1L’image de la modernité que l’on se propose d’étudier est celle de l’Auteur telle que la donne à lire un texte juridique inédit : le testament rédigé par Edmond de Goncourt dans lequel, dans la pure tradition des mécènes, il fonde une société littéraire de dix académiciens chargés, entre autres, de décerner annuellement un prix littéraire bien connu.

2Si ce texte nous intéresse et mérite de figurer dans une problématique de la modernité, c’est dans une perspective historique, en ce qu’il marque le crépuscule d’une noble condition d’écrivain héritée de l’Ancien Régime, incarnée par Edmond de Goncourt le rentier. Parce qu’il n’échappe pas non plus aux réalités nouvelles du champ littéraire à cause desquelles désormais, l’écrivain moderne, confronté à une réalité fort différente de celle qui a permis le sacre de ses pères mythiques1, va devenir la version dégradée de celle d’autrefois.

3En effet, au tournant du siècle, à cette époque où émerge le mécénat littéraire d’Edmond de Goncourt, l’auteur est désacralisé. Les raisons de cette désacralisation sont multiples : avènement des « barons de l’édition », triomphe de « l’éditeur-brasseur d’affaires »2 altérant les relations avec les auteurs et les confrontant aux contraintes liées à l’économie de marché ; naissance d’un grand public élargissant le champ restreint d’une élite de lettrés et modifiant les données de la production littéraire ; essor du roman, genre littéraire mineur et dévalué, son ascension, inéluctable, comme genre représentatif de la société moderne, mais la crise aussi qui le secoue aux lendemains du naturalisme3, expliquent que l’écrivain, désormais ravalé au rang subalterne de simple romancier, tombe de son piédestal et cherche en ce début de siècle les moyens de redorer son blason.

4La naissance du prix Goncourt et de la société littéraire de son fondateur est donc à comprendre en relation avec ce que l’on pourrait appeler l’« ère des frustrations » qui s’ouvre au début du siècle pour l’écrivain français. Face au déficit narcissique qu’elle engendre, l’écrivain va devoir compenser les défaillances et les manques du côté de la reconnaissance littéraire par des dépenses symboliques investies, en l’occurrence, dans un testament littéraire inédit où s’esquisse un portrait de soi en homme de lettres.

I - Scénographie auctoriale dans le testament d’Edmond de Goncourt

5Le Testament d’Edmond de Goncourt est à bien des égards original. D’abord, parce qu’il est un acte authentique de mécénat littéraire par lequel un écrivain fait don de sa fortune personnelle à la littérature sous la forme de rentes régulières offertes à quelques littérateurs et d’un prix littéraire annuel venant en aide à un jeune auteur. Ensuite, parce qu’il relève d’une entreprise mûrement réfléchie de survie littéraire dont l’étude détaillée permet de saisir quelques enjeux essentiels. Le soin pris par Edmond de Goncourt à sa rédaction est un indice sûr qu’il est bien plus qu’un acte solennel par lequel un homme, à la veille de sa mort, couche sur le papier ses volontés dernières et règle ses affaires une fois pour toutes. Les archives de l’académie Goncourt4 révèlent en effet de multiples versions testamentaires, sans cesse reprises, corrigées, biffées et remaniées, enrichies au fil du temps de plusieurs codicilles5. Simple manie d’un vieillard hanté par la mort ? Mise en scène et représentation auctoriales inédites, surtout, où l’Ecrivain, vécu comme « fantasme ». pour reprendre l’idée de Jean-Claude Bonnet6, s’impose comme une statue à construire, un monument à édifier, un buste funéraire laissé à la postérité par quelque Pygmalion.

Écriture testamentaire et filiation littéraire

6Dans sa version définitive, celle dont il est fait lecture le 17 juillet 1896, au lendemain de la mort de son auteur, le testament olographe rédigé le 16 novembre 1884 est constitué de vingt pages manuscrites, auxquelles sont adjoints quatre codicilles, respectivement datés des 5 novembre 1887, 6 juillet 1890, 7 mai 1892 et 23 mai 1893. Le protocole rédactionnel y est respecté : l’incipit conventionnel « Ceci est mon testament. Moi, Edmond Huot de Goncourt, sain d’esprit… », le « Je soussigné » d’usage, la désignation de l’exécuteur testamentaire, l’énumération des legs, les datation et signature finales. De même, chaque codicille est dûment paraphé. Nulle disposition funéraire, toutefois, comme on l’attendrait dans une entreprise testamentaire dont le but premier est d’anticiper sur sa propre mort au moment d’achever sa vie, ou du moins d’en régler la cérémonie ultime.

7Toutefois, par-delà les formules consacrées, l’écriture testamentaire déborde le cadre ritualisé de l’acte juridique traditionnel et le testament d’Edmond de Goncourt s’affirme comme un texte portant la marque d’un homme de lettres ayant voué sa vie à la littérature. Du « littéraire » est donc à l’origine de la société des Goncourt par le biais d’un texte fondateur ayant valeur d’édifice symbolique érigé pour la postérité. Preuve en est l’inscription initiale, telle une épitaphe, du nom d’auteur recouvrant celui du simple testateur, aussitôt associé dans la mort à la mémoire de Jules, le frère disparu en 1870. Car ce sont bien les frères Goncourt, cosignataires inséparables d’un journal écrit à deux, « confession de deux vies inséparées dans le plaisir, le labeur, la peine »7, qui sont convoqués au panthéon funéraire au roulement des anaphores funèbres :

« Moi, Edmond Huot de Goncourt, sain d’esprit, réfléchissant à l’ébranlement de ma santé depuis la mort de mon frère, songeant à la servitude de la mort, à l’incertitude de son heure, et de peur d’être prévenu par elle, ainsi que l’a dit mon maître le duc de Saint-Simon, j’écris et je signe de ma main ce présent testament. »

8Peut-être l’auteur a-t-il en mémoire les testaments littéraires de Jean de Meung, Charles d’Orléans ou François Villon et renoue-t-il ici avec la méditation lyrique sur la mort, héritée des troubadours : « Mes jours s’en sont alez errant… ». La mise en scène fantasmée de l’Auteur est manifeste dans les deux gestes symboliques d’écrire et de signer qui déterminent toute propriété littéraire. Elle va de pair avec l’inscription imaginaire dans une filiation littéraire : Saint-Simon apparaît comme la figure tutélaire sous l’égide de laquelle le testament peut s’écrire. Elle n’est pas innocente, puisque le « maître » incarne pour le disciple un modèle aristocratique, mais aussi littéraire : avec les Mémoires de Saint-Simon, tableau impitoyable de son siècle, nourri de l’amertume et des désillusions de son auteur, peut-être Edmond de Goncourt rêve-t-il de rivaliser par son Journal des Goncourt, Mémoires de la Vie littéraire du XIX^e siècle. Sans doute trouve-t-il aussi dans l’effigie du courtisan aigri, convaincu que sa valeur n’est pas suffisamment reconnue, quelque alter ego sublimé auquel la postérité a su rendre gloire. Quant à Alphonse Daudet, désigné comme exécuteur testamentaire, il est aussi l’« ami » chargé de « constituer (…), à perpétuité, une Société littéraire dont la fondation a été tout le temps de [leur] vie d’hommes de lettres, la pensée de [son] frère et la [sienne]… » L’affection n’est pas seule à motiver un tel choix, ou du moins est-elle entièrement subordonnée à la « confraternité littéraire » entre habitués du Grenier naturaliste8. Métamorphosé en secrétaire perpétuel consignant les décrets réparateurs de quelque académie idéale, Daudet incarne le rêve d’un monument littéraire éternel, seul garant de l’immortalité de son fondateur. De même, la liste incomplète des dix membres présumés de cette Société, si elle est liée aux aléas de la vie littéraire9, cette liste peut être lue aussi comme la désignation nominale d’une authentique famille de littérateurs, d’une lignée ouverte à la postérité par la béance des blancs typographiques : une manière stylisée d’inscrire la perpétuité littéraire tant rêvée dans l’inachevé du texte. Sa hiérarchie en est concertée : Edmond de Goncourt a remanié sans cesse la composition de la future société, à mesure que la mort, les disputes et l’immortalité académique compromettaient certains de ses choix10. Dans les listes les plus anciennes, on trouvait aux côtés d’Alphonse Daudet les noms de Gustave Flaubert, Théodore de Banville, Barbey d’Aurevilly, Eugène Fromentin, Emile Zola, puis Octave Mirbeau, Paul Bourget, Guy de Maupassant, Pierre Loti, Huysmans, Jules Vallès,… La liste ultime, inachevée, réunit le cercle des proches, appréciés pour leur talent, mais aussi pour le zèle qu’ils mettront à assurer la pérennité littéraire de la société. A cet égard, le premier codicille, qui prévoit de substituer Léon Daudet à son père malade comme exécuteur testamentaire, exhorte celui-ci à « prendre conseil de sa mère, qui veillera à la mémoire de l’ami mort pour lequel de son vivant, elle a eu une si grande et véritable amitié littéraire » (je souligne). De même, dans le second codicille, Léon Hennique est choisi comme second exécuteur testamentaire pour « l’expérience d’un homme mûr et le respect religieux de [sa] mémoire » (je souligne). Edmond de Goncourt entend donc orchestrer minutieusement sa propre cérémonie posthume et l’écriture testamentaire en est l’instrument privilégié.

L’inventaire testamentaire et le musée de l’écrivain

9Ce n’est pas tout : à la liste des académiciens répond en fin de testament l’inventaire des biens à vendre qui meublent le Grenier d’Auteuil11. Or, « l’inventaire », « la collection », « la liste », participent du même souci de fixer les choses, – objets d’art et livres, principalement-, en leur imprimant sa marque, de les consigner pour mieux les dominer et assurer sur elles sa pleine maîtrise. C’est un véritable cahier des charges que dresse le testateur, métamorphosé en régisseur de son propre théâtre. Rien n’est laissé au hasard dans cette répétition générale qu’il se joue. Largement décrit dans son Journal, notamment le cabinet de travail et la bibliothèque12, le Grenier d’Auteuil y a déjà fait l’objet d’un « inventaire littéraire » offert « aux curieux d’art et de littérature qui dans le XX^e siècle s’intéresseront à la mémoire des deux frères ». Et l’on y trouve avant l’heure d’étranges ressemblances avec « l’inventaire après décès » auquel procédera le notaire Duplan, le 1er août 1896, mais aussi avec le détail des ventes des meubles, objets et livres énumérés dans le testament. Il est vrai que dans ce dernier, Edmond de Goncourt fait mention d’un cahier portant comme titre : Recommandations relativement aux ventes qui doivent se faire après mon décès, et précise les conditions et l’ordre dans lesquels il entend qu’elles soient réalisées. Parmi les objets figurant dans cet inventaire pluriel, certains font sens plus que d’autres et corroborent l’hypothèse qui est la nôtre d’une effigie à laisser à la postérité. Dans l’une des ventes figure notamment une série d’exemplaires du « portrait de l’auteur peint (…) par Rodin, Carrière, Raffaelli, Jeanniot, Rochegrosse, Chéret, Forain, Stevens, etc.. » Ailleurs, le testateur « donne et lègue au Musée du Louvre [son] portrait au pastel de Nittis » (je souligne). « Portrait de l’artiste en Narcisse », écrivain au miroir, de telles occurrences trahissent une propension maladive à F auto-contemplation. Et ces répliques collectionnées d’un Moi démultiplié sont l’expression d’un narcissisme à la hauteur du désir d’éternité. De même, Edmond de Goncourt lègue à un parent un autre symbole exacerbé de cet égotisme pathologique : « [son] buste en terre cuite exécuté par de Nittis » (je souligne). Portraits peints ou sculptés campent l’auteur dans la noble attitude du Grand Ecrivain. Ils sont deux icônes idolâtrées, deux fétiches funéraires aussi, qui résument le mieux la hantise d’un écrivain de ne pas trouver place dans le musée littéraire de demain.

10De plus, au nombre de ces huit ventes, les cinq dernières renvoient à la Bibliothèque du XVIII^e siècle des Goncourt, déjà décrite dans le Journal13. Bien plus, le libraire chargé des ventes devra « suivre le rangement de ma bibliothèque tel que je l’ai indiqué dans la Maison d’un Artiste », ouvrage d’Edmond de Goncourt qui dresse l’inventaire exhaustif de son cabinet d’amateur. Le testateur va même jusqu’à prévoir les catalogues de vente et ordonner qu’y soient consignées « les notes les plus curieuses que j’ai jetées en tête des volumes »14. C’est l’Ecrivain dans la moindre de ses traces écrites dont il est question ici, par cet étonnant jeu de piste dans les couches stratifiées et plus ou moins lointaines de l’écriture. Etrange et vertigineux relais, en effet, d’un texte à l’autre, d’un document notarié à un livre, de la bibliothèque à la table de travail… Comme s’il s’agissait de mettre en abyme dans un testament-blason ses propres écrits, depuis les ébauches, les notes et les premiers états du texte jusqu’aux correspondances et aux versions définitives et publiées, et de placer sa société littéraire sous l’égide de sa bibliothèque personnelle, parce que d’une manière symbolique, c’est l’inscrire dans un panthéon littéraire imaginaire, idéal et intime, dont les Dix devront respecter la cohérence et perpétuer l’esprit.

La Société Goncourt et la commémoration du Nom

11Au registre de cette dramaturgie littéraire, le projet de création de la société des Goncourt occupe une place centrale. Il participe pleinement d’une entreprise de commémoration littéraire qui engage non seulement l’Auteur, mais surtout son Œuvre. Dès la première page du testament, ce projet inédit est formulé en une clause fondamentale ; il est ensuite méthodiquement décrit, prévu, conçu dans ses moindres détails. La fortune d’Edmond de Goncourt est soigneusement convertie en rentes et actions devant assurer le capital de la société ; les ventes de meubles, objets, maisons, sont imaginées, les sommes estimées. Jusqu’au dernier codicille, l’auteur est tout entier tendu vers le but que

« [son] testament dans son exécution ne rencontre aucune difficulté ou empêchement légal ».

12Cette société littéraire se voit confier deux missions essentielles, là encore nettement ordonnées : la première, créer

« un prix annuel de cinq mille francs, destiné à un ouvrage littéraire » ;

13la seconde, assurer

« une rente annuelle de six mille francs au profit de chacun des membres de la Société ».

14Nul doute qu’il s’agit là d’une œuvre de mécène, dont l’origine est lointaine, puisque dans le Journal en date du 12 juillet 1867, les frères Goncourt caressaient déjà le rêve d’un « legs » littéraire qu’« un riche mourant » ferait à « l’auteur d’un livre »15. Chaque fois qu’il est fait mention du prix littéraire à créer, c’est d’ailleurs le verbe « donner » qui est employé par l’auteur. Cette rhétorique du don généreux se conjugue avec un lexique du dépouillement par lequel le fondateur entend traduire le sacrifice personnel que suppose la création de son académie : « vente de [ses] biens et objets mobiliers », « sommes à provenir de [ses] droits d’auteur » ou des publications d’ouvrages posthumes, c’est une véritable ascèse à laquelle prétend l’auteur. Mais que la valeur littéraire du « meilleur » ouvrage paru dans l’année soit érigée en principe premier de ce mécénat littéraire, s’explique aisément si l’on songe à tous les passages du Journal des Goncourt où Edmond ravale son amertume de voir son œuvre dépréciée et incomprise et vitupère contre une presse imbécile16. Dès lors, donner son nom à un prix littéraire revient à corriger l’injustice dont a toujours souffert son œuvre, puisqu’en l’appelant « le prix des Goncourt », ce sont bien sûr les frères Goncourt eux-mêmes que l’on célèbre annuellement, si l’on entend l’expression à la lettre. La ritualisation de la qualité littéraire, du « prix » littéraire, commence donc par la reconnaissance posthume, annuellement fêtée, de Jules et d’Edmond de Goncourt. La tactique du souvenir est habile. L’effigie du mécène ainsi commémorée par le rituel du prix perpétue du même coup la mémoire des deux auteurs.

15L’« immortalité littéraire »17 leur est assurée par le rappel de leur nom, chaque année, dans la presse. Si tel était le pari relevé par Edmond, on peut dire qu’il est partiellement gagné : l’Académie « des Goncourt » devient très vite « l’Académie Goncourt » tout court et se détache, certes, en quelque sorte de la mémoire de ses fondateurs, mais l’expression aujourd’hui lexicalisée « les Goncourt » ne désigne-t-elle pas indifféremment les deux frères et les dix académiciens ? Cette idée fixe de la survie littéraire, le Journal en porte des traces multiples. Que l’on parle dans la presse en 1882 de son testament, et Edmond écrit : « ça me donne comme l’impression de me survivre »18 (je souligne). En 1883, l’aveu est tout aussi explicite :

« C’est chez moi une occupation perpétuelle à me continuer après ma mort, à me survivre, à laisser des images de ma personne, de ma maison »19 (je souligne).

16Et en 1885 :

« Idée de tous les moments, chez moi, de défendre dans l’avenir de l’oubli ce nom de Goncourt par toutes les survies, survie par les œuvres, survie par les fondations, survie par l’application de mon chiffre ou de ma marque sur toutes les choses d’art possédées par mon frère et moi »20 (je souligne).

17Toutefois, une lecture attentive du testament révèle que le Nom de l’auteur n’est pas seul en jeu dans cette entreprise de commémoration. L’Œuvre des Goncourt est elle aussi à sauver de l’oubli. Déjà dans le Journal en date du 20 mars 1893, on peut lire :

« Tous ces jours-ci, j’ai été hanté par l’idée de la mort avec l’inquiétude sur le sort de mon testament, qui peut être cassé ainsi que mon Académie, avec l’inquiétude sur la conservation du manuscrit de mon JOURNAL. Je mourrai avec l’empoisonnement de ne pas savoir ce que deviendront les deux grandes ambitions de ma vie pour ma survie » (je souligne).

18Or, une clause importante du testament oblige précisément les « Dix »21 à publier le Journal des Goncourt après le décès d’Edmond selon un certain délai légal :

« Après ma mort, il sera trouvé dans ma petite armoire de Boule placée dans mon cabinet de travail, une série de cahiers portant pour titre : Journal de la Vielittéraire, commencé par mon frère et par moi le 2 décembre 1851. Je veux que ces cahiers auxquels on joindra les feuilles volantes de l’année courante qui seront dans un buvard placé dans le compartiment de ma bibliothèque près de ma table de travail soient immédiatement cachetés et déposés chez M. Duplan, mon notaire, où ils resteront scellés vingt ans, au bout desquels ils seront remis au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale et pourront être consultés et livrés à l’impression ».

19Là encore, la théâtralisation est manifeste, le décor auctorial minutieusement planté, la mise en scène post mortem conçue autour de la découverte savamment préparée du Livre d’une vie. Cette clause de publication est en outre répétée de manière symptomatique dans le codicille du 7 mai 1892 :

« Les dispositions pour la conservation et la publication intégrale (je souligne) du Journal de la Vie littéraire, dont une partie, une moitié seulement et la moins intéressante a paru sous le titre : le Journal des Goncourt22, restent les mêmes ».

20L’intention de le publier, de le « rendre public » trahit aussi cette soif, impossible à étancher, de toucher le grand public, de lui donner en pâture le spectacle de sa vie, qui lui a toujours fait cruellement défaut. C’est toute la différence entre un Goncourt et un Flaubert, qui n’aurait jamais admis que sa Correspondance fût un jour publiée. Le mécénat littéraire d’Edmond de Goncourt s’inscrit donc dans une stratégie capitale de survie littéraire où « l’Homme » et « l’Œuvre » sont les deux pièces maîtresses d’un même monument de gloire posthume.

Un Parnasse littéraire en l’honneur du Roman

21Au chapitre des monuments, la Société des Goncourt a également besoin d’un Parnasse littéraire où se réunir et décerner le prix. Pour officier et célébrer la cérémonie littéraire, un lieu symbolique est nécessaire. Edmond de Goncourt ne néglige pas cet aspect des choses, puisqu’à plusieurs reprises dans son testament, allusion est faite à la nécessité pour les membres de la Société de « posséder un hôtel », d’« ach[eter] un hôtel comme lieu de réunion et de séances ». Sans doute Edmond de Goncourt l’imagine-t-il selon l’exemple du Grenier d’Auteuil dont il aménagea avec subtilité et goût les moindres recoins. Il est surtout certain que ce nouveau « lieu de mémoire »23 ne doit pas ressembler à la vieille Coupole du quai Conti. Car ce qui paraît surtout capital, c’est qu’elle soit précisément une anti-Académie française et défie l’édifice suranné aux quarante fauteuils. Les termes du testament sur ce point sont clairs :

« Pour avoir l’honneur de faire partie de la Société, il sera nécessaire d’être homme de lettres, rien qu’homme de lettres. On n’y recevra ni grands seigneurs ni hommes politiques »24.

22Allusion directe à l’Académie française qui a très vite offert ses sièges prestigieux à l’aristocratie et à la droite politique, à ce que l’on appellera sous la Troisième République « le parti des ducs », du temps où le duc de Broglie était président du Conseil25. Bien plus, Edmond de Goncourt répond par l’exclusion à l’exclusion. Nul n’ignore, en effet, que les romanciers, dépréciés par l’Académie au nom des sacro-saints principes du classicisme le plus orthodoxe, ont peine à pénétrer sous la Coupole. Il faut attendre 1862 pour que le premier d’entre eux, en la personne du très falot et très conservateur Octave Feuillet, y soit accueilli. L’Académie française s’affirme comme un bastion de « l’arrière-garde » littéraire et aucun naturaliste n’y a encore jamais été élu. Un critique n’ira-t-il pas jusqu’à parler de « littérature putride » pour qualifier l’école naturaliste ? Et le testament d’ajouter :

« Toute élection à l’Académie française d’un des membres entraînera de droit la démission de ce membre et la renonciation à la rente ci-après stipulée ».

23Edmond de Goncourt raye ainsi de sa liste primitive Pierre Loti, élu par l’Académie rivale en 1891, Paul Bourget, élu en 1894, et Emile Zola, 21 fois candidat malheureux. Et dans son Journal, il ne cesse de cracher son venin contre cette indigne aînée. Qu’elle préfère, par exemple, l’obscur Autran au talent de poète d’un Théophile Gautier suffit à nourrir

« [sa] conviction absolue, sans appel, (…) que l’Académie est composée en majorité de crétins et de véritables malhonnêtes gens »26.

24Rivaliser par« [sa] jeune Académie » avec « la vieille dame du quai Conti », telle est donc l’ambition d’Edmond de Goncourt. Et celle-ci ne s’y trompe pas qui sous la plume de l’un des siens, Emile Faguet, invente dès 1896 le quolibet méprisant d’« Académiette », largement repris et décliné dans la presse27. Toutefois, par-delà les frustrations et les rancoeurs personnelles, la création d’une telle contre-académie relève d’une entreprise de légitimation littéraire d’un genre dévalué, – le roman –, et d’une esthétique dénigrée qui, au début du siècle, ne l’oublions pas, fait figure d’avant-garde littéraire. Ce qui est finalement en jeu, c’est la « panthéonisation » du Romancier grâce à un nouveau monument de consécration littéraire édifié en l’honneur du Roman. Voilà sans doute comment il faut comprendre l’énergie déployée par le donateur pour jeter les bases d’un prix littéraire qui portera son nom. La cérémonie littéraire consacre et couronne aussi la qualité littéraire de talents nouveaux et à venir. Or, dans le testament, rare mention est faite du lauréat à qui échoira la récompense des cinq mille francs. En revanche, il y est presque toujours question du livre qui recueillera les suffrages du plus grand nombre :

« Ce prix sera donné au meilleur roman, au meilleur recueil de nouvelles, au meilleur volume d’impressions, au meilleur volume d’imagination en prose, et exclusivement en prose, publié dans l’année » (je souligne).

25L’anaphore des superlatifs est là sans doute pour réhabiliter les vertus méconnues de la prose narrative ou romanesque. De même,

« Mon voeu suprême, voeu que je prie les Jeunes Académiciens futurs d’avoir présent à la mémoire, c’est que ce prix soit donné à la jeunesse, à l’originalité du talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme. Le roman dans des conditions d’égalité aura toujours la préférence sur les autres genres » (je souligne).

26On mesure à cette clause combien Edmond de Goncourt entend attacher son nom à une académie littéraire qui soutiendrait des positions anticonformistes face à la très officielle et conservatrice Académie française. Nul doute aussi qu’il est un mythe du génie singulier porteur d’une œuvre romanesque d’exception au nom duquel l’académie Goncourt se voit confier la mission d’élire les « oubliés » de la Coupole et les pionniers de l’écriture romanesque. Tout naïf qu’il soit, ce postulat idéaliste du « meilleur », s’il témoigne d’un « absolu littéraire » utopique, participe du souci de conférer au Roman les lettres de noblesse qu’on lui refuse encore. Le couronnement littéraire sous la forme du prix annuel, étape cruciale de la cérémonie imaginée par Edmond de Goncourt, ne concerne donc pas exclusivement l’effigie du mécène ; il sert aussi la littérature immédiate et contemporaine, celle qui est en train de s’écrire et qui mérite d’être distinguée.

La tradition du dîner littéraire et la confraternité des gens de lettres

27Nouvel acte de la mise en scène auctoriale : le dîner mensuel. Le testament stipule en effet qu’« un dîner mensuel » devra être organisé « pendant les mois de novembre, de décembre, janvier, février, mars, avril, mai ». Dans la pure tradition des dîners Magny, ce restaurant où les Goncourt retrouvaient entre autres des habitués comme Flaubert, Sainte-Beuve, Taine, Renan, Fromentin, Tourgueniev ou George Sand, et dont il est fréquemment question au fil du Journal, le dîner des Dix perpétue un habitus littéraire plus ancien encore. Sans remonter jusqu’à la tradition philosophique du Banquet platonicien, le cérémonial littéraire par lequel un repas entre amis littérateurs se termine par une conversation réglée sur un sujet choisi, puise ses origines dans la Renaissance italienne qui a préparé l’essor des cénacles lettrés en France28. Partager la même table, devenir « compagnons », c’est à dire « rompre le pain ensemble », comme se plaît à le rappeler Michel Tournier29, s’inscrit donc dans une tradition cénaculaire et un « esprit de corps » dont les Goncourt se font les héritiers. Le banquet lettré, fondé sur la connivence entre gens de lettres partageant un même idéal esthétique, est la circonstance symbolique qui scelle l’amitié littéraire. Les frères Goncourt ont une longue pratique de la chose. Grands amateurs du XVIII^e siècle, ils connaissent l’ambiance des dîners littéraires des années postrévolutionnaires qu’ils retrouvent à partir de 1862 à la table de la princesse Mathilde, la fille du roi Jérôme et la nièce de Napoléon. Ils se prêtent aussi aux dîners de célébration, qu’il s’agisse de fêter le dernier volume des Rougon-Macquart, la première de L’Arlésienne, le jubilé d’Edmond et la remise de sa Légion d’honneur30. Et si un banquet vise l’Institut, on y participe comme il se doit pour y adopter là encore la pose du grand écrivain :

« Ce soir, banquet Ribot31 (…) Ce banquet, ce banquet contre l’Institut, donné à Ribot, se trouve aussi un peu donné à moi et dans les coins où je me blottis, des jeunes, dont je connais vaguement le nom, se font à tout moment présenter à moi et saluent dans le vieux Goncourt le grand littérateur indépendant »32.

28Spectateurs et acteurs d’un Paris en pleine effervescence créatrice, les Goncourt fréquentent surtout les cafés et restaurants où depuis le XVIII^e siècle se font et se défont les cénacles : la « Société des Cinq », par exemple, où dans une taverne près de l’Odéon, Edmond de Goncourt retrouve Flaubert, Daudet, Zola et Tourgueniev ; mais aussi la « Société Gavarni » qui se réunit chez Magny pour le célèbre « dîner de quinzaine » qu’en 1864, un organe de presse étranger compare aux soupers donnés par d’Holbach du temps de L’Encyclopédie33. Le Grenier d’Auteuil, en 1874, instaure à son tour un dîner mensuel :

« Dîner chez Riche avec Flaubert, Zola, Tourgueniev, Alphonse Daudet. Un dîner de gens de talent qui s’estiment et que nous voudrions faire mensuel les hivers prochains »34.

29Dans sa continuité, les dimanches chez Zola, entre 1877 et 1880, fréquentés par les écrivains d’obédience naturaliste, parmi lesquels les co-auteurs du recueil collectif de nouvelles, Les Soirées de Médan35, verront s’y imposer la personnalité d’Edmond de Goncourt et c’est d’ailleurs dans ces soirées, malgré les disputes et les froids, qu’il puisera quelques noms de sa future Académie36.

30Qu’un petit nombre d’artistes, voués à un même idéal esthétique, entérinent le principe de réunions se déroulant autour d’un repas, s’inscrit donc dans une tradition littéraire française très ancienne, profondément ancrée dans les habitudes des gens de lettres. Respectueux des dispositions testamentaires d’Edmond de Goncourt, les Dix maintiennent jusqu’à ce jour ce rituel convivial. Leur premier dîner officiel eut lieu dans un salon du « Grand Hôtel », près de l’Opéra, le 26 février 1903 ; celui de la remise du premier prix Goncourt, au restaurant Champeaux, place de la Bourse, le 21 décembre de la même année. Jusqu’en 1913, les académiciens élirent domicile au « Café de Paris » ; ils sont depuis 1914 fidèles au « Restaurant Drouant », place Gaillon37. Simple entorse aux volontés testamentaires d’Edmond : depuis 1912, les dîners mensuels ont été, par commodité, convertis en déjeuners. Vieille de 90 ans, cette tradition culinaire peut paraître quelque peu galvaudée, lointaine survivance, vieillie, figée par le protocole, des tumultueux et passionnés cénacles d’antan. D’aucuns peuvent juger aussi un peu incongrue la trivialité d’un restaurant comme lieu de consécration littéraire. C’est très tôt le cas de Léon Daudet lui-même, déplorant que le « lieu Goncourt »n’ait pas le panache d’une Coupole :

« Il est seulement regrettable que cette solennité rituelle ait lieu dans un cabinet de restaurant, non dans un local approprié, dans un petit hôtel comme celui d’Edmond de Goncourt occupait boulevard Montmorency. Nous vivons ainsi en camp volant (…) et notre compagnie méritait mieux que cela. Nous ne demandons pas une coupole. Un toit, qui serait nôtre, suffirait, sous lequel nous pourrions nous rencontrer et tenir séance, au besoin deviser à loisir sans être interrompus à chaque instant par un maître d’hôtel qui entre et qui sort »38.

31Les déjeuners mensuels n’en demeurent pas moins l’expression encore vivace d’un esprit corporatif dont ne se démarquent pas les académiciens actuels, l’échange convivial et la bonne chère prévalant encore aujourd’hui à l’attribution des lauriers Goncourt. Le zèle avec lequel les échotiers ont décrit, des décennies durant, les somptueux menus de chez Drouant, n’est pas pour rien dans cette imagerie d’Epinal où la gastronomie française prend le pas sur les décrets du Prytanée littéraire et où les réunions des Goncourt semblent tenir davantage des repas gargantuesques ou pantagruéliques d’un Rabelais que d’un aréopage du roman et des lettres, héritier de Voltaire ou de Diderot.

32La convivialité gastronomique n’est pourtant pas seule en cause dans les dîners des Goncourt. Car si l’on est en droit d’y voir un nouvel aspect du « théâtre auctorial »39, c’est que le dîner mensuel, d’un point de vue plus symbolique, n’est pas sans lien avec ce que l’on est tenté d’appeler la « Cène » des Goncourt, dans le pur respect de l’étymologie du mot « cénacle » précédemment évoqué. De la réunion du Christ avec ses disciples instituant l’Eucharistie à la réunion gastronomique d’un cercle de lettrés perpétuant la mémoire de leur fondateur, le sacré change certes de forme et peut paraître quelque peu profané ou laïcisé. Le cénacle n’est qu’un club, un cercle, un gymnase littéraire, ayant troqué ses oripeaux religieux contre une profession de foi esthétique. Mais pour un écrivain comme Edmond de Goncourt, en mal de reconnaissance et de sacralisation littéraires, il n’est pas absurde de penser que dans le scénario imaginaire qu’il se joue par testament interposé, l’instauration de la « cène » mensuelle relève du fantasme de quelque « eucharistie » littéraire sauvant le mécène de l’oubli et assurant sa pérennité. La « résurrection » littéraire est à ce prix. A cet égard, on n’est pas loin du rêve d’éternité que traduit depuis des siècles la devise de l’Académie française, et qui résume peut-être le mieux tout rêve de reconnaissance littéraire : « A l’Immortalité ».

II - Du procès à la société littéraire des Goncourt

33Dernier acte de la mise en scène auctoriale : le procès des Goncourt. Certes, il serait abusif de prétendre qu’Edmond de Goncourt eût imaginé ce coup de théâtre final. Du moins l’avait-il subodoré, lui qui maintes fois a fait part de ses craintes de voir son testament cassé et son académie compromise. Bien plus, sans aller jusqu’à parler de machiavélisme, on peut aussi s’interroger sur l’attitude adoptée par le « vieillard » à l’égard de ses héritiers putatifs, notamment le « cher petit cousin Labille », issu de germain : désigné dans le testament originel de 1874 comme légataire universel, à charge, il est vrai, de constituer la société littéraire, il ne reçoit plus dans le testament définitif qu’une somme dérisoire de 2400 francs

« pour l’achat de deux fusils (calibre 12) qui lui rappelleront son vieil ami dans les bois où nous avons chassé - deux fusils ou n’importe quoi qui lui plaira ».

34Ironie ou sérieux ? Mauvaise plaisanterie ou don sincère ? On ne peut s’empêcher de penser à ces quelques vers du testament satirique d’Eustache Deschamps40 :

« Je lesse aux Ordres Mandiens / Mon grant escrin où il n’a riens. (…) / Item je laisse à l’Ordre Grise / Ma viez braie et ma viez chemise… »

35Sans doute les legs dérisoires aux proches prouvent-ils à quel point seule la future Académie occupe les pensées du testateur. Alphonse Daudet, l’exécuteur testamentaire, est un substitut fraternel capable d’occulter tout autre lien familial. Et sur un plan symbolique, le procès intenté aux représentants légaux de l’Académie encore à naître, n’aurait certainement pas déplu à celui qui s’était toujours plaint du silence frappant son œuvre et sa personne. N’est-il pas finalement le point d’orgue rêvé apporté à l’édifice de la mémoire ? L’occasion d’une théâtralisation édifiante, puisque la littérature à laquelle le testateur fait don de ses biens est placée symboliquement au-dessus de la famille et des liens de sang, et qu’un tribunal civil va juger devant l’opinion publique de la légitimité de l’Académie Goncourt. Quel meilleur gage de postérité pour les frères Goncourt si le procès est gagné ? La divulgation du testament a donc un retentissement extrême41, ainsi que le procès qu’intentent aussitôt les héritiers spoliés et frustrés pour l’annuler. Pour la partie plaignante, il s’agit de prouver aux juges que le projet d’Académie est « l’œuvre stérile d’un révolté »42. On repense sur ce point à l’indignation d’Edmond de Goncourt dans son Journal :

« Au fond, tout ce mois-ci, il y a un petit empoisonnement de ma vie par la lettre, prétentieusement prudhommesque, de mon notaire, m’écrivant, il y a une quinzaine de jours, que mon projet d’académie après ma mort était irréalisable, et traitant le projet comme une fantaisie de toqué… Merci ! à cette fantaisie j’ai peut-être sacrifié mon bonheur, un mariage avec une femme qui m’aime ! »43.

36Pour la partie adverse, l’utilité et la légitimité publiques de l’Académie Goncourt doivent être reconnues. La reconnaissance littéraire ici change donc de forme : elle n’engage plus seulement la mémoire et la survie d’un homme ; elle pose les conditions d’émergence d’une nouvelle instance de légitimation littéraire, l’Académie Goncourt. L’autorité symbolique de la future académie doit donc être affirmée et transcender, sublimer les enjeux économiques et financiers d’un testament ordinaire. Au capital économique qu’un tel acte juridique engage habituellement, il s’agit d’opposer le capital symbolique d’un nouveau lieu de consécration littéraire.

37Le 7 juillet 189744, deux avocats, M^e Chenu et Le Chanteur, représentent les héritiers devant la première Chambre du Tribunal Civil de la Seine, face à un jeune magistrat promis à un avenir prestigieux et dont c’est la première plaidoirie, M^e Raymond Poincaré. Il défend les intérêts d’Alphonse Daudet et de Léon Hennique, les deux exécuteurs testamentaires représentant la future Académie. Si M^e Chenu entend démontrer sa nullité en arguant de la caducité de la datation45, c’est surtout la rhétorique de la dérisoire vanité qu’il déploie que nous retiendrons. Les sarcasmes déployés contre un projet académique jugé inepte ont un seul but : prouver que « la Petite Paroisse dont M. Alphonse Daudet était à tous les titres l’architecte désigné d’avance, ne sortira pas du sol ». Réduire le projet d’Edmond de Goncourt à une chapelle ou coterie flattant l’orgueil de son fondateur, tel est l’argumentaire principal, qui ne lésine pas sur les métaphores médicales pour insinuer que la pathologie narcissique de son auteur est seule en cause dans cette folie académique :

« Que sont d’ailleurs les légataires ? Les médecins les plus habiles qui savaient d’une main légère appliquer le pansement des éloges sur les blessures de la vanité la plus susceptible qui fût et qu’Edmond de Goncourt avait quelque coquetterie à confesser » (je souligne).

38Mais c’est surtout l’audace d’une entreprise, dans ses prétentions à rivaliser avec le Parnasse inviolable de l’Académie française, qui est scandaleuse. Et l’on touche là au coeur de la polémique : comment admettre que celle-ci perde le monopole de la légitimité littéraire acquis depuis le XVII^e siècle ? Au sérieux d’un Parnasse consacré par des siècles d’histoire, il s’agit d’opposer la dérision de « l’Académiette », vaine expression de l’orgueil boursouflé d’un vieil homme. Aussi deux effigies rivales se voient-elles convoquées dans le réquisitoire : la statue de Richelieu face au buste d’Edmond, le Spectre d’Hamlet ou la Statue du Commandeur face aux mannes tourmentées de quelque fantôme romantique tout droit sorti du Roman de la Momie ou des Contes d’Hoffmann. Prophétisant sur le devenir des académiciens Goncourt, l’avocat distingue ceux qui, « au bout de quelques années (…) auront été accueillis par le véritable succès » et qui « promèneront des rêves modifiés, dans lesquels l’ombre de Richelieu aura plus de grandeur et d’attrait que l’ombre de Goncourt errant, mélancolique et solitaire, en son Grenier », et les autres, les « romanciers qu’on ne lit pas », les « auteurs dramatiques qu’on ne joue pas », les « écrivains qu’on ne vend pas » :

« Oh ! ceux-là resteront fidèles, fidèles indéfiniment, fidèles jusqu’à la vieillesse, fidèles jusqu’à la mort, touchant avec rage les 6000 francs de pension ».

39La fidélité à la mémoire du fondateur ravalée à la cupidité et à la médiocrité littéraire d’écrivains nécessiteux, l’Académie Goncourt prend des allures de piteuse pension Vauquer pour plumitifs miséreux :

« Vous le savez, il ne faudrait pas dix ans, à l’Académie, pour devenir, dans l’armée des Lettres, une institution qui tiendrait d’un côté de l’Ecole des enfants de troupe, de l’autre du Palais des Invalides »46.

40Par-delà des ambitions académiques frelatées, c’est le statut d’écrivain qui est donc visé : nécessairement raté, s’il ne répugne pas à se « salarier » ou à se « fonctionnariser », ce dernier se voit sali, dévoyé, « désacralisé » d’avoir troqué la gloire méritée contre le succès facile, d’avoir bradé le talent contre le confort matériel. On voit là resurgir de manière exacerbée les préjugés culturels d’Ancien Régime : le désintéressement de l’homme de lettres comme seule mesure de son talent, la gloire littéraire en dehors de toutes préoccupations mercantiles. Aussi, pour conclure sa plaidoirie, l’avocat n’hésite-t-il pas à opposer à « la liberté de fondation individuelle », « l’autorité et l’intérêt publics » de la très classique nation française. A cette dernière de jouer de sa force et de ses pouvoirs pour contrer le droit d’un homme à disposer librement de ses biens, quand preuve est faite qu’on déshonore les lettres.

41C’est précisément sur le terrain du désintéressement et du don généreux, ceux-là mêmes dont nous avons vu qu’ils contituaient les temps forts de la mise en scène auctoriale d’Edmond de Goncourt, que Raymond Poincaré place l’essentiel de son plaidoyer. Au réquisitoire contre la vanité humaine, il oppose une rhétorique du sérieux, dans laquelle se joue la crédibilité de la future académie. A vouloir rendre compte de la véritable mission de l’Académie, c’est par une définition parfaite du cénacle littéraire qu’il réplique :

« Elle sera un gage d’indépendance, une garantie de dignité donnés par une société libre à un petit nombre d’hommes qui se seront promis de se vouer tout entier au culte des belles choses » (je souligne).

42On retrouve là le sacerdoce et l’apostolat prévalant à la « cène » littéraire évoquée dans l’analyse du testament. La définition est aussi en parfaite concordance avec l’esprit et la lettre du Journal quand il y est question de « la pure littérature »47 :

« L’art est l’éternisation, la fixation dans une forme suprême, absolue, définitive d’un moment, d’une fugitivité, d’une particularité humaine »48.

43Conformité aussi avec la conception d’une littérature comme mystique ou passion, ce dont témoigne par exemple cet autre extrait du Journal, alors que les deux frères préparent leur Histoire de la Société pendant la Révolution :

« Toute la journée, nous dépouillons le papier révolutionnaire et la nuit nous écrivons notre livre. Point de femmes, point de monde, point de plaisirs, point d’amusement (…) Une tension, un labeur continu de la cervelle, et sans relâche ».

44Et c’est sur le registre du don et de la noble générosité d’un projet littéraire longuement médité, - gage du sérieux de l’entreprise -, que l’avocat retourne un à un les arguments persifleurs de la partie adverse :

« Dira-t-on, comme M^e Chenu le disait hier, qu’à cette idée si noble et si désintéressée, il se soit mêlé, dans l’esprit de Goncourt, quelques mouvements d’orgueil ou quelque souffle de passion ? Prétendra-t-on que dans les désignations successives des membres de sa société littéraire se soit glissée parfois l’influence de ses haines ou de ses préjugés ? Soutiendra-t-on que, tout en voulant fonder une institution de Secours aux lettres, il ne s’est pas suffisamment défendu de vouloir également élever en face de l’Académie, autel contre autel, une petite paroisse contre la grande paroisse et qu’il a cédé à l’attrait d’une révolte facile et confondu avec les ardeurs de l’indépendance les suggestions de la vanité ? ».

45Secours aux lettres et vanité, volonté d’affranchissement du joug de la toute-puissante Académie française et péché d’orgueil, geste désintéressé et haine vengeresse, projet mûrement concerté et accès de révolte incontrôlée, autant de contradictions que souligne Poincaré en mobilisant les pouvoirs de la métaphore. Celle-ci quitte d’ailleurs le domaine de la pathologie morbide pour lui préférer celui de la religion des lettres. A cet égard, le même mot « paroisse », employé par M^e Chenu au sens péjorant de « coterie » ou de « clan », renoue ici avec sa signification première et religieuse d’« église », de lieu de culte, d’« autel » offert à la Littérature, de sanctuaire littéraire proposant d’autres rites que ceux de la cathédrale du quai Conti. De plus, l’imagerie romantique de l’artiste révolté, Prométhée déchaîné contre l’Olympe académique, dramatise le discours et suffit à jeter bas les insinuations du réquisitoire qui cherchait à flétrir l’image et le nom du donateur. L’avocat peut dès lors conclure sur le postulat selon lequel le testament est l’œuvre d’une volonté libre et réfléchie :

« Eh ! Si même il y avait dans cette supposition désobligeante une parcelle de vérité, qu’en faudrait-il conclure au procès actuel, sinon que les mobiles de la volonté de Goncourt, pour n’être pas tous de même sorte et de même élévation morale, n’en ont été que plus nombreux et plus concordants ? ».

46C’est ainsi que l’entend le Tribunal civil : un an plus tard, le 5 août 1897, il rend son jugement, confirme les termes du testament et déboute les héritiers. Le 1^er mars 1900, la Première Chambre d’appel de la Seine maintient définitivement les conclusions du jugement de 1897 et entérine le testament. Le 19 janvier 1903, le Conseil d’Etat accepte de reconnaître d’utilité publique l’Académie Goncourt, afin de lui permettre de recevoir dons et legs éventuels. Il a fallu plus de six ans pour qu’elle soit assurée d’exister et que la famille littéraire l’emporte sur les héritiers putatifs. Elle ne compte plus que sept membres à qui revient la mission d’en élire trois nouveaux avant de rédiger les statuts de la jeune académie49. A l’élection de l’un d’eux, – Elémir Bourges -, un des académiciens déjà en titre aurait lancé cette boutade pour le moins révélatrice :

« Eh bien ! nous avons Bourges. L’Académie française n’a que son diminutif : Bourget ! »50

47On le voit, l’Académie Goncourt naissante, même par dérision, ne prend ses marques que dans un rapport de rivalité et de défi à l’Autre, la grande, l’aînée, la française. C’est dire combien sa genèse ne se comprend que dans une lutte de légitimation et d’habilitation littéraires qui passe par la confrontation au paradigme académique, avec toute l’ambiguïté qu’elle suppose. Un cénacle littéraire tel que l’Académie des Dix, formé autour de la mémoire d’un homme, s’il aspire à trouver une place légitime dans la vie littéraire et publique, n’est pas en effet sans prendre le risque de reproduire quelque chose des rites et protocoles académiques. Le prix de la notoriété convoitée, c’est l’accès à l’institution, au magistère littéraire national, avec ses simulacres, ses jeux scéniques, son théâtre balisé des coulisses à l’avant-scène. La Compagnie Goncourt n’y échappe pas et la rédaction des statuts est en quelque sorte l’expression solennelle d’une autre cérémonie littéraire qui mériterait d’être étudiée.

48Toutefois, cette scénographie auctoriale inaugurée par le testament Goncourt n’est pas le reflet mondain de quelque comédie littéraire aussi vaine que futile, mais s’inscrit dans une entreprise identitaire capitale par laquelle l’auteur se reconnaît et veut être reconnu comme tel. De ce point de vue, le cas d’Edmond de Goncourt peut paraître exemplaire : il met en tension le réel et le mythe, renvoie dos à dos l’épreuve décevante du réel et les compensations imaginaires recherchées dans le fantasme et le rêve. Sur un versant douloureux, l’expérience d’un écrivain en mal de reconnaissance littéraire, hanté par la peur de ne pas laisser traces de soi et de son œuvre à la postérité ; et sur la pente du rêve, l’inscription imaginaire dans une filiation prestigieuse et la projection fantasmée dans un panthéon de légende.

49Le testament Goncourt ne se réduit donc pas à sa dimension juridique, mais est un texte qui donne la preuve que l’auteur, cette

« instance complexe qui se meut sur le triple plan du réel, du textuel et de l’imaginaire »51,
« produit à la fois par l’œuvre et les multiples discours qui accompagnent celle-ci »52,

50ne cesse jamais d’être là, tapi dans les écrits les plus prosaïques et les moins littéraires, fantasme toujours latent, et que la littérature participe aussi de ces préoccupations d’image, de ces jeux spéculaires et spectaculaires sur lesquels se fonde la question de l’identité auctoriale.