1860, un tournant

1Pendant des siècles, la configuration de Barcelone n’a pour ainsi dire pas changé. La remarquable continuité physique de la ville a dessiné une image stable qui s’identifie à un passé unique et cohérent. Ce système de représentation n’est pas fondamentalement altéré par les conséquences de la guerre de Succession d’Espagne, au début du xviii^e siècle, qui voit la construction de la Citadelle sur les ruines du quartier de la Ribera, au levant, et le renforcement du fort de Montjuïc, en surplomb de la vieille ville. À l’intérieur de ses murailles, Barcelone connaît au xviii^e siècle une véritable implosion qui entraîne des transformations importantes du tissu urbain, sans que ces interventions ne modifient réellement la structure de son identité. La toponymie urbaine demeure celle que les temps médiévaux ont imposée à l’usage, témoignage éloquent de l’actualité d’un passé lointain en plein cœur du xix^e siècle. Tout se passe comme si la permanence du cadre urbain impliquait un rapport direct au passé, non encore médiatisé par la conscience d’une rupture irrémédiable dans l’histoire de la ville.

2Dans cette Barcelone de 1850, le passé est encore au cœur du présent, vécu comme une tradition qui imprime évidemment sa marque au paysage. Parcourir la ville, c’est, dans ces conditions, imprégner son regard, une fois encore, de ce qui fut toujours là, de temps immémoriaux, c’est-à-dire de temps dont on ne se souvient pas mais surtout dont le souvenir n’est pas impératif à la société. Car pour exister, le souvenir doit se nourrir des bribes d’un passé résolument mort et enterré, de la conscience d’un passé définitivement révolu. Et si la mémoire est la tentative désespérée de refaire exister ce qui a disparu irrémédiablement au cours du temps, elle n’a pas encore sa place dans cette Barcelone où chaque pierre dénonce de manière si criante son appartenance à des époques plus anciennes.

3Mais vers 1860, Barcelone subit un double séisme qui enterre la capitale de l’Ancien Régime et inaugure l’ère de la réforme urbaine jamais achevée, toujours recommencée : le lent processus de desamortización d’une part qui, à partir de 1835, engage l’État à aliéner puis vendre les biens du clergé régulier, la croissance économique et démographique de l’autre, rendue possible par l’essor industriel du second tiers du xix^e siècle, provoquent une transformation profonde de l’espace urbain. Les interventions de la première moitié du xix^e siècle se maintiennent encore dans le cadre étroit des enceintes mais déjà, associent une volonté de rénovation au réaménagement de l’ancien centre monumental. Un nouveau rapport au passé se dégage progressivement de ces opérations ponctuelles qui imposent au tissu médiéval les valeurs et les formes de sociabilité de la bourgeoisie. La ville devient le décor où se projettent les classes possédantes, un espace d’urbanité en accord avec l’image qu’entendent promouvoir ces élites nées de l’industrie et du commerce. Désormais, la ville est l’instrument stimulant d’un orgueil civique et l’expression la plus apparente de la modernisation. Les rues deviennent un texte instructif susceptible de manifester et de propager un nouvel ordre moral et politique, les valeurs et les aspirations de la civilité en cours de définition.

D’abord, des réformes ponctuelles

4Avec le désamortissement, la libération de terrains occupés par des édifices religieux ne fait plus de l’Église le premier propriétaire de Barcelone. L’espace dégagé offre une quantité considérable de terrains disponibles pour de grands programmes d’aménagements urbains : dotation en services, constructions d’édifices publics, ouvertures de places et de voies nouvelles. Le décret de juillet 1835, complété en 1843, implique la disparition de tous les couvents et monastères, excepté ceux des ordres voués à l’enseignement et à la bienfaisance. Les lieux d’intervention de la puissance publique sont donc déterminés par la géographie religieuse de Barcelone. Trois axes principaux sont lisibles : le réaménagement du vieux centre de pouvoir autour du palais de la Généralité et de l’Hôtel de ville ; la conversion de la Rambla d’espace aristocratique en avenue bourgeoise ; l’investissement de la façade maritime par l’aménagement du pg. de la Muralla de Mar, futur pg. Colom.

5En premier lieu en 1826, le percement de la rue Ferran relie la Rambla aux deux palais médiévaux symbolisant l’autorité : la Casa de la Ciutat et le palais de la Députation. En 1840, les institutions libérales aménagent la place Sant-Jaume et plaquent sur l’Hôtel de ville une nouvelle façade néoclassique. Le dégagement de la place quadrangulaire précède le percement de la rue Jaume I^er dans la continuité de la rue Ferran, puis, jusqu’à l’Esplanade, la rue Princesa entre 1849 et 1852. La nouvelle voie transversale divise le vieux centre, relie l’espace résidentiel de la Rambla aux centres de pouvoir de la place Sant-Jaume, unifie le centre-ville autour du cœur politique de la ville. La revalorisation de ces lieux centraux et la mise en scène des deux façades palatiales autour d’un nouveau forum, légèrement décalé par rapport au forum romain, est le reflet de la conquête du pouvoir par la bourgeoisie libérale. L’avenue qui y conduit répond au souci de décongestionner un centre prisonnier de classes populaires particulièrement turbulentes à Barcelone. La pacification du cœur névralgique de la cité correspond donc à une tentative d’organiser et de discipliner la société.

6En second lieu, la Rambla qui concentrait la plupart des édifices religieux se transforme en axe vertébral de la Barcelone bourgeoise. La transformation du couvent de Sant-Josep en place à portique (aujourd’hui, le marché central dit de la Boqueria), permet de décharger les rues d’une fonction commerciale aussi encombrante que peu hygiénique : la place de l’Angel, ancienne place au grain et nœud marchand important de la ville ancienne, peut dès lors compléter l’embellissement ostentatoire du centre. Les cas les plus remarquables de la redéfinition de la Rambla sont l’édification de la place Royale, en 1847, et du Liceu, entre 1844 et 1848. Antoni Jutglar a montré combien l’activité musicale au sein du Cercle licéiste est le modèle achevé de la sociabilité bourgeoise, vitrine de la richesse, de la mode et du bon goût. L’élitisme du mode de recrutement conforte le confinement de l’oligarchie locale loin des réalités barcelonaises1.

7Enfin, l’aménagement de la promenade de la muraille littorale permet de connecter la Rambla avec le Pla del Palau, au levant. L’achèvement des porches de Xifré et du palais de la Reine, l’édification d’une fontaine en son centre, celle du Génie catalan, finit de configurer le principal centre monumental du xviii^e siècle, à la charnière du port, de La Barceloneta et du quartier du Born. En bordure de mer, la démolition du couvent des Framenors offre un emplacement pour une nouvelle place, celle de Medinaceli. Au bas de la Rambla commence à prendre forme la future place de la Paix. Rambla et Promenade des murailles, les deux principaux axes de la ville moderne, sortent renforcés de ces opérations de requalification. La mise en œuvre d’un urbanisme du pourtour, caractéristique de l’ancien régime, n’entame guère le cœur historique mais établit de futures articulations avec la périphérie urbaine. C’est en partie sur ces espaces restreints du centre-ville que s’élaborent les solutions urbanistiques du futur, que se testent les ordonnancements et les recompositions symboliques de l’avenir. De 1840 à 1860, les élites expérimentent ponctuellement et à échelle réduite les premières étapes d’un investissement politique et symbolique de l’espace urbain, avant de l’étendre à l’Eixample, la ville nouvelle. La cité ancienne est un laboratoire des politiques de mémoire.

« ¡Abajo las murallas ! »

8Ce programme se heurte à une réalité urbaine infranchissable : les murailles. La métropole moderne est à l’étroit dans ses vêtements hérités du passé et le mot Ensanche, Eixample en catalan, fait alors figure de formule magique censée guérir la ville de tous ses maux. À Genève, à Copenhague, à Vienne, à Florence, le débat est d’actualité. Dans l’Europe des années 1840, les villes qui conservent leurs enceintes, comme Lille ou Perpignan, se font rares. Quant à celles qui, à l’instar de Paris, Cologne ou Anvers, s’en construisent de plus larges, elles font exception. Ainsi, la destruction des murs d’enceinte ne va pas de soi : Barcelone, comme d’autres, s’interroge.

9L’arasement de l’enceinte semble une nécessité. La population passe de 117 000 habitants en 1832 à 173 000 en 1848 puis à 201 000 en 1857. Le remplissage de la vieille ville déborde dans les villages de la plaine. Dans la ville, cette croissance se traduit par une homogénéisation des fortes densités, bien que les secteurs résidentiels centraux de l’aristocratie et de la bourgeoisie soient plus aérés. À l’inverse, les quartiers périphériques les plus éloignés du Portal de la Mar connaissent fréquemment des densités supérieures à 3 000 habitants à l’hectare. C’est là que se concentrent les ateliers textiles et les boutiques : quartier Sant-Pere, localisation traditionnelle de petites entreprises artisanales ; le Raval inférieur, surtout entre la rue Sant-Pau et de l’Hôpital mais aussi la rue Tallers pour les jeunes industries recourant à la vapeur ; le quartier du Born entre mer et rue Princesa. Les activités agricoles si caractéristiques du Raval au xviii^e siècle ne sont plus qu’un lointain souvenir.

10À l’heure où la révolution industrielle favorise une tendance à la polarisation urbaine de la Catalogne autour de Barcelone, la logique de l’expansion urbaine se heurte aux impératifs de la logique militaire. Car aux yeux de l’État, Barcelone est avant tout une place forte. La contradiction entre le dynamisme démographique et économique de la ville et la servitude militaire a entraîné une croissance urbaine polynucléaire dans la plaine de Barcelone. Le long des axes de communication qui conduisent à la capitale et au-delà d’un périmètre inconstructible se sont développés depuis les années trente des noyaux suburbains importants : El Clot, Sant-Andreu, Sarrià autour de leurs vilages anciens ; Sants, Poblenou, Hostafrancs et surtout Gràcia aux rythmes de croissance accélérés. Par exemple, Gràcia compte 12 000 habitants en 1848, 17 000 en 1860, 62 000 à la fin du siècle. Ouvert en 1827, Le passeig de Gràcia qui relie Barcelone à ce bourg industriel n’offre que des parcs de récréation et des espaces de promenade sans plan d’urbanisme arrêté.

11Mais la particularité de la Cité comtale réside dans le caractère « doublement oppressif » des murailles, selon l’expression de Manuel Guàrdia i Bassols, comme limite concrète d’une expansion physique de la ville, mais aussi comme symbole des libertés politiques brimées. La Citadelle qui flanque la vieille ville fut construite sur ordre de Philippe V en représaille au soutien de Barcelone à la cause de l’archiduc d’Autriche Charles de Habsbourg pendant la guerre de Succession d’Espagne. Lorsque la ville céda au siège des troupes du Bourbon, entre avril et septembre 1714, la répression qui s’abattit sur la Catalogne inclut le démantèlement de toutes les anciennes institutions médiévales de la Couronne d’Aragon. Les décrets de Nova Planta instaurent alors un nouveau système de gouvernement centralisateur et absolutiste. La Citadelle militaire, édifiée en partie sur l’ancien quartier de la Ribera, a davantage une fonction de contrôle politique qu’un rôle défensif d’ordre stratégique. Elle en vient alors à deshonorer l’ensemble des enceintes de Barcelone, pourtant motifs de fierté des cités d’autrefois. D’élément défensif commun, symbole de l’identité urbaine, le mur d’enceinte est devenu un corps étranger qui fait l’unanimité contre lui : malgré et contre lui, il continue d’assurer la cohésion des habitants.

12De 1840 à 1860, la destruction des murailles est le signe de ralliement de la pensée libérale à Barcelone2. À contrario, l’Ensanche, nouvelle ville au rayon illimité, concentre les valeurs alternatives de modernité, de progrès et de liberté, notions qui ne connaissent aucune entrave à leur développement au regard de l’histoire libérale. Cette Nouvelle Rome à bâtir concentre tout l’optimisme d’une génération qui a grandi à l’ombre de la réaction, l’utopie également d’une re-fondation urbaine qui fasse table rase de tous les problèmes et les contradictions que génère la révolution industrielle. Comme jamais nulle part ailleurs, les peurs et les espoirs d’une bourgeoisie traumatisée par la violence continuelle des années 1835-1840, les fameuses bullangues barcelonaises, s’impriment durablement dans cet Ensanche.

13Les principales étapes du conflit qui s’engage sont bien connues : dès la fin du xviii^e siècle, on édifie la promenade de l’Esplanade qui sépare le quartier de la Ribera de la Citadelle (aujourd’hui, pg. Picasso). En juin 1836, le nouveau régime libéral est à peine installé que la municipalité réitère la demande d’abattre la Citadelle. À la faveur du coup d’État du général Espartero, en septembre 1840, Barcelone se mobilise contre la Citadelle et étend la revendication à l’ensemble des murs d’enceinte. La municipalité ouvre un concours dont le titre est en soi un manifeste : « Quels avantages apporterait à Barcelone, spécialement à son industrie, la démolition des murailles qui entourent la cité ? ». Le vainqueur, Pere Felip Monlau, un jeune radical exalté proche des théories républicaines, établit clairement le lien entre le démantèlement des enceintes, les promesses de la croissance économique, la jouissance des libertés politiques et le recouvrement de la mémoire historique, « car ceux qui vivent de leur travail, de leur profession ou de leur industrie, la Barcelone manufacturière et industrieuse, peuvent et veulent respirer en liberté et en toute indépendance. À la campagne donc, pour fonder, si nécessaire, une Nouvelle Barcelone3 ».

14Au cri mobilisateur de « A bas les murailles ! », les autorités provinciales président en grande pompe les premiers coups de pioche contre la Citadelle, le 26 octobre 1841. Joan Antoni de Llinars, nouveau maire radical de Barcelone, rappelle « aux patriotes catalans », que « ce fort fut construit pour courber la noble nuque de nos valeureux ancêtres. Eux aussi, comme nous autres aujourd’hui, savaient défendre les libertés publiques ». Cependant, la Junte doit bien vite renoncer aux démolitions sous la menace d’un bombardement de Barcelone par la marine de guerre d’Espartero, le 7 décembre 1841. Laissant alors de côté la délicate question de la Citadelle, les Barcelonais concentrent désormais leurs efforts sur les remparts.

15La nécessité stratégique de conserver la place forte dans le système défensif du pays pèse infiniment moins aux yeux de l’État que la volonté de contrôler une cité particulièrement agitée, comme le prouvent les événements de 1843 qui voient une insurrection barcelonaise contre le pouvoir désormais honni du général Espartero. Au terme de longues années de polémique, la municipalité réunit en mai 1853 une commission chargée d’étudier le thème de la démolition. Le mémoire, exposé à la Couronne par le conservateur Manuel Duran i Bas, expose les raisons principales de la revendication citoyenne. La révolution libérale de juillet 1854 bouleverse une fois encore les données et la junte barcelonaise prend sur elle d’entamer les travaux. Cette fois, la destruction est avalisée par Madrid. Dès lors, Barcelone peut envisager sérieusement un plan d’agrandissement, l’Ensanche.

16Manuel Jorba a montré l’importance des murailles dans le traitement littéraire du thème de Barcelone à cette époque4. Symbole d’oppression de la Catalogne libérale, l’enceinte abattue est une promesse de revitalisation culturelle et politique et cristallise les attentes de la révolution libérale. Symboliquement, son démantèlement lave Barcelone d’une humiliation supposée, la construction de la Citadelle. En offrant des perspectives de croissance et d’enrichissement, l’Ensanche semble restaurer la grandeur médiévale passée, lorsque la liberté municipale était garante de la puissance catalane. Pour ses promoteurs, il permet de renouer le fil interrompu de l’histoire et de donner au projet libéral la profondeur historique qu’il cherchait. Ces retrouvailles avec le passé ouvrent pour ainsi dire l’horizon d’un avenir radieux. Il est donc légitime de considérer le renversement des murs de Barcelone sous l’angle de l’histoire de la mémoire : bien plus qu’une Bastille à abattre, comme on l’a dit souvent, l’enceinte représente un mur d’oubli qu’il faut briser pour reconstruire une histoire propre. De manière inconsciente, sa démolition dénote une volonté de mémoire inédite, chaînon initial d’une longue série d’actes dont nous nous proposons de suivre le cours.

L’Ensanche : une ville sans centre

17Assumer la conduite de l’Espagne industrielle, financière et commerciale, camper Barcelone comme « tête et foyer de la Catalogne », tels sont les objectifs que se sont assignées les nouvelles classes possédantes barcelonaises. Mais l’Ensanche, dont on trouve la première formulation chez Jaume Balmes en 1844, le grand penseur catholique de la mi-xix^e siècle, ne cesse de recouvrir deux conceptions différentes de la ville.

18D’un côté se tiennent les partisans de la ville nouvelle, hors les murs, dans laquelle on exporterait les industries et les ouvriers que l’on craint tant. Dans le projet de Massanés par exemple, Gràcia serait une périphérie idéale, industrielle et ouvrière, suffisamment éloignée de Barcelone. De l’une à l’autre ville, le pg. de Gràcia servirait d’espace de récréation en même temps que de glacis protecteur du centre du pouvoir. De l’autre côté, on trouve les adeptes de la nouvelle ville, dans la prolongation du centre ancien. Pour établir la lisibilité du réseau dense et anarchique du centre-ville, l’Ensanche prolongerait ce dernier en orientant les ruelles vers des espaces hiérarchisés, clairement dessinés : boulevards, avenues, places, etc. La continuité viserait alors à établir dans l’Ensanche des centralités évidentes. Fonder une ville nouvelle ou refondre la ville ancienne ? Le débat peut paraître en grande partie artificiel car toutes les réformes expérimentées pendant la première moitié du siècle ont toujours avantagé la seconde conception. Le dégagement d’un centre de pouvoir évident, le développement d’avenues circulaires et de grandes places en périphérie du cœur, futurs points de contact avec l’Ensanche, l’aménagement des lieux de sociabilité bourgeoise par des promenades ; tout contribue en effet à réaffirmer une centralité et par conséquent, à définir l’Ensanche comme l’appendice du centre-ville.

19À partir de 1854 s’engage la partie serrée du plan d’Ensanche. Sous la direction du ministère de la guerre, une commission mixte d’étude, composée de l’ingénieur des ponts et chaussées Ildefons Cerdà, d’un ingénieur militaire et d’un architecte municipal, se charge de dresser le plan topographique des terrains à bâtir. En même temps, en 1855, Ildefons Cerdà publie un avant-projet d’Ensanche qui dessine les grandes lignes de ses projets ultérieurs : les nouveaux quartiers y sont prévus illimités. Il rompt en ceci avec une conception militaire de la ville qui privilégie l’idée, comme à Paris, d’une nouvelle ligne de fortification. De plus, Cerdà avance l’idée d’une délocalisation des activités industrielles, soit vers le ponant, à Sans, soit vers le levant, à Poblenou, mais sans que cela n’entraîne la migration des populations travailleuses. Le découplage de la question industrielle et de la question de l’habitat ouvrier est une originalité supplémentaire.

20Les épisodes de l’affrontement entre Cerdà et la municipalité de Barcelone sont bien connus. En 1857, l’architecte municipal Miquel Garriga i Roca, le concepteur du Liceu, prend l’initiative en publiant un contre-projet établi sur les bases du plan topographique de Cerdà. À bien des égards, ce plan est à l’opposé des conceptions urbaines exposées par Cerdà : il prévoit un système de voies perpendiculaires aéré par trois grandes places rectangulaires s’échelonnant régulièrement le long du pg. de Gràcia. La place centrale, à mi-chemin entre Barcelone et Gràcia, concentrerait toutes les institutions directrices de la ville bourgeoise (bourse, grands magasins, palais de justice, etc.). La hiérarchisation des voies publiques en avenues et en rues secondaires désigne très clairement les orientations d’une stricte hiérarchisation sociale en fonction de la richesse. Cette ville est pensée par et pour la classe dominante, la question de la localisation industrielle et ouvrière étant laissée de côté. L’expansion des espaces industriels est réservée à des friches libres de toute contrainte urbanistique selon une idée chère à l’entrepreneur libéral. Enfin, le plan de Garriga laisse entendre que l’Ensanche serait clos de fortifications nouvelles dont la fonction symbolique n’échappe à personne : bien loin des impératifs stratégiques invoqués, les murailles reconstruites visent à protéger la ville nouvelle par une ségrégation assumée des espaces sociaux. Mais en avril 1859, après que l’affaire échappe au ministère de la Guerre pour dépendre de celui de Fomento où règnent en maîtres les ingénieurs des Ponts et Chaussées, un décret adopte définitivement le plan Cerdà [ill. 2 et 3].

21Il faut donc nous arrêter sur ce plan d’ensemble, cadre que l’on voit se remplir jusque dans les années 1920. Non pas que la Barcelone contemporaine soit l’aboutissement logique d’un plan imaginé par un seul homme mais il est vrai que Cerdà définit pour plusieurs décennies les orientations majeures de l’espace public barcelonais, celui que monuments et noms de rue conquièrent patiemment à partir de 1860. Le plan Cerdà a fait couler beaucoup d’encre5. Il faut pour l’aborder ne pas oublier l’approche progressiste qui caractérise son auteur : selon lui, l’accession à la propriété est l’une des voies les plus sûres pour mener au triomphe démocratique. Pour cela, il est nécessaire de constituer un marché du sol si vaste et si uniforme que les effets de la spéculation privée s’annuleraient d’eux-mêmes. Le prix du sol serait alors accessible aux deniers populaires. À cette fin, il est indispensable que le plan d’Ensanche soit illimité et que les voies publiques soient strictement identiques les unes aux autres. L’égalitarisme qui préside à cette conception d’ensemble refuse de hiérarchiser les espaces, de les différencier selon des fonctions industrielles, commerciales, résidentielles, de loisir, etc. L’homogénéité du plan est censée aplanir les tensions sociales.

22À l’inverse de Garriga, le souci de Cerdà ne s’attache pas à l’allure générale de l’Ensanche mais à la recréation d’une cellule élémentaire de vie urbaine multipliable à l’infini : la manzana. Cet îlot carré de 113 mètres de côté est conçu comme une unité de vie, une cellule de production et d’habitation en tous points comparable au modèle idéalisé de la masia catalane. Chaque manzana comprend autant de surface bâtie que de surface non bâtie (zone piétonnière, jardins, espaces communs comme le lavoir, etc.), ce qui répond à l’exigence inconsciente de ruraliser la ville pour en assurer l’équilibre interne. Josep Maria Fradera a signalé cet étrange paradoxe qui veut qu’à Barcelone, la bourgeoisie urbaine, industrielle et commerçante entretienne une culture plutôt anti-industrialiste6. Réfractaires aux changements sociaux qu’implique l’industrialisation qu’elles conduisent, les élites cultivent un profond pessimisme quant au phénomène urbain. La littérature de la Renaixença a puissamment contribué à l’invention du paysan et de la masia comme repères de la culture régionale en construction. L’idéalisation et la mythification du monde rural servent à dénoncer les dangers d’une ville apocalyptique dont la croissance incontrôlée semble menacer la stabilité de la civilisation. Cerdà s’inscrit naturellement dans le courant de ces réflexions que partagent bon nombre de socialistes utopiques.

23Les 550 îlots, lieux de vie sédentaire, sont irrigués par un réseau de voies perpendiculaires. La structure en damier est le fruit de calculs rationnels que Cerdà effectue en fonction du critère de circulation. Le chanfrein qui coupe les angles de la manzana procède par exemple d’un choix technique pour assurer un meilleur écoulement des véhicules. Le plan ne répond aucunement à des critères esthétiques propres à satisfaire le besoin d’ordre et de hiérarchie du goût des élites. Par contre, il est guidé par le souci d’un équilibre entre des espaces de circulation et des espaces de résidence. D’où l’attention particulière portée aux voies ferrées qui traversent la cité en trois lignes parallèles, ou bien le soin apporté aux grandes artères rectilignes qui augmentent la fluidité du transport : la Gran Via, la Diagonal, le Parallèle et la Méridienne. Le gigantesque nœud routier que représente la place des Gloires catalanes n’est pas, dans l’esprit du plan, un nouveau centre-ville, comme l’affirment ses détracteurs, mais un échangeur de voies de communication.

24En définitive, l’uniformité du plan Cerdà refuse la conception centrée de la ville. Les manzanas, regroupées rationnellement, composent des quartiers (5x5 manzanas), des districts (10x10 manzanas) et des secteurs (20x20 manzanas). À chaque niveau de cette organisation militaire correspond un niveau d’équipement : une église, une école par quartier ; un marché par district ; un parc, un hôpital ou un édifice public majeur (prison, administration, bibliothèque, etc.) par secteur. Un cimetière principal et un abattoir unique sont prévus pour la ville. La très grande cohérence du schéma cerdien interdit un traitement différencié du centre ancien de Barcelone, considéré ni plus ni moins comme un district supplémentaire. La négation de la fonction de centralité du cœur historique heurte de front les principes élémentaires d’urbanisme que la municipalité entend promouvoir. C’est pourquoi, en avril 1859, la municipalité lance un concours de projets urbains pour tenter de contrecarrer le plan de l’ingénieur. Les bases du concours se réfèrent en effet à deux principes intangibles d’organisation urbaine qui sont directement en contradiction avec les principes de Cerdà : le zonage des quartiers et la hiérarchisation des voies publiques. Sur ces bases travaillent Antori Rovira i Trias, Josep Fontseré, futur concepteur du parc de la Citadelle, ou dans une moindre mesure, Soler i Glòria, disciple et ami de Cerdà. La mesure de diversion échoue et le plan Cerdà est reconfirmé dans ses droits par un second décret. Au ministère de Fomento, les idées de l’urbanisme progressiste ont remporté la mise, comme partout ailleurs en Europe.

25À Barcelone, la polémique qui s’engage entre l’ingénieur Cerdà et Rovira i Trias, l’élu malchanceux de la municipalité, résume notre propos : l’architecte regrette l’absence d’un plan « centré et harmonique ». Selon lui, l’égalitarisme du plan Cerdà conduit à une forme d’anarchisme, ne serait-ce que parce que son uniformité empêche de déterminer par où commence son édification. Il y oppose la place et l’avenue comme principe d’organisation spatiale, mais aussi sociale et politique : le plan centré, c’est la garantie d’un ordre, d’une hiérarchie sociale lisible par tous. C’est aussi l’assurance d’une croissance urbaine maîtrisée comme si la définition d’un centre-ville incontesté suffisait à établir un mécanisme de contrôle naturel de l’expansion. En bref, contre un Cerdà accusé d’introduire le désordre urbain, social et politique, Rovira i Trias plaide pour une ville disciplinée. Au cœur du débat sur la centralité se trouvent des gestions différentes de l’espace et du temps.

Le monument : un instrument de lutte contre l’Ensanche ?

26Comme on le sait, l’élite barcelonaise accepte mal le plan Cerdà. Dans l’immédiat, le choix de Cerdà a pu renforcer un sentiment d’incompréhension de la part de Madrid, tissant involontairement, tout comme la lutte protectionniste, des solidarités entre détracteurs de l’urbaniste. Il n’y a pas de hasard à ce que l’opposant résolu au plan Cerdà ait été Josep Puig i Cadafalch, l’une des grandes figures du catalanisme. Mais l’écart existant entre les élites urbaines et les défenseurs du plan Cerdà détermine largement une attitude fondamentale pour notre thème : l’obsession de corriger les principes cerdiens par l’introduction de critères plus adéquats à la conception sociale et politique des classes supérieures. Il est usuel d’affirmer que l’histoire du plan Cerdà n’est que le récit de son altération, des combats incessants que livre la municipalité pour le modifier dans un sens qui lui convienne. Tout contribue à dénaturer le projet originel, à réaffirmer une fonction de centralité que le plan Cerdà a tenté de nier : le plan de percement du vieux centre où des voies pénétrantes prolongent les artères de l’Ensanche, la tentative d’aménagement des murailles par la création d’une ceinture de larges boulevards, l’imposition d’une grande place centrale qui fasse charnière entre la vieille ville et la nouvelle – la future place de Catalogne –, les rectifications des ordonnances municipales en matière de construction faites pour laisser libre cours à la spéculation immobilière, etc.

27Or, le monument est l’adjuvant par excellence de la centralité symbolique. Son introduction dans la ville du xix^e siècle répond à la nécessité d’organiser l’espace urbain autour d’éléments stables qui facilitent la lecture de la ville. Il s’affiche en préférence au centre de ces places qu’on dégage exprès, au croisement de ces avenues prestigieuses qu’on perce. À Paris, l’haussmannisation en fait la cible d’innombrables perspectives, comme autant d’arcs de triomphe. Le monument recompose les quartiers éventrés ; il se fiche au beau milieu des carrefours pour qu’y convergent les regards perdus ; il se hausse visiblement au-dessus du niveau réglementaire des toits pour devenir repère et référence du paysage bouleversé ; il donne son nom aux quartiers recomposés et plus tard, aux stations de métro. Mais l’urbanisme moderne sait ménager ses effets : le monument n’est pas noyé dans la masse. Au contraire, logé au centre d’espaces vides qui rehaussent son importance, le monument vaut pour son exceptionnalité, son unicité. La ville est conçue comme l’écrin de ce bijou d’un genre particulier. Qu’il soit édifice public (opéra, bourse, théâtre, préfecture, etc.) ou bien simple pièce de décor (statues, colonnes, obélisques et fontaines), sa fonction intrinsèque vise à ordonner l’espace urbain. Ainsi, l’attention à la valeur monumentale de la ville préside l’idéal urbain que les bourgeoisies européennes ont construit. C’est pourquoi partout en Europe, la statuomanie est contemporaine de l’urbanisme bourgeois. Décidément, Barcelone n’est pas faite pour ce type d’apparat. Combien de croisements adaptés à l’érection de monument l’ingénieur Cerdà a-t-il ménagé dans son plan ? Aucun, pour ainsi dire, ou si peu : six exactement. Dans le reste de la ville, ce sont bien plutôt d’innombrables intersections de rues, inappropriées à accueillir un quelconque édifice en leur centre. On comprend mieux le vertige qui dut saisir les partisans du monument !

28La recomposition de Barcelone opérée à partir des années 1860 n’implique pas seulement un changement d’échelle mais une transformation du rapport au temps. Lorsque Barcelone se répand dans sa plaine, l’ancien cadre de la ville vole en éclats : la centralité migre vers de nouveaux espaces urbains comme la place de Catalogne ou le pg. de Gràcia, les « Champs Elysées barcelonais ». En investissant la ville nouvelle, Barcelone suspend le tête-à-tête rassurant qu’elle entretenait avec son passé pour imaginer son futur, sans cesse en devenir. En se déployant dans son nouvel espace, la ville se projette désormais dans un avenir à inventer, un futur fait de projets accumulés, d’attentes et de déceptions : le temps, lui aussi, est à conquérir. 1860 symbolise en quelque sorte le passage d’une conception stable de l’identité urbaine, à celle, dynamique, en perpétuel recommencement, qui caractérise peut-être l’époque contemporaine. Et par ricochet, l’irruption du futur dans l’histoire de Barcelone ne manque pas de bouleverser le rapport qu’elle a au passé, la valeur qu’elle lui attribue. Tout se passe comme si le vertige qu’on ressentait au spectacle de cette identité désormais mouvante rejaillissait sur l’image du passé, qui gagne pour ainsi dire en épaisseur. C’est parce que le passé devient durable et renvoie l’image rassurante d’une stabilité perdue qu’il y a du sens à se référer à lui, à invoquer son exemple, à le convertir en tradition, à le commémorer.

29Encore fallait-il effacer l’opprobre des remparts et la Citadelle ! Lorsque le premier coup de pioche retentit en 1854, tout se passe comme si, avant décrire sur une page blanche le récit d’une nouvelle histoire de la ville, on s’était employé à effacer l’ardoise où étaient encore inscrites les preuves de l’infamie. Toutefois, la trame de cette nouvelle page était imposée par l’ingénieur Cerdà : l’exercice de réécriture devrait désormais s’en accommoder. C’est une ironie du sort que de voir les élites barcelonaises lutter si longtemps pour se débarrasser des murailles contraignantes et se voir finalement condamnées à vivre dans un Ensanche qu’elles renient. Il faut désormais suivre les étapes qui les conduisent à domestiquer cette ville rebelle en y instituant leurs propres repères spatio-temporels : la première, si capitale pour les politiques de mémoires postérieures, est l’œuvre de Víctor Balaguer.