Le Directoire : une deuxième chance pour la République ?

1« Le Directoire exécutif est en activité, les ministres sont nommés ; enfin nous avons un gouvernement1 ! » Soulagement et espoir transparaissent dans ces mots par lesquels le publiciste Lenoir de la Roche commence son éditorial du samedi 7 novembre 1795 dans Le Moniteur universel. Une semaine auparavant, les deux nouvelles chambres législatives, le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens, avaient choisi les membres du nouveau gouvernement : cinq directeurs détiendraient désormais entre leurs mains le sort de la République française – donnant son nom au dernier régime de la décennie révolutionnaire.

2Depuis l’été 1789, la France avait été principalement gouvernée par l’Assemblée nationale constituante, jusqu’à ce qu’en 1791 la première constitution française détermine officiellement, du moins pendant quelques mois, les pouvoirs du roi et ceux de l’Assemblée législative. La proclamation de la République à l’automne 1792 n’avait pas été suivie par la formation d’un gouvernement constitutionnel, compte tenu de l’aggravation des événements révolutionnaires : la Constitution de 1793 avait été suspendue peu après sa proclamation et l’État était dirigé par la Convention nationale et ses comités. Aussi, après la chute de Robespierre, en thermidor an II de la République, les nouveaux dirigeants, appelés thermidoriens, avaient dû se contenter de remanier et de rogner les pouvoirs des comités de la Convention – jusqu’à ce qu’entre en vigueur, en 1795, la nouvelle et troisième constitution de la Révolution prévoyant une stricte séparation des pouvoirs exécutif et législatif. Le premier gouvernement constitutionnel de la République française était formé de cinq directeurs de rang égal. Désormais, une fois par an, le sort décidait de celui qui devait quitter le nouvel organe pour être remplacé par un autre membre choisi par les Conseils. Les pères de la Constitution espéraient que cette procédure empêcherait à l’avenir toute forme d’abus de pouvoir.

3L’éditeur du Moniteur n’était donc pas le seul à placer de grands espoirs dans les nouveaux dirigeants – la population dans sa majorité aspirait à la fi n de la guerre, des luttes de factions et de la débâcle financière. Les directeurs en étaient conscients : dans leur première déclaration gouvernementale, ils s’engageaient à mettre fin à la Révolution et à rétablir l’ordre, la prospérité et la paix en France2. La République française reçut une deuxième chance : elle traînait le poids des guerres civiles et des mesures d’exception des années passées3, mais elle pouvait aussi, à l’automne 1795, avec la mise en place des nouvelles institutions – les Conseils parlementaires et le Directoire – espérer perdurer dans l’avenir4.

4Avec le recul nous savons que le régime n’a pas atteint tous les objectifs qu’il s’était fixés : quand, à la fin de l’année 1799, Napoléon Bonaparte prend le pouvoir avec deux autres consuls et proclame une nouvelle constitution, la France est de nouveau en guerre, les inégalités sociales se sont encore aggravées et la situation financière désastreuse a encore empiré ; par ailleurs, de nombreuses régions sont en proie à des troubles et livrées à des bandes de brigands. Les historiographes français, qu’ils appartiennent à l’école traditionnelle ou marxiste, présentèrent, presque jusqu’à la fi n du xx^e siècle, l’histoire du Directoire comme la chronique d’un échec, déterminée par sa fin : la prise du pouvoir par Napoléon Bonaparte5. Depuis une quinzaine d’années une meilleure compréhension de l’époque se fait jour dans des travaux spécialisés, mais leurs résultats ne s’inscrivent que très lentement dans les études et recherches récentes portant sur la décennie révolutionnaire6. Dans la mémoire collective des Français, le Directoire évoque encore maintenant des associations essentiellement négatives ; même son bicentenaire n’est pas vraiment parvenu à réveiller l’intérêt du public pour cette période de l’histoire de France. Pour la première fois, en 2005, le régime a inspiré une exposition thématique – débordant également sur le Consulat de Napoléon Bonaparte, une époque qui jouit d’une plus grande popularité auprès du public français7. Cette exposition attira tout de même 33 000 visiteurs au musée Carnavalet à Paris – sans pourtant susciter de débat sur la signification du Directoire pour la culture politique française8.

5Le présent essai tente de nuancer l’image négative qui s’attache au Directoire, à partir d’un corpus de sources restreint et dans une perspective précise. En effet, de manière à mieux cerner les rapports de « la représentation et du pouvoir » à l’époque directoriale, notre choix s’est porté sur l’étude des gravures d’époque qui proposent une visualisation des nouvelles « élites » républicaines. Il convient toutefois de distinguer deux volets : d’une part, les formes de la représentation officielle et l’autoreprésentation des élites politiques ainsi que leur réception dans les caricatures, d’autre part, celle des élites sociales telles qu’elles étaient célébrées ou au contraire caricaturées dans les gravures. La notion d’élite est ici prise au sens large : il s’agit non seulement des décideurs politiques représentant les pouvoirs exécutif et législatif qui occupent le devant de la scène, mais aussi d’autres groupes sociaux ayant une place prépondérante dans la vie publique et étant au centre du débat public.

6Le choix des sources s’explique par l’intérêt pour la culture politique de l’époque : cet essai, s’appuyant sur des positions de l’histoire culturelle, prend pour hypothèse que « le politique » est un espace social de communication, défini autant par les gouvernants que par les gouvernés, rivalisant pour accaparer le pouvoir d’interprétation officiel. Nous admettons, comme le fait Roger Chartier, que les structures sociales se construisent toujours à partir de processus complexes faisant intervenir confrontation et négociation qui utilisent principalement des stratégies symboliques et culturelles visant à donner du sens à une « réalité » historique donnée9. Par conséquent, chaque culture politique est le résultat des « luttes de représentations » (prises au sens le plus large de conception, d’autoreprésentation, de spectacle et d’illustration)10, c’est-à-dire le produit des valeurs et des attentes, des images et des convictions inexprimées qui sont la trame de toute pratique sociale. De telles « représentations » se manifestent principalement dans les pratiques symboliques, le langage, l’iconographie et la gestuelle11.

7À cet égard, les symboles contenus dans les gravures avaient bien plus qu’une fonction simplement édifiante ou illustrative. La République, en 1795, n’est pas encore une valeur en soi pour les Français, au contraire, son histoire est liée à des souvenirs douloureux, et le jeune régime doit encore faire ses preuves s’il veut perdurer. Les formes de représentation des nouvelles élites de la société directoriale eurent donc une influence sur l’imaginaire de la société et la formation des opinions politiques, en illustrant directement ce que « la République » signifiait pour ses contemporains. De cette manière, elles influencèrent le débat public et façonnèrent la vie politique12 ; la signification qu’elles peuvent avoir eue pour la stabilisation ou la perte de légitimité du régime républicain devient évidente.

8Si l’on adopte cette optique, l’une des priorités est d’identifier les valeurs qui se sont traduites par les formes visuelles de représentation des élites politiques et sociales du Directoire. Confronté aux autoreprésentations du régime dans les gravures, on se demandera dans quelle mesure les dirigeants ont tenté, par l’image, d’imposer leur vision de ce que devait être le « système de valeurs » de la société. Mais aussi les caricatures, par la critique qu’elles exercent, nous renseignent sur l’idée que les artistes ou les commanditaires se faisaient de l’ordre social et de ses valeurs. Un « ordre » politique et social se bâtit sur la concordance des institutions, des valeurs et des normes. Les valeurs sont des orientations optionnelles à la disposition de la société pour donner un sens à l’existence13 : les hommes construisent leur vie en fonction de buts qui leur semblent valoir la peine d’atteindre. Les valeurs n’existent que par rapport aux hommes, dans la mesure où ce sont eux qui les choisissent, pour les respecter ou y aspirer14. Leur importance sociale se manifeste au travers des diverses formes qui les matérialisent (comme les gravures), mais aussi dans les réactions que suscitent ces formes.

9Les auteurs, les conditions de production et les vecteurs de circulation des planches étudiées ne sont pas pertinents ici. Avec les moyens de l’analyse discursive historique15, c’est une évaluation qualitative et non quantitative qui est recherchée, qui ne se veut pas exhaustive. L’intérêt est d’analyser et d’interpréter les images, les métaphores et les symboles dominant les mentalités du temps16. Les révolutionnaires avaient affirmé leur volonté d’instaurer une « nouvelle société » caractérisée par un système de valeurs qui la distinguerait des abus de la monarchie et de la société de l’Ancien Régime dominée par la noblesse. Quelles furent les valeurs et les idées qui marquèrent le débat au sein de la société française après la fi n de la Terreur ? Comment les systèmes de valeurs au centre du débat politique et sociétal se situaient-ils les uns par rapport aux autres ? À quels niveaux les fractures et les problèmes sont-ils apparus17 ?

Cérémonial ou spectacle ? La mise en scène de la République au service de l’État-nation

Les allégories de la République : appropriation et réinterprétation de la tradition révolutionnaire

10Avec l’abolition de la monarchie, la tradition officielle de représenter la France dans le portrait du roi disparaît18. À partir de 1792, la République s’efforcera de mettre en place une nouvelle iconographie officielle, faisant plus clairement référence à l’État en tant que communauté de destin : sur les sceaux et les documents officiels, les révolutionnaires visualisent soit le nouveau souverain, c’est-à-dire le peuple, soit le nouveau régime, c’est-à-dire la République, soit encore la nouvelle communauté de valeurs qui est la Nation. Or ces références sont toutes de nature abstraite ; et elles subiront au cours de l’histoire mouvementée de la Révolution un grand nombre d’interprétations et de concrétisations différentes.

11Déjà sous la Terreur plusieurs allégories sont en rivalité pour représenter officiellement le nouvel État français. Même si l’allégorie appartient à une longue tradition, les révolutionnaires vont adapter, enrichir et transformer le répertoire symbolique de l’Ancien Régime pour l’intégrer dans une culture politique nouvelle, créant ainsi leur propre tradition. Les années 1789-1799 ne forment cependant pas un bloc monolithique : les valeurs révolutionnaires évoluèrent à plusieurs reprises au cours de leur histoire, entraînant des métamorphoses de l’imagerie qu’elles avaient inspirée. Sous la dictature jacobine le peuple est fréquemment mis en scène pour symboliser la République. Dans la période radicale de 1793-1794, il sera souvent représenté sous l’aspect d’un Hercule puissant terrassant l’hydre de la monarchie ou celle des mouvements contre-révolutionnaires19, la force et la simplicité étant ainsi mises en avant comme les premières vertus du peuple, garant de la légitimité du régime. Ayant réprimé les derniers soulèvements populaires au printemps de 1795, la Convention thermidorienne se distancie sans équivoque des éléments populaires qui ont jusqu’alors soutenu la Révolution et qu’elle ressent désormais comme une menace pour ses propres ambitions. Elle tente alors de les contrôler et de les maîtriser, ce qui se reflète dans les représentations symboliques qui seront en quelque sorte « domestiquées » : après le 9 Thermidor, les documents officiels du Directoire exécutif, mais aussi les gravures populaires, montrent un Hercule réinterprété comme « l’homme nouveau » par un nouveau langage esthétisant. L’homme nouveau représente l’idéal du citoyen républicain vertueux dont la socialisation promet de réaliser le rêve révolutionnaire de la « société nouvelle20 ». À partir de 1794-1795, cette abstraction trouve une expression visuelle plus pacifique et fonctionnelle que sous la Terreur, comme dans une représentation allégorique de la chute de Robespierre, où le peuple français est identifié à l’homme nouveau21 : couronné par les allégories de l’Unité et de la Liberté, Hercule tient toujours sa massue à la main droite, mais son attitude exprime moins des penchants belliqueux que sa fonction de support pour la Convention nationale ; de la main gauche, il soulève un rocher dont la légende explique qu’il symbolise la Convention triomphant du tyran Robespierre. Plus souvent encore, postérieurement à 1794, les gravures montrent l’homme nouveau comme un « génie » désincarné et dépersonnalisé, symbolisant l’esprit de la Liberté conquise par la Révolution, comme sur cette vignette du début du Directoire (fi g. 1)22.

12Par ailleurs, des allégories féminines de la Liberté acquièrent une plus grande importance pour représenter la République dans l’imagerie officielle23. Ce n’est plus la force physique qui est mise en avant ; ce sont les valeurs matérielles et morales qui sont les valeurs phares de cette République nouvelle. Prenons un exemple datant de la fin du Directoire (fig. 2) : on y voit une allégorie féminine coiffée du bonnet phrygien, représentée assise et de profil. Elle s’appuie sur une stèle où est gravée l’inscription : « République Française, Constitution de l’an III, Liberté, Égalité » ; en dessous est représenté un niveau symbolisant l’égalité. La République tient dans sa main pendante des couronnes de feuilles de chêne et de laurier, récompense symbolique que le gouvernement – telle est l’explication officielle de l’allégorie – accordera à tout citoyen qui se distinguera en son nom. La main droite tient un gouvernail doté de cinq poignées qui symbolisent les cinq membres égaux du nouvel exécutif24. À côté de la figure féminine se trouve un faisceau – symbole de l’Unité et, comme l’explique la légende, de la sollicitude paternelle des magistrats –, surmonté d’une grenade, l’emblème du peuple uni, donc de la démocratie. De cette grenade sort la statuette d’une déesse de la Victoire, expression de la force, de l’unité et de la volonté du peuple français. Au premier plan on reconnaît un coq, emblème de la France, mais aussi symbole de vigilance et de courage ; la figure féminine écrase à ses pieds plusieurs créatures monstrueuses symbolisant la tyrannie. Elle est entourée des attributs des Sciences et des Arts, de l’Agriculture et du Commerce que le gouvernement entend placer sous sa protection. Une corne d’abondance représente le bonheur et la prospérité des Français.

13Le Directoire avait déclaré en 1795 vouloir rénover les mœurs, relancer le commerce, assurer la prospérité et favoriser un nouvel apogée des arts et des sciences. Toutes les valeurs sous-tendant cette déclaration sont représentées dans cette vignette. Et de manière à ce que tout citoyen comprenne le sens du nouvel en-tête, une description détaillée des symboles était insérée au Bulletin des Lois, car les multiples significations de l’allégorie restaient hermétiques à plus d’un observateur25. Cette symbolique visualise, en les évaluant, une profusion d’objectifs : le principe d’égalité tel qu’il avait dominé les premiers temps de la République a fait place aux attributs symbolisant le mérite et la prospérité, ce qui représente, par rapport à la période du mouvement populaire, un décalage dans le système de valeurs républicain.

La visualisation des dépositaires de l’autorité publique : renouveau et prolongement de la symbolique révolutionnaire

14Les valeurs politiques de la nouvelle République se concrétisent aussi dans les représentations des nouveaux comités et assemblées politiques. Ainsi, après 1794, on prit un soin extrême à créer des costumes officiels pour les autorités civiles directoriales, un projet qui est déjà ancré dans la Constitution de 1795 et qui fit l’objet de vifs débats au sein des assemblées parlementaires. Toutes les personnes exerçant une charge officielle, du membre du pouvoir exécutif au simple huissier de justice, devaient désormais être reconnaissables à leur habit (fi g. 3)26. Ceci était une nouveauté considérable par rapport à toutes les formes de représentation républicaine qui avaient précédé. Les élites dépositaires de l’autorité devaient se distinguer du reste des citoyens par une certaine dignité et majesté dans leur apparence ; cette nouvelle forme de distinction, basée sur la fonction ou la charge, fut mise au service de la représentation officielle du régime27.

15Considérons pour commencer les membres du Directoire (fig. 3 et 5)28 : les directeurs possédaient un costume ordinaire pour les affaires courantes et un grand habit pour les cérémonies. Le costume ordinaire était déjà très élaboré : un manteau rouge avec des broderies d’or, porté sur un habit blanc, complété d’une ceinture de soie bleue à franges dorées et d’un chapeau noir à panache tricolore29. Hormis un désir manifeste de dignité et de grandeur républicaines, ce costume doit être interprété avant tout comme une profession de foi dans le régime républicain et dans la nation française. Si le fait de confier le pouvoir exécutif à un organe collectif exprimait déjà la volonté d’empêcher une nouvelle dictature, la décision d’imposer un costume uniforme concrétisait un parti pris d’égalité de rang et de solidarité comme garanties de l’idéal de la souveraineté populaire : aucun des cinq directeurs ne devait s’élever au-dessus des autres30. L’uniformité du costume symbolisait l’harmonie et l’entente, deux objectifs centraux de la société postrévolutionnaire, dépassant des luttes de factions constamment stigmatisées par les orateurs et les journalistes du temps ; en outre, le choix des couleurs tricolores était un manifeste en faveur de la Révolution et de la Nation dont on voulait être compris comme les serviteurs. Le nouvel habit ne devait représenter ni le pouvoir personnel ni l’appartenance à une tendance politique, mais uniquement la charge ou la fonction exercée. Les patrons s’inspiraient en partie des modèles dessinés par David en l’an II pour les costumes civils31.

16De manière similaire, les nouveaux Conseils parlementaires se donnaient à voir comme des corporations aux convictions homogènes (fi g. 3)32. Les gravures qui nous sont parvenues montrent les représentants du peuple dans leurs nouveaux habits – alors qu’en fait ces costumes n’entreront en vigueur que peu de temps avant le coup d’État de Bonaparte. Il importe peu si les gravures et les dessins, comme celui représentant les plans d’aménagement de la nouvelle salle de réunion des Anciens, documentent effectivement la réalité des séances quotidiennes au Conseil (fi g. 4)33. Ce qui compte, c’est de montrer les députés dans leur fonction abstraite de corps représentatif. Le but n’est pas de reconnaître des personnalités individuelles ; l’uniformité des costumes et le cadre représentatif de l’architecture parlementaire sont ce qui intéresse. En souvenir des luttes de factions qui avaient marqué dès le début la vie politique républicaine, l’intégration des Conseils vers l’intérieur constitue désormais la priorité : même si la composante royaliste augmenta dangereusement dans le Corps législatif à la suite des élections, l’uniformité du costume suggère une volonté de mener une politique unitaire. Le principe du pouvoir de l’État, et non le pouvoir personnel comme sous l’Ancien Régime, fait l’objet d’une mise en scène symbolique par le biais de la fonction des représentants de l’État ; le symbolisme politique est mis au service d’une politique de stabilisation et d’ordre public.

17C’est l’impression qui se dégage également de l’observation des images représentant les directeurs dans l’exercice de leurs fonctions : les rares gravures qui nous sont parvenues les représentent tenant audience dans les imposantes salles du Palais du Luxembourg qu’ils avaient élu comme siège du gouvernement (fig. 5)34 ; on les voit aussi assistant aux grandes fêtes républicaines à Paris et dans leurs fonctions de protecteurs des Sciences et du Progrès économique35. Conscient des parallèles historiques, ce gouvernement révolutionnaire tardif emprunte aux formes traditionnelles de représentation officielle dont l’Ancien Régime s’était lui-même servi, et non seulement la création des costumes pour les autorités civiles mais aussi le renouveau du cérémonial diplomatique en sont influencés36. Ces stratégies devaient toutefois servir exclusivement la République et elles étaient considérées comme un moyen pour renforcer l’esprit républicain. Contrairement aux fastes ostentatoires des cours princières, le régime et les vertus républicaines devaient être au centre des manifestations officielles qui étaient conçues comme des repères autour desquels le peuple pouvait se rassembler comme nation.

18La recherche historiographique interprète généralement la Constitution de 1795 comme l’expression d’une réaction politique, comme un retour de la Révolution aux principes de 1789. Notre analyse démontre que ce retour en arrière s’est clairement accompagné d’une continuité par rapport à la période précédente de la République, mais que la politique symbolique du régime s’est enrichie de nouveaux éléments qui attestent l’importance que les dépositaires du pouvoir accordaient à l’autorité publique, aux principes de collectivité, de la représentation du peuple et de la nation. Le nouveau régime ajuste les formes anciennes de la représentation à ses propres nécessités37. Cette continuité et la redéfinition des positions républicaines devaient, espérait-on, le consolider et le protéger des attaques de l’opposition et de la contre-révolution.

La critique de la politique symbolique : un échec de la communication

19Dans le discours public, les formes de représentation officielle pour lesquelles on s’était décidé se heurtèrent cependant à l’incompréhension, si ce n’est au rejet. Or la gravure n’était pas seulement un média réservé aux nouveaux dépositaires du pouvoir politique et de la nouvelle « majesté nationale38 », elle était aussi l’organe à la disposition de ses critiques les plus virulents.

20Le comité des directeurs devient la cible privilégiée de la critique publique ; les caricatures visualisent les membres du gouvernement sous la forme d’animaux ou de marionnettes infantiles. Nous possédons un certain nombre de gravures particulièrement intéressantes datant du printemps 1797, quand l’opposition royaliste mena une véritable campagne électorale pour conquérir, par les moyens légaux, le pouvoir dans les Conseils. Une multitude de pamphlets et d’articles attaquant le Directoire sont publiés – mais aussi de nombreuses caricatures. Le contexte de l’élection au fauteuil du cinquième directeur sert de toile de fond à l’opposition pour exprimer, entre autres, des accusations d’enrichissement personnel : le journal Le Miroir, de tendance royaliste, décrit dans le détail la caricature Lequel faut-il donner ? (fig. 6)39, qui représente les membres du gouvernement sous la forme de chiens dont la mère (la Constitution de l’an III) est allongée morte au milieu de la pièce. Pendant que le propriétaire des chiens hésite, l’air perplexe, à sacrifier l’une des bêtes comme on le lui demande, un chien, à droite de l’image, est en train de prendre le large, une bourse pleine d’argent dans la gueule ; pendant ce temps, les autres chiens se flairent avec méfiance. Les caricatures critiquent aussi le procédé annuel de tirage au sort du nouveau directeur : la gravure intitulée Époque du 30 Floréal l’An 5 de la République Française (fig. 7) vise le carrousel électoral du Directoire40 : au milieu de l’image, les quatre dirigeants restés à la tête de l’État font la ronde à la manière des enfants ; Letourneur, qui a tiré le mauvais numéro, est éliminé du jeu.

21D’autres estampes s’en prennent ouvertement à tel ou tel membre du Directoire exécutif. Barras est dénoncé comme le monarque porté au pouvoir par la Révolution : Paul Barras premier41 serait un despote pire que Néron, vitupère la légende d’une gravure qui attribue à Barras les titres des rois de France et stigmatise son attitude jugée avide d’autorité et de respect, dominatrice et arrogante42. Pour son auteur, le parallèle entre les nouvelles formes de représentation et les portraits traditionnels des rois de la maison de Bourbon semblait par trop évident : le rouge avait été la couleur du manteau royal et les portraits du roi l’avaient représenté dans la même pose. De la même manière, en une période d’inflation et de paupérisation croissante de la société, le pompeux décor du Palais du Luxembourg ne manquait pas de provoquer.

22Même dans le contexte du coup d’État contre les royalistes à l’été 1797, la critique du gouvernement s’est poursuivie, avant d’être muselée par la répression de Fructidor : une caricature visualise les directeurs sous la forme de singes habillés et coiffés de chapeaux (fi g. 8)43 ; une autre gravure va encore plus loin en associant les thèmes du luxe et de l’enrichissement à l’échec de la politique financière du Directoire : Les cinq… singes 44 reçoivent de braves rentiers issus du peuple dans un magasin et acceptent leurs requêtes, mais ils leur prennent leurs derniers biens sans manifester aucune intention d’améliorer leur sort ; la constitution traîne par terre et semble destinée au poêle.

23Ces critiques sont l’expression d’un manque de crédibilité et de confiance dans le gouvernement, mais aussi des aspirations sociales à une stabilisation du régime. Le calcul des dirigeants qui avaient voulu renforcer leur autorité, accroître la visibilité de la République et assurer la stabilité du nouveau régime en renouvelant annuellement les institutions et en imposant une politique symbolique nouvelle avait échoué : on n’était pas parvenu à stabiliser le régime, au contraire on était devenu la cible de la critique. Cette étude n’est pas le lieu pour analyser les motifs qui ont poussé les politiques à agir ainsi45. Néanmoins on ne peut les soupçonner d’avoir eu un comportement anti-républicain et moins encore d’avoir manqué de projet politique ni d’avoir complètement renoncé aux idées républicaines de l’an II, comme une partie des historiographes l’a longtemps prétendu. C’est plutôt d’un échec de la communication qu’il convient de parler. Le fossé qui s’était creusé entre les dirigeants et le peuple est parfaitement visible dans les gravures, comme le montre le « protocole » à l’occasion des grandes fêtes républicaines, par exemple lors de la commémoration du 9 Thermidor en 1798 (fi g. 9)46 : pour illustrer l’entrée à Paris des œuvres d’art provenant des pillages en Italie l’artiste choisit une perspective d’ensemble montrant les directeurs au milieu du Champ-de-Mars, au pied de la statue de la Liberté, mais très éloignés des spectateurs occupant le premier plan.

24Les dépositaires du pouvoir politique n’ont pas su faire passer les valeurs qu’ils avaient voulu associer à la République. Dans l’imaginaire public, celle-ci éveille d’autres images qui proviennent notamment de la visualisation des nouvelles élites sociales qui doivent leur ascension à la Révolution.

Modèles emblématiques ou négatifs ? La représentation des nouvelles élites sociales

Pratiques traditionnelles, acteurs nouveaux : la reconstruction des hiérarchies sociales

25La Constituante avait aboli la féodalité en 1789 : l’Ancien Régime, avec ses états et ses corporations sociales, n’était plus, sans qu’on les ait remplacés par un nouvel ordre social accepté de tous du jour au lendemain. Désormais ce n’était plus la naissance qui décidait de la position sociale de chaque individu, mais uniquement le mérite et les capacités. Ces critères d’appréciation se prêtaient toutefois à l’interprétation, et dans les années 1789-1799 ils induirent effectivement des choix d’objectifs très différents. Après l’expérience révolutionnaire des années 1793-1794, le Directoire s’était donné pour mission, après 1795, d’assurer la prépondérance sociale despossédants et de privilégier les « meilleurs ». L’État ne devait plus s’ingérer dans les domaines de la planification économique et de la politique sociale, mais s’en remettre au libre jeu des forces sociales pour la répartition des opportunités. Certes, la séparation des domaines public et privé n’est pas encore achevée et l’espace public demeure fortement politisé. Néanmoins, de nouvelles couches sociales apparaissent à l’extérieur du monde politique, qui représentent des phénomènes économiques et culturels.

26L’ordre social nouveau avait été au centre de tous les débats politiques depuis 1789. Cependant, tant que durèrent les bouleversements révolutionnaires, aucune vie sociale n’avait vraiment pu se développer en dehors de la sphère politique : avant 1795, les sans-culottes qui se définissaient essentiellement par leur action politique avaient été les représentants les plus marquants de la « société nouvelle ». Une césure décisive se produit à partir de 1795 : un certain nombre de « figures » nouvelles conquièrent les rues et les places publiques, alors qu’elles avaient jusque-là mené une existence d’arrière-plan. Le peintre Louis-Léopold Boilly, un fin observateur et documentariste de la société de son temps, les a immortalisées dans ses tableaux. Pour notre propos, le tableau La Marche incroyable revêt un intérêt particulier, non seulement parce qu’il a été popularisé sous forme de gravure, mais parce qu’il représente un cortège de figures excentriques dans un ordre semble-t-il arbitraire : les distinctions de rang n’y jouent aucun rôle, seulement les prédilections esthétiques, les convictions politiques et la situation financière (fi g. 10)47. À la tête du défi lé fictif se trouve un militaire, suivi d’un sans-culotte, d’un groupe de nouveaux riches, de spéculateurs accompagnés de ceux qu’ils ont floués et, à la fin, un groupe de vieux rentiers et un vendeur. Boilly réutilise pour cette composition des personnages qu’il a peints dans ses autres tableaux : dans La Marche incroyable ceux-ci sont regroupés pour former un ensemble de tous les représentants de la société que la Révolution a engendrés. Le choix de les représenter sous forme d’un cortège peut être compris comme une allusion aux processions de l’Ancien Régime, mais aussi comme une réminiscence du renouveau de la mode des excursions à Longchamp ou aux cérémonies des grandes fêtes républicaines. Sous le Directoire, beaucoup d’anciennes coutumes sont remises au goût du jour, mais en faisant intervenir de nouvelles figures. À l’arrière-plan de l’étrange cortège, l’élégante calèche d’un nouveau riche semble en difficulté : les nuages de poussière qu’elle soulève masquent les groupes de personnages au premier plan ; la stabilité de l’ordre nouveau semble incertaine et fragile – le tableau révèle sa dimension satirique.

27Dans l’analyse qu’elle consacre à l’œuvre de Boilly, Susan Siegfried remarque avec pertinence que l’échantillonnage de personnages représentés dans les gravures du Directoire est assez limité : le groupe le plus célèbre et le plus souvent représenté est la jeunesse dorée. Ses représentants masculins, appelés muscadins ou incroyables, sont dans l’ensemble issus de la bourgeoisie moyenne et ils disposent des moyens financiers nécessaires pour mener une vie excentrique48. Leur recherche vestimentaire sert à témoigner leur attachement à la réaction politique et culturelle et à se distancier de la « sobriété républicaine » des sans-culottes qui avaient profondément méprisé toute forme de luxe49. Les valeurs de la phase révolutionnaire précédente, principalement l’idéal d’égalité, sont remises en cause : la mise et les manières propagent de nouvelles formes de distinction et de pratique sociale. En dehors d’une imitation des pratiques de l’Ancien Régime – des salons réapparaissent, on va régulièrement au théâtre et on parle entre soi d’une façon particulièrement affectée – ce qui frappe aujourd’hui c’est le remarquable individualisme de ces nouvelles « idoles » qui semblent préfigurer les dandys du xix^e siècle50. Leurs allures et leur mode de vie n’avaient force de déclaration politique que dans le contexte des violentes luttes de factions : ils rendaient visible le mouvement réactionnaire dans l’espace public, et ce faisant, l’influencèrent de façon décisive.

« Excentriques » et « scélérats » : la critique des nouvelles élites sociales

28Il est frappant que les « élites » sociales représentées dans les gravures du Directoire soient plutôt des élites négatives, c’est-à-dire des groupes qui se distinguent par un mode de vie stigmatisé comme politiquement ou moralement condamnable. Les incroyables ne sont pas les seuls à être représentés de façon satirique dans les gravures du temps, on y trouve également des spéculateurs ou des nouveaux riches, mais aussi, à l’autre extrémité de l’éventail social, des rentiers et d’autres « nouveaux pauvres ». Beaucoup de reproches adressés à la noblesse sous l’Ancien Régime prennent désormais pour cibles les nouveaux groupes sociaux. Dans la perception publique, la frontière s’estompe entre élites et types négatifs de la société républicaine.

29En 1797 en particulier, de très nombreuses caricatures apparaissent qui raillent la jeunesse dorée, ce qui permet de conclure à une campagne publique orchestrée contre les muscadins. Car ceux-ci cultivaient non seulement l’affectation dans leur mise et leur coiffure, depuis l’automne 1794 ils s’étaient aussi radicalisés au plan politique : ils adoptaient de plus en plus des positions royalistes ; les affrontements avec les partisans de la République se multipliaient dans les grandes villes du pays. Le muscadin devint pour la presse fidèle au régime l’incarnation d’une attitude contre-révolutionnaire. Des exemples : la gravure L’Incroyable chez le dentiste (fig. 11) montre comment une dent royaliste est arrachée à un muscadin, et sous le titre ironique L’Ami de la justice et de l’humanité 51 une autre gravure représente un muscadin furieux, brandissant un poignard, l’arme du complot, qui l’identifie aux contre-révolutionnaires ; pendant la campagne d’Italie, les muscadins furent même dénoncés comme les soldats du pape (fi g. 12)52. Parallèlement à une visualisation de plus en plus négative du peuple, sale et inculte, le goût de la jeunesse dorée pour l’excentricité et les plaisirs est stigmatisé comme à l’opposé de l’austérité propagée par les sans-culottes de l’an II de la République53.

30À part les incroyables et les merveilleuses, qui en sont le pendant féminin, les fournisseurs militaires sont un autre sujet privilégié des caricaturistes. Après le 9 Thermidor, de nombreux particuliers ont reçu des commandes pour ravitailler les troupes, et ils furent plutôt des spéculateurs que des négociants scrupuleux54. Ils entretenaient des relations utiles avec les banquiers qui leur avançaient de l’argent et ils approvisionnaient les armées en armes, munitions, vêtements, chevaux et nourriture – tant que les affaires étaient suffisamment lucratives. Paris fut saisi d’une véritable fièvre spéculative, l’agiotage, qui aura une incidence négative sur l’évolution du cours du papier-monnaie. La catégorie des nouveaux riches a comme pendant la « nouvelle pauvreté55 » que les écrivains de l’époque, comme Louis-Sébastien Mercier56, ont observée et décrite. Les particuliers qui perçoivent leurs rentes en assignats pratiquement dévalorisés sont ruinés ; de façon similaire, de nombreux exilés rentrant en France se retrouvent démunis après la confiscation de leurs biens. Une gravure du temps montre une femme tombée dans la misère mettre un bijou en gage chez un prêteur (fig. 13). Ses vêtements indiquent qu’elle a connu des jours meilleurs, mais son voile ne suffit pas à dissimuler son visage fatigué et marqué par les privations ; son corps aussi semble amaigri et sans force. Sans pitié, le riche du jour lui propose un marché malhonnête à des conditions inacceptables.

31Les transactions financières et l’enrichissement inspirèrent une multitude de caricatures. Alors qu’une grande partie de la population peine à assurer son existence, les nouveaux riches – de l’avis d’un auteur inconnu – s’adonnent à l’intempérance et à la cupidité57. Une autre image montre le riche homme d’affaires Camus – identifiable par son nez camus –, un financier qui avait dû démissionner du Conseil des Cinq-Cents pour malversations (fi g. 14)58. Il est attaqué par un homme du peuple et un vétéran émaciés. Ceci ne semble pas l’inquiéter outre mesure : il les menace du poing et poursuit son chemin.

32Les caricaturistes réclament plus de justice sociale. Le comportement des personnages représentés est stigmatisé comme condamnable et forme un contraste brutal avec la promesse faite quelques années auparavant de l’avènement d’une société nouvelle et meilleure. Face aux réalités sociales, les valeurs propagées par la nouvelle République se révèlent creuses et peu crédibles. Le principe de la liberté garantit aussi la liberté de choisir un mode de vie hédoniste aux dépens des autres : l’État libéral, à partir de 1795, avait misé sur l’autorégulation et s’était refusé à prendre de véritables mesures de politique sociale ; la liberté semblait avoir éliminé l’égalité. Et les représentants les plus visibles de la nouvelle République se trouvaient être les excentriques et les nouveaux riches, qui ne pouvaient aucunement rehausser sa réputation, mais qui la remettaient au contraire profondément en cause.

À la recherche de nouveaux modèles : le militaire, garant de l’ordre

33Dans les gravures populaires, ni les membres des administrations, ni ceux du gouvernement n’étaient visualisés comme des gardiens des valeurs républicaines. S’il était encore un garant de l’ordre, alors c’était le soldat ; il était apparemment le seul personnage à qui l’on fasse confiance pour se placer au-dessus des factions, sans rechercher son intérêt personnel.

34En 1796, l’éditeur Jacques Grasset Saint-Sauveur publia tous les quinze jours sous le titre Les Fastes du Peuple Français 59 une sélection d’actes d’héroïsme ou de civisme de citoyens français, en les accompagnant d’un texte explicatif. Ce n’était pas le premier projet de ce genre, mais les faits sélectionnés sont un miroir fidèle de l’esprit du temps sous le Directoire. Les gravures montrent quelques civils, comme cet homme du peuple qui exprime au commissaire de prison Michel Cange, qui l’a sauvé sous la Terreur, sa profonde reconnaissance60. La plupart des motifs montrent toutefois des militaires au combat. La vie quotidienne du soldat – volontaire ou officier – sert à glorifier les vertus militaires que sont le courage et l’esprit combatif, qui fournissent le décor : la Belle réponse d’un Grenadier Français, le Courage de l’équipage de la Corvette la Bayonnaise, l’Humanité du Capitaine Soyer et le Trait héroïque d’un jeune Conscrit en sont des bons exemples61. Même le dévouement et l’abnégation y sont célébrés : le commandant Carouge se sacrifiant pour ses hommes s’écrie : « Sauvez-vous mes amis, Moi je reste à mon poste62. »

35Grasset Saint-Sauveur avait choisi comme frontispice un groupe montrant les plus diverses couches de la population, rassemblées dans l’unanimité pour témoigner leur reconnaissance à leurs valeureux héros : on est uni pacifiquement dans l’admiration des actes héroïques de tous les citoyens63. Sous le Directoire, l’unité et la concorde furent les valeurs les plus fédératrices pour les contemporains ; la concorde peut être considérée comme la fiction centrale de la société française après la fin de la Terreur64. Les vertus militaires conquirent une importance croissante comme moyens de réaliser l’unité de la société, volée en éclats à la Révolution. L’exaltation des vertus militaires, telle qu’on peut l’observer dans les gravures des Fastes du Peuple Français, était extrêmement ambivalente et constituait une menace pour le système de valeurs du régime parlementaire encore si fragile : le soldat se transforme progressivement en un défenseur de la patrie et de la morale. Ceci ne manqua pas d’avoir des conséquences politiques : dans la mesure où le Directoire dépendait toujours davantage des succès de politique étrangère du général Bonaparte, la popularité de ce dernier grandissait auprès de la population. Et sa propagande habile sut exploiter l’imaginaire ambiant d’actes de bravoure et d’héroïsme. Depuis le début de la campagne d’Italie, il se campait en nouveau héros et protecteur de la République, par exemple dans les portraits (fig. 15) 65ou les allégories. Il put conforter sa position quand le Directoire lui donna mission de négocierla paix de Campoformio et quand il soutint le régime lors du coup d’État du 18 Fructidor an V (4 septembre 1797).

Conclusion : entre idéal d’unité et tendances pluralistes – Potentiel et limites de la représentation républicaine à l’aube de l’époque contemporaine

36Le titre « La représentation du Nouveau Régime » pose en hypothèse qu’en 1795 quelque chose de nouveau avait commencé. L’année 1795 marque bien davantage qu’un retour en arrière de la politique : c’est le début des nouvelles tentatives pour remettre de l’ordre et réajuster les valeurs républicaines. À cet égard, une étude en profondeur de ce que les contemporains des années 1795 à 1799 entendaient par république serait hautement intéressante. Parallèlement, le régime du Directoire s’accompagne du triomphe des tendances pluralistes irrépressibles au sein de la société, en dépit de l’idéal révolutionnaire d’unité. Les gravures étudiées montrent la société du Directoire comme une société en mutation au seuil de l’époque contemporaine : les nouvelles élites ne sont pas encore consolidées, mais les nouveaux critères de hiérarchisation sociale apparaissent déjà clairement. Désormais, c’est le capital économique, social ou culturel qui décide de la place du citoyen dans la société.

37L’analyse qui précède permet de tirer un certain nombre de conclusions :

1. 1. Les autorités politiques du Directoire adaptèrent la tradition symbolique de la République de 1792 à ses propres nécessités, en l’enrichissant de nouveaux éléments. Ils se sont efforcés de se distancier de la Terreur et du modèle de la dictature populaire. Le représentant typique du nouveau régime était le citoyen et non le sans-culotte. Les corporations politiques nouvellement instituées mirent en œuvre des formes de représentation nouvelles destinées à unifier la nation à l’intérieur et à démontrer sa puissance et sa grandeur à l’extérieur. Pour la première fois depuis le début de la Révolution, les dépositaires du pouvoir furent eux-mêmes visualisés – comme des fonctionnaires abstraits au service de l’État-nation. On peut interpréter ces données comme une tentative de réconcilier la première et la seconde phase de la Révolution, d’unifier une société déchirée et de donner à la France un avenir postrévolutionnaire. En faisant intervenir un symbolisme politique on espérait – et cet espoir dépassait bien évidemment le cadre de la gravure – établir les fondements du futur.
2. 2. Les formes de la représentation officielle furent stigmatisées dans le discours visuel contemporain comme vides de sens et manquant de crédibilité. Cependant, les stratégies de l’argumentation autorisent moins à conclure à une remise en cause fondamentale du système de valeurs républicain qu’à un échec de la communication. Ce que la république représentait exactement, les valeurs et les acquis auxquels elle devait être associée, était encore controversé dans la société postrévolutionnaire. Les formes républicaines d’autoreprésentation officielle réveillaient le souvenir problématique des pratiques prémodernes de la monarchie et de ses modes de représentation, et elles provoquèrent des malentendus. Le fossé entre les aspirations politiques et la réalité des injustices et des inégalités sociales était trop profond.
3. 3. Sous le régime du Directoire, l’évolution des valeurs sociales qui s’était dessinée au cours du xviii^e siècle et accélérée à la Révolution put pour la première fois s’épanouir librement. La conséquence en fut (tout au moins dans les grandes villes) une société de tendance pluraliste qui semble se structurer, au-delà des barrières sociales, principalement par l’appartenance à des courants politiques ou à des modes.
4. 4. La politique symbolique du gouvernement ne voulut pas admettre cette réalité et s’accrocha à un idéal d’unité sociale. Il croyait à la force de l’éducation par les fêtes et les discours – et ne remarqua pas que le libéralisme pouvait se transformer en laisser-faire, et le prosélytisme en tutelle. La conséquence en fut une aliénation grandissante entre la population et les dirigeants politiques, ainsi que l’accentuation du caractère autoritaire du régime après le 18 Fructidor66.

38Ces premières déductions ont été acquises à partir du matériel visuel limité que constituent les gravures et elles devront être confrontées à des sources d’autre provenance. Néanmoins, nous proposons de mentionner ici, en forme de conclusion, certaines réflexions qui permettraient d’aller plus loin. Les recherches en sciences politiques montrent qu’un attachement rigide à un idéal politique d’unité est une caractéristique propre à tous les jeunes systèmes démocratiques. Notre analyse conforte cette hypothèse. En particulier les sociétés en transition ressentent les tendances pluralistes comme une profonde perturbation de la nouvelle communauté. En mettant en œuvre leur politique symbolique, popularisée dans les gravures, les dirigeants politiques du Directoire s’efforcèrent de rassembler une société en désintégration derrière les valeurs normatives du régime. Ils n’eurent pas conscience que la politique symbolique, dans une société pluraliste, s’expose à des attaques totalement différentes de celles qui prévalaient encore à la période prémoderne : cette politique contient le germe d’une remise en cause permanente tant qu’aucun consensus social de sa légitimité ne s’est formé. Si les Bourbons pouvaient invoquer une royauté de droit divin, le Directoire était hypothéqué par ce qu’on appelle les décrets des deux tiers, de 1795, par lesquels la majorité des députés de la Convention révolutionnaire s’était garanti une survie politique par le biais d’un mandat dans les nouvelles chambres parlementaires. Cette légitimité était hautement contestable et elle aurait dû être consolidée par des succès de politique étrangère ou sociale. En leur absence, la lutte pour le pouvoir dans la « nouvelle République » reprit de plus belle. Car le choc des valeurs contradictoires dans la société eut des conséquences politiques très concrètes : elles reposaient sur des idées et des conceptions qui polarisèrent la société et se traduisirent par des luttes de factions acharnées, une série de coups d’État et de purges politiques.

39Napoléon mit fin à cette situation. Il y parvint d’une part en renforçant la répression, d’autre part en tirant parti de la politique symbolique pour exploiter à son profit les contradictions présentes dans la société : par une propagande ciblée, il réconcilia, dans son personnage de chef charismatique, la contradiction entre tradition et modernité qui avait semblé insurmontable67. Le média que représentait la gravure lui donna aussi le moyen de se présenter avec succès comme le « sauveur » de la France68. À son retour en France, c’est-à-dire dans le contexte du coup d’État du 18 Brumaire, apparut par exemple une gravure intitulée Le Soutien de la France (fi g. 16)69 : Bonaparte sauve la France de l’abîme dans lequel la Révolution menace de l’entraîner. Les allégories qui l’entourent promettent au pays paix et unité, prospérité et justice, comme l’avait fait le Directoire seulement quatre ans auparavant. Mais contrairement au caractère abstrait de la vignette du Directoire, Napoléon se porte personnellement garant de la crédibilité de ses promesses, en son nom et au nom de sa carrière de soldat et de général. La modernité spécifique de la stratégie du pouvoir et de la représentation officielle qu’il poursuivit jusqu’à la fin de l’Empire repose sur un mélange éclectique des traditions culturelles les plus diverses, faisant intervenir aussi bien les traditions médiévale et moderne que révolutionnaire. Il adapta ces traditions en fonction des nécessités du pouvoir. Le consul Bonaparte et l’empereur Napoléon conservèrent la vignette des directeurs, reproduite au début (fig. 2) ; n’oublions pas que la République était encore en vigueur sous l’Empire. Dans les en-têtes le bonnet phrygien fut toutefois remplacé par le casque ; les allégories des valeurs directoriales disparurent complètement (fig. 17) : sur la stèle, la garantie de constitution et d’égalité en droit fut remplacée par un hommage au peuple sous le Consulat avant d’être remplacée par l’aigle napoléonien pendant l’Empire70.

40Roger Chartier définit l’identité sociale comme le produit du rapport de forces « entre les représentations imposées par ceux qui ont pouvoir de classer et de nommer et la définition, soumise ou résistante, que chaque communauté produit d’elle-même71 ». Reprenant les conclusions sociologiques de Mauss, il part du principe qu’une condition importante pour la stabilité des structures sociales est la crédibilité accordée à l’interprétation sociale dominante. Cette crédibilité exista sous le Directoire au mieux jusqu’au début de l’année 1797 ; son histoire s’accompagne d’une perte de légitimité et de discrédit progressifs. Ainsi, les « putschistes » entourant Sieyès et Bonaparte n’eurent aucun mal à réussir leur coup d’État et à séduire la population par une propagande habile et multimédiale. Notons que cette propagande ne s’articulait plus autour de la République comme forme de gouvernement, mais autour de Napoléon Bonaparte, le chef charismatique, le sauveur de la France.

41De façon générale, les difficultés rencontrées par les dirigeants dans les années 1795-1799 proviennent d’un problème fondamental de la communication symbolique à l’époque contemporaine : à partir du moment où la politique symbolique n’eut plus la fonction de fonder la loi comme dans le cérémonial de cour de l’Ancien Régime, et que la constitutionnalité, la transparence et la discursivité sont élevées au rang de principes fondamentaux de l’État, l’imagerie politique symbolique fut soupçonnée de n’être que de la mise en scène, de la poudre aux yeux, si ce n’est des intentions manipulatrices. La comparaison avec d’autres régimes politiques de l’ère contemporaine montre que la politique symbolique du gouvernement ne peut déployer ses effets stabilisateurs et fédérateurs que lorsqu’un certain consensus est préexistant dans la société. Dans des sociétés extrêmement polarisées comme celle du Directoire (ou de la République de Weimar, par exemple) les chances que l’État parvienne à forger une identité fédératrice sont limitées. Ceci ne signifie nullement que la politique symbolique soit dépourvue de sens de façon générale. Au contraire : autant elle peut sembler problématique au plan de l’État dans son ensemble, autant elle est déterminante dans d’autres domaines, pensés à l’origine comme des domaines privés, qui sont la musique, la mode ou la rue, où des combats politiques sont menés avec acharnement. La force intégrative de toute symbolique est en ce sens, encore à l’époque contemporaine, existante et agissante. Mais elle déploie son efficacité dans un contexte de pluralisme et c’est en ce sens que la lutte pour « la » représentation et les formes « de » représentation dont parle Chartier, change de registre qualitatif à la Révolution française. Et l’histoire du Directoire peut être considérée comme l’exemple type des périls inhérents aux systèmes démocratiques qui portent en eux le germe de leur destruction.