de Milet voyait par exemple dans l'eau, l'élément à partir duquel le monde et les corps sont formés, tandis que pour Anaximène, l'arché était l'air. On retrouve la même démarche avec Héraclite d'Éphèse qui semble faire du feu "le père de tout, roi de tout"1.
2Si la matière est à l'origine du monde pour ces penseurs présocratiques, peut-être l'est-elle d'abord de leur pensée, voire de leur parole et de leur écriture. Pour Bachelard, "les quatre éléments [sont] les hormones de l'imagination"2, autrement dit l'imagination est influencée et conduite par l'élément matériel. Peut-on dire alors qu'à leur lecture, les Fragments d'Héraclite d'Éphèse véhiculent une imagination de feu ? Le feu est-il à la source de la pensée, de l'imaginaire et de la parole héraclitéens ? Sous quelles formes apparaît-il et quelle est sa place dans les Fragments ?
I - Le Feu tout puissant
3Gilbert Durand, dans Les Structures Anthropologiques de l'imaginaire, classe dans un premier temps l'archétype du feu dans le régime diurne de l'image. Et le feu héraclitéen semble y avoir sa place car il apparaît dans les Fragments sous diverses formes telles que l'éclair, le flambeau, le soleil, mais aussi à travers Zeus, le dieu "qui flamboie"3
1 - Le Feu et la nature
4On dit généralement que l'englobant que représente la nature, est composé de quatre éléments fondamentaux, l'eau, l'air, la terre et le feu, tous normalement plus ou moins de même niveau. Mais pour Héraclite, le feu semble occuper une place plus importante dans la nature et le monde ; il ne semble pas être considéré comme un simple composant, même fondamental. Quel rapport entretient alors le feu héraclitéen avec la nature ? Dans les Fragments, ses diverses épiphanies démontrent qu'il apparaît au sein de cette "grande Nature", l'archétype du soleil en est un parfait exemple : "[le soleil], large comme un pied d'homme"4.
5On imagine assez facilement ici l'expérience à laquelle se livre Héraclite, allongé dans l'herbe, essayant de mesurer le soleil avec son pied. La réalité du monde et des choses est soumise à l'expérimentation héraclitéenne. Et la taille du soleil est déterminée par Héraclite qui s'appuie sur son observation. Le soleil est une petite pastille dans le ciel pour l'Éphésien ; il n'est donc pas beaucoup plus qu'un principe constituant de la nature. Il intègre la nature qui est à voir, elle, comme un grand tout englobant. C'est pourquoi : "Le soleil n'outrepassera pas ce qui lui est mesuré : sinon, les Érinnyes, auxiliaires de Justice, sauront le découvrir"5.
6Le soleil est gouverné par la nature, dit Héraclite ; il est assujetti à la mesure, à l'ordre et à la justice qui est représentée ici par les Érinnyes. Le soleil ne se gouverne donc pas lui-même. Contrairement à beaucoup de religions et mythologies, le soleil ne fait pas l'objet d'une divinisation dans les Fragments héraclitéens, il est simplement un corps intégrant la nature. Et en tant que tel, il est soumis à la loi du temps qui passe : "Le soleil est nouveau chaque jour, (toujours nouveau sans cesse)"6.
7L'archétype du soleil est donc également significatif du devenir du monde, de la nature et des corps, dans les Fragments héraclitéens, car "le soleil aussi est toujours en devenir"7. L'astre de la lumière appartient donc à la physis8. Et le feu lui-même subit cette loi de la physis car il se meut et se transforme, semble dire Héraclite :
"Métamorphoses du feu : d'abord la mer, et de la mer une moitié devient terre, l'autre moitié nuée ardente. [Terre] se dissout en mer, que l'on mesure selon la même loi, comme avant qu'elle ne fût devenue terre"9.
8Héraclite établit une chaîne de transformation des quatre éléments, mais qu'il fait partir du feu. Il s'agit des "métamorphoses" du feu, de ses conversions en eau, terre et air ou plutôt prestèr dans le texte grec, qui désigne à la fois le feu et le vent. Le feu héraclitéen est donc à l'origine des autres éléments. Faut-il en conclure qu'il est à l'origine du monde ?
2 - Le Feu et le kosmos
9Le kosmos est à opposer au chaos ; l'ordre du monde s'oppose à son désordre. Or le feu tient sa place dans la cosmologie héraclitéenne. Et mieux encore le feu est le kosmos puisque :
"Ce monde, le même pour tous, n'a été créé par aucun dieu ni par aucun homme. Mais il était toujours, il est, il sera, feu toujours vivant, s'allumant avec mesure et s'éteignant avec mesur10.
10Le monde est un "feu toujours vivant". Le monde est le feu, autrement dit c'est le feu qui régit l'ordre du monde puisqu'il "s'allum[e] avec mesure et s'étei[nt] avec mesure". De plus, ce feu est "toujours vivant". La vie est la valeur suprême pour Héraclite et ce fragment fait largement apparaître le rôle du feu : un principe de vie éternelle pour le monde. C'est donc le feu qui anime, c'est lui qui donne la vie. Le feu est le grand souverain car : "La foudre gouverne tout"11.
11Le feu jaillit ici dans toute sa force car la foudre est une arme puissante et même divine. N'oublions pas que c'est l'arme de Zeus, le dieu souverain qui règne sur l'Olympe. Et le verbe utilisé dans ce fragment vient renforcer cette idée de puissance. L’archétype de la foudre vient de plus appuyer la notion de verticalité et d’ascension propre à la critique durandienne.
12Le feu et le kosmos sont synonymes dans la pensée héraclitéenne. C'est le feu qui établit les lois qui organisent le monde.
3 - Le Feu polémique
13La cosmologie héraclitéenne repose sur toute une théorie polémique. Le combat et l'unité des contraires sont effectivement des notions importantes de la pensée héraclitéenne.
14"Le combat est père de tout, roi de tout […]"12. Il est à noter ici que le combat est sans doute synonymique du feu, n'oublions pas en effet que "la foudre gouverne tout". La guerre n'est pas une valeur négative pour Héraclite, car les contraires, en s'affrontant, fusionnent et forment ainsi l'unité cosmique.
"Dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, satiété faim ; il se différencie comme [le feu], quand il est mêlé d'aromates, est nommé suivant le parfum de chacun d'eux"13.
15L'absence de conjonctions de coordination dans l'énumération des couples de contraires, et au sein même de ces couples, appuie l'idée que Dieu est unité. Il faut ici considérer les contraires dans leur unité, mais aussi l'unité de tous les couples. Héraclite souligne par ailleurs dans ce fragment, à l'aide d'une comparaison, la similitude du feu et de Dieu.
16Le combat entre dans la catégorie établie par Gilbert Durand des symboles diaïrétiques. Il se range sous la coupe de l'archétype du glaive. Le combat assume en effet la fonction de séparation dans la mesure où il est révélateur des efforts de distinction et d'ascension. Gilbert Durand note d'ailleurs "l'isomorphisme des armes et des archétypes ascendants" :
"Le glaive vient doubler le sceptre, et les schèmes diaïrétiques viennent consolider les schèmes de la verticalité. Toute transcendance s'accompagne de méthodes de distinction et de purification"14.
17Et l'on trouve dans les Fragments héraclitéens ce schème vertical à travers l'archétype du feu, avec notamment le feu ouranien, dont le meilleur représentant n'est d'ailleurs pas le soleil, mais davantage la foudre, le motif du combat, l'appel du divin, entre autres. L'attirance vers l'ouranien est donc manifeste dans les Fragments. N'oublions pas qu’Héraclite est motivé par la volonté de s'échapper de la foule pour retrouver la "véritable nature" du monde et des choses, pour apprendre, entendre le logos et ainsi approcher la sagesse. Héraclite ne prétend pas pour autant tenter de rejoindre le divin car l'hybris15 est un péché très grave chez les Grecs.
"Il faut éteindre la démesure plus que l'incendie"16.
L'homme doit rester homme comme le soleil ne doit pas "outrepasser[…] ce qui lui est mesuré".
II - Le Feu éclairant
18On a pu voir que Gilbert Durand constatait dans Les Structures Anthropologiques de l'imaginaire l'isomorphisme des schèmes diaïrétique et ascensionnel. Mais il note également que "le schème de l'élévation et l'archétype visuel de la lumière sont complémentaires", ce que confirme l'intuition de Bachelard lorsqu'il déclare : "C'est la même opération de l'esprit humain qui nous porte vers la lumière et vers la hauteur"17. La lumière et l'ascendant sont donc également des isomorphes. Restons ici dans le régime diurne de l'image, en étudiant l'archétype de la lumière à travers le Feu éclairant.
1 - Le Feu spirituel
19La psyché occupe une place importante dans la pensée héraclitéenne, car elle rejoint l'archétype du feu dans sa synonymie avec le vivant. Car "l'âme est une substance ignée"18 pour Héraclite. Et c'est d'ailleurs un lieu commun que d'associer l'âme au feu, rappelons-nous par exemple que la forme du Saint-Esprit chrétien est une flamme. L'âme pour Héraclite est de nature pyrique : "L'âme est une étincelle d'essence stellaire"19.
20Mais il est à noter ici que l'âme est également de nature atmosphérique étant "d'essence stellaire". Elle serait alors prestèr, c'est-à-dire à la fois feu et souffle. Cependant l'âme héraclitéenne n'est pas de nature constante :
"Éclat de lumière : âme sèche, la plus sage et la meilleure"20, fragment que l'on peut opposer à un autre aphorisme :
"Plaisir ou mort pour les âmes, de devenir humides !”21
21Elle s'allume par le feu, mais s'éteint par l'action de l'eau. L'humide soustrait l'âme de son activité ; il la déconcentre. Marcel Conche explique que :
"Le plaisir est la mort ou l'agonie de l’âme, sans doute parce qu'il y a incompatibilité entre le plaisir et la pensée : on ne peut, en même temps, jouir et penser"22.
22L'eau est divertissement et relâchement pour l'âme qui s'éparpille et se dirige alors vers la mort. Chez Héraclite, il y a alternance de l'âme humide et de l'âme sèche, l'humide étant révélateur de la mort et le sec de la vie. Cette oscillation traduit donc l'altérité de l'âme. Cependant, en substance, l'âme héraclitéenne est fondamentalement ignée. Le feu est le principe de vie universelle tandis que l'âme ne représente qu'une vie passagère. L'âme est un feu. Conche note d'ailleurs :
"Pour Héraclite, comme pour Homère, la "psyché" est le principe de vie, ce sans quoi l'homme cesse d'être vivant : par l'"âme", l'homme est en vie"23.
23L'âme est donc elle aussi un principe de vie, mais de vie individuelle contrairement au feu, principe universel. L'âme héraclitéenne se fait également "éclat de lumière" au fragment 125. Le feu spirituel transmet donc la lumière. D'ailleurs Durand note "le symbolisme intellectuel du feu"24, le feu spirituel est donc bien un feu éclairant.
2 - La parole du Feu : le logos
24De la spiritualité au verbe, il n'y a qu'un pas, la parole étant extériorisation de la pensée. C'est pourquoi, pour Gilbert Durand, le verbe et la lumière sont également isomorphiques. Or le logos héraclitéen et le feu sont intimement liés dans la mesure où ces deux notions entrent dans la même constellation d'idées. Car si le feu est le grand souverain, le logos, que l'on peut traduire par "verbe", mais aussi par "raison", dirige également le monde, puisque :
"La sagesse consiste en une seule chose : savoir qu'une sage raison gouverne tout à travers tout"25.
25Héraclite ne masque donc pas la souveraineté et la puissance du logos, qui s'intègre dans le régime diurne de l'image. Le logos héraclitéen est un terme fort car il désigne la Parole, le sens en ce qu'il délimite et définit, c'est la "parole-qui-recueille". Il est donc proche des symboles ascensionnels et diaïrétiques, ainsi que de l'archétype de la foudre : "Chaque expression du logos laisse le sot frappé d'effroi"26.
26Les termes "frappé d'effroi" désignent le phénomène de la foudre. Le logos atteint son patient avec une force évidente, autrement dit il foudroie. Il se dessine alors un mouvement qui, partant du ciel pour percuter la terre, est révélateur de la verticalité et plus particulièrement du schème descendant. La foudre et le logos constellent avec la flèche, qui est elle aussi en mesure de "frapp[er] d'effroi". On peut reconnaître ici l'effet du feu obtenu par percussion dont parle Gilbert Durand :
"Il y a deux manières essentielles manifestement antithétiques d'obtenir du feu : par percussion et par frottement. […] le feu purificateur est psychologiquement parent de la flèche ignée, du coup céleste et flamboyant que constitue l'éclair"27.
27La foudre et la flèche sont des images du logos ; ils proviennent du ciel et saisissent leur sujet avec une violence certaine. Dans l'archétype de la foudre on retrouve de plus l'aspect guerrier et divin du feu. La parole d'Héraclite n'est pas divine en soi, mais elle aussi mystérieuse et énigmatique que l'Oracle de Delphes, du fait de la forme fermée et rigoureuse de l'aphorisme.
3 - L'illumination : la vue
28Les deux notions de logos et de psyché se rassemblent sous la coupe de l'archétype visuel de la lumière. L'âme, étant "une étincelle d'essence stellaire", s'imprègne de la lumière et le logos traduit par définition la volonté d'éclairer. L'oeil et le lumineux sont nécessairement des isomorphes et Héraclite en témoigne en mettant l'accent sur l'importance de la vue dans ses Fragments : "Yeux, témoins plus exacts que les oreilles"28.
29Héraclite est comme Saint Thomas ; il ne donne du crédit qu'à ce qu'il voit, car il lui faut expérimenter lui-même les phénomènes : rappelons-nous la façon dont il mesure le soleil. D'ailleurs pour Héraclite, "La culture est autre soleil pour les hommes cultivés"29.
30Le soleil possède un pouvoir éclairant, il donne le jour aux hommes. Héraclite, en utilisant dans cet aphorisme la métaphore du soleil, souligne le fait que le feu intellectuel éclaire, que la sophia est lumière. Les Fragments héraclitéens confirment donc l'isomorphisme de l'oeil, de la vue et de la lumière. Le soleil donne le jour et par conséquent rend la vue chaque matin à l'homme. Mais il est également un oeil pour le divin, il est la fenêtre d'Ouranos par laquelle le dieu voit tout et peut en conséquence juger de tout.
III - Le jugement rendu par le Feu : l'ékpyrôsis
31On a pu établir que le feu héraclitéen était finalement Dieu tout puissant, Dieu unique, grand souverain. Mais il possède également le pouvoir de la justice suprême, la Diké : "Le feu surviendra pour tout juger et saisir"30.
32Annonçant le jugement futur du Feu tout puissant, Héraclite apparaît presque comme le Messie prédisant le feu châtiment. Mais ne nous méprenons pas ici, il ne s'agit pas de comprendre l'avertissement héraclitéen d'un embrasement futur comme une prophétie apocalyptique.
1 - La dialectique de l'ékpyrôsis et de la diacosmésis
33Héraclite "prophétise le feu"31 : le Feu-juge exécutera sa sentence par l'embrasement, par un incendie, mais qui ne signera pas pour autant la fin du monde. Le concept héraclitéen d'ékpyrôsis signale seulement la fin d'un cycle. En fait, il s'agit plutôt d'un va-et-vient entre l'ékpyrôsis et la diacosmésis. Le premier, ék-pyrôsis, indique la "sortie par le feu" et la seconde, dia-kosmésis, la "mise en ordre" du monde. D'ailleurs Héraclite écrit : "[J'appelle le feu] besoin et satiété32.
34L'ékpyrôsis correspond à l'état de satiété, tandis que la diacosmésis est état de besoin. Le feu héraclitéen, comme on l'a déjà dit, règne sur les contraires : il les unit. Le feu est besoin et satiété. Ces deux états correspondent à l'avancée, puis au retrait de la substance ignée, ils dessinent le mouvement du soleil qui se lève et s'éteint chaque jour. On découvre ici des valeurs bien différentes du feu héraclitéen à travers la notion d'ékpyrôsis : la destruction, mais aussi la purification, car la destruction par le feu occasionne l'éradication du mal. Ces valeurs sont symptomatiques du schème diaïrétique, de la volonté de distinction, et appartiennent par conséquent au régime diurne de l'image. Cependant le feu destructeur fait également apparaître le régime nocturne de l'image. Pour Durand en effet :
"[…] le feu [est] l'élément sacrificiel par excellence, celui qui confère au sacrifié la destruction totale, aube des totales régénérations. [L]es coutumes [sacrificielles] viennent s'inscrire dans la grande constellation dramatique de la mort suivie de la résurrection"33.
35L'ékpyrôsis héraclitéenne est annonciatrice d'une renaissance, de la diacosmésis : l'état de satiété suscite la destruction et la purification, et appelle à sa suite l'état du besoin, propice à une reconstruction, à une "ré-organisation". La dialectique de l'ekpyrôsis et de la diacosmésis appartient donc au régime nocturne de l'image.
2 - La conception héraclitéenne du temps : le devenir et l'archétype du cercle
36Les états de satiété et de besoin alternent, puisque la destruction et la "mise en ordre" s'appellent et se suivent indéfiniment, reproduisant ainsi un cercle. Ce cercle est d'ailleurs représentatif pour l'Éphésien, de la Grande Année : elle commence par la "mise en ordre" du monde et se termine par un incendie purificateur. La conception héracliéenne du temps est cyclique car la Grande Année recommence à chaque nouveau cycle. "Commencement et fin coïncident sur le pourtour du cercle"34.
37Cet aphorisme met l'accent sur la notion de cycle dans la mesure où le cercle n'ayant ni point de départ, ni point d'arrivée, suscite un perpétuel retour. C'est ainsi que Jean Brun intitule son ouvrage, Héraclite ou la philosophie de l’Éternel Retour35. L'archétype du cercle et le feu interviennent donc dans la compréhension de la conception héraclitéenne du temps. Mais sur ce point on connaît davantage les images du fleuve et de l'eau : "Tout s'écoule et n'est jamais le même"36.
38L'eau du fleuve n'est pas statique, elle est avancée vers l'aval. Pour Héraclite l'eau est significative de la fatalité du devenir et donc symbolique du temps. Mais le devenir hydrique est linéarité tandis que le devenir igné est cyclique et rythmique. D'autre part, l'image du fleuve est révélatrice de l'altérité car "tout s'écoule et n'est jamais le même"37. L'archétype du feu, lui, est caractéristique de l'identité puisqu'il est concentration de l'âme. L'eau est annonciatrice de la mort, tandis que le feu, même s'il peut être destructeur, donne aussi la vie.
3 - Le pouvoir dynamisant du Feu
39La dialectique de l'ékpyrôsis et de la diacosmésis fait apparaître le schème rythmique puisqu'elle occasionne un va-et-vient incessant. Le feu héraclitéen se révèle alors comme un feu sexualisé. A ce propos, Gilbert Durand écrit :
"Technologie et mythologie se rencontrent sur ce fait : le frottement rythmique, qu'il soit oblique ou surtout circulaire, est le procédé primitif pour faire le feu"38.
40Le schème du frottement rythmique possède une valorisation sexuelle : rappelons-nous en effet La Psychanalyse du Feu de Bachelard et son chapitre intitulé "Le Feu sexualisé" où l'auteur écrit que le frottement est le père du feu. Le feu sexualisé est donc obtenu ici par le frottement rythmique et non plus par la percussion, qui concernait le feu de la foudre ou le feu spirituel. Le feu héraclitéen, dans cette valorisation sexuelle, accède par conséquent au régime nocturne de l'image. Gilbert Durand note cet "isomorphisme sexuel et nocturne attaché à la naissance du feu"39. L'image ignée du devenir héraclitéen est victoire sur l'angoisse du temps, car elle constitue un dépassement de la mort, qui était sous-entendu derrière la dialectique de l'ékpyrôsis et de la diacosmésis. Ce dépassement de la mort par la pensée héraclitéenne est symptomatique de ce que Durand appelle le mythe du progrès car il signale une maîtrise du temps. L'isomorphisme du feu et du cercle introduit la notion de reproduction incessante et par conséquent l'éternité. Et c'est par le feu sexualisé que l'on parvient à l'harmonie. Durand note d'ailleurs : "Comme le dit pudiquement Bachelard, c'est peut-être dans ce "tendre travail" - de faire le feu - "que l'homme a appris à chanter"40.
41Le feu rythmique se sublime dans la musique, disent Durand et Bachelard. Le feu polémique est très proche du feu sexualisé car l'affrontement est une fusion de deux principes contraires. Le feu polémique est "poétique", il est créatif et suscite l'harmonie.
42Il serait donc finalement plus approprié de parler ici de régime synthétique de l'image à propos du feu héraclitéen qui est harmonique.
43Le feu définit l'intuition centrale de la pensée héraclitéenne, il regroupe presque toutes les notions importantes contenues dans ses Fragments. Le feu est synonyme du logos, du kosmos, de la sophia, de la psyché, de la physis, de la diké, du polémos,… Héraclite est bien un rêveur du feu, l'élément igné inspire le poète autant dans sa philosophie que dans son écriture. L'archétype du feu apparaît largement dans les aphorismes de l'Obscur, au sein par exemple des métaphores du soleil, de la foudre ou de l'incendie. La philosophie héraclitéenne enseigne un véritable "panpyrisme". Le Feu est tout. Le Feu est vie. Le Feu est Dieu. Tout se meut, se transforme, et ce mouvement, c'est le Feu.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
BIBLIOGRAPHIE
10.3917/dunod.duran.2016.01 :DURAND G., Les Structures Anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 11è éd., 1992.
BATTISTINI Y., Trois Présocratiques, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, "Tel", 1988.
CONCHE M., Héraclite, Fragments, Paris, PUF, "piméthée", 1986.
BACHELARD G., L’Air et les songes, Paris, Corti, 1943. La Psychanalyse du Feu, Paris, Gallimard, folio essais, 1949.
BRUN J., Héraclite ou la philosophie de l’Éternel Retour, Paris, Seghers, 1965.
Notes de bas de page
1 Battistini, Trois Présocratiques, p. 37, fragment 57.
2 Bachelard, L’Air et les songes, Corti, p. 19.
3 Battistini, op. cit., p. 43, fragment 127.
4 Ibid, p. 31, fragment 3.
5 Ibid, p. 41, fragment 101.
6 Ibid, p. 32, fragment 6.
7 Ibid, p. 32, fragment 7.
8 La physis traduit la nature, mais aussi la notion du devenir.
9 Ibid, p. 34, fragment 32.
10 Ibid, p. 34, fragment 31.
11 Conche, Héraclite, Fragments, PUF, p. 302, fragment 87.
12 Battistini, op. cit., p. 37, fragment 57.
13 Conche, op. cit., p. 379, fragment 109.
14 Durand, Les Structures Anthropologiques de l'imaginaire, Dunod, p. 178.
15 Le mot grec hybris se traduit généralement par "démesure".
16 Battistini, op. cit., p. 35, fragment 45.
17 Durand, op. cit., p. 136, citant Bachelard, L'Air et les songes, Paris, Corti, 1943, p. 24.
18 Termes de Battistini, op. cit., p. 62, traduisant Aétius qui lui-même notait la pensée d'Héraclite, Parménide et Hippase.
19 Battistini, op. cit., p. 45, fragment 150.
20 Ibid, p. 43, fragment 125.
21 Ibid, p. 39, fragment 82.
22 Conche, op. cit., p. 332.
23 Ibid, p. 328.
24 Durand, op. cit., p. 197.
25 Conche, op. cit., p. 241, fragment 64.
26 Battistini, op. cit., p. 40, fragment 93.
27 Durand, op. cit., p. 195.
28 Battistini, op. cit., p. 41, fragment 109.
29 Ibid, p. 44, fragment 143.
30 Ibid, p. 38, fragment 70.
31 Ibid, p. 33, fragment 15.
32 Ibid, p. 38, fragment 69.
33 Durand, op. cit., p. 382.
34 Battistini, op. cit., p. 41, fragment 111.
35 J. Brun, Héraclite ou la philosophie de l'Éternel Retour, Paris, Seghers, 1965.
36 Battistini, op. cit., p. 45, fragment 152.
37 Ibid, p. 45, fragment 152.
38 Durand, op. cit., p. 383.
39 Ibid, p. 383.
40 Ibid, p. 385, Durand cite Bachelard, La Psychanalyse du Feu, Paris, Gallimard, pp. 54, 56.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Figures du marginal dans la littérature française et francophone
Cahier XXIX
Arlette Bouloumié (dir.)
2003
Particularités physiques et marginalité dans la littérature
Cahier XXXI
Arlette Bouloumié (dir.)
2005
Libres variations sur le sacré dans la littérature du xxe siècle
Cahier XXXV
Arlette Bouloumié (dir.)
2013
Bestiaires
Mélanges en l'honneur d'Arlette Bouloumié – Cahier XXXVI
Frédérique Le Nan et Isabelle Trivisani-Moreau (dir.)
2014
Traces du végétal
Isabelle Trivisani-Moreau, Aude-Nuscia Taïbi et Cristiana Oghina-Pavie (dir.)
2015
Figures mythiques féminines dans la littérature contemporaine
Cahier XXVIII
Arlette Bouloumié (dir.)
2002