Usages, équivoques et pertinence de « bourgeoisie rurale »
p. 119-145
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Index géographique : France
Texte intégral
1Bien plus encore que le terme générique de bourgeoisie, le syntagme « bourgeoisie rurale » relève d’usages inconstants, tantôt a-critiques, tantôt controversés. En fait, les historiens semblent sur cet usage partagés entre trois positions : les uns renforcent le refus d’une analyse en terme de classes sociales, au nom du rejet de la réification des catégories et/ou de l’allergie à tout relent de marxisme, par l’invocation de la spécificité rurale ; à l’inverse, au nom de la globalité des phénomènes sociaux, d’autres transfèrent les rapports de classes aux campagnes et y appliquent sans réserve le concept de bourgeoisie ; enfin, certains dénient tout postulat théorique, mais s’en tiennent à une stricte application de « bourgeoisie » à la ville, à la fois au nom du sens originel du mot et de l’irréductibilité de la ruralité française dont Ronald Hübscher nous rappelle qu’elle constitue un leitmotiv de notre histoire : « Une France paysanne ? Cette affirmation vécue pendant une grande partie du xixe siècle […] s’avère tenace à travers une sensibilité terrienne et le mythe d’une France profonde, conservatoire des valeurs traditionnelles incarnées par la paysannerie1. »
2Ces problèmes d’analyse nourris d’une forte charge idéologique deviennent encore plus opaques quand il s’agit de les appliquer à la Révolution française car son interprétation soulève d’autres interrogations : sens des révolutions paysanne et bourgeoise, convergence ou disjonction entre elles, place de la communauté villageoise, etc. Au total, la tendance à faire l’impasse sur l’examen de la pertinence du concept de bourgeoisie rurale s’est renforcée, d’autant que les « ruralistes » sont souvent eux-mêmes tentés par la pratique d’une histoire particulariste des campagnes, tandis que les « révolutionnaires » sont enclins à ignorer l’analyse sociale de la révolution au village2.
3Dans quelle mesure pouvons-nous recoller ces éclats de concepts et de démarche fragmentés en ré-interrogeant non seulement l’histoire et la signification du terme de bourgeoisie rurale, mais aussi les dynamiques sociales, politiques ou culturelles dont ce terme – ou d’éventuels équivalents peut-être préférables au-delà de tout fétichisme des mots – peut rendre compte et du coup mieux éclairer la lecture d’ensemble de la Révolution ? Au fond, l’enjeu est de tenir ensemble la singularité rurale et la Révolution française comme révolution bourgeoise, au sens qu’E. Hobsbawm donnait à cette notion en 1989 – en attendant peut-être que nous en proposions une autre – c’est-à-dire une Révolution « qui substitue à une hiérarchie où le rang est attaché à la naissance ou au privilège, une société où la position est liée au mérite individuel, ouverte à tous les prétendants qui s’en montrent dignes et constituent une catégorie qu’on appellera alors classe moyenne, bourgeoisie, ou autrement… formée – quel que soit le nom – de l’ensemble des adultes indigènes (urbain) [sic parenthèse donnée par l’auteur lui-même qui fait problème pour notre sujet] situés par leurs statuts et leurs revenus entre la noblesse au-dessus et les classes laborieuses et manuelles au-dessous. […] La Révolution française transforme ces groupes de personnes en classes dotées de conscience propre avec la prétention de diriger la société3 ».
La pensée des relations sociales rurales et le concept de bourgeoisie rurale ?
4Sans reprendre les fluctuations des représentations de la société rurale chez les auteurs du xviiie siècle et les protagonistes de la Révolution, il faut bien souligner le schématisme et les basculements qui dès cette époque dominent des analyses le plus souvent duales : opposition entre villes et campagnes ou entre bourgeois et paysans, invocation de l’unité du Tiers ou au contraire dénonciation des paysans suspects d’aristocratie, etc.4. Pas étonnant dans ce contexte qu’il faille beaucoup attendre pour que l’inclusion des ruraux dans l’interprétation de la Révolution soit attentive aux différenciations sociales dans les campagnes.
L’antinomie bourgeois/paysans dominante au xixe siècle
5Si chez les auteurs libéraux de la première moitié du xixe siècle, la lecture de la Révolution Française comme révolution bourgeoise s’impose comme une évidence que vient en quelque sorte authentifier la publication de l’œuvre de Barnave en 1843, en revanche la question paysanne n’est guère abordée5.
6C’est en fait au milieu du xixe siècle, largement en rapport avec l’histoire de la Révolution de 1848 et de la Seconde République, que le problème du rôle du « peuple des campagnes » dans les changements sociaux et politiques se trouve vraiment posé ; je ne retiendrai que deux analyses qui résument bien les schémas communs à la plupart des auteurs, en dépit de leurs oppositions idéologiques et politiques. Tocqueville pose très clairement le problème des relations entre la bourgeoisie et les paysans ; il diagnostique avant tout la coupure entre les deux, soit à cause de la fondamentale hostilité des bourgeois urbains aux paysans6, soit parce que le paysan enrichi en passe de s’embourgeoiser n’a de cesse que de s’éloigner de ses origines :
« Nous avons vu comment les bourgeois quittant les campagnes cherchaient de toutes parts un asile dans les villes. On ne voit presque jamais dans les campagnes qu’une génération de paysans riches. Un cultivateur parvient-il par son industrie à acquérir enfin un peu de bien : il fait aussitôt quitter à son fils la charrue, l’envoie à la ville et lui achète un petit office […].Voici donc le paysan presqu’entièrement séparé des classes supérieures ; il est éloigné de ceux mêmes de ses pareils qui auraient pu l’aider et le conduire. À mesure que ceux-ci arrivent aux lumières ou à l’aisance, ils le fuient […]. Au xviiie siècle, un village est une communauté dont tous les membres sont pauvres ignorants et grossiers ; ses magistrats sont aussi incultes et aussi méprisés qu’elle, son syndic ne sait pas lire 7 […] »
7Deuxième exemple connu, dans Les luttes de classes en France8, Marx distingue des fractions de bourgeoisie 9 de « la classe paysanne complètement exclue du pouvoir politique » ; plus loin, il désigne cette classe paysanne comme la victime de la révolution de février à cause de l’impôt de 45 centimes et invoque plus largement un ordre bourgeois aussi dur à la classe paysanne qu’au prolétariat, ce qui explique un Dix Décembre, « coup d’État des paysans qui renversait le gouvernement existant ». Enfin et plus largement, son analyse de la place des paysans dans l’évolution capitaliste se résume dans la formule : « La classe capitaliste exploite la classe paysanne10. »
8Autrement dit chez ces deux auteurs de référence prévaut franchement une partition holistique bourgeois/paysans, sans différenciation explicite dans les conditions paysannes, ni usage courant du terme de bourgeoisie rurale. À peu de nuances près cette vision prévaut aussi bien chez les analystes politiques ou syndicaux que chez les historiens jusqu’au début du xxe siècle11. C’est finalement, personne ne s’en étonnera, à G. Lefebvre que l’on doit un usage soutenu du terme de bourgeoisie rurale, mais le gain en termes de prise en compte des rapports sociaux dans les campagnes et des interventions paysannes dans la Révolution s’accompagne de la réitération des équivoques dans la définition des catégories.
Bourgeoisie rurale : émergence et avatars d’un concept
9Arrêtons-nous d’abord sur l’émergence et les usages du terme chez G. Lefebvre lui-même. Dans les huit premiers chapitres, de Paysans du nord12, celui-ci pratique l’oscillation ordinaire entre la référence globale à la paysannerie, par exemple quand il s’agit de la propriété paysanne, et les figures éclatées des nombreuses catégories socio-professionnelles rurales. Par ailleurs, on relève des usages variables du terme de bourgeois : il sert à désigner tantôt les citadins aisés et propriétaires, tantôt les villageois non paysans (p. 30) ; mais, à propos de la Flandre maritime, G. Lefebvre écrit : « La répartition des exploitations comme celle de la propriété paysanne créait donc ici une bourgeoisie rurale nombreuse et assez homogène13 » (p. 41) ; ou plus loin (p. 56), est évoquée « une bourgeoisie rurale moins exclusive que l’oligarchie des grands fermiers ». C’est au chapitre IX, consacré à « La vie du paysan à la fin de l’Ancien Régime », que l’historien des paysans du Nord procède à un saut conceptuel manifeste en intitulant la première partie : « La domination de la bourgeoisie rurale ». Dans ce passage G. Lefebvre dessine d’emblée des classes sociales :
« La population du village solidaire en face du roi, du privilégié et du citadin, ne formait nullement une classe homogène, mais constituait une petite société qui avait son prolétariat, divisé lui-même en journaliers et en ménagers, sa classe moyenne, formée par les laboureurs que leur exploitation suffisait à faire vivre et enfin sa classe dominante, les grands fermiers et les cultivateurs aisés qui composaient en très petit nombre la bourgeoisie rurale » (p. 307).
10Cette définition suggère trois observations majeures : la singularité du Tiers rural à la fois distinct des privilégiés et des citadins, la division tripartite de cette société villageoise, mais aussi l’absence d’insertion dans cette catégorisation des villageois non paysans. On remarque donc à la fois une systématisation et une approximation que prolongent plusieurs notations des chapitres suivants sur les modes de domination de cette bourgeoisie14. L’équivoque culmine avec l’analyse des cahiers de doléances : d’une part, note G. Lefebvre, « En face de la bourgeoisie urbaine aussi, les paysans se sentent solidaires. Car nombreux aussi sont ses privilèges et ses exactions » (p. 331), d’autre part, interroge-t-il, à propos des revendications politiques générales formulées dans les cahiers :
« […] On n’épuise pas le problème en attribuant à la bourgeoisie la rédaction de ces cahiers exceptionnels. S’agit-il des citadins qui auraient remis aux paysans un modèle servilement recopié ? ou “d’intellectuels” ruraux, notaires, avocats qui auraient tenu la plume mais qui installés dans les villages et souvent chefs de l’opposition dirigée contre le seigneur, étaient capables d’expliquer à leurs concitoyens l’importance des revendications politiques ? Et surtout dans quelle mesure la bourgeoisie rurale proprement dite, celle des fermiers et des cultivateurs, leur a-t-elle donnée son adhésion raisonnée ? […] Les articles qui surprennent par la maturité politique qu’ils supposeraient chez les paysans […] ont été introduits par les bourgeois de campagne et quelquefois peut-être par des bourgeois ruraux proprement dits, fermiers ou cultivateurs, qui étaient en rapport avec eux ou avec des citadins » (p. 335).
11Au total d’une part ces derniers usages, avec la distinction « bourgeoisie rurale proprement dite », désignation plutôt réservée à ceux qui exploitent la terre en grand, et « bourgeois de campagne » assimilés à « des intellectuels ruraux », tandis que reste dans l’ombre la place des marchands ou entrepreneurs ruraux, d’autre part des fluctuations dans les travaux successifs de G. Lefebvre 15 rendent le concept peu sûr, sujet soit à des usages mécanistes et peu opératoires, soit à des critiques goguenardes sur le caractère insaisissable ou arbitraire de la classe ainsi constituée, ce que ne se prive pas de faire A. Cobban, pour qui les variations de G. Lefebvre autour de « bourgeoisie rurale » sont un argument privilégié dans la révision qu’il propose16.
12Tout en reconnaissant les apports décisifs de G. Lefebvre, il faut effectivement concéder que, sur ce point, il a laissé des indéterminations appelées à durer.
Une entêtante indétermination
13Depuis, la définition du concept a peu progressé malgré une réflexion à plusieurs reprises relancée sur la catégorisation sociale dans les campagnes modernes du colloque de 1967, Ordres et classes17, à celui de Rennes de 199918. Finalement, on peut distinguer trois pratiques dominantes dans l’historiographie de la catégorisation sociale rurale depuis les années 1960. La première, quand elle ne s’en tient pas à reproduire les mots des sources, insistant sur la singularité de la France moderne, met en exergue la complexité de la société rurale et du vocabulaire en usage, à la manière sainement critique de P. Goubert19. Elle tente parfois des groupements en fonction de divers critères de hiérarchisation ; ainsi J. Dupâquier discerne 5 catégories paysannes, dont une qui regroupe les gros fermiers, les laboureurs receveurs, les meuniers20 ; pour autant chacun de ces agrégats n’est ni nommé, ni étudié en tant que tel.
14La deuxième démarche, plus que sur une période, met l’accent sur la singularité rurale et paysanne, notamment caractérisée par la structure villageoise et la communauté paysanne. L’inspiration anthropologique et sociologique de cette approche est décisive, notamment au travers des œuvres de R. Redfield et H. Mendras21, qui pensent les « sociétés paysannes » et leurs spécificités essentielles en termes de hiérarchie ordinairement acceptée et de cohésion communautaire villageoise : dans cette vue, pas question de bourgeoisie rurale, mais d’une élite notamment chargée de jouer les intermédiaires entre le village et le dehors.
15Troisième courant, l’historiographie marxiste de la transition du féodalisme au capitalisme, dont on pourrait attendre une plus franche définition de la bourgeoisie rurale, mais qui a en fait peu clarifié les équivoques introduites par G. Lefebvre. Si voici 50 ans, P. Vilar proposait une définition générale et exigeante de la bourgeoisie qui ne laissait guère place à une figure rurale du bourgeois22, les pratiques en matière de classification sociale et rurale sont demeurées très fluctuantes. Je me borne à citer deux exemples parmi les plus notoires : P. Bois distingue tantôt trois couches rurales, laboureur, bordager et journalier (aussi nommés aisés, moyens, pauvres), tantôt un antagonisme entre riches et pauvres et souvent une opposition structurante entre paysans ou villageois et citadins, qui donne lieu à la principale occurrence de « bourgeoisie » : « L’adversaire principal et le rival que la Révolution rend soudain envahissant, c’est le bourgeois 23… » ; A. Soboul, quant à lui, pratique un usage de « bourgeoisie rurale » ponctuel, précautionneux et plutôt flou, comme en témoigne le passage suivant :
« […] Laboureurs du Bassin parisien, ménagers du Midi languedocien et provençal : dans les campagnes françaises d’Ancien régime l’aisance propriétaire n’était le fait que de cette minorité paysanne. Mais son influence sociale était grande : notables des communautés villageoises, coqs de villages, matadors, paysans à tilbury, ils apparaissent comme une sorte de bourgeoisie rurale24. »
16Finalement deux auteurs ont véritablement tenté de penser la classification rurale à la fois en rapport avec l’évolution sociale générale et en tenant compte des spécificités rurales, il s’agit de Régine Robin et de Guy-Robert Ikni, qui n’ont malheureusement pas été en situation de prolonger leur œuvre. La première, dans son importante introduction à la société et aux cahiers de doléances de l’Auxois, livre des observations essentielles sur lesquelles il est utile de revenir25. Après avoir rappelé que dans son acception du xviiie siècle, le terme bourgeois s’applique exclusivement à une partie des habitants des villes26, Régine Robin s’attache à penser les classes sociales dans le changement d’ensemble de la société et donc dans leur applicabilité à la ville et aux campagnes, tout en tenant compte des spécificités respectives. Elle propose ainsi une définition de la bourgeoisie en fonction de la situation particulière de l’Ancien Régime :
« La bourgeoisie dans le cadre d’Ancien Régime serait la classe dont le statut juridique est la roture qui à la ville comme à la campagne groupe tous ceux qui se situent en position de domination économique et sociale dans la sphère des rapports sociaux capitalistes, antagoniste des privilégiés non engagés dans ces rapports sociaux […] ; pouvant néanmoins s’intégrer au système seigneurial en s’évadant de sa sphère en entrant dans la noblesse rentière, officière ou seigneuriale à travers un cursus honorum plus ou moins compliqué… » (p. 36).
17Plus loin, R. Robin ajoute que cette définition implique d’une part l’exclusion des propriétaires fonciers – rentiers – non-nobles, catégorie définie comme « bourgeoisie d’Ancien Régime27 », d’autre part l’inclusion des fermiers collectionneurs de baux du Bassin parisien, marchands ruraux, laboureurs marchands et laboureurs à surplus, pouvant spéculer sur le haut prix des grains et ayant sous leurs ordres une main-d’œuvre occasionnelle ou permanente28. G. R. Ikni, quant à lui, souligne l’importance des apports de G. Lefebvre, mais aussi des faiblesses comme l’opposition réductrice de la paysannerie au reste de la société, la différenciation tranchée entre la bourgeoisie de type ancien, rentière, et celle engagée dans les entreprises productives ou encore la confusion entre « fermiers capitalistes » et moyens propriétaires indépendants29. G. R. Ikni propose finalement de conjuguer une double classification quadripartite : d’une part générale pour l’étude de la propriété (clergé, noblesse, paysannerie, bourgeoisie), d’autre part interne à paysannerie, ce qui ne clarifie guère l’analyse30. Dans la suite de ses travaux, notamment l’article de synthèse paru dans Histoire et société rurale, G. R. Ikni, n’accorde plus beaucoup d’attention aux classes dominantes rurales car, dans la voie ouverte par A. Ado, il est surtout soucieux du rôle progressiste de la petite paysannerie dans la révolution et le développement capitaliste ; la réflexion sur la bourgeoise rurale reste donc en suspens, mais en revanche, il attire aussi l’attention sur le fait que la « révolution paysanne ne concerne pas seulement le domaine socio-économique, car elle implique une mobilisation de tous les aspects de l’organisation des communautés villageoises, donc aussi de leurs pratiques, de leurs valeurs, de leurs religions… et plus largement de leur culture31 ».
18Le beau programme qui est ainsi tracé, d’autres l’ont plus ou moins appliqué dans les travaux consacrés au pouvoir au village et aux engagements politiques, aux transferts fonciers et au droit rural, aux pratiques communautaires et aux relations villes/campagnes. Mais, fait troublant qui justifie l’insertion de la problématique rurale dans ce colloque, ce déploiement s’est accompagné d’un complet effacement de l’interrogation sur la dimension bourgeoise de la révolution au village. C’est elle qu’il faut réinterroger en s’appuyant à la fois sur ces exigences de clarification des classifications sociales, sur le dépassement de certaines analyses et terminologies qui paraissent surannées, donc sur les réflexions renouvelées de l’histoire sociale – trop rarement appliquées aux campagnes – et les apports de l’histoire révolutionnaire.
Trois impératifs, une méthode, cinq classes rurales
19Il importe au premier chef de dépasser une pensée globalisante des « paysans » et des ruraux qui conduit à gommer les différenciations sociales au sein des gens des campagnes. Pour autant, on ne peut se satisfaire ni de la simple reproduction des désignations socio-professionnelles, ni de la mécanique transposition de classes sociales, notamment inspirées de la société industrielle. Par ailleurs, il importe d’inclure dans cette catégorisation le Tiers villageois non paysan et donc de ne pas oublier deux définitions élémentaires : les ruraux ou villageois sont formés de l’ensemble des habitants de la campagne, vivant certes prioritairement d’activités ou de revenus à dominante agricole ou dérivés de l’agriculture, mais pas exclusivement ; la paysannerie constitue une catégorie hétérogène, définie par la pratique effective du travail de la terre, quel que soit le mode de tenure de celle-ci et le degré d’indépendance que l’exploitation permet. Mais pour ne pas isoler l’analyse de la société rurale, il est indispensable de dépasser la dichotomie ville/campagne, en envisageant les synergies qui rapprochent certaines catégories rurales de leurs homologues urbaines. Par conséquent, l’acception ancienne de bourgeoisie – comme exclusivement urbaine – peut être aussi dépassée et il ne me paraît pas choquant de parler de bourgeoisie, rurale ou urbaine, à condition qu’on recherche ce que cette classe sociale mobilise comme caractères communs par-delà les différences de résidence. Enfin, pour réviser des schémas mécanistes, il importe de considérer dans la recomposition de ces dynamiques sociales, tous les changements qui affectent la France en révolution, passage du complexe féodo-seigneurial au mode capitaliste selon des modalités de transition moins linéaires qu’on ne l’a souvent écrit, mais aussi nouvelle forme d’État-Nation, pratiques culturelles transformées, etc. Dans cette mise en contexte, l’abandon des modèles univoques de la transformation, notamment agricole, que ce soit celui du tout petit paysan, ou de l’inévitable victoire du grand exploitant, s’impose. De même, s’il convient de penser les dynamiques politiques dans leur dimension nationale, il importe aussi de ne pas oublier les conditions particulières du pouvoir au village, notamment dans sa dimension communautaire.
20Ces impératifs étant posés, on peut appliquer aux campagnes françaises entre xviiie et xixe siècle, par-delà la Révolution française, une double perspective qui allie le souci d’échapper à la réification des catégories préconçues et légitimement critiquées, avec la volonté de sortir d’un relativisme absolu qui ne prendrait en compte que les agrégats sociaux circonstanciels ou particuliers aux campagnes de l’époque. Il s’agit donc de prolonger l’essai partiel que j’avais amorcé avec mes recherches sur la « fermocratie » et d’appliquer la suggestion de G. Béaur :
« Chercher à retrouver l’organisation du social à partir d’un catalogue de comportements fondamentaux et… à produire une image du social fondée sur les liens ou les oppositions. Envisager la société à partir de ces liens multiples qui dessinent des configurations et qui indiquent des choix effectués par les acteurs sociaux. Ce choix mènerait à créer des groupes sociaux ex post et pas hermétiques32. »
21Dans cette démarche et avant de revenir à la bourgeoisie rurale en question, reste une proposition de nature à clarifier d’emblée une indispensable lecture d’ensemble de la société rurale sous la forme d’une différenciation, dans la France du xviiie siècle de cinq classes rurales qu’on pourrait caractériser sommairement comme suit33 :
- Le groupe dominant rural, notamment composé des grands fermiers ou métayers largement locataires, auquel quelques membres de professions libérales, marchands ou entrepreneurs divers peuvent être agrégés.
- La classe moyenne rurale des indépendants est composée des exploitants communément appelés laboureurs dans le Bassin parisien et des artisans de service34.
- Les indépendants précaires et partiels, qui vivent pour l’essentiel de leur exploitation, mais ne cultivent pas une superficie qui leur garantisse l’autonomie, notamment des équipements agricoles35. Les artisans les moins établis, du bâtiment notamment, se rangent dans la même catégorie.
- La classe des dépendants d’abord constituée des micro-exploitants, le plus souvent appelés manouvriers, qui exploitent des lopins fournissant simplement une base alimentaire, l’essentiel du revenu de ces exploitants parcellaires provenant donc des usages collectifs et d’un salariat multi forme, à la fois agricole et textile notamment.
- Les démunis, qui peuvent constituer jusqu’au cinquième des ruraux, aux ressources incertaines provenant de menus travaux, des usages collectifs, de l’assistance et de la mendicité.
22Les limites de ces catégories sont forcément incertaines ; l’idée de seuil parfaitement fixé, par des statistiques notamment, s’avère largement illusoire, contraire à l’idée de classes sociales forcément « fluides » et modulées selon les caractéristiques des systèmes « agro-ruraux » régionaux, qui ne peuvent être repris ici36. En effet, la dynamique sociale rurale étant posée, il nous faut revenir au cœur de notre sujet : dans quelle mesure le groupe dominant rural peut-il être considéré comme une bourgeoisie rurale et légitimer l’usage d’un concept qui s’en va et s’en revient dans l’historiographie selon les modes et les refoulements terminologiques et idéologiques ?
À la recherche de la bourgeoisie rurale à la fin de l’Ancien Régime
23Dans le contexte d’une économie de transition, notamment marquée par la multiplication des échanges, d’une société mixte qui mêle des critères de distinction liés à la société de corps privilégiés avec d’autres résultant de la réussite sociale, d’une profonde crise du système d’autorité au sein de la monarchie absolue d’Ancien Régime, tant en son sommet que dans sa capacité à organiser le territoire du royaume, les études rurales dispersées font clairement ressortir certaines caractéristiques communes aux membres du groupe dominant de la roture rurale en dépit d’activités et de positionnements variés.
Les principaux critères de distinction
24Six critères plaident effectivement en faveur de ce rapprochement ; je les détaillerai plus ou moins en fonction de leur degré d’évidence.
L’aisance, l’investissement dans l’activité principale et l’emploi de main-d’œuvre
25À côté des critères comptables usuels (superficie exploitée pour les agriculteurs – le seuil de 40 ha peut être considéré comme le plus significatif dans la plupart des régions –, niveau fiscal, fortune), l’investissement productif constitue effectivement une caractéristique déterminante qui ressort clairement de toutes les études et dont le meilleur exemple est fourni par les grands fermiers pour qui les attelages et en particulier les chevaux, les semences, dans une moindre mesure le matériel constituent des mises de fond importantes. On sait par ailleurs qu’une ferme d’une cinquantaine d’hectares emploie une dizaine de salariés permanents et plusieurs dizaines d’occasionnels au temps des grands travaux37. C’est vrai aussi sous des formes diverses pour des catégories non spécifiquement agricoles comme les meuniers par exemple. Au fond ces personnages sont toujours peu ou prou des entrepreneurs. Mais là n’est peut-être pas le plus significatif que je verrai plutôt dans la multiplication de leurs activités.
La capacité à maîtriser des sources d’enrichissement multiples
26Elle constitue sans doute un signe distinctif fort qui mérite qu’on s’y arrête, en allant du cas agricole à l’ouverture vers d’autres horizons. Le premier exemple nous conduit à Linselles, en Flandre intérieure, au nord de Lille dans la ferme de quelque 80 ha de Pierre-François Lepoutre, député du Tiers aux États généraux38. Trois traits ressortent avec force de cet exemple : on n’hésite pas à investir dans les amendements ; une très large place est faite aux cultures industrielles et spéculatives, avec des variations incessantes selon la météorologie et les prix ; enfin, une forte attention est portée à la valorisation maximale du produit ovin, notamment grâce à des ventes lointaines, de Bruges à Poissy ou Sceaux (en Région parisienne). Indéniablement, on a affaire à des paysans qui valorisent au mieux leur exploitation en utilisant les diverses possibilités de leur époque. J.-M. Moriceau et G. Postel-Vinay livrent d’autres pratiques du même genre dans leur étude de la dynastie des Chartier, par exemple la vente des pailles de qualité, en profitant de la forte demande parisienne liée aux effectifs importants de chevaux dans la capitale39. Dans une région de type différent, le Poitou, les gros métayers ne se contentent pas d’assurer leurs importantes récoltes céréalières et d’élever leur propre cheptel, ils pratiquent largement les baux à cheptel auprès d’exploitants plus petits, à qui ils fournissent les bestiaux, et diverses autres spéculations ; ainsi un Pierre Chevalier, gros laboureur à Beaulieu, place 12 bœufs et quinze autres bovins dans plusieurs métairies pour une somme évaluée à 1 600 livres40.
27Dans certains cas, les activités marchandes s’élargissent, même si la ferme est souvent gardée comme assise des activités. Pour mesurer le pas ainsi franchi, restons en Gâtine où J. Peret a étudié le cas du fermier général de La Meilleraye, Monnet-Lorbeau : il vend, en 1777, 25 800 livres de bestiaux, jusqu’au Languedoc et à l’Auvergne ; il commercialise 14 000 livres de céréales à Niort, en partie pour l’exportation et écoule en quantité des coupes des bois seigneuriaux de son secteur. Dans une autre région et avec une priorité d’activité différente, on peut mettre en avant le cas des Julodeds bretons étudiés par Louis Elégoët, qui nous rappelle que le mot même, apparu au xixe siècle, signifie « paysan richard », mais s’applique surtout à l’origine aux paysans marchands de toile du Léon : dans une région plutôt productive sur le plan agricole, les paysans déjà aisés, organisent d’abord la production des crées en complétant l’approvisionnement en lin local par des achats dans les régions voisines et en assurant le transport ; ils dirigent eux-mêmes le blanchiment, près de leur ferme et font ensuite réaliser le tissage dans les campagnes (3 000 métiers en 1788) ; enfin ils veillent à la commercialisation, avec une prédilection pour les marchés extérieurs, espagnols notamment41. Dans un autre domaine, les pratiques des maîtres de postes, récemment étudiés par P. Marchand42, ou des meuniers se rattachent aux mêmes logiques.
28Enfin, on peut discerner une troisième figure, celle des prestataires de service commerciaux, juridiques ou autres qui ne touchent pas directement à l’agriculture mais ont largement à voir avec les conditions de la mise en valeur de la terre : les marchands ruraux sans activité agricole, les notaires, les arpenteurs… E. Pélaquier retrace l’itinéraire caractéristique d’une famille de ce type à Saint-Victor-Lacoste, avec les Deleuze-Bertrand qui, dans ce gros village, cumulent les revenus de l’office notarial avec des affermages de terre43. De même, à Louvigné-le-Bais en Bretagne, la famille Porteu étudiée par Y. Lagadec, illustre la même constance à tenir la fonction notariale tout en louant des biens fonciers, en finançant des activités toilières44. Dans cette pluriactivité de l’aisance, bien différente de celle de la misère, on retrouve une marque forte de la société rurale d’Ancien Régime.
3) Le maniement des capitaux dans le complexe féodo-seigneurial
29Il est frappant de constater que la plupart des figures qui viennent d’être évoquées jouent sur la circulation de l’argent pour s’enrichir. En premier lieu, ces membres du groupe dominant rural se font le plus souvent percepteurs des droits seigneuriaux et ecclésiastiques : Lepoutre et Porteu sont fermiers de dîmes. Les travaux sur la Bourgogne montrent aussi bien cet engagement financier de la part de fermiers bourguignons, à la manière de Pierre Monin, fermier à Époisses, qui possède sa ferme, 2 journaux de terre, une vigne et une chènevière, loue 36 journaux et a pris à bail les revenus seigneuriaux pour 4 510 livres en 178345.
30L’autre jeu d’argent, semble-t-il quasi généralisé, est celui du prêt aux particuliers, à plus ou moins grande échelle, qu’atteste la présence de dettes actives dans la plupart des inventaires après décès et que confirment plusieurs études récentes46. À ces activités diverses s’ajoute celle dont les profits sont sans doute moins importants que le capital social : la gestion des affaires collectives.
4) La distinction : dans, au-dessus et au-delà du village
31La résidence au village reste un élément de proximité qui distingue l’oligarchie villageoise de ses homologues urbains, d’autant plus que cette proximité se nourrit de multiples pratiques « clientélaires » qui vont du parrainage des enfants de la paroisse, à la participation aux fêtes, du prêt de matériel ou d’argent à l’aide pour certaines démarches. Mais ce qui fait l’hégémonie, c’est bien sûr que cette proximité est significativement associée à des marques plus ou moins spectaculaires de supériorité : elles commencent avec l’ampleur des attelages, très signifiantes dans l’échelle des valeurs rurales ; elles se manifestent dans le paysage par les caractères spécifiques des demeures et des fermes, dont les grandes censes à cour fermée du Bassin parisien donnent la mesure ; elles se concrétisent par leur place aux premiers rangs dans les cérémonies religieuses ; elles se prolongent dans la mort avec l’enterrement dans l’église, puis près d’elle, avec des plaques commémoratives très significatives de cette supériorité familière47.
32La maîtrise de l’écriture et de la lecture participe aussi de cette supériorité. Dans les années 1760-1800, les quelque 120 fermiers artésiens que j’ai étudiés savent signer et les écrits plus développés que les actes paroissiaux révèlent une maîtrise assurée de la langue française. Sans doute convient-il de nuancer ces traits selon les régions. J.-M. Boëhler signale par exemple que, pour l’Alsace, si le critère culturel intervient en tout premier rang pour singulariser « l’élite » rurale des Herrbüre, la double capacité à lire et écrire s’avère beaucoup moins décisive que la connaissance des deux langues, française et alsacienne48 ; nul doute que bon nombre de régions françaises, de la Bretagne aux pays d’Oc, sont dans le même cas.
33L’évolution des modes de vie constitue un autre indicateur significatif. Sans exception, les inventaires après décès de l’Artois ou du Hainaut au Poitou, de l’Ile-de-France ou de Normandie à l’Alsace dévoilent des intérieurs où non seulement l’aisance est visible, mais où les modes urbaines pénètrent très largement au xviiie siècle : armoires, éléments décoratifs, horloges, fauteuils, miroirs y sont nombreux ; des poêles y apparaissent ; les garde-robes quant à elles sont un franc décalque des modes en vogue avec couleurs, tissus à fleurs, indiennes ; l’alimentation n’est pas en reste : sucre, café, etc., sont d’usage courant49. La capacité à assimiler les goûts et les standards de consommation des « élites » est donc une marque forte du haut Tiers rural. L’ouverture déjà sensible dans la multiplication des activités d’intermédiaires se retrouve ici, comme entre le village et la ville. Le réseau relationnel participe largement de cette double logique.
5) Un ample réseau relationnel
34Il se manifeste d’abord dans la franche échappée des comportements matrimoniaux endogamiques qu’on observe majoritairement chez les villageois. Par ailleurs, en suivant les personnages cités dans la correspondance des époux Lepoutre, on est frappé par la variété de leurs relations, même si celles-ci demeurent essentiellement régionales, en dehors des négociants bourguignons à qui ils achètent leur vin : membres de la famille en situations diverses, à la ville comme à la campagne, en France comme aux Pays-Bas autrichiens, marchands, notamment de laine et de lin, relations de fonctions ou de notoriété, ecclésiastiques et hommes de loi surtout… Ainsi se conjuguent les moyens de mener ses affaires et d’exercer la fonction d’intermédiaire entre le village et le dehors ; cette fonction est très fortement activée dès que surviennent des événements qui surprennent ou inquiètent ou quand il s’agit de défendre les intérêts familiaux, trouver une pension pour les enfants, etc. Dans une perspective voisine on peut remarquer l’ouverture du fermier-laboureur du Vendômois, P. Bordier50. Ces relations interviennent manifestement dans le dernier registre de l’hégémonie.
6) L’exercice des fonctions dans le « système gothique » des pouvoirs
35Que le système des pouvoirs locaux dans les campagnes françaises du xviiie siècle fut particulièrement complexe et variable est une évidence que contemporains et historiens ont soulignée à l’envie. On peut quand même en donner une configuration générale en forme d’un schéma organisé autour de quatre pôles juxtaposés ou associés.
Creuset de la bourgeoisie rurale : le système de pouvoirs au village à la fin de l’Ancien Régime

Collectivités villageoises
36Les agencements et les dénominations de ces différentes composantes, les poids respectifs et les degrés d’autonomie de chacune sont très variables comme le montrent les thèses qui se sont heureusement multipliées sur ces questions et l’essai de synthèse qu’a proposé Antoine Follain51, mais une caractéristique commune se dégage : les membres du groupe dominant rural se trouvent presque toujours placés à la croisée des différents pôles de pouvoir, seigneurial, ecclésiastique, monarchique ou communautaire, et leur capacité à cumuler les fonctions liées à ces pôles s’affirme le plus souvent comme un moyen de mieux garantir leur hégémonie. Celle-ci dépend bien sûr des degrés de différenciation dans les formations sociales rurales, de l’emprise monarchique, etc. Il est clair que dans le modèle artésiano-picard caractérisé par une forte émergence des grands exploitants, loueurs des grands domaines privilégiés, par des pratiques communautaires atténuées et par l’emprise seigneuriale sur la désignation des administrateurs villageois, les grands fermiers jouent un rôle déterminant, dont j’ai rendu compte par le terme de « fermocratie ». Même si celle-ci est présente dans la plupart des régions françaises davantage qu’on ne l’a longtemps pensé, elle s’impose moins nettement dans des régions comme la Bourgogne ou la Bretagne ; les fonctions locales s’y trouvent donc davantage partagées entre cultivateurs, hommes de loi, marchands52. P. Jones donne un échantillon significatif de ces figures variées du pouvoir villageois « oligarchisé » dans le premier chapitre de son ouvrage consacré à six villages suivis par-delà la Révolution53.
37Au total, il paraît indéniable qu’au fil du xviiie siècle s’affirme nettement dans les campagnes françaises une classe dominante rurale, c’est-à-dire résidant effectivement au village, tirant ses revenus d’activités plus ou moins directement liées à la terre, mais presque toujours caractérisées par le jeu sur des opportunités variées et largement tournées vers l’extérieur, plus que par la propriété foncière ; cette classe est donc plus ou moins paysanne ou « entrepreneuriale » ou « capacitaire » ; aisance, modes de vie, culture, relations etc. montrent à la fois une indéniable ouverture sur les influences urbaines et les modes du temps et une franche distinction par rapport aux autres villageois, sans pour autant que soient rompus les liens avec eux ; ces positions de l’entre-deux et cette hégémonie se traduisent notamment par l’exercice des fonctions locales dans le système de pouvoirs de l’Ancien Régime. Alors bourgeoisie rurale ?
Incertitude et hésitation de et sur une catégorie mitoyenne et composite à la fin de l’Ancien Régime
38Schémas historiographiques et comportements des « bourgeois » des villages se superposent pour faire surgir davantage d’interrogations que de diagnostics simples sur les positionnements de cette catégorie.
39Quand elle ne l’ignore pas complètement derrière les écrans de la synecdoque « paysans » ou de la seule considération pour les élites urbaines, l’historiographie reproduit des schémas entêtants et non vérifiés sur les classes dirigeantes rurales. Nous reviendrons plus loin sur celui de l’obsession propriétaire, pour nous attacher à un cliché plus spécifique de la fin de l’Ancien Régime : depuis G. Lefebvre et P. de Saint-Jacob, il est courant de supposer que d’une part les roturiers officiers seigneuriaux sont obsédés par des stratégies d’insertion dans ce système seigneurial, d’autre part qu’ils ont parti et intérêts intrinsèquement liés avec les seigneurs54. Si ce schéma est valide, n’est-ce pas une raison de plus pour être réservé quant à la pertinence du terme de bourgeoisie rurale, si avec Pierre Vilar ou Régine Robin, on exclut de la bourgeoisie des personnages tournés vers les activités d’Ancien Régime ? À moins que, a contrario, ce schéma ne minore la capacité d’autonomie du haut Tiers rural, particulièrement dans les régions de « fermocratie » ou de forte présence d’une bourgeoisie rurale à talents, comme dans les gros villages du Midi ? D’ailleurs, autre signe, E. Pélaquier montre qu’à Saint-Victor perdurent des conflits entre un parti seigneurial et un autre plus villageois, les familles de l’oligarchie se partageant entre les deux ; de même, dans une intéressante étude de la gestion seigneuriale, S. Hug montre comment à Sainghin-en-Mélantois, la reprise en main des intérêts seigneuriaux par un homme de loi se répercute sous la forme d’une lutte entre les anciens fermiers-officiers évincés et les nouveaux55. Faut-il voir dans cette configuration, le signe d’une absence de « réalité » de cette bourgeoisie rurale, incapable de conscience commune, ou le comportement caractéristique d’une classe mitoyenne dans une formation sociale complexe et dans une période de transition ?
40Dans la perspective des relations villes/campagnes, les propensions des « bourgeois » ruraux soit à plutôt rester villageois, soit à migrer vers la ville en manifestation de promotion sociale relèvent des mêmes interrogations. On se souvient du diagnostic de Tocqueville. Que les liens avec la ville soient forts est indéniable. Mais en fait de choix entre campagnes et villes, des exemples nombreux peuvent être avancés dans les deux sens. Étudiant les itinéraires de grosses familles roturières des régions de Saint-Saëns et Cailly, M. C. Prudhomme montre que les transfuges vers Rouen côtoient les dynasties qui demeurent authentiquement rurales56. J.-M. Moriceau insiste quant à lui sur l’attachement villageois de ses grands fermiers. En fait, à partir encore de l’exemple artésien, je plaiderai la complémentarité des deux stratégies : dans des familles souvent nombreuses, des membres restent au village et aux affaires rurales, tandis que d’autres, sans ferme comme assise, choisissent les carrières urbaines du commerce, du droit, etc.57.
41En somme, on aurait là un autre comportement caractéristique d’une « inter-classe » qui joue sur les différents champs des dynamiques sociales de son temps, pour justement maintenir sa supériorité, notamment dans son aire d’influence première, la campagne. C’est sur ce jeu et sur les relations – très méconnues – entre les différents protagonistes – paysans ou non – qu’il conviendrait de mettre l’accent, plutôt que sur la recherche très incertaine d’une hypothétique conscience de classe. En revanche, ce qui ressort clairement des travaux, ce sont les incertitudes qui assaillent la bourgeoisie rurale à la fin de l’Ancien Régime.
42Une hégémonie ayant d’autant plus de chance de durer qu’elle repose sur une acceptation du système de pouvoirs par l’ensemble des protagonistes, il est clair que le groupe dominant rural se trouve dans une position de plus en plus intenable, à la croisée d’un complexe d’Ancien Régime en crise58. Le rôle d’intermédiaire entre les seigneurs et les collectivités villageoises est particulièrement difficile à assumer à cause de la multiplication des conflits entre eux. L’écartèlement des fermiers-officiers seigneuriaux transparaît en particulier dans les affaires de communaux59. Tandis que les interventions contradictoires des États provinciaux, de l’intendant ou des subdélégués et des cours de justice dans les débats agraires fragilisent les connexions entre les différents pôles de pouvoir, le groupe dominant rural se trouve de plus en plus souvent en situation de choisir entre autorités extérieures et communautés, entre privilégiés et Tiers. Finalement, la position mitoyenne qui fait la force de cette catégorie est en passe de devenir une menace ; dans cette dynamique, l’opposition duale entre bourgeoisies de types ancien et nouveau, paraît décidément réductrice. Qu’émerge, dans les campagnes françaises, une classe dirigeante authentiquement villageoise et roturière, capable de combiner les différents ressorts de l’hégémonie sociale, politique et culturelle, selon une ampleur et des figures aussi variées que la France rurale est une évidence ; qu’on la nomme bourgeoisie rurale – ce que justifie plutôt ses comportements, son ouverture vers la ville – me semble envisageable qu’on préfère classe dirigeante rurale ou groupe dominant rural, par souci de différencier campagnes et villes, pourquoi pas60 ! Compte davantage le fait que cette catégorie se trouve au nœud des contradictions du système de pouvoir et de privilèges de la société d’Ancien Régime et de sa crise. Tout le problème est dès lors de savoir comment elle va se comporter dans l’implosion de 1789 et plus largement quel rôle elle va jouer dans la dynamique révolutionnaire.
La bourgeoisie rurale, la Révolution et l’ordre bourgeois
43Même si le souci de clarification a conduit à dégager une thématique sur les contours socio-économiques de la bourgeoisie, il est clair, et ce colloque le confirme, qu’on ne saurait les séparer des cheminements politiques et culturels, particulièrement pendant la période révolutionnaire. Mieux, c’est sans doute à travers eux que se dévoile le mieux la nature bourgeoise du groupe dominant rural.
Les engagements politiques des dirigeants ruraux
44Faute de pouvoir développer les divers moments et beaucoup d’indicateurs de cette histoire, essayons d’en dégager quelques lignes de force.
45Avant même la Révolution, le rôle sociopolitique des membres de cette classe dirigeante rurale s’affirme avec force selon des modes divers et qui ne vont pas tous dans le sens du haut Tiers urbain. Des réformes antérieures à la Révolution révèlent une indéniable volonté d’accéder aux responsabilités ; on remarque par exemple leur rôle dans la mise en place des assemblées provinciales du sud de l’Ile-de-France 61 ou le soutien des « notables » villageois du Trégor au Tiers patriote dans le cadre des « Généraux » de paroisse, préalables à la tenue des États de Bretagne en décembre 178862. Surtout, c’est l’investissement des membres du groupe dominant rural dans la préparation des États généraux qui constitue un révélateur des convergences et des spécificités de cet engagement dans le redéploiement des pouvoirs : les diverses fonctions exercées et les prises de position de ces meneurs d’opinion en faveur des intérêts villageois contre le système fiscal inégalitaire, les pratiques seigneuriales jugées abusives, le monopole des représentations dans les instances provinciales au bénéfice des villes, se traduisent notamment dans la tonalité mitigée de beaucoup de cahiers du Tiers rural – mélange d’authentiques revendications paysannes, de considérations patriotes, de respect des autorités. Évidemment des cas de franc affrontement entre majorité des villageois et oligarchie locale, plus ou moins assimilée aux intérêts seigneuriaux, existent, notamment dans les secteurs de forte mobilisation anti-seigneuriale, mais la généralisation courante de cette figure est certainement abusive. Le résultat en terme de députation villageoise dans les assemblées de bailliage s’avère très variable : associée à d’autres ruraux, la présence des grands fermiers et des laboureurs peut être très forte en certaines régions comme le Vexin, l’Artois ou la Flandre, mais aussi dans le Trégor ; elle peut beaucoup varier d’un village à l’autre selon les situations agro-économiques, comme dans le Sud de l’Ile-de-France ; il est des secteurs de nette supplantation par les talents et la bourgeoisie marchande ou juridique des villes63. Évidemment ces situations sont encore plus nettes quand il s’agit des résultats des assemblées de bailliage ; le cas connu du bailliage de Lille offre l’exemple caractéristique d’une authentique conquête de l’autonomie d’expression et de députation par les villageois dont rendent compte le texte de l’avocat Wartel (cf. Document en annexe) et l’élection du fermier Lepoutre pour Versailles, avec un autre cultivateur (sur 4 députés).
46Après l’été 89, se manifeste certainement, la convergence la plus manifeste entre bourgeoisies rurale et urbaine en faveur d’un nouvel ordre national. À la fois la conversion, sans doute majoritaire, du groupe dominant villageois et paysan à la Révolution constituante et l’accès reconnu à une fonction de direction des collectivités locales sont confirmés dans le fort investissement non seulement des municipalités mais aussi des administrations de district64. À certains égards, ce moment constitue par excellence le temps de la reconnaissance de la bourgeoisie rurale. Deux nuances s’imposent toutefois : d’une part l’ampleur de la maîtrise des municipalités s’avère variable et certainement plus faible dans les régions de moindre émergence d’une « fermocratie » puissante ou d’hétérogénéité marquée de la société et des activités rurales, d’autre part, il n’y a pas automaticité de la consécration de l’oligarchie villageoise avec notamment l’éviction fréquente de ceux qui sont considérés comme trop liés au système seigneurial.
47Les transformations des situations au fil de la Révolution peuvent se résumer en quatre idées. À partir de 1792, la concurrence pour les pouvoirs locaux se fait beaucoup plus forte et la classe dirigeante rurale n’échappe pas à la mise en cause des pouvoirs établis par la popularisation des municipalités et « l’urbanisation » des administrations de district. Par ailleurs, la multiplication des travaux sur les pouvoirs et la politisation au village permettent de souligner une donnée longtemps minimisée : la très grande variété des situations locales jusqu’en 1799 ; dans cette variété, le sort des bourgeois ruraux et de leur hégémonie largement consacrée en 1790 est forcément lui-même fluctuant. Il n’empêche que les mises en cause des oligarchies villageoises en l’an II demeurent inégales mais souvent plus virulentes ; ainsi, l’élite rurale, notamment celle des grands fermiers, peut devenir une cible spécifique sous la Terreur65. Enfin, le rétablissement et la confirmation dans les fonctions locales en l’an III et plus encore sous le Consulat, traduisent une adaptation certainement majoritaire et une adhésion à l’ordre bourgeois nouveau, avec une réserve toutefois que constitue l’accès médiocre aux fonctions dans le cadre du système censitaire de la Restauration.
Une redistribution des positions économiques et de l’hétérogénéité rurale ?
48Si nous laissons de côté les questions décisives de l’abolition des privilèges juridiques et seigneuriaux, pour nous placer du seul point de vue des dynamiques sociales au sein de l’ex-Tiers rural, il apparaît que le changement social-révolutionnaire compte moins par l’ampleur des bouleversements ruraux qu’il provoque, que par la relativité des ajustements qu’il rend possible. Le résultat majeur de la Révolution française n’est pas en effet d’avoir imposé ou fait avorter une voie agricole établie sur la généralisation d’un seul type paysan, mais bien d’avoir permis la consolidation d’une société rurale hétérogène.
49La pérennisation modulée du groupe dominant rural des grands fermiers constitue une première lecture dont j’ai essayé de résumer l’ampleur et les mécanismes pour l’Artois. Pour quinze villages ont été rapprochés le Vingtième de 1780 et, « un état des fermes » dressé par les maires en 1810 à la demande de l’administration départementale, qui précise qu’elle entend connaître les exploitations indépendantes66. Si on admet que la « fermocratie », constitue une partie de la bourgeoisie rurale incluant des types d’exploitants largement indépendants et nettement au-dessus de la moyenne paysanne, mais pas seulement de très « grands fermiers domaniaux67 », il s’avère que ce groupe n’est qu’en légère régression entre 1780 et 1810, puisqu’il passe de 80 à 70 chefs d’exploitations68. Toutefois, cette faible mise en cause s’accompagne d’un renouvellement non négligeable : un quart des 80 de 1780 disparaissent ; les plus touchés sont justement les fermiers domaniaux ; par conséquent on relève 14 nouveaux venus dont 5 par achats de biens nationaux. L’impact de ceux-ci n’est évidemment pas négligeable, puisque les grands fermiers propriétaires sont 19 sur 70 en 1810 (contre seulement 4 en 1780). En somme l’adaptation et la reconduction majoritaire de cette classe dominante paysanne prévalent sans être automatiques. On retrouve cette minorité, constituée de gros exploitants pas forcément propriétaires, dans beaucoup de régions, mais avec une hégémonie davantage battue en brèche dans les régions de forte réimplantation nobiliaire et de formation sociale plus étagée ou de forte présence des petits paysans.
50Les mêmes observations nuancées, entre pérennisation et ajustements, ressortent d’ailleurs de la comparaison d’ensemble des structures d’exploitation avant et après la Révolution. On le sait les documents qui permettent cette démarche sont rares et les recherches plus encore. Les meilleures statistiques à cet égard demeurent celles de Georges Lefebvre. Au total, en France septentrionale, au sortir de la Révolution et au début du xixe siècle, quatre données fondamentales se dégagent des études agraires : la moyenne des exploitations, légèrement supérieure à celle de la propriété, varie entre 4,5 ha et 7 ha ; la tendance au fractionnement est observable dans les deux cas, mais elle est plus forte pour la propriété que pour l’exploitation ; entre 60 et 80 % des exploitations sont inférieures à 5 ha mais les exploitations de plus de 40 ha, qui constituent le plus souvent moins de 3 % des fermes, monopolisent plus du quart des superficies voire beaucoup plus dans certains secteurs. Enfin – et n’est-ce pas finalement essentiel ? – l’extrême diversité des exploitants perdure au xixe siècle. Il faudrait évidemment multiplier les comparaisons et appréhender la mutation rurale dans son ensemble en incluant les ruraux non agriculteurs et les divers autres indicateurs de niveau social. Mais c’est sûrement là l’une des plus grandes friches de l’histoire sociale des campagnes avant 185069. Autant pour la deuxième moitié du xixe siècle, on dispose d’études approfondies, autant celles-ci sont rares pour la première moitié. Parmi celles-ci, G. Désert pour le Calvados et J.-C. Farcy en Beauce confirment très largement cette permanence de l’hétérogénéité, que les autorités du xixe siècle d’abord, l’historiographie ensuite masquent très souvent par l’insistance univoque sur le thème du triomphe de la petite propriété70.
51Au total, les trois modes d’approche attestent la reproduction d’une hétérogénéité paysanne – peu bouleversée par rapport au schéma proposé pour la fin de l’Ancien Régime – et d’une dynamique sociale qui laisse émerger un groupe dominant rural, certainement un peu laminé, mais toujours bien distinct des ex-laboureurs et autres exploitants indépendants. Cette bourgeoisie rurale apparaît plus que jamais comme une « classe sociale mitoyenne » en adéquation avec la principale caractéristique de la transformation capitaliste « à la Française », à savoir son caractère composite : ni petites exploitations généralisées, ni grandes exploitations triomphantes, ni voie « petite paysanne », ni voie « grande fermière », mais bien formule mixte associant des classes rurales confirmées dans leur multiplicité, y compris avec des entrepreneurs, des professions libérales et des rentiers, grâce à une Révolution qui a mis un terme aux privilèges et aux différenciations sociales les plus explosives. Cette évolution est servie par l’évolution du vocabulaire social qui amalgame tous les exploitants des indépendants précaires aux grands fermiers dans le terme cultivateur et tous les villageois qui vivent à la campagne prioritairement du travail de la terre dans « paysan71 » ; ainsi l’hégémonie a-t-elle d’autant plus de chance d’être acceptée et de durer qu’elle est enrobée.
Variantes et hésitations dans les stratégies économiques : la conversion propriétaire ?
52D’abord, il faut remarquer que les méconnaissances, déjà signalées pour l’Ancien Régime et concernant notamment la bourgeoisie rurale non paysanne, restent tout aussi épaisses dans la première moitié du xixe siècle. Plus fondamentalement, l’idée qui consiste à associer classes dirigeantes rurales et obsession de l’agrandissement des propriétés foncières, dans et par-delà la Révolution, constitue un credo qui entrave le renouvellement des travaux sur les stratégies économiques, sociales et culturelles de la haute paysannerie, qu’on sait pourtant largement fermière au xxe siècle72. Il est vrai que des exemples confirment cette conversion propriétaire, à commencer par celui des Chartier du Plessis-Gassot étudié par J. M. Moriceau et G. Postel-Vinay. Mais, il est non moins évident qu’une large fraction de la bourgeoisie rurale et en particulier exploitante, ne considère pas la propriété foncière comme prioritaire, continue sa pratique des investissements multiformes, notamment de plus en plus dans l’industrie et – comme le reste de la bourgeoisie étudiée par L. Bergeron – considère le placement foncier comme un gage dans les opérations financières73.
53Plus largement, dans une approche combinatoire des processus d’hégémonie, tant économique que sociale, culturelle ou politique, il conviendrait de réexaminer le trio classe dirigeante rurale/communauté/individu, à mon sens plutôt pérennisé et transformé que dissout. À ce jour rien n’infirme les conclusions du numéro des Annales Historiques de la révolution française consacré aux communautés villageoises en révolution :
« Sans être ni démocratique ni idyllique, la communauté/commune constitue un cadre qui permet des ajustements entre techniques traditionnelles et nouvelles, entre initiatives individuelles et contraintes collectives, entre particularismes locaux et normes générales. Le changement est ainsi d’autant plus progressif qu’il est aussi enrobé dans un système de pouvoirs et de relations qui confère aux communautés villageoises une forte influence dans l’évolution du lien social en atténuant les risques de conflits même dans les formations sociales les plus inégalitaires. Ceci peut expliquer que les relations entre État et paysans sont relativement apaisées dans la France du premier xixe siècle hors des régions où la question des communaux est à vif. Pour autant, l’intégration de l’agriculture à l’économie capitaliste n’est pas arrêtée en matière de pratique des échanges74. »
54Dernière observation sur la confirmation de la bourgeoisie rurale : la variété des profils régionaux dans l’étendue de sa prééminence et dans ses caractéristiques demeure une donnée française essentielle. Cette variété correspond à des profils « agro-ruraux » différents : il est évident que la bourgeoisie fermière est plus hégémonique dans les régions à forte prédominance des grandes fermes avec dépendants nombreux que dans les zones de petite paysannerie prédominante ; elle tient aussi à la réinstallation ou au maintien d’élites concurrentielles ou au moins différentes, pour des raisons en partie idéologiques, comme l’a très bien montré P. Bois pour la place de la noblesse dans la Sarthe.
55En se gardant de tout fétichisme nominaliste, que ce soit pour sacraliser ou bannir certains mots, il s’avère au final que le terme de bourgeoisie rurale peut trouver sa légitimité dans ses équivoques mêmes, dans la mesure où ces équivoques sont justement constitutives d’une catégorie sociale de l’entre-deux ou mitoyenne. Peu importe finalement qu’on parle de bourgeoisie rurale, de groupe dominant rural, de classe dirigeante, voire même d’élite, villageoise. Ce qui compte c’est que, dans une vision dynamique et combinatoire de la société à la fin du xviiie siècle, le fait rural – 80 % de la population rappelons-le – ne soit pas isolé. Dans cette perspective, « bourgeoisie rurale » présente l’avantage d’amener à penser une catégorie que de nombreux écrans ont souvent masquée ; celle des dirigeants non privilégiés, authentiquement villageois, capables de combiner la pratique d’activités et l’utilisation de capitaux divers, même si elles sont majoritairement liées à l’exploitation de la terre – que ses membres possèdent ou non d’ailleurs –, avec la maîtrise de différents ressorts de l’hégémonie sociale, politique et culturelle, notamment dans le cadre des communautés villageoises, mais aussi en rapport avec l’extérieur, la ville en particulier. Placés à la croisée des forces souvent contradictoires qui animaient la société rurale à la fin de l’Ancien Régime, les membres de cette élite villageoise, trouvent, dans les débuts de la Révolution au moins, une occasion d’adaptation et un mode de reconnaissance ou de promotion que confirment de nombreux indices. Les cheminements et les devenirs s’avèrent plus incertains ensuite ; mais qu’il demeure au début du xixe siècle, une puissante bourgeoise rurale, amalgamant grands exploitants – tantôt propriétaires, tantôt fermiers ou les deux – divers entrepreneurs et quelques membres des professions libérales, semble une évidence que l’historiographie a largement minimisée à cause de divers stéréotypes, comme la prédominance absolue des propriétaires ou la généralité du petit paysan.
56Le dossier serait largement à reprendre, notamment dans trois directions : le rôle de cette classe dirigeante authentiquement rurale, dans la voie prise par le développement économique français ; les relations et les représentations réciproques d’une part au sein de cette élite hétérogène, d’autre part entre ses membres et les bourgeoisies urbaines ; plus largement son insertion et ses stratégies dans le complexe des pouvoirs et des dynamiques culturelles d’un ordre bourgeois, dont le colloque a justement montré qu’il constitue bien un des enjeux de la Révolution française, pourvu qu’on en admette les dimensions multiples, des relations sociales aux ajustements culturels, de l’organisation de l’État-Nation et de l’intégration des communautés rurales à l’État à la mutation capitaliste lente et modulée qui caractérise la France.
Annexes
Annexe I, Lettre de l’avocat Wartel à son oncle en mars 1789 à propos de l’autonomie politique acquise par les villageois dans l’assemblée de bailliage 75
57« Tous les députés, qui se trouvoient au nombre de 380 au moins, se rassemblèrent le premier avril, pour entendre la lecture du cahier général et procéder au scrutin à l’élection des quatre députés aux États généraux. Les députés particuliers des villes de Lille, La Bassée, Armentières, Lannoi, Comines et des bourgs […] se concertèrent pour nommer un avocat, un négociant, un manufacturier et un agriculteur ; ils espéroient que les suffrages de la campagne se seroient désunis et qu’ils pourroient donner la loi, mais ils furent bien surpris lorsqu’au premier scrutin, mon père n’eut que leurs voix au nombre de 108, tandis que les suffrages des campagnards se réunissoient sur un même sujet. On sentit clairement que leur partie étoit bien liée ; on les pressentit adroitement, ils voulurent avoir un second délégué de leur classe ; on leur représenta, mais en vain, qu’un laboureur suffisoit ; ils n’entendirent pas raison ; ils étoient les plus forts, il fallut capituler. »
Annexe II : L’enrobement et le dévoilement de « l’ordre bourgeois » dans les campagnes du Pas-de-Calais : Adresse de Marck-en-Calaisis en l’an II (179476)
58« Ils [les grands fermiers] exploitent au moins quatre à cinq cents mesures et tiennent à leur service au moins trente ouvriers qui sont autant de pauvres vassaux et par conséquent des gens qu’ils font aller à volonté d’où résulte encore un très grand malheur attendu que dans les assemblées d’élections, tous ces domestiques sont souvent forcés de donner contre leur cœur leurs suffrages à leurs maîtres, ce qui fait que ces riches égoïstes sont presque toujours élus aux places de magistrat […] et tiennent par là le peuple dans un despotisme continuel. »
Notes de bas de page
1 R. Hübscher, dans Histoire des Français, Paris, A. Colin, 1983, t. 2, p. 10.
2 Sur ces attendus et schémas de l’historiographie, J.-P. Jessenne, Les campagnes françaises entre mythe et histoire (xviiie-xxie s.), Paris, A. Colin, 2006, notamment chapitre II.
3 E Hobsbawm, « The Making of a Bourgeois Revolution », dans Social Research, n° 56, printemps 1989, p. 5-33, p. 30 ; Voir également l’analyse de C. Jones, dans « Bourgeois Revolution Revivified : 1789 and Social Change », dans C. Lucas (dir.), Rewriting the French Revolution, Oxford, 1991, p. 69-118.
4 J’ai proposé une analyse de ces représentations et de leurs effets dans l’ouvrage cité en note 2 et dans « La recomposition des différences sociales dans la France rurale du Nord-Ouest par-delà la Révolution », dans A. Antoine (dir.), Campagnes de l’Ouest, stratigraphie et relations sociales dans l’histoire, PU de Rennes, 1999, p. 21-45.
5 Cf. par ex. Mignet, Histoire de la révolution française, 1824. La bourgeoisie y est définie globalement comme une classe moyenne dont « le pouvoir, la richesse, la solidité et l’intelligence grandissait sans cesse », mais soumise à la double pression de « l’aristocratie » et de « la multitude ».
6 A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, [1856], Gallimard, 1967, p. 174 où il cite notamment Turgot pour attester cette coupure.
7 Ibidem, p. 210.
8 K. Marx, Les luttes de classes en France (1848-1850), [1850, 1895], Paris, Ed. sociales, 1970, p. 38.
9 Haute bourgeoisie financière ou aristocratie financière maîtresse de la Monarchie de Juillet/bourgeoise industrielle oppositionnelle/moyenne bourgeoisie, tenue à l’écart.
10 Ibidem, p. 57, 85, 140.
11 Il faudrait ici introduire les analyses parfois très éloignées dans leurs conclusions mais proches dans l’usage de la synecdoque « paysans », des Républicains de la fin du xixe siècle, de Jaurès, de Kautsky même si ceux-ci amorcent la réflexion sur le rôle spécifique de la petite paysannerie. Les premiers historiens à se livrer à une étude méthodique des catégories sociales rurales, notamment en rapport avec la propriété foncière ne modifient guère les perspectives : I. Loutchisky, par exemple, dans La propriété paysanne en France à la veille de la Révolution, 1912 parle de bourgeoisie rentière, p. 48.
12 G. Lefebvre, les paysans du Nord pendant la Révolution française [1924], Paris, Seuil, 1972. C’est à cette édition que renvoient les références qui suivent avec le seul renvoi à la page.
13 Toutes les expressions soulignées le sont par moi.
14 Sans pouvoir toutes les citer, notons par exemple les pages 307, 317.
15 R. Robin donne la définition de la bourgeoisie par G. Lefebvre dans un projet d’enquête en 1942, où aucune allusion n’est faite à la bourgeoisie rurale. La société française en 1789, Plon, 1970, Introduction, p. 34.
16 A. Cobban, Le sens de la révolution française, [1964], Julliard, 1984, p. 118, passim. Voir dans ce volume les contributions de M. Crook et P. Minard.
17 Ordres et classes, Colloque d’histoire sociale de Saint-Cloud, 1967, Paris, Mouton, 1973.
18 A. Antoine (dir.), op. cit., 1999.
19 P. Goubert, « Remarques sur le vocabulaire social de l’Ancien Régime », op. cit., 1973, p. 135-141.
20 Dans 89e Congrès des Société savantes, t 1, p. 267.
21 Pratique synthèse de ces analyses par H. Mendras, Sociétés paysannes, Paris, A. Colin, 1976 ; R. Redfield, Peasant Society and Culture, Chicago, 1956 ; pour une critique de cette approche M. Jollivet (dir.), Les collectivités rurales françaises, Paris, A. Colin, 1974, t. 2.
22 P. Vilar, Xe Congrès international des Sciences Historiques, Rome 1955, énumère trois conditions constitutives de la bourgeoisie : « disposer librement des moyens de production ; y appliquer par libre contrat une main d’œuvre qui ne dispose que de sa force de travail ; s’adjuger de ce fait la différence entre la valeur réalisée par la marchandise et la rémunération de la force de travail appliquée ».
23 P. Bois, Paysans de l’Ouest. Des structures économiques et sociales aux options politiques depuis la période révolutionnaire dans la Sarthe, [1961], Paris, Flammarion, 1971 p. 356 pour la citation ; G. Lemarchand propose une démarche assez proche, mais il y ajoute une très fine étude des disparités fiscales, La fin du féodalisme dans le Pays de Caux, Paris CTHS, 1989, notamment chapitre V ; M. Vovelle quant à lui souligne surtout les phénomènes « d’embourgeoisement » lié au passage de la campagne à la ville, Villes et campagnes au xviiie s. Chartres et la Beauce, Paris, éd. sociales, 1980, chapitre « Mythe et réalités du bourgeois d’Ancien régime ».
24 A. Soboul, Problèmes paysans de la révolution, 1789-1848, Paris, Maspéro, 1976, p. 201.
25 Op. cit., 1970, notamment introduction.
26 Par exemple, dans le Dictionnaire universel de commerce 1759 : « Le terme de bourgeois ne comprend pas tous les habitants des villes […] Il s’entend plus particulièrement de ceux des citoyens qui ne sont ni du nombre des ecclésiastiques, ni de celui des nobles ; et plus précisément de ceux qui, n’exerçant à la vérité aucune des grandes charges de la magistrature ou n’étant point distingués par des fonctions d’éclat sont néanmoins, par leurs biens, par leurs richesses, par leurs emplois honorables dont ils sont revêtus et par leur commerce fort au-dessus de ce qu’on appelle le peuple. Et c’est dans ce sens qu’on dit d’un homme qu’on veut louer qu’il est un bon bourgeois », cité par R. Robin, p. 22
27 Proposition inverse de P. de Saint-Jacob qui décrit les bourgeois ruraux comme des rentiers notamment revenus de la ville p. 527 ; il nous semble évident que la différenciation schématique bourgeoisie « ancienne »/bourgeoisie productive constitue un point faible de cette analyse comme en témoignent de nombreux travaux et plusieurs communications dans cet ouvrage.
28 p. 41, passim. Le schéma de la page 53 résume le redéploiement provoqué par la Révolution : éclatement de la paysannerie – classe sous l’Ancien régime à cause de la commune soumission au complexe féodo-seigneurial – mais fractionnée en bourgeoisie, salariat, paysannerie parcellaire et familiale.
29 « Recherches sur la propriété foncière, problèmes théoriques et de méthode (fin xviiie-début xixe), AHRF, Jlt-sept. 1980, p. 390-424 et « La question paysanne dans la Révolution française, pour une vision synthétique », dans Histoire et société rurale, n° 4, 2e semestre 1995, p. 177-213.
30 Grands fermiers, qui participent du capital commercial, moyens et petits producteurs indépendants « porteurs d’une voie petite bourgeoise du développement capitaliste », paysans parcellaires ou semi-prolétarisés ; prolétariat confondu avec les pauvres valides. Remarquons le biais opératoire de cette partition qui postule la séparation entre les paysans grands exploitants et la bourgeoisie.
31 Ibidem p. 199. Notons que P. Mc Phee a donné une version voisine de ces perspectives dans « The French Revolution, Peasants and Capitalism », dans American Historical Review, vol. 9, 1989, p. 1265-1281.
32 G. Béaur, « Les catégorisations sociales à la campagne : repenser un instrument d’analyse : repenser un instrument d’analyse », dans Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 1999, t. 1, p. 159-176, p. 176.
33 Pour plus de précisions, sur les critères et les exemples, je renvoie à d’autres travaux : J.-P. Jessenne, op. cit, dans A. Antoine (dir.), 1999, p. 21-45 ; op. cit., 2006, chapitre III.
34 Évidemment, il convient de prêter attention aux variations du terme laboureur (qui désigne un travailleur salarié en Provence) et de repérer les équivalents ailleurs (par exemple métayer en Poitou). La possession d’un train de labour, c’est-à-dire, au moins deux animaux de trait et une charrue, n’en demeure pas moins significative. Ces exploitants assurent les travaux courants, pendant la majeure partie de l’année, grâce à la main-d’œuvre familiale, mais ils ont recours au renfort de petits exploitants et de salariés pour les travaux intensifs. Les vignerons, beaucoup plus répandus que de nos jours, par la particularité de leur activité, se situent souvent dans la frange incertaine entre franche indépendance et précarité.
35 Leurs désignations varient : « ménagers » en France du Nord et Picardie, « personniers » en Haute-Normandie, closiers, ou grangers dans le centre, etc.
36 Qu’on songe par exemple que dans l’Auxois étudié par R. Robin, le taillé villageois le plus riche n’est que 51 fois plus taxé que le plus pauvre alors que dans le Vexin étudié par J. Dupâquier, l’écart est de 1 à 4 000. On peut prendre la mesure de ces profils différents dans des régions de contact comme le Vendômois avec ses trois sociétés rurales de la Beauce Dunoise (très différenciée), du Perche (« moyennisé ») et de la vallée du Loir à petits paysans, surtout vignerons, majoritaires, J. Vassort, Une société provinciale face à son devenir, le vendômois aux xviiie et xixe siècles, Paris, Pub. Sorbonne, 1995, notamment p. 104.
37 Toutes les études régionales vont dans ce sens avec évidemment le cas extrême de l’Ile-de-France étudié par J.-M. Moriceau, la situation plus nuancée de « ma fermocratie » artésienne, mais aussi des gros laboureurs de J.-M. Boëhler en Alsace ou S. Dontenwill en Brionnais, etc.
38 Cette députation nous vaut deux ans de correspondance réciproque entre le fermier et sa femme qui est restée en charge de l’exploitation en majorité loués à un conseiller au Parlement de Douai. Les lettres, notamment celles de l’épouse, fournissent beaucoup de détails sur le fonctionnement de l’exploitation, J.-P. Jessenne et E. Lemay (éd.), Député paysan et fermière de Flandre en 1789, la correspondance des Lepoutre, Lille 3 CRHEN-O, 1997.
39 Ferme, entreprise, famille, Paris, EHESS, 1992.
40 Cité par J. Peret, Les paysans de gâtine au xviiie siècle, Poitiers, Geste Éditions, 1998, p. 165.
41 Pour une pratique synthèse de la thèse voir L. Elégoët, « Les Juloded sous l’Ancien Régime », dans P. Jarnoux, Élites et notables en Bretagne de l’Ancien Régime à nos jours, Brest, CRBC, 1999, p. 15-21
42 P. Marchand, Les maîtres de poste et le transport public en France, 1700-1850, Paris I, 2004, dir. D. Roche.
43 E. Pélaquier, De la maison du père à la maison commune, Saint-Victor-Lacoste en Languedoc rhodanien, Montpellier 3, Pub. Université, 1996, p. 546 passim.
44 Y. Lagadec, Pouvoir et politique en Haute-Bretagne rurale, l’exemple de Louvigné-de-Bais, Rennes 2, thèse, 2003, dir. A. Croix, p. 385 passim.
45 R. Robin, op. cit., 1970, p. 171.
46 Nombreuses études monographiques et plusieurs publications synthétiques, A. Follain (dir.), L’argent des villages du xiiie au xviiie s., Rennes, Bib. d’histoire rurale, 2000 ; P. Minard, D. Woronoff (dir.), L’argent des campagnes, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003 ; G. Postel-Vinay, La terre et l’argent, Paris, A. Michel, 1998.
47 Exemples dans J.-P. Jessenne, Pouvoir au village et Révolution, Artois (1760-1848), Lille, PU, 1987 ou C. Kermoal, Les notables du Trégor. Éveil à la culture politique et évolution dans les paroisses rurales (1770-1850), Rennes, PUR, 2003 ; plusieurs contributions sur ce point, notamment un rapport de synthèse de P. Jarnoux dans J.-P. Jessenne, F. Menant, Les élites rurales en Europe du Moyen Âge au xviiie, Journées de Flaran, 2005, Toulouse, PU du Mirail, 2007.
48 J.-M. Boëhler, « Quelques critères pour l’identification des élites rurales d’Ancien Régime… » [1998], dans La terre, le ciel et les hommes à l’époque moderne, Strasbourg, 2004, p. 397-409.
49 Très nombreux travaux, dont beaucoup de maîtrises non publiées, étudiant les inventaires ; pour les publications concernant cette « élite » rurale voir par exemple J.-M. Moriceau, op. cit., 1993 ou F. Deleau, « Progrès agricoles et modernisation culturelle au xviiie. Les campagnes du Hainaut au miroir des inventaires de censiers », dans Revue du Nord, n° 362, oct-déc. 2005, p. 835-859.
50 J. Vassort, op. cit., 1995, chapitre V.
51 A. Follain, Le village sous l’Ancien Régime, Caen, Habilitation à diriger des recherches, 2002.
52 Voir l’exemple significatif du Trégor, marqué par la forte vitalité des généraux de paroisse. C. Kermoal, Les notables du Trégor. Éveil à la culture politique et évolution des paroisses rurales (1770-1850), Rennes, PU, 2003, 488 p.
53 P. Jones, Liberty and Locality in Revolutionary France, Six Villages compared, Cambridge University Press, 2003, 306 p.
54 P. de Saint-Jacob, Les paysans de la Bourgogne du Nord au dernier siècle de l’Ancien Régime [1960], Rennes, Bib. Histoire rurale, 1995.
55 S. Hug, La gestion des seigneuries dans l’espace wallon au xviiie s., Valenciennes, Thèse, 2006, dir. D. Terrier, notamment p. 244 passim.
56 M. C. Prudhomme, Territoires, relations et pouvoirs dans les campagnes normandes (Saint-Saëns et Cailly, xviie-xviiie), Rouen, 2006, dir. J.-P. Jessenne, p. 198, passim.
57 J.-P. Jessenne, op. cit., 1987, p. 206.
58 Sur les facteurs endogènes et exogènes de tensions qui s’accumulent dans les collectivités villageoises après 1760 et sur leurs manifestations, voir outre les nombreuses monographies, J. Nicolas, La rébellion française, Paris, Seuil, 2002 et le n° « Paysanneries et communautés rurales », dans AHRF, 315, janvier-mars, 1999.
59 Ainsi dans le secteur de Lens et Courrières, en Artois, où des émeutes ont éclaté, les habitants ont sommé les fermiers de prendre partie en leur faveur ; à Annay, la « fermocratie » semble éclater, certains officiers seigneuriaux s’opposant aux habitants, d’autres prenant leur parti et étant emprisonnés, J.-P. Jessenne, op. cit, 1987 et J.-M. Sallmann, La question des biens communaux en Artois de la fin du xviie s. au début du xixe s., thèse École des Chartes, 1973-74. Bien d’autres exemples régionaux pourraient être donnés en Champagne, Quercy.
60 Mais certainement pas « fermocratie », terme suggestif mais trop exclusivement paysan, à la rigueur élites ou notables ruraux quoique les termes valorisent beaucoup les aspects culturels et politiques, quant à sanior pars, l’expression est belle mais un peu trop « naturalisante ».
61 S. Bianchi, La Révolution et la première République au village, Paris CTHS, 2003, chapitre II.
62 C. Kermoal, op. cit., 2003, chapitre IX.
63 Pour ne pas alourdir les références, je me borne à citer quelques-uns des auteurs des nombreuses études récentes consacrées partiellement ou complètement aux doléances et aux députations rurales en 1789 et qui inspirent notre analyse forcément brève : S. Bianchi, J. Dupâquier, P. Gratteau, C. Kermoal, P. Marchand et J.-P. Jessenne, G. Fournier, J. Markoff, S. Sammler.
64 Quelques-unes des études ayant renouvelé cette approche du vote et des pouvoirs locaux pendant la Révolution et valant aussi pour la suite de ce texte : S. Aberdam, L’élargissement du droit de vote de 1792 à 1795, Paris, SER, 2004 ; S. Bianchi, op cit., 2003 ; P. Bois, op. cit, 1971 ; M. Crook, Élections in The French Revolution. An Apprenticeship in Democracy, Cambridge UP, 1996 ; plusieurs contributions dans R. Dupuy (dir.), Pouvoir local et Révolution, Rennes, PU, 1995 ; M. Edelstein, « La participation électorale des Français, 1789-1870 », dans RHMC, 4/1993, p 629-642 et autres travaux ; G. Fournier, Démocratie et vie municipale en Languedoc du milieu du xviiie siècle au début du xixe siècle, Toulouse, 1994 ; P. Gueniffey, Le nombre et la raison, Paris, EHESS, 1993 ; J.-P. Jessenne, op. cit. 1987 et (dir.) Du Directoire au Consulat. Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation, Lille, 2001 avec notamment les contributions de J. Dunne, G. Fournier, J.-P. Rothiot.
65 Sur cet éclatement des situations au paroxysme de la révolution, voir R. Dupuy, op. cit., 1993 et la proposition de bilan dans J.-P. Jessenne, « The Land, Redefinition of Rural Community », dans K. Baker, The Terror, Stanford, 1994, p. 223-247, trad. Bulletin de la SHMC, 1999, 1 et 2, p. 96 117. Voir Annexe 2.
66 Arch. dép. Pas-de-Calais, Centième, Série C ; État des fermes : M. 1209 et M. 1374.
67 J’ai appelé grands fermiers domaniaux ceux qui louent de très grandes exploitations d’un bloc à un seul propriétaire, en général le seigneur du lieu, noble ou ecclésiastique le plus souvent. Une focalisation des observations sur les très grands fermiers d’Ile-de-France et une interprétation restrictive du concept de « fermocratie » que j’ai introduit pour signifier l’existence d’un groupe dominant paysan et pas forcément propriétaire ont eu tendance à restreindre le groupe aux très grands fermiers.
68 J.-P. Jessenne, op. cit., 1987, annexe II/9, de 1780 à 1810 : devenir et recrutement des fermiers dans 15 villages d’Artois.
69 J’esquisse cette étude et ses enjeux en mobilisant les rares travaux existants dans J.-P. Jessenne, op. cit., 2006.
70 G. Désert, Une société rurale au xixe siècle, Les paysans du Calvados (1815-1895), Paris I, Thèse, 1971, Lille, ANRT, 1975, 3 t. ; J.-C. Farcy, Les Paysans beaucerons au xixe siècle, Chartres, 1989, 2 t.
71 Sur cette évolution voir ma contribution déjà citée au colloque de Rennes, 1999.
72 Voir à ce sujet S. Maresca, Les dirigeants paysans, Paris, éd. de minuit, 1983.
73 Voir les exemples très significatifs dans G. Postel-Vinay, La terre et l’argent, L’agriculture et l’argent en France du xviiie au début du xxe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.
74 « Paysanneries et communautés villageoises », AHRF, n° 315, 1/1999.
75 Cité dans P. Marchand, Florilège des cahiers de doléances du Nord en 1789, Lille CRHEN-O, 1989, p. 177.
76 1er germinal an II (21 mars 1994), Arch. nat. F 1 C3, Pas-de-Calais/14.
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