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Enrichis, parvenus et déclassés par-delà la Révolution française

p. 147-158

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1« Bonjour mon ami… », indique la légende. Si la phrase est placée sous le piéton, c’est pourtant bien celui qui se trouve confortablement installé dans son cabriolet qui parle ainsi, toisant avec quelque mépris celui au service duquel – on le comprend à la lecture du reste de la légende –, il était « auparavant », avant que la Révolution française ne brouille les cartes du jeu social des situations et des convenances.

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Source : gravure anonyme, Cabinet des Estampes, Bibliothèque nationale.

2Désormais, le nouveau riche, selon les cas « enrichi » par l’agiotage, la spéculation sur les biens nationaux ou la fourniture aux armées, mais toujours « fabuleusement enrichi », fait partie du paysage, tout comme son pendant, le ci-devant privilégié, par la naissance sinon par le train de vie, et qui a tout perdu, ou presque, à commencer par sa place, son rang dans la nouvelle société. Dans ce nouvel ordre post-révolutionnaire, l’un et l’autre appartiennent en fait à la classe la plus nombreuse, celle des « déclassés » qui regroupe tous ceux « qu’on a mis ou qui se trouvent hors de [leur] position naturelle, qui n’occupe[nt] pas dans la société [leur] place naturelle ».

3On perçoit pourtant ce que cette définition a d’implicitement univoque, en quoi elle sous-tend une déchéance sociale, ne touchant dès lors qu’une frange de la population, directement ou indirectement victime de la Révolution, mais qui aspire à retrouver sa situation, usurpée – selon elle – par ces nouveaux venus. De ces derniers, il convient donc de se distinguer, et sous le vocable de « parvenus », on stigmatise un manque de savoir-vivre qui n’est mis en exergue que pour mieux mettre à distance une « personne qui s’est élevée à un rang, un sort de beaucoup supérieur à celui dans lequel elle était née1 ». L’inversion des destins se retrouve dans deux autres estampes révolutionnaires au titre identique (« Ce que j’étais – Ce que je suis – Ce que je devrais être »), mais représentant une réalité symétriquement opposée2 : on retrouve au centre de la première l’élégant cabriolet du nouveau riche, encadré à gauche par la silhouette d’un personnage que son baluchon signale comme sans feu ni aveu et à droite par un bagnard, chaînes aux pieds, portant une ancre de marine ; un carrosse (armorié) est bien présent dans la seconde, mais à gauche de l’image, alors qu’à droite, un vaste hôtel particulier sert de toile de fond à une scène représentant des villageois honorant leur seigneur entouré de sa famille, le centre ne donnant à voir qu’un homme seul et visiblement accablé par le destin.

4C’est en somme un portrait en regard des anciennes et nouvelles élites sociales et économiques, vues au double prisme de la Révolution Française et des « monarchies bourgeoises », que l’on propose ici. On insistera tout particulièrement sur le désir de reconnaissance des uns et des autres qui font valoir, chacune à leur manière, ce qu’elles considèrent comme leurs atouts. Dans une société post-révolutionnaire aux repères d’autant plus difficilement lisibles qu’ils se révèlent mouvants, tous les reclassements paraissent possibles et le (meilleur) monde sourit aux audacieux, surtout s’ils sont fortunés. À l’inverse, le mode de fonctionnement social du xixe siècle impose de la part des anciennes élites un effort d’adaptation qu’elles peinent à réaliser, la compromission avec la modernité s’avérant être la seule alternative à la disparition.

Déclin et déclassement des élites traditionnelles

5Si le processus d’appauvrissement d’une partie au moins de la noblesse commence bien avant la Révolution elle-même, cette dernière fait disparaître ses privilèges et accélère une déchéance qu’un Taine ou qu’un Tocqueville considèrent a posteriori comme inéluctable. À la perte de positions sociales qu’on croyait inébranlables, s’ajoutent la disparition des fortunes, englouties dans la tourmente révolutionnaire, puis l’endettement, parfois la misère, souvent la honte et la dissimulation d’une situation vécue comme infamante3. En plus d’être économique, la déchéance est également sociale, du moins est-elle essentiellement ressentie comme telle et les individus déclassés, leurs familles se sentent atteints dans leur dignité et vivent d’autant plus mal la perte de considération à laquelle ils se trouvent confrontés4.

6Les uns en prennent leur partie et se murent dans un silence que rend plus pesant encore la dérogeance éventuelle, seul moyen de subsister au quotidien dans une société qui ne reconnaît plus les mérites anciens : en 1832, un chevalier de Préville ruiné par la Révolution en vient pour survivre à exercer la profession d’instituteur primaire à Roubaix, occupant ainsi une place dont il reconnaît lui-même qu’elle est « peu lucrative », manière implicite de signaler le décalage existant entre son rang (naturel) et sa place actuelle. Les autres décident d’en appeler à ceux qui, une fois la monarchie restaurée, ont le devoir de leur venir en aide, les souverains eux-mêmes. Ils leur font donc parvenir des demandes de soutien, le plus souvent pécunier, et recourent dès lors à une rhétorique de la fidélité et de la protection qui renvoie aux mécanismes en vigueur quelques décennies auparavant, au temps de la « douceur de vivre » de l’Ancien Régime. Cette mise en perspective historique et sociale alimente leur autoreprésentation et les autorise finalement à passer outre la dimension quelque peu dégradante de la vulgaire sollicitation. Le déclassement ainsi affiché devient objet de scandale, scandale qu’il convient de faire cesser. Enfin la demande repose à la fois sur l’idée d’une solidarité « de classe » et une connivence politique, l’un et l’autre ressorts renvoyant bien à l’idée que les puissants du jour ne sont jamais que des imposteurs.

7Ces élites traditionnelles demeurent finalement dans le culte du passé ; elles perpétuent le processus d’inscription au sein d’une généalogie qui fait la part belle aux ancêtres, aux services rendus et aux situations figées. En ce sens, elles n’ont pas intégré le message de la Révolution qui entend faire table rase du passé et se dégager d’un rapport au roi et plus généralement au père par trop pesant, pour se projeter dans un avenir certes incertain mais qu’on espère meilleur. C’est ce qu’Alexis de Tocqueville perçoit clairement en indiquant que « les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu’ils avaient été jusque-là de ce qu’ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur condition nouvelle ; ils se sont imposés toutes sortes de contraintes pour se façonner autrement que leurs pères5 ».

8Mais le second ordre est loin d’être le seul à devoir affronter un tel drame. Il suffit de penser aux créanciers de la couronne puis de la Nation, aux rentiers qui ont fait le choix, mi-financier mi-politique, de placer leur confiance dans la parole des gardiens du Trésor et se retrouvent balayés par la prodigieuse dépréciation des assignats, par la vie chère, enfin pour ceux qui avaient encore quelque chose à sauver, par la banqueroute des Deux-Tiers du 9 vendémiaire an VI/30 septembre 1797. Leur sort s’apparente à celui des deux hommes, vieillis avant l’âge et désormais résignés, que présente une autre estampe révolutionnaire, la dernière, et qui se dirigent vers l’hospice de Bicêtre pour y finir leurs jours, à l’abri d’une société qui a consommé leur ruine6.

L’illusion du creuset impérial

9Une fois la Révolution « terminée7 », on pourrait donc s’attendre à voir ceux qui, parmi les enrichis, ont survécu à ses dérives prendre place au rang des notables du nouveau régime consulaire puis impérial et contribuer ainsi à la formation des « masses de granit8 ». Une plongée dans les quelques centaines de notices réunies dans le cadre de l’enquête diligentée par Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret et consacrée aux Grands notables du premier empire depuis 1978 indique clairement qu’il n’en est rien9. On n’y trouve guère qu’une toute petite dizaine de personnages que leur parcours économique et social ascendant autorise à classer parmi cette catégorie10, et bien souvent sous une dénomination quelque peu trompeuse, comme le montre l’exemple d’Abel Pierre François Nicolas Caroillon de Vandeuil, pudiquement présenté comme un « brasseur d’affaires11 ». Né en 1746, il poursuit avec ses trois frères l’œuvre paternelle d’ascension sociale, qui de « laboureur » devient entreposeur de tabacs à Langres puis fermier du temporel du prieuré Saint-Geosmes, avant de devenir propriétaire du domaine de Melleville ainsi que de diverses métairies dont ses fils porteront le nom. En 1777, les quatre frères fondent une société qui prend à bail forges et forêts champenoises et dégagent de cette activité de confortables bénéfices jusqu’en 1798, bientôt réinvestis dans l’achat de biens nationaux et de grands domaines nobles entre 1793 et l’an X puis dans des manufactures textiles et des verreries sous le Consulat et l’Empire. Il est enfin, par l’intermédiaire de son frère Caroillon des Tillières, lui-même lié à Roy et Ouvrard, associé en sous-main à des « bandes noires » chargées d’acquérir châteaux et abbayes pour mieux en revendre les matériaux et en exploiter les bois.

10En dépit de l’importance accordée à cet exemple précis, les listes départementales des grands notables apparaissent donc comme largement expurgées de ceux qu’on ne nomme pas encore des « parvenus » et les nouveaux riches, « mis au piquet » par les autorités préfectorales de l’Empire qui leur préfèrent des hommes au profil plus clair, au parcours moins tortueux ou plus simplement les survivants des élites d’Ancien Régime. L’exemple du département du Nord est à cet égard éclairant : la liste des grands notables compte 134 noms parmi lesquels nombre de fonctionnaires de l’ordre administratif, militaire ou judiciaire, de négociants et manufacturiers à qui la Révolution a permis d’accéder aux fonctions municipales et départementales, enfin de nobles plus ou moins officiellement ralliés au nouveau régime, mais pas le moindre intrus social. La « liste particulière des 60 propriétaires du département les plus distingués par leur fortune et leurs vertus publiques et privées », liste qualitative s’il en est, se fait, elle aussi, un devoir de n’en retenir aucun, de même que celle des « 30 plus imposés du département » qui les ignore tout autant et leur préfère, en tête de liste, le très impérial Édouard Mortier, natif du Cateau-Cambrésis et maréchal de France. Ce n’est finalement que sur la liste des 550 contribuables les plus imposés du département que l’on repère finalement les noms de seulement deux d’entre eux : Delfosse neveu et Paulée-Dervaux.

11Seul le prisme de propriété foncière leur permet d’apparaître dans le paysage : l’enquête de 1803-1804 recensant les douze principaux contribuables au titre de l’impôt foncier dans chaque département12 redistribue largement les cartes de la notabilité au profit de personnages jusque-là écartés. Qui sont-ils ? En premier lieu, le marchand de blé douaisien Vanlerberghe, qui acquitte la somme considérable de 20 000 francs de contribution foncière, suivi de son associé Paulée, marchand de vin et de Delannoy, marchand de bœufs, qui tous ont trouvé de larges débouchés à leurs produits auprès des armées de la République en campagne sur la frontière septentrionale à partir de 1792 et ont judicieusement réinvesti leurs bénéfices dans l’acquisition de bien nationaux, suivis dans cette voie par quatre autres des dix principaux gros contribuables du département. La liste, temporairement interrompue par quelques grands propriétaires d’Ancien Régime qui ont pu conserver leur patrimoine foncier par-delà la Révolution, reprend à partir du huitième rang avec Claro, épicier de Douai et acquéreur en sous-main de biens nationaux pour Paulée, enfin Delfosse (neveu), entrepreneur de la Compagnie des Lits militaires pour le Nord13.

12Quant à ceux que la société napoléonienne semble avoir acceptés et reconnus comme les siens, ils demeurent à la merci d’une mise à l’écart, comme l’indique le cas suivant : Liégeois de naissance (il est né en 1753), Gandulphe Andryane est l’un de ces nouveaux riches-types auquel la Révolution a ouvert les horizons géographiques et sociaux. Successivement officier, négociant et banquier, il arrive en France en l’an ii et amasse bien vite une fortune considérable en spéculant sur les biens nationaux et en se faisant fournisseur aux armées. Fixé comme « cultivateur » à La Chapelle-Godefroy, dans l’Aube, il se lance dans des expériences agronomiques et répond avec une belle persévérance à chacune des incitations du pouvoir14. Le voilà bien vite l’un des propriétaires les plus en vue du département, accédant successivement au rang de notable local, départemental puis national : premier magistrat de la commune dès l’an VIII, il devient conseiller général en l’an IX, électeur du département en l’an XI, enfin député de l’Aube à la Chambre des Cent-Jours15.

13Andryane bénéficie enfin d’appuis qu’il juge solides, puisque son fils aîné est aide de camp du général Merlin, fils du procureur général à la Cour de Cassation et que son fils cadet, successivement chasseur à cheval de la Gardeimpériale puis auditeur au Conseil d’État, est le gendre du même prestigieux personnage16. En 1811, il entreprend donc de pérenniser sa position et son statut social : il soumet au Conseil du Sceau une demande de constitution de majorat, répondant une fois encore aux injonctions du Gouvernement qui vise officiellement à consolider les fortunes. Sa requête est cependant refusée et c’est l’Archi-chancelier de l’Empire, Cambacérès, qui en donne la raison : « Les renseignements donnés par le préfet de l’Ourthe et recueillis de tous les côtés ont été singulièrement défavorables à l’impétrant17. » Voilà donc l’un des (très) rares enrichis compté parmi les « grands notables » par le régime impérial, certes en grande partie en raison de son ancrage local, qui se voit refuser une reconnaissance sociale, en raison – c’est la première raison invoquée – de son passé belge, c’est-à-dire en fin de compte de ses origines. Dans l’instruction du dossier, les souvenirs des administrés du préfet de l’Ourthe priment ainsi sur les constatations de son collègue de l’Aube.

La « loi des trois générations » revisitée

14En somme, dans ce processus d’ascension sociale qui repose en partie sur la fortune comme élément de considération, le personnage à l’origine de cette fortune devient bien vite encombrant pour ses descendants et plus encore pour leurs alliés. Loin d’apparaître comme le fondateur d’une dynastie qui porterait son nom, il est prié de se faire discret et sans doute son décès, en plus d’être le moment de la transmission intégrale de son patrimoine, constitue-t-il en partie une libération, un opportun délestage du poids du passé. Si bien que l’on peut reprendre à rebours la loi des trois générations, remise en son temps à l’honneur par Maurice Lévy-Leboyer18 pour n’en conserver que l’idée générale. Certes le schéma qui fait successivement la part belle au fondateur, au consolidateur et au dilapidateur demeure valable, mais sur le seul plan lexical. La trinité des enrichis reconnaît en effet un ancêtre dont l’ambition doit se limiter à extraire sa famille du commun et à lui offrir une aisance matérielle qui permet à ses descendants de prétendre à des alliances matrimoniales valorisantes ; c’est le rôle de la seconde génération de les concrétiser en apportant au contrat les millions paternels comme viatique vers une élévation qui vaut reconnaissance sociale et insertion dans un monde jusque-là inaccessible ; la troisième génération n’a plus qu’à faire disparaître les dernières traces d’une ascendance considérée comme peu flatteuse, voire ignominieuse, pour mieux se fondre dans une sphère sociale qui, bon gré mal gré, les accueille et les reconnaît comme faisant partie des siens.

15Le parcours matrimonial de la descendance de trois enrichis, Vanlerberghe, Lanchère et Hainguerlot, illustre la stratégie de ces familles dans le processus au long cours visant à pérenniser, consolider une situation que la fortune seule leur procure, pour enfin « notabiliser ou honorabiliser » leur position sociale. Dès lors, si les alliances de la première génération sont généralement contractées dans le même milieu social, celles des générations suivantes lorgnent bien souvent vers les familles appartenant aux élites sociales et plus encore nobiliaires, récentes puis anciennes19.

16On observe donc en premier lieu des unions marquées du sceau de l’homogamie la plus parfaite. À cet égard, l’alliance par contrat de mariage du 19 décembre 1809 de la fille d’Ignace Joseph Vanlerberghe avec le fils de Jean-Baptiste Paulée fait figure d’archétype : associés en affaires, les deux fournisseurs aux armées consolident leur partenariat en mariant Jean-Baptiste à Sophie Angélique ; les deux époux sont alors en rapport d’âge, de situation et de fortune. De même, Jean-Barthélemy Lanchère, associé de son père dans ses affaires de fourniture aux armées épouse en 1797 Anne Louise Sophie Jollivet, fille d’un propriétaire foncier.

17Une seconde étape consiste à rechercher des alliances avec des membres des élites récentes, en particulier dans la noblesse d’Empire. Les deux autres filles de Vanlerberghe, Barbe Rosalie et Eglée Eugénie, épousent ainsi pour la première dès 1805 le prometteur général Jean Rapp, bientôt comte d’Empire (180920), pour la seconde en 1821 Étienne Émile Cornudet des Chaumettes, fils du sénateur comte et appelé à succéder à son père ; en 1834, la troisième sœur, Sophie Angélique, veuve Paulée depuis 1831, les rejoint en devenant la seconde épouse de Jean-François Jacqueminot, vicomte de Ham, fils du sénateur comte de l’Empire. Louise Élisabeth Lanchère épouse quant à elle en secondes noces Charles Henri Gamot, fils de Charles Guillaume, préfet de l’Empire et de Marie Antoinette Louise Auguié. Par cette alliance, la famille Lanchère se trouve ainsi alliée « par la main gauche » au maréchal Ney, époux d’Aglaé Louise Auguié depuis 180221. En 1843, c’est au tour de son neveu (par alliance) Gaspard Adophe Dailly de prendre femme au sein de la noblesse d’Empire en s’alliant à Adélaïde Thérèse Frochot, fille d’Étienne, ancien sous-préfet de l’Empire devenu agent de change, et petite-fille de Nicolas, premier préfet de la Seine, élevé à la dignité de comte de l’Empire en 1808.

18Mais c’est sans doute à François Laurent Hainguerlot que revient le mérite de réussir les plus beaux mariages pour ses enfants : dès 1821, sa fille Rose Paméla épouse Alphée Bourdon de Vatry, fils de l’ancien ministre de la Marine du Directoire et du début du Consulat, devenu préfet sous Napoléon ; son fils James, dit Georges-Tom, attend quant à lui 1828 pour épouser Stéphanie Oudinot, fille du maréchal duc de Reggio, dont le nom prestigieux et la position dans la société de la Restauration contrebalancent aisément la légèreté de la dot22. Et comme en écho à l’affront fait à Andryane, Hainguerlot père obtient pour son fils, moins de deux semaines après son mariage, un titre de baron23. Les modalités de son enrichissement révolutionnaire sont alors oubliées pour ne plus laisser place qu’à sa fortune et à sa position de respectable châtelain de Villandry, conforté par un mandat de conseiller royal du département d’Indre-et-Loire.

19La troisième étape, celle qui permet d’accéder au cercle jusque-là inaccessible des élites anciennes, n’est alors plus qu’une formalité et là encore la descendance Vanlerberghe se distingue. L’arrière-petite-fille du fournisseur, Marguerite Eglée Jeanne Caroline, saute allègrement la distance qui va de comtesse à duchesse en épousant en 1862 Louis Charles, duc de la Trémouille, héritier présomptif du royaume de Naples, alors que son frère Charles Jacques Marie Tanneguy, comte Duchâtel, député et bientôt ambassadeur de France, épouse en 1874 Gabrielle Louise Marie d’Harcourt, fille de Bernard, comte d’Harcourt, lui-même ambassadeur de France. De même, les arrière-petits-enfants de Pierre Laurent Hainguerlot frayent avec la meilleure société noble de la fin du xixe siècle : on compte ainsi parmi les gendres et belles-filles des trois barons Hainguerlot deux barons, deux comtes (dont un comte romain) et deux jeunes femmes que leur patronyme signale comme appartenant à la noblesse. Les « élites de la République24 » ne sont pas délaissées pour autant comme l’indique le mariage en 1870 de la jeune Amélie Dailly, arrière-arrière-petite-fille de Jean Lanchère, avec l’historien et essayiste Anatole Leroy-Beaulieu, futur professeur (1880-1910) puis directeur (1906-1912) de l’École libre des Sciences politiques.

20On le remarque, les filles sont bien souvent rapidement et avantageusement mariées, leur fortune tenant alors lieu de brevet de respectabilité, sinon de noblesse et l’on pense alors à la description qu’Henri de Marsay, comte balzacien, fait de sa future épouse à la veille de la cérémonie : « Oh ! Elle tient évidemment au brasseur par ses mains et à l’aristocratie par son argent25 ! » À l’inverse, les descendants mâles des enrichis demeurent plus fréquemment sans alliance : c’est ainsi le cas du seul fils de Vanlerberghe, Aimé Eugène, du cadet de Paulée, Auguste Théodore Joseph, ou encore du seul petit-fils connu de Lanchère, Jean François Eugène, mort certes à 31 ans. Sans vouloir y voir un déterminisme que rien ne permet d’étayer, on observe que dans un cas comme dans l’autre le nom disparaît bientôt pour ne plus laisser visible que la fortune héritée et transmise. En somme, quelques décennies seulement suffisent à la fortune pour, telle une pierre philosophale, « transmuter » un nom peu reluisant en un patronyme socialement reconnu et hautement valorisant.

21Ces alliances, prestigieuses ou fructueuses, c’est selon, n’en restent pas moins placées sous le regard social des contemporains qui les jugent et les commentent. La « bonne société » des premières décennies du xixe siècle, héritière en ligne directe de celle de l’Ancien Régime, ne manque pas de pointer les mésalliances et leurs conséquences politiques et sociales.

22Le témoignage de Charles de Rémusat sur le couple Duchâtel-Paulée, doublé d’une analyse au scalpel de la « médiocrité », s’avère ici tout à fait éclairant justement parce qu’éminemment partial :

« Après de longues hésitations, [Duchâtel] s’était décidé à combler les vœux de sa mère en épousant une fille médiocrement agréable, médiocrement élevée, dont l’immense fortune n’avait pas l’origine la plus honorable. Melle Eglé Paulé (sic), petite-fille de deux fournisseurs, fille de Mme Jacqueminot, formée dans un milieu assez vulgaire, s’est trouvée une femme honnête, bonne et sensée, mais de peu d’esprit et futile dans ses goûts. »

23Plus loin, sa plume acerbe cloue au pilori la « conversion bourgeoise » de son collègue de l’Intérieur, essentiellement attribuée à l’influence sclérosante de son épouse :

« Sa présence éloigna d’abord Duchâtel de la société distinguée où il vivait exclusivement ; elle lui donna son entourage, qui développa chez lui un certain goût pour les subalternes et pour les complaisants, que nous n’avions pas soupçonné […] Frivole et mondaine, elle n’avait ni esprit ni goût d’esprit. Elle ne pouvait exercer une bonne influence sur son mari, ni élever, ni animer son cœur. Elle l’entourait d’un monde fort commun, dont il finit par s’accommoder26. »

24En cela, il apporte sa pierre à la revanche, symbolique mais savoureuse, des « déclassés » sur ceux qui demeurent à tout jamais des « parvenus ».

25Au terme de ce tour d’horizon des reclassements économiques et sociaux du premier xixe siècle, on insistera finalement sur les deux points essentiels qu’ont fait apparaître les parcours individuels et collectifs présentés ici. Le premier repose sur l’idée que le passé demeure, quoi qu’on fasse, toujours présent, pour le meilleur et pour le pire. En dépit des efforts des uns pour effacer de leur généalogie ce qu’ils considèrent comme une tache, il y aura toujours une bonne âme pour s’en souvenir et l’utiliser à bon ou mauvais escient.

26Le second entend attirer l’attention sur une nouvelle chronologie sociale qui fait de la période 1815-1830 non pas une « simple » Restauration, d’ailleurs avortée, de l’Ancien Régime, mais bien un temps de confusion des élites qui se jaugent avant de se coopter et finalement de s’agréger les unes aux autres. À cet égard, la Restauration apparaît comme socialement bien plus ouverte que l’Empire, qui se dit « héritier de la Révolution » mais dont la pratique sociale apparaît finalement comme sensiblement plus restrictive, voire sclérosante. Quant à la Monarchie de Juillet, elle poursuit sous le règne du « roi-citoyen » le processus de redistribution sociale et érige en modèle un mode de fonctionnement social, stigmatisé sous le vocable de « bourgeois » mais qui parvient à intégrer en son sein les différentes générations de la fraction la plus favorisée de la population française. Reste alors à mener le processus à son terme, en instaurant une véritable démocratisation, imparfaitement politique à défaut d’être intégralement sociale.

Annexe 1 : « Ce que j’étais – Ce que je suis – Ce que je devrais être »

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Source : gravures anonymes, Cabinet des Estampes, Bibliothèque Nationale.

Annexe 2 : Vieux rentier et vieux pétitionnaire sur le chemin de Bicêtre en 1795, l’un avec son inscription, l’autre avec son brevet de pension (détail)

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Notes de bas de page

1 Articles « Déclassé » et « Parvenu » du Grand Larousse du xixe siècle, Paris, Larousse, 1872.

2 On retrouvera la première de ces deux estampes en annexe. On remarquera – même si cette interprétation recourt à des codes de lectures contemporains et donc pas nécessairement en usage au moment de leur publication – l’utilisation inversée des proportions ainsi que la direction prise par les deux voitures, vers la gauche et donc implicitement vers le passé pour le « nouveau pauvre », vers la droite et l’avenir pour le « nouveau riche ».

3 Le paragraphe qui suit doit beaucoup à l’article de N. Claret-Ploquin, « Noblesses en déclassement, noblesses en souffrance », Cahiers d’histoire, 2000/4, p. 747-767. Voir également S. Fiette, La noblesse française des Lumières à la Belle Époque : psychologie d’une adaptation, Paris, Perrin, 1997.

4 Sur cette question, voir Cl. Haroche et J.-Cl. Vatin (dir.), La Considération, Paris, Desclée de Brouwer, « Sociologie clinique », 1998.

5 « Avant-propos » à L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 1986 (1re éd. : 1856), p. 43

6 On la trouvera elle aussi en annexe.

7 Terminée la Révolution…, M. Biard (éd.), IVe colloque européen de Calais, Bulletin des Amis du Vieux Calais, 2002.

8 L. Bergeron et G. Chaussinand-Nogaret, Les « masses de granit » : cent mille notables du Premier Empire, Paris, Ed. de l’EHESS, 1979.

9 Le paragraphe qui suit porte sur le dépouillement des 28 volumes de la collection déjà parus, couvrant plus de 50 des 130 départements du grand Empire de 1812.

10 Citons par exemple le « propriétaire » Gandulphe Andryane, qui fait l’objet d’une analyse spécifique plus bas (Aube, vol. 6), le négociant en grains et fourrages Jean Pierre Laurent Coulon (Ariège, vol.12), Étienne Crignon-Bonvalet, créateur à Paris d’une agence chargée de gérer et de vendre les biens de nobles émigrés et son associé Eugène Joseph Stanislas Foulon d’Escotier (Loir-et-Cher, vol. 8), le fournisseur aux armées Nicolas Olry (Meurthe, vol. 10), ainsi que, dans une moindre mesure sans doute, le manufacturier gantois Liévin Bauwens (Escaut, vol. 28) et le futur receveur général de la Sambre-et-Meuse, François Joseph Ackermann (vol. 22).

11 Sur son parcours, voir sa notice dans le volume 7 de l’enquête, consacré au département de la Haute-Marne, p. 109-113, ainsi que D. Woronoff, L’industrie sidérurgique en France pendant la Révolution, Paris, Ed. de l’EHESS, 1984 et M. Bruguière, Gestionnaires et profiteurs de la Révolution, Paris, O. Orban, 1986.

12 A.-M. Boursier et A. Soboul, « La grande propriété foncière à l’époque napoléonienne », Annales historiques de la Révolution Française, 1981, p. 405-418, d’après le carton AF IV 1076 des Archives nationales.

13 Sur ces personnages qui constituent ce que j’ai appelé la « nébuleuse douaisienne », je renvoie à ma thèse, Argent public et argent privé sur les routes du Nord. Réseaux et flux financiers en Europe du nord-ouest de la Révolution à l’Empire, Lille 3/Paris X, 1999, chapitre II.

14 Il procède à l’assèchement d’un marais, plante 30 000 arbres, élève 500 mérinos, enfin sème en 1812 des betteraves destinées à alimenter la sucrerie établie sur son domaine. Cf. Arch. nat., F12 1566.

15 Grands notables du Premier Empire, vol. 6 : Aube, p. 10 ; Dictionnaire des parlementaires, I, p. 68 ; DBF, II, col. 1015-1016.

16 H. Leuwers, Merlin de Douai (1754-1838) : un juriste en politique, Arras, Artois Presses Université, 1996.

17 J.-J. R. Cambacérès, Lettres inédites à Napoléon, Paris, Klincksieck, 1977 ; lettre du 3 juillet 1811.

18 M. Lévy-Leboyer, « Le patronat français a-t-il échappé à la loi des trois générations ? », Le Mouvement Social, juillet-septembre 1985, p. 3-7.

19 M. Bruguière, « L’aristocratique descendance des affairistes de la Révolution », Les noblesses européennes au xixe siècle, colloque de l’École française de Rome, 1988, p. 105-120.

20 P. Jéhin, Rapp, le sabreur de Napoléon, Strasbourg, La Nuée bleue, 1999.

21 J. Valynseele, Les maréchaux du Premier Empire, leur famille et leur descendance, Paris, sn, 1957, p. 178-185. Charles Guillaume Gamot est par ailleurs le rédacteur des Mémoires du maréchal Ney, duc d’Elchingen, prince de la Moskowa, publiés par sa famille, Paris, 1833, 2 vol.

22 Le maréchal Oudinot a en effet dix enfants qu’il peine quelque peu à établir, allant jusqu’à entrer en conflit avec l’un de ses gendres à propos de la dot qu’il tarde à verser intégralement. Cf. J. Valynseele, Les maréchaux du Premier Empire, leur famille et leur descendance, Paris, sn, 1957, p. 273-288 et N. Petiteau, « Homogamie et conflit dans la noblesse d’Empire, ou les fragilités d’une aristocratie moderne », Cahiers d’histoire, 2000/4, p. 735-738 (« De la réclamation d’une belle dot à l’expression des affrontements politiques »). Sur le mariage Hainguerlot-Oudinot, voir également N. Petiteau, Élites et mobilités : la noblesse d’Empire au xixe siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 1997, p. 271.

23 Le mariage est célébré le 18 décembre 1828, l’anoblissement intervient en date du 4 janvier 1829. Les armoiries du nouveau baron sont « Écartelé : aux 1 et 4, d’azur à un navire d’or ; au 2, de gueules chargés de 3 casques d’argent tarés de profil, 2 et 1 ; au 3, de gueule à trois besants d’or, 2 et 1 ».

24 Ch. Charle, Les élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, « L’espace du politique », 2006 (1re éd. : 1987).

25 H. de Balzac, Le contrat de mariage, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1973 (1835), p. 266.

26 Ch. de Rémusat, Mémoires de ma vie, Paris, Plon, 1960, t. 3, p. 245-246 et t. 4, p. 43.

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