Jean Longuet
|Première partie. Un militant intellectuel
Chapitre II. La pratique du présent
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FranceTexte intégral
La rupture avec le guesdisme
Les années guesdistes
- 1 Devenu le Parti ouvrier français au congrès de Paris en octobre 1893.
- 2 L. Lévy, Vieilles histoires socialistes, Rivière, 1933, p. 8.
- 3 J. Longuet, « E.-F. Givort », Le Combat social, 6 août 1926.
1Avant même d’avoir achevé ses études, Longuet était donc déjà un militant aguerri : il n’évoluait pas seulement dans les cercles dirigeants, les salles de rédaction ou les congrès, mais il effectuait aussi une activité « à la base », et dans des milieux divers, en Basse-Normandie, dans l’Aisne et à Paris. Les premières années militantes se déroulèrent dans le Parti ouvrier1 de Guesde. Avant le raidissement doctrinal lié à l’affaire Dreyfus, la pratique politique et les références marxistes du Parti ouvrier s’accordaient sans difficulté avec les aspirations propres de Jean Longuet. Outre ses activités au Quartier latin, avec les Étudiants collectivistes, Longuet militait au sein du groupe de Maison-Blanche. Selon Louis Lévy, il fut un des artisans avec Givort et Ponsard de la constitution en 1895 de l’Union des groupes socialistes révolutionnaires du XIIIe arrondissement. Cette Union fédérait les militants locaux du Parti ouvrier et ceux, rattachés à la FTSF de Brousse, qui suivaient Émile Deslandres2. Longuet devait retrouver en banlieue sud le cordonnier Givort auquel il consacra à sa mort un article affectueux3. Longuet raconta alors comment, vers 1895, il aimait à descendre de la Montagne Sainte-Geneviève vers Maison-Blanche et discuter de politique et de théâtre dans le petit établi qui devait faire songer à celui de La Maison du peuple. Il présenta Givort comme son « éducateur socialiste », un « modeste, incapable de se faire valoir et de parader sur le devant de la scène », mais qui savait être un « entraîneur », un « animateur de la classe ouvrière ».
- 4 Lettres de Longuet à Farjat, 27 juin et 1er juillet 1897, AN, F7/12 490, 12 886, 13 961.
- 5 Congrès de Montluçon, rapport du 27 septembre 1898, AN, F/7, 12 886 (461).
- 6 Lettre de Sorel à Longuet, 15 août 1898, CRCEDHC, Fonds 7/1, n° 130-131.
- 7 C’est le terme employé par C. Willard, Les Guesdistes, op. cit., p. 121.
2Au sein du POF, Longuet assista en spectateur au congrès de Lille (juillet 1896) et comme délégué à ceux de Paris (juillet 1897) et de Montluçon (septembre 1898), lequel marqua sa rupture avec l’organisation. Au congrès de Montluçon, Longuet ne s’opposa pas seulement à la politique suivie par le Parti ouvrier dans l’affaire Dreyfus, il réclama également avec ses amis du groupe des étudiants collectivistes l’élection de la direction au scrutin secret et critiqua, avec Gabriel Farjat4, « le caporalisme » et l’organisation « aussi défectueuse qu’autoritaire » du parti, ce qui lui valut d’être taxé « d’esprit anarchiste » par Guesde. Les échanges au sujet de l’affaire Dreyfus furent particulièrement vifs entre Longuet et les élus marseillais, Cadenat et Carnaud. Ce dernier traita son jeune contradicteur, qui eut toujours l’interruption facile, de « vendu, gamin et polisson5 ». Guesde obligea le petit-fils de Marx à formuler un semblant d’excuses qui n’empêchèrent pas la rupture d’être rapidement consommée. Les dirigeants du parti adoptaient à l’égard de Longuet l’attitude éprouvée du mépris. Celui-ci cachait cependant sans doute un trouble plus profond. Même isolés au sein du congrès, Longuet et ses amis savaient qu’ils étaient plus ou moins ouvertement encouragés par des groupes au recrutement ouvrier, comme celui de Givort dans le XIIIe, une bonne part des militants de province, en Normandie, où militait Longuet, mais aussi dans la région lyonnaise avec Farjat et dans le Nord avec Delesalle et Siauve-Evausy du Réveil du Nord. En fait, Longuet pouvait espérer que ses critiques permettraient à des dirigeants historiques du POF d’intervenir : Georges Sorel lui avait indiqué que « les étudiants collectivistes [étaient] très mal vus par le Conseil d’État et du Roi qui dirigeaient le POF » et qu’on soupçonnait fort son oncle d’être « le chef de cette opposition factieuse contre les pouvoirs établis6 ». La bouderie7 de Lafargue à l’égard de la direction du parti est avérée, sa cause fondamentale portait sur l’abstention des guesdistes dans la campagne dreyfusarde, elle s’alimentait aussi d’autres griefs, notamment sa mise à l’écart du Palais-Bourbon par le refus des socialistes de Tourcoing de présenter sa candidature. Pourtant, il se solidarisa avec Guesde et laissa s’isoler le groupe des Étudiants collectivistes. Vraisemblablement fut déterminant le souci de défendre une organisation menacée, ou se considérant comme telle, par la poussée en faveur de l’unification, potentiellement favorable à Jaurès. Certes, Lafargue intervenait dans ses correspondances auprès de ses amis de la social-démocratie allemande en faveur d’une politique plus offensive, mais il n’était pas disposé à suivre son neveu jusqu’à une opposition ouverte, qui aurait affaibli le parti et fait le jeu des socialistes rivaux.
3Il ne s’agit pas de considérer la crise dreyfusienne du guesdisme sous le seul aspect de la rupture avec Longuet et son groupe. Le malaise fut national et international. À l’exception de Wilhelm Liebknecht, les principaux responsables de l’Internationale ne comprirent pas la politique d’abstention choisie par Guesde, malgré Lafargue, et en fin de compte, celle-ci marqua pour les guesdistes la fin de leur hégémonie politique sur le mouvement socialiste. Le départ de Longuet ne fut qu’une manifestation secondaire de cette crise. Elle ne fut pas négligeable cependant. L’importance du groupe des Étudiants n’était pas seulement quantitative : sa présence au Quartier latin était d’autant plus décisive pour l’image du Parti que celui-ci était traditionnellement faible à Paris. L’exemple du groupe du XIIIe arrondissement prouvait qu’indépendamment des étudiants, les socialistes parisiens ne souhaitaient pas se tenir à l’écart des affrontements de l’Affaire. De plus, Longuet entraînait dans sa rupture plusieurs groupes de Basse-Normandie.
Militer en Normandie
- 8 BNF, JO 90 338.
4Élève du lycée Malherbe à Caen, Jean Longuet avait fait ses premières armes de militant dans une région particulièrement difficile pour un socialiste. Plus qu’ailleurs, le débat politique y opposait le « parti républicain » à un camp réactionnaire encore fort puissant. Le journal de lycéens évoqué par Longuet dans une lettre à Engels n’a pas été conservé, mais on trouve les premières traces de son activité journalistique dès 1894 dans l’hebdomadaire guesdiste Le Socialiste de la Manche8. Fondé en janvier 1894, ce journal sortit 38 numéros jusqu’en septembre 1895. Comme il était de coutume, il annonçait les collaborations les plus prestigieuses du Parti ouvrier… et reprenait des articles de la presse nationale. Ainsi, le numéro du 8 juin affichait en éditorial un extrait d’un discours parlementaire de Jaurès. La chronique des événements de Lisieux était tenue par Jean Lambert, pseudonyme de Jean Longuet. L’apprenti-journaliste avait choisi comme cible privilégiée Henry Chéron (1867-1936), nouveau maire de Lisieux (1894-1908), alors à l’aube d’une brillante carrière politique. Longuet s’intéressa notamment au monopole de l’alcool, solution qu’avec Jaurès, il présentait comme la seule susceptible d’assurer la santé publique et une juste rémunération des petits producteurs, ainsi sûrs de vendre la totalité de leur production. Ses articles comportaient à l’occasion un aspect donneur de leçons, peu étonnant chez un jeune militant intellectuel. Ainsi, il pouvait évoquer « les irréfutables démonstrations » de Marx, ses « rigoureuses méthodes scientifiques », mais sans trop chercher lui-même à rentrer dans le détail des démonstrations. Il s’efforça avec la même juvénile audace à obtenir la collaboration gratuite de Georges Renard, dont il espérait publier en feuilleton La Conversion d’A. Savenay.
- 9 Le Socialiste de l’Ouest, 7 numéros, du 28 septembre au 14 décembre 1895, BNF, JO 7451.
- 10 Cf. Jean Quellien, « Un milieu réformiste : syndicalisme et réformisme à Cherbourg à la “Belle Épo (...)
- 11 L’Ouest socialiste, BNF, JO 8040 et Arsenal, Fol. JO 1 299 bis.
- 12 APP, BA 1472.
5Longuet écrivit également dans Le Socialiste de l’Ouest9 qui prit la suite du Socialiste de la Manche. Sous le titre un peu solennel « Lettres d’Angleterre », il polémiquait avec les anarchistes et donnait des conseils de lecture. Cela nous permet de savoir qu’il passait donc à nouveau ses vacances en Angleterre auprès de sa tante Eleanor, qu’il venait de lire avec enthousiasme Anarchisme et Socialisme de Plekhanov et qu’il était en contact avec La Jeunesse socialiste, petite revue fondée à Toulouse par Lagardelle. Le journal disparut lorsqu’Albert Mahieu, déçu par son échec aux municipales, quitta un temps Cherbourg pour Marseille et cessa de le financer10. L’absence de presse socialiste régionale en 1896 nous empêche de suivre l’activité de Longuet pendant cette année. Il reste présent dans la région malgré le début de ses études parisiennes puisque nous le retrouvons en août 1897 grâce à L’Ouest socialiste11, publié à Cherbourg sous la direction de Georges Sébire. Après la scission de 1898, Longuet et ses amis essayèrent d’organiser une fédération autonome de Basse-Normandie. Mais au congrès général de Japy (décembre 1899), Longuet n’avait que les mandats du syndicat des mouleurs en métaux de Caen et du comité d’études de Lisieux, ce qui, dans le contexte particulier de la surenchère de groupes entre organisations rivales, ne constituait qu’une médiocre performance… ou la marque d’une grande rigueur de comportement. La fédération ne se constitua officiellement qu’en août 190012 avant de s’affilier au parti socialiste français en mars 1902, plusieurs groupes se faisant représenter par Longuet père ou fils aux congrès successifs. Jean fut encore présent à l’occasion dans la région : ainsi, le 23 janvier 1904 lors de la cérémonie d’inauguration de la Bourse du travail de Cherbourg, alors que la municipalité était dirigée par Albert Mahieu, élu comme socialiste indépendant. Par la suite, la Fédération de Basse-Normandie rejoignit la SFIO, non sans quelque hésitation (elle ne fut pas présente au congrès constitutif) et choisit comme délégués des militants très modérés comme Poisson. Ce fut alors que Longuet délaissa définitivement ce terrain d’action, lié aux souvenirs familiaux et à son adolescence. Il y avait sans doute appris à mesurer le poids d’un environnement social difficile, le caractère concret de l’existence d’un camp républicain. Au congrès de Toulouse, quelques années plus tard, il pouvait ainsi être bien placé pour apprécier le sens de l’éloge par Jaurès des « démocrates » des cantons ruraux qui l’aidaient contre « les gens du château et du presbytère ».
Vers l’unité socialiste
- 13 Lettre de Jean Longuet à Liebknecht du 2 novembre 1898, IIHS, Fonds Liebknecht, 242.
6De la fin de 1898 au printemps 1902, Longuet se trouva dans une situation d’autonomie politique. Il animait un groupe des Étudiants collectivistes devenu autonome, voie également choisie par les groupes de Normandie favorables à la campagne dreyfusarde. Ce désaccord, patent sur le plan de l’orientation politique, prenait-il l’aspect d’une rupture idéologique ? L’orientation choisie par la direction du Parti ouvrier n’avait rien d’inéluctable. Lafargue, de nombreux responsables, comme la plupart des dirigeants de l’Internationale, Guesde lui-même dans un premier temps, auraient souhaité autre chose. Longuet pouvait donc estimer que c’était l’équipe dirigeante qui se fourvoyait et se condamnait à la marginalisation. Dans l’atmosphère de regroupement voulu par les militants qui conduisit à la formation du comité de vigilance (16 octobre 1898) et au congrès général de Japy (3 au 8 décembre 1899), il pensait que la situation n’avait jamais été aussi bonne et qu’était terminé le rôle historique des anciennes organisations et des « chefs de sectes13 ». Cela ne signifiait pas pour lui une rupture fondamentale avec l’orientation politique suivie jusqu’alors. Outre que le Parti ouvrier n’avait jamais eu l’aspect monolithique qui lui est parfois prêté, rejoindre Jaurès ne représentait pas une mutation fondamentale pour un militant guesdiste de 1898 : Jaurès avait été élu député en 1893 en acceptant le programme des congrès du Parti ouvrier dont il avait fait figure pendant plusieurs années de prestigieux compagnon de route, collaborant à l’occasion à son journal, Le Socialiste. Ce n’était pas lui mais les dirigeants du Parti ouvrier qui, par leur raidissement doctrinal récent, semblaient mettre en péril le rapprochement escompté par la base militante.
L’unité socialiste par les fédérations
- 14 J. Longuet, « Le second congrès national du parti socialiste français », Le Mouvement socialiste, (...)
7On sait que la situation se compliqua avec la participation ministérielle, l’entrée de Millerand dans le gouvernement de défense républicaine de Waldeck-Rousseau, avec surtout la présence concomitante dans ce cabinet du ministre de la guerre, marquis de Galliffet, honni des anciens communards, et du ministre du commerce et de l’industrie, le socialiste Millerand. Ce n’est pas ici le lieu de retracer l’histoire des congrès, parfaitement connue, qui aboutit, au rythme des départs successifs, à la formation du Parti socialiste français à Tours en mars 1902 et à celle du Parti socialiste de France en septembre 1902. En revanche, l’attitude de Jean Longuet, personnage secondaire mais déjà notable, n’est pas inintéressante à élucider. Son objectif était clair : parvenir à l’unité d’organisation qui existait déjà dans les principaux pays européens, notamment en Allemagne. Il fallait éviter que se renouvelassent le scandale de Londres (au congrès international de 1896) et ses affrontements qui avaient tourné au pugilat. Pour autant, il ne s’agissait pas de couvrir d’une unité de façade n’importe quel regroupement. Son projet était de s’appuyer sur la revendication unitaire forte à la base et de dépasser les anciennes rivalités des organisations grâce aux groupes et fédérations autonomes : celles-ci étaient « l’avenir du mouvement et l’espoir le plus sûr du prolétariat14 ». Il s’agissait d’écarter les deux dangers symétriques : « l’esprit de secte » répandu chez les guesdistes et « l’esprit petit-bourgeois » qui voudrait transformer le socialisme en simple aile avancée de la démocratie bourgeoise. Ce choix stratégique rejoignait celui de Jaurès et Briand qui eux aussi espéraient déborder le POF grâce aux fédérations de province. Leurs adversaires étaient d’ailleurs très conscients de la menace : Bonnier ne cessait depuis Oxford d’appeler à la rupture. Ses lettres à Liebknecht témoignaient de son attente inquiète : « enfin, la cassure est faite, enfin, nous avons tranché la corde » (16 juillet 1899), « Guesde passe en revue les groupes, ils sont contaminés, mais non complètement infectés » (30 juillet 1899), « nous sommes dégagés » (4 décembre 1899)…
- 15 Lettre de Jean Longuet à Liebknecht, 2 novembre 1898, op. cit.
- 16 K. Kautsky, « Le socialisme et les carrières libérales », Le Devenir social, mai 1895, cité par J. (...)
- 17 Intervention de Longuet, Congrès de Lyon (26 au 28 mai 1901), compte rendu, SNLE (Bellais), 1901, (...)
8Sans doute, Jaurès avait une vision plus ample de l’unité socialiste que celle de Longuet. Le cadre départemental était aussi pour lui celui qui permettait le mieux de rendre solidaire et conjointe l’action du prolétariat, sous toutes ses formes, politique, syndicale, coopérative, culturelle… Jean Longuet n’avait pas de vues contraires, mais sa formation et ses habitudes militantes l’amenaient à réfléchir principalement en termes essentiellement politiques. Au demeurant, l’évolution de la situation ne lui laissa guère le loisir d’élargir son champ de vision. Lui qui se félicitait de « la bonne influence de Jaurès15 » et cherchait à s’en faire le garant auprès de ses correspondants de l’Internationale, se décida à marquer ses distances. Il ne le fit pas au nom de la fidélité et du respect de la doctrine. Respectueux de l’enseignement de ses aînés, et notamment des avis du plus éminent théoricien de l’Internationale, Kautsky, il avait déjà eu l’occasion de faire remarquer à ses camarades une judicieuse phrase du maître : « La marche de l’histoire crée toujours de nouveaux problèmes et la base théorique ne donne pas, sans plus, leur solution mais simplement le point de départ qui permet d’y arriver16. » Il n’avait pas, du reste, condamné formellement la participation dans le contexte de juin 1899. Aussi prétendait-il juger en pragmatique. Il se refusait à trancher de la justesse ou non du choix de juin 1899, il voulait poser la question dans le seul contexte de mai 1901. La participation s’avérait-elle utile ou nuisible à l’avenir du mouvement socialiste ? La réponse était nette : « Nous ne nions pas les avantages économiques de la participation de Millerand, mais ils sont beaucoup moins grands que les désavantages politiques que cette participation vaut au parti. De ces inconvénients, le plus grave, c’est la division navrante que la présence de Millerand au ministère a amenée17. »
9Longuet se réclamait de la défense républicaine, mais à une présence gouvernementale, il préférait « une classe ouvrière réellement décidée à défendre ces libertés qui sont le patrimoine de la civilisation moderne ». La solution proposée offrait sans doute quelques difficultés : un soutien sans participation pourrait-on dire avant la lettre. Longuet ne fut pas suivi. S’il resta dans la mouvance participationniste qui s’organisa en parti socialiste français, il dut se résoudre à adopter l’inconfortable position d’un oppositionnel qui se refusait à rompre.
Une « opposition dynastique » ?
- 18 La motion De La Porte fut repoussée par 903 mandats contre 275 dans une certaine confusion car les (...)
10Au congrès de Lyon, Longuet avait soutenu la motion de La Porte qui cherchait à contourner le problème en affirmant que la responsabilité du parti socialiste n’était pas engagée par la participation de Millerand au gouvernement : « Jamais Millerand, s’étant placé hors du parti en entrant au ministère sous sa responsabilité et son initiative personnelle, n’a pu engager le socialisme qu’il ne représente pas. L’attitude du parti à l’égard du ministère actuel doit être la même que l’attitude à l’égard de tout ministère bourgeois18. »
- 19 Louis Lévy, Vieilles histoires socialistes, op. cit., p. 56.
- 20 Congrès de Lyon, op. cit., p. 261.
11C’était signifier son désaccord avec la démarche suivie par Jaurès. Celui-ci était encore convaincu de l’intérêt de la participation ministérielle. C’était l’époque des grands articles de La Petite République qui situaient le socialisme dans le prolongement et l’approfondissement de la politique républicaine et que Péguy rassembla en volume sous le titre d’Études socialistes. Jaurès ne pouvait accepter un accommodement dont la seule valeur était de révéler l’étendue de la mauvaise conscience chez ses amis politiques. Sa réplique fut donc passionnée et indignée. Il reprocha à ses amis « de le poignarder dans le dos » ce qui fit fondre en larmes Longuet19. Renaudel vint au secours de son ami qui répétait qu’il s’agissait d’une « atroce accusation » et qu’il « n’y avait pas de couteau en cause » et Jaurès voulut bien admettre que « les bonnes explications faisant ou refaisant les bons amis, voilà qu’une partie de l’horizon se trouv[ait] quelque peu dégagée20 ». La conclusion essentielle du congrès n’en fut pas moins le départ de Vaillant et de son groupe que Jaurès ressentit durement : « Tous les voiles sont déchirés et tous les masques sont tombés. Nous savons ce que valaient les protestations pour l’union et pour l’unité. »
12Désormais, et pour une période de trois années, le socialisme français s’organisait autour des deux regroupements : le Parti socialiste de France et le Parti socialiste français. Au sein de ce dernier, de jeunes militants animaient une opposition interne hostile à la participation ministérielle et au poids excessif des élus. De congrès en congrès, leur résolution grandit en même temps que leur audience. La déception s’affermissait chez Longuet. À l’usage, les chefs parlementaires du socialisme indépendant lui apparaissaient tout aussi autoritaires que leurs adversaires guesdistes. L’idée fédéraliste lui semblait détournée de son sens et entendue par les élus comme le moyen de s’assurer le contrôle du parti en s’appuyant sur un réseau de comités de soutien locaux, un peu à la manière du parti radical qui ébauchait son organisation à la même époque. Le remplacement du comité général par un comité interfédéral lui semblait confirmer cette orientation et ce n’est pas sans amertume que Longuet dénonça au congrès de Tours (mars 1902) ce « retour en arrière ». Il percevait que le danger pour le Parti socialiste français résidait davantage dans la désaffection croissante du monde ouvrier pour l’action politique, au moins sous son aspect partidaire, et dans la montée du syndicalisme révolutionnaire au sein de la CGT et des Bourses du travail que dans la concurrence, traditionnelle dans sa forme, représentée par le PSDF.
- 21 Lettre de Lagardelle à Kautsky, 12 avril 1904, au sujet du congrès de Saint-Étienne du PSF : « Les (...)
- 22 Lettre de Longuet à Luise Kautsky, 27 mars 1903, IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 83.
13Le désaccord avec Jaurès tourna à l’affrontement lors du congrès de Bordeaux (avril 1903). La situation devenait plus complexe en raison de l’évolution suivie par Millerand, qui avait quitté ses fonctions gouvernementales en juin 1902 avec la démission du cabinet Waldeck-Rousseau, mais qui se posait de plus en plus en homme de gouvernement sans craindre de provoquer l’opinion militante par ses votes en faveur du budget des cultes ou pour des poursuites judiciaires contre l’antimilitarisme dans l’affaire du Manuel du soldat édité par la CGT. Il serait absurde de transformer le congrès de Bordeaux, et par-delà cet événement, de lire l’histoire du PSF en 1903-1904 comme dominée par un débat Jaurès-Longuet pour les besoins de notre cause. En accordant bien du crédit à l’histoire des congrès, cela serait oublier que les protagonistes n’avaient pas la même stature. Personne ne discutait le prestige et l’autorité de Jaurès. À ce titre, Lagardelle n’avait pas totalement tort lorsqu’il ironisait sur cette « opposition dynastique21 » : il s’agissait bien d’obtenir de Jaurès un infléchissement politique, non de le combattre, et dans la rivalité entre PSF et PSDF, cette opposition servait en fait Jaurès comme il le constatait avec amertume. L’opposition de gauche au sein du PSF présentait en outre l’avantage d’entretenir de bons rapports avec les principaux dirigeants de l’Internationale. L’audience internationale de Jaurès n’était pas négligeable, mais aussi bien Longuet que Renaudel correspondaient avec Kautsky auquel ils témoignaient un vif respect. Cela ne pouvait pas être inutile lors des affrontements internationaux, même si, en attendant, cela permettait de donner quelque autorité aux jeunes minoritaires. Longuet ne se cachait pas à Bordeaux de vouloir parler au nom des socialistes anglais ou russes et de Kautsky lui-même22.
- 23 J. Longuet, « Après la grâce de Millerand », Le Mouvement socialiste, 1er juin 1903.
- 24 Congrès de Bordeaux, 12, 13 et 14 avril 1903, SNLE, 1903, p. 145.
14Les minoritaires du PSF avaient en commun la jeunesse : Longuet avait vingt-six ans, Renaudel trente-et-un et Révelin trente-sept. Aucun n’émergeait d’ailleurs comme un chef incontesté. Renaudel, le principal orateur de la tendance, Longuet, comme à l’accoutumée homme d’organisation et de contacts, Révelin, plus âgé, aux arguments théoriques plus élaborés, étaient les animateurs les plus connus d’un groupe qui comportait également Moutet, Uhry et Hervé… Longuet ne chercha pas à s’imposer : dans Le Mouvement socialiste, ce fut « l’action inlassable et vigoureuse de Renaudel23 » qu’il mit en valeur. Ce compagnonnage fut à l’origine d’amitiés durables qui ne bouleversèrent pas l’histoire du socialisme, mais dont il ne faut pas négliger le rôle dans la vie quotidienne de la SFIO de la Troisième République. Jaurès accueillait avec une bonhomie certaine la contestation de ses jeunes contradicteurs. Les tensions du congrès de Lyon, où en fait se jouait la question des rapports entre Jaurès et Vaillant, étaient oubliées. Jaurès pouvait interpeller avec le sourire Longuet : « Le cas Millerand ne saurait expliquer le départ des révolutionnaires […] leur politique d’anathème a commencé avec l’affaire Dreyfus […] contre vous et contre moi, contre Longuet Jean et contre Jaurès Jean24… »
- 25 Lettre de Jaurès à Longuet du 9 août 1903, Annuaire d’études françaises, Moscou, 1971.
15Pourtant, le rapport de forces évoluait en faveur de l’aile gauche : 89 mandats pour l’exclusion de Millerand contre 109 à la motion Jaurès et 15 abstentions. À l’issue du congrès, Lagardelle et Le Mouvement socialiste rompaient avec Jaurès, ainsi qu’avec Longuet qui devait quitter la revue dont il était cofondateur et secrétaire de rédaction. Mais, au-delà du désaccord politique, Jaurès accordait probablement plus de prix au rapport de confiance qu’il pouvait entretenir avec Longuet ou Renaudel. Leur point de vue l’intéressait et dans sa lettre de condoléances à l’occasion de la mort de Charles Longuet, Jaurès n’était pas seulement aimable lorsqu’il écrivait à son jeune collaborateur : « Je suis dans vos articles toujours très nets, mais de plus en plus substantiels et riches d’aperçus, le travail et le développement de votre esprit25. »
- 26 Compte rendu du congrès de Saint-Étienne, La Revue socialiste, mars 1904. Les discours de Longuet (...)
- 27 Compte rendu du congrès de Rouen, 26, 27, et 28 mars 1905, La Revue socialiste, avril 1905.
- 28 J. Longuet, « Après la grâce de Millerand », op. cit. et H. Lagardelle, « Illusions tenaces », Le (...)
16On retrouve le même ton de sympathie dans la réponse de Jaurès à Longuet26 au congrès de Saint-Étienne (14 au 16 février 1904), marqué de surcroît par une interrogation croissante de Jaurès sur les mérites et les limites du Bloc des gauches comme sur les nouveaux dangers de la situation internationale. Alors que les difficultés politiques allaient croissantes et que le PSF était passé de 11 000 à 8 000 adhérents, les désaccords s’exprimaient toujours en termes courtois. Lorsqu’à Rouen, Longuet et Uhry reprirent leurs sempiternelles critiques contre les élus et leur défense d’un « parti organisé », le directeur de L’Humanité les mit en garde contre la création d’une « aristocratie de comité qui, fière de sa doctrine, aurait quelque défiance pour la totalité du prolétariat non encore conscient » et présenta l’élu socialiste comme devant être « au point d’intersection de l’organisation et du suffrage universel27 ». Les analyses de Longuet se révélaient clairvoyantes : l’unité socialiste allait bien se faire en laissant à l’écart Millerand et « les éléments hétérogènes qui iraient rejoindre des éléments purement petit-bourgeois et radicaux » alors que Lagardelle avait prédit avec verve la vanité des efforts de la minorité, condamnée à se briser contre « les artifices d’éloquence de Jaurès28 ».
L’homme de la SFIO
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17La réalisation de l’unité socialiste en 1905 est parfois présentée comme une victoire idéologique du PSDF, sous le prétexte que des formulations guesdistes domineraient largement la déclaration commune et les statuts. C’est ne pas tenir compte des réalités du discours tenu par les divers protagonistes de l’opération. Au sein de la commission d’unification qui prépara la fusion, de novembre 1904 à avril 1905, la délégation du PSF était représentée, comme les autres, par sept membres : parmi eux, seuls Aristide Briand et Albert Orry pouvaient s’effaroucher des bases doctrinales envisagées pour le nouveau parti. Francis de Pressensé avait fait le même choix stratégique que Jaurès et en acceptait les conséquences ; les trois animateurs de la minorité, Longuet, Renaudel et Révelin, étaient officiellement en accord complet avec des principes d’organisation qu’ils n’avaient cessé de réclamer au sein de leur parti. Le titre même du nouveau parti : section française de l’Internationale ouvrière est un exemple des commentaires approximatifs tenus sur l’influence idéologique des guesdistes. Il fut en effet souvent considéré comme de formulation guesdiste et sa paternité attribuée à Bracke-Desrousseaux par la tradition29. En fait, il semble bien que les inventeurs de cette dénomination furent deux militants qui n’étaient pas du PSDF. Jean Longuet en serait le principal auteur car il avait proposé « Section française de l’Internationale » afin de manifester clairement la prééminence de l’Internationale sur le parti, gage à la fois de clarté idéologique et de permanence de l’unité. L’avocat Albert Willm, du PSOR, aurait alors voulu marquer la préoccupation « ouvriériste » du courant allemaniste et obtenu l’adjonction d’ » ouvrière », qualificatif pourtant alors peu usité pour désigner l’Internationale socialiste30. Le témoignage de Longuet, plus précis et documenté que celui de Bracke, publié à un moment où les survivants étaient encore nombreux, et qui ne fut point contredit31, apparaît plus crédible que celui de Bracke, ce dernier étant sans doute davantage révélateur de l’identification de son auteur avec son parti que d’une réalité historique factuelle.
La vie du parti : congrès et commission administrative permanente
- 32 4e congrès national tenu à Nancy les 11, 12, 13 et 14 août 1907, compte rendu sténographique, s. d (...)
18L’élection de Longuet à la première commission administrative permanente (CAP) de la SFIO ne fut pas une surprise. Au reste, il n’était même pas le benjamin de cet organisme de vingt-et-un membres auquel ne pouvaient appartenir les parlementaires. Il y fut constamment réélu, ce qui lui confère encore aujourd’hui la particularité de détenir le record de durée au sein de la direction nationale du parti socialiste : trente-trois ans et demi… Lui-même ressentait parfois l’orgueil d’avoir connu le plus grand nombre de réunions et congrès socialistes internationaux : depuis Zürich où il accompagnait ses parents jusqu’à l’ultime session du comité exécutif de l’Internationale ouvrière socialiste. Fut-il pour autant ce qu’on peut appeler un dirigeant ? Les statuts ne définissaient aucun pouvoir particulier de direction à la CAP. Ils n’évoquaient que « l’administration » du parti, confiée, dans l’intervalle entre deux congrès, au Conseil national, constitué par les fédérations, la délégation collective du groupe socialiste au Parlement et la commission administrative permanente. C’était au Conseil national qu’étaient renvoyées toutes les dispositions prévues par les statuts et la CAP n’avait aucune mission propre. On était loin de la centralisation des pouvoirs au sein du comité général du Parti ouvrier français dénoncée autrefois par Longuet. En tout cas, ce dernier semble bien avoir ainsi compris sa fonction. Au congrès de Nancy, il refusa l’élection de la CAP à la représentation proportionnelle, car il voulait que celle-ci fût « l’émanation du congrès tout entier32 » afin de promouvoir des responsables d’esprit unitaire et donner mobilité et souplesse aux tendances.
- 33 5e congrès…, op. cit., p. 179.
- 34 Il en montrait la faiblesse et notamment soulignait sa nécessité de recourir aux subventions. Cf. (...)
- 35 L’expression est de Jacques Julliard.
19Jusqu’en 1914, Longuet conserva une position en retrait, se voulant au service du parti tout entier et attaché à développer sa compétence dans son domaine propre, les questions internationales. Il voulait échapper aux tendances pour devenir un « spécialiste », ce qui ne pouvait se concevoir que dans un mouvement assez unifié pour permettre à ses animateurs de se déterminer comme tels plutôt que par une position idéologique particulière. Il refusait les tendances « stéréotypées », « cristallisées » comme disait Varenne et réclamait « l’exercice de son libre arbitre socialiste ». Actif et assidu aux réunions, il se dégageait des controverses et son attitude n’était pas sans rappeler celle qu’adoptait du côté guesdiste Marcel Cachin. Une nouvelle génération de responsables cherchait ainsi à émerger comme représentative d’un parti qui n’était pas seulement la fragile réunion des anciennes organisations. Ancien minoritaire du POF, puis du PSF, Longuet n’éprouvait pas de difficultés à adopter une telle attitude. Délégué à tous les congrès, par la fédération de la Seine en 1905 et 1906, puis par celle de l’Aisne de 1906 à 1912, il n’accapara pas la tribune. Ses interventions les plus notables eurent lieu à Nancy, où il critiqua l’antipatriotisme d’Hervé et considéra comme intenable la position « d’abdication » de Guesde, et à Toulouse, où il s’associa à la recherche d’un accord général menée par Jaurès. Il le fit à sa manière, avec courtoisie et sans précipitation, ce qui suscita quelque agacement chez les délégués pressés. Particulièrement aimable avec l’aile droite, représentée par Varenne, qu’il n’estimait plus dangereuse au sein du parti unifié, il n’était guère offensif à l’encontre de ses anciens amis guesdistes, auxquels il reprochait simplement de ne pas accorder dans leurs motions suffisamment de valeur aux réformes obtenues afin d’accroître « la puissance d’attaque et de résistance de la classe ouvrière » alors même qu’ils en étaient d’excellents praticiens33. En revanche, le débat était plus vif, développé et argumenté avec les tenants des thèses néo-syndicalistes ou hervéistes. De manière assez professorale, Longuet estimait que celles-ci exagéraient « l’action directe » du syndicalisme34, au détriment de l’action politique et coopérative, en se fondant sur une expérience nationale et limitée et en négligeant les enseignements de l’Internationale. Il ne pouvait discuter de ces tendances antiparlementaires sans revenir sur l’histoire des organisations socialistes. Depuis 1905, le socialisme français était entré avec l’unité dans un processus d’internationalisation qui devait l’éloigner « de l’arrogance, de la suffisance et du dédain », exprimés par Hervé à l’égard de « la pratique du prolétariat organisé des deux mondes ». Les exemples remarquables de l’Allemagne, de la Belgique et de la Scandinavie, forts de leurs adhérents, de leurs journaux et Maisons du Peuple, étaient cités par Longuet qui mesurait les progrès du socialisme à l’aune de « la puissance des institutions autonomes de la classe ouvrière ». Sa réponse aux éventuelles distorsions entre les trois formes, politique, syndicale et coopérative, de l’action prolétarienne, demeurait immuable : l’union personnelle. Il souhaitait que les militants socialistes fussent les plus actifs dans les syndicats, que les responsables du parti et ses élus fussent choisis en priorité parmi les militants dans les organisations ouvrières, comme en Allemagne, en Belgique ou en Suède, bref, que se généralisassent ces « maîtres Jacques35 » du socialisme et du syndicalisme, présents en province, surtout après les difficiles années 1905-1908, mais qui ne donnaient pas la marque dominante du mouvement ouvrier français.
- 36 8e congrès national tenu à Saint-Quentin les 16, 17, 18 et 19 avril 1911, compte rendu sténographi (...)
- 37 Le Populaire, 13 janvier 1930.
20Longuet intervint au congrès de Toulouse, mais son discours n’eut qu’un écho limité. Hormis Constans, orateur guesdiste qui lui succéda immédiatement à la tribune, et, fugitivement, Jules-Louis Breton, aucun orateur ne cita Longuet. Ce fut d’ailleurs sa dernière intervention de politique générale au sein d’un congrès national avant la Première Guerre mondiale. Il se cantonna désormais dans son rôle de spécialiste aux interventions ponctuelles. La meilleure illustration de son attitude fut sans doute donnée au congrès de Saint-Quentin où il intervint après trois séances entièrement consacrées à l’examen de quelques votes litigieux de députés afin de mettre en garde ses camarades : « Nous sommes exposés au moment où nous serons le plus complètement plongés dans nos petites affaires intérieures, à voir brusquement toutes ces petites questions secondaires emportées par un ouragan formidable venu du dehors36. » En ce qui concerne ces affaires intérieures, l’action spécifique de Longuet avait porté, pour l’essentiel, au cours de cette décennie, sur trois aspects : l’organisation, la propagande et l’éducation, la question agraire. La question agraire car il militait en Thiérache, l’organisation et l’éducation car c’étaient pour lui les bases de toute action socialiste. « La Révolution, nous la ferons par l’organisation et l’éducation des masses ouvrières », dira-t-il encore au congrès fédéral de la Seine en 193037.
Organisation
- 38 Elle comprenait Cachin, Cambier, Lavaud et Longuet.
- 39 Première conférence nationale de la presse socialiste, 21 janvier 1911, Le Socialiste, 29 janvier (...)
- 40 Le Socialiste, 22 mars 1908. La rubrique exista pendant quelques mois.
- 41 « Comme en Allemagne, notre camarade Longuet fit lever tous les délégués pour honorer la mémoire d (...)
- 42 La première réunion célébrant cette journée fut organisée en France le 9 mars 1914 sous la préside (...)
- 43 10e congrès national tenu à Brest les 23, 24 et 25 mars 1913, compte rendu sténographique, p. 329.
21Toute sa vie, Longuet évoqua le souvenir des longues séances de la commission d’unification. Il rappelait à chaque fois le rôle éminent qu’y avait joué Révelin, mais il se sentait lui aussi dépositaire du bien précieux de l’unité. Ce n’était qu’avec la plus grande prudence, et en formulant de claires réserves, qu’il envisageait des réformes statutaires. Ce fut sans doute précisément pour cette raison qu’il fut choisi afin d’animer une sous-commission38 chargée du délicat toilettage des statuts dès 1908, dont le travail fut maintes fois reporté avant d’aboutir au congrès statutaire de novembre 1913. Poisson lui avait d’ailleurs succédé comme rapporteur. Se tenant relativement à l’écart des affrontements internes, Longuet se fit surtout l’avocat de mesures d’organisation qui existaient dans d’autres partis de l’Internationale. Il envisagea ainsi la création d’un service juridique des parlementaires qui aurait pu servir au parti et aux syndicats, d’une agence de presse liée à l’Internationale socialiste, mais dut se contenter d’un bureau de la presse socialiste en France39. Sa tentative d’instituer une rubrique régulière de comptes rendus de la presse socialiste de province dans Le Socialiste n’eut guère de suite40. Il préconisa avec plus de bonheur la reprise de pratiques coutumières en Allemagne telle la minute de silence pour les militants décédés pendant l’intervalle des congrès41 ou la célébration de la journée internationale des femmes du 8 mars demandée par le congrès international de Copenhague42. Il aurait naturellement souhaité l’édification d’une Maison du Peuple, à l’image de celles existant en Belgique, en Allemagne ou en Scandinavie. Au congrès de Brest, il se laissa même aller à dire « qu’il n’y a pas de question plus urgente à l’heure actuelle pour le parti en France43 » alors que la moitié des congressistes se désintéressait d’une discussion entre spécialistes, au premier rang desquels se trouvait le sérieux responsable de la Fédération du Nord, Delory, soucieux du respect des droits des fédérations de province. Pourtant, Longuet ne succombait pas excessivement à la fascination pour ces Maisons du Peuple, dont l’idée avait été popularisée dans la SFIO par une série d’articles de Cachin dans L’Humanité. Il ne la jugeait réaliste qu’avec la participation des syndicats ou des coopératives et refusait les solutions associant les intérêts privés (affermage de la brasserie et du cinéma prévus, maisons de rapport).
Propagande et éducation
- 44 Cf. G. Candar et C. Prochasson, « Le socialisme à la conquête des terroirs », Le Mouvement social, (...)
- 45 C. Nicolet, L’Idée républicaine en France, essai d’histoire critique, Gallimard, 1982, p. 312.
22Dès ses origines, la SFIO se caractérisa par un effort de propagande qui ne visait pas seulement à assurer son enracinement électoral, mais aussi à doter ses partisans d’un corps élémentaire de doctrine unifié44. On a même pu aller plus loin et identifier la propagande de base avec le socialisme. Sans doute, mais c’est aussi que le socialisme français s’inscrivait dans un cadre républicain qui le déterminait à concevoir la politique en ce sens. La véritable action politique, pour le positivisme rémanent de l’idéologie de la IIIe République, comme l’a relevé Claude Nicolet, est une « action intellectuelle et sinon spirituelle, du moins morale, qui passe par l’éducation […] grâce à une méthode qui devient ainsi la clé de toute chose45 ». Les socialistes n’échappaient pas à ce schéma, même si leur méthode particulière était un marxisme adapté et s’il fallait bien passer par l’école primaire de la propagande avant d’accéder à l’éducation socialiste. Longuet participa à cette entreprise. Sa réputation, le sérieux de sa documentation, sa courtoisie même suppléaient aux carences de la seule séduction rhétorique. De plus, il s’était voué très tôt à la fonction mémorielle, dont l’importance fut toujours marquée dans le mouvement socialiste français.
- 46 Le Socialiste, 7 novembre 1909.
- 47 Rapport de la sous-commission des Éditions et de la Librairie, 8e congrès national tenu à Saint-Qu (...)
23Dans ce cadre, il reçut une responsabilité particulière : la propagande par la brochure et le livre. La propagande écrite tendait à remplacer la propagande orale et elle jouissait d’un préjugé plus favorable. La brochure amenait au livre et donc permettait de passer au stade de l’éducation, et le militant intellectuel Longuet pouvait apparaître l’homme idoine pour se charger de cette transition, de ce passage entre propagande simple et propagande d’éducation. En tout cas, il rapporta sur ce sujet aux conseils nationaux du 11 juillet et du 31 octobre 1909, n’oubliant pas de se référer à l’exemple de la « littérature socialiste » allemande. Il y définissait le militant comme devant être « l’homme de confiance » de sa classe, pourvu de la connaissance des « notions essentielles, des conceptions fondamentales du socialisme moderne », ce qui supposait une meilleure diffusion des brochures existantes et surtout un effort plus systématique d’édition, sous le contrôle du parti, des études théoriques nécessaires et notamment des œuvres maîtresses de Marx, à un moment où le livre I du Capital n’était plus disponible en librairie. Pource faire, il proposait la mise en place d’une sous-commission de l’Édition et de la Librairie, ce qui revenait à placer le responsable de la Librairie, le guesdiste et chansonnier Lucien Roland, sous le contrôle d’une instance supérieure et à marquer quelque distance avec les « initiatives privées » comme celles de la collection des Cahiers du socialiste, lancés par Albert Thomas et ses amis normaliens. Au-delà de ces considérations immédiates, il s’agissait également de fournir une base de références doctrinales d’une ampleur et d’une qualité dignes d’un « grand parti ». Ces propositions ne semblent pas avoir provoqué un enthousiasme irréfragable puisque le conseil national, après un échange entre Roland et Renaudel, décida de reporter la décision à sa prochaine réunion, laquelle, à son tour, renvoya l’affaire à la commission administrative permanente46. La préparation des élections législatives et du congrès de Nîmes favorisèrent ensuite l’oubli du rapport. Il fallut attendre la préparation du congrès de Saint-Quentin pour voir la reprise des activités d’une sous-commission, qui reconnaissait une « assez longue période de tâtonnement ». Outre la réalisation de quelques brochures de propagande, la sous-commission s’était chargée de faire avancer le projet d’édition des Œuvres de Marx. Il ne s’agissait plus désormais de publication intégrale, qui aurait nécessité « vingt à vingt-cinq volumes », mais d’édition du Capital et des œuvres essentielles en huit à dix tomes, dans un but non de « science pure », mais de « science de propagande », comprenant un volume de correspondance et en supplément une biographie de Marx dont se serait chargée Laura Lafargue47. Tel quel, le projet était encore jugé ambitieux, puisqu’étaient prévues la participation du Parti ouvrier belge, du Parti socialiste démocrate de la Suisse romande, ainsi qu’une vaste campagne de souscriptions et de subventions individuelles et collectives. Les autres propositions, une petite Histoire de la Commune par Dubreuilh, et un agenda socialiste pour 1912, sur le modèle allemand, étaient loin d’être aussi difficiles à réaliser. La seconde sera d’ailleurs accomplie, avant d’être modifiée en 1913 pour donner naissance à un almanach du parti socialiste. Quant aux œuvres de Marx, la guerre empêcha l’ambitieux programme de Longuet d’aboutir.
- 48 Lettre de Longuet à Kautsky, 16 décembre 1912, IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 94. La somme demandée ét (...)
- 49 Lettres de Longuet à Kautsky, 17 février et 9 mars 1914, IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 98 et 99.
- 50 L. Dubreuilh, « Rapport sur la propagande », 9e congrès national tenu à Lyon les 18, 19, 20 et 21 (...)
- 51 L. Roland, 9e congrès…, op. cit., p. 175.
24Il ne faut pas exagérer l’importance de cet échec relatif. En premier lieu, l’effort de Longuet contribua sans doute à la réédition rapide en brochures du Manifeste du parti communiste et de Socialisme utopique et socialisme scientifique au cours de l’année 1912. Le militant intéressé pouvait déjà se procurer auprès de la librairie du Parti les plus connus des textes de Marx et d’Engels, et, à défaut de l’intégrale du Capital, qui ne fut jamais un livre très lu, les trois volumes sur Le procès de la circulation du Capital et Le processus d’ensemble de la société capitaliste qui constituent le livre II du Capital, les abrégés de Deville et Cafiero ainsi que de nombreuses études et recueils d’articles. Longuet n’eut pas besoin d’indiquer une difficulté supplémentaire : la question des droits d’auteur que la mort de Paul et Laura Lafargue ne pouvait suffire à régler. Moins engagés dans la vie politique, Marcel et Jenny Longuet souhaitaient en effet obtenir des droits d’auteur à la différence de Jean et d’Edgar48, qui acceptèrent cependant ensuite d’en recevoir de la Sociale démocratie allemande, il est vrai plus assurée dans ses moyens financiers que la SFIO49. De même, il serait trop facile de reprendre l’antienne d’une absence de réflexions théoriques et doctrinales dans un parti qui se voulait justement fondé sur l’éducation des militants. Ce lieu commun avait déjà cours auprès des responsables du parti qui aimaient à se lamenter : « nos militants n’ont pas le goût de la lecture ; ils n’ont pas le goût de l’étude50 », « la paresse intellectuelle des camarades qui ne lisent pas et s’amusent51 »… La vente de 90 000 brochures et volumes annoncés au congrès de Brest par un parti qui ne comptait alors que 72 000 adhérents, susceptibles de toute façon de se procurer une nourriture intellectuelle ailleurs qu’auprès de la librairie officielle du Parti, n’avait rien d’insignifiant.
La politique agraire
- 52 Cf. É. Lynch, Compère-Morel et la politique agraire de la S.F.I.O. : l’élaboration d’une doctrine (...)
- 53 Cf. Compère-Morel, 6e congrès national, op. cit., p. 197.
- 54 J. Longuet, ibid., p. 331-335.
- 55 J. Jaurès, ibid., p. 370-379.
- 56 « La propagande agricole », Le Socialiste, 29 novembre 1896 ; C. Willard, Les Guesdistes, op. cit. (...)
- 57 Lettre de Longuet à Kautsky, 28 septembre 1903, IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 86.
25Il ne saurait être question ici de reprendre le vaste débat sur les relations qu’entretinrent les socialistes avec la paysannerie, ni sur les conditions d’élaboration de la politique agraire de la SFIO. Celle-ci fut largement dominée par la forte personnalité de Compère-Morel, rapporteur de la question au congrès de Saint-Étienne, le 12 avril 190952. Compère-Morel subit à ce congrès des critiques « de gauche » qui mettaient en relief, pour mieux les combattre, ses conclusions réformistes. Certaines de ces critiques n’étaient sans doute pas exemptes de préoccupations tactiques. La complicité rivale, ou la complice rivalité, de Renaudel et de Compère-Morel, fut un pont-aux-ânes de bien des congrès socialistes. Le débat alla aussi au-delà. Ainsi, Jaurès se consacra surtout à manifester ses doutes sur « le pessimisme outré » de Compère-Morel concernant la rapidité de la concentration capitaliste dans l’agriculture. L’intervention de Longuet fut d’une autre nature : il porta la contradiction sur la question des ouvriers agricoles. Compère-Morel n’avait guère laissé d’espoir aux socialistes de gagner ces derniers, il les avait présentés comme « du bétail humain », « attachés à la ferme comme le chien à sa niche », « à la triste mentalité et au niveau mental profondément bas » et il avait décrit sans sympathie les louées avec « l’alcool coulant à pleins verres, des hommes ivres tombant sur les bancs, injuriant, insultant53 ». Les ouvriers agricoles étaient encore une catégorie nombreuse au début du siècle : Longuet les évaluait entre 2,5 et 3 millions et le recensement de 1911 en dénombra de fait 2,6 millions, soit à peu près autant que le nombre des exploitants agricoles (2,7 millions). Lui-même les connaissait bien puisqu’il militait alors en Thiérache, région de grandes propriétés. Au nom de la lutte des classes, il pensait que le parti socialiste devait être « toujours avec l’ouvrier agricole, même contre le petit paysan » et il relevait une « mentalité patronale chez les petits paysans propriétaires associés54 ». Il voulait donc lui accorder la priorité pour la propagande et l’organisation. Pour cela, il fallait obtenir « l’indépendance de vie », c’est-à-dire le logement en dehors de la ferme des « garçons de ferme, manouvriers, vachers, bouviers et bergers ». Position doctrinale conforme aux principes énoncés par Kautsky, mais qui rendait un son assez isolé au sein de la SFIO : Jaurès lui-même ne sembla guère convaincu et il interrompit Longuet pour lui faire remarquer que la mentalité patronale évoquée chez les paysans se rencontrait aussi dans les coopératives ouvrières de consommation. Par la suite, dans une intervention relativement brève, il préféra insister sur la nécessité de gagner les millions de petits propriétaires paysans au socialisme et il ignora totalement le discours de Longuet, se contentant in fine d’un sobre « oui » aux syndicats d’ouvriers agricoles55. La disparité entre la situation rurale du Tarn et celle de l’Aisne n’était pas seule en cause. Une fois de plus, Longuet représentait le point de vue de l’Internationale, concevant le socialisme comme une pédagogie mettant en avant les principes, son identité de classe, sans trop s’attacher au contexte politique, alors que la rigidité d’allure des guesdistes ne refusait pas de tenir compte des circonstances et de « faire de la politique ». Ce fut délibérément que le Parti ouvrier français ignora les remontrances d’Engels et de Kautsky, au nom de la spécificité française. « À situation différente doivent être appliqués des moyens différents » avait déjà répondu avec superbe Le Socialiste à ses amis allemands, jugés incapables de « résoudre la difficulté de la propagande agricole56 ». Longuet au contraire avait jadis écrit à Kautsky avoir fait voter : « Une résolution dans le sens des conclusions de votre livre, en vue de l’organisation des “ouvriers de la culture”… plutôt qu’au point de vue petit-bourgeois des paysans propriétaires, point de vue de David […] et des camarades guesdistes dans ce fameux programme de Nantes si justement critiqué par Engels comme antisocialiste57. »
- 58 J. Longuet, « Eugène Fournière est mort », L’Humanité, 6 janvier 1914. Cachin avait lui aussi été (...)
26La position de principe énoncée par Longuet – savait-il que Jaurès était le principal auteur du programme agraire adopté à Nantes ? – n’était pas aisée à mettre en œuvre. Les descriptions de Compère-Morel, homme de la Picardie (Breteuil-sur-Oise), devaient correspondre à bien des situations vécues par Longuet dans sa circonscription. Après la mort de Fournière, Longuet allait évoquer ces difficiles campagnes parmi le « prolétariat si pauvre et si déprimé de la Thiérache » où « l’alcool coule à flots58 ». Lors de ses propres campagnes électorales, Longuet pressait Compère-Morel de venir l’appuyer et dans ses circulaires évoquait rapidement la condition des ouvriers agricoles. Il finissait par reprendre des formulations de son camarade. Certes, il n’oubliait pas de réclamer l’extension de la loi sur les accidents du travail aux ouvriers agricoles, mais « candidat des travailleurs », il se voulait défenseur sincère et dévoué des « petits cultivateurs » qui « du matin au soir arrosent leurs champs de leur sueur et dont la vie est si précaire ». Les réformes qu’il préconisait : la nationalisation du commerce des engrais, l’abaissement des tarifs de transport pour les engrais, pour les machines agricoles, et, enfin, pour les ouvriers agricoles (sic), le développement des syndicats et des coopératives agricoles, la suppression des droits de mutation pour les propriétés au-dessous de 5 000 francs, étaient inspirées, et parfois reprises directement du programme agricole du Parti ouvrier adopté aux congrès de Marseille et de Nantes. L’homogénéité du socialisme français était plus grande dans l’expression de sa propagande usuelle que dans les oppositions rhétoriques des grands jours de congrès.
Militer en Picardie
27Jean Longuet chercha donc à s’implanter dans l’Aisne. Il en fut le délégué aux congrès nationaux, du 3e congrès, celui de Limoges (1er au 4 novembre 1906) jusqu’au 10e tenu à Brest les 23, 24 et 25 mars 1913. Cette fédération était d’importance moyenne : elle comprenait 322 cotisants au moment du congrès d’unité, ce qui la situait au 23e rang national, et passa à 864 et au 19e rang à Limoges. Le milieu était dans l’ensemble moins difficile que celui de la Basse-Normandie, et la région présentait en outre l’avantage de ne pas être trop éloigné de Paris. La plus grande partie des activités professionnelles de Longuet (journaliste, puis avocat à partir de 1908) requérait en effet sa présence dans la capitale.
- 59 J. Sellier, « La Picardie », in Y. Lacoste, Géopolitique des régions françaises, Fayard, I, 1986, (...)
- 60 B. N., JO 11576. L’Avenir de Guise lancé le 7 novembre 1903 prenait la suite du Réveil de Guise, f (...)
- 61 La Nouvelle Revue socialiste, 29, 15 février au 15 mars 1930.
28En fait, Jean Longuet consacra ses efforts à la deuxième circonscription de Vervins qui comprenait les cantons de Guise, du Nouvion, de Sains-Richaumont et de Wassigny. Ses chances de succès pouvaient apparaître réelles : cette circonscription avait élu en 1898 un député socialiste, Eugène Fournière, personnage important du socialisme français, disciple de Malon et directeur de La Revue socialiste de 1905 à sa mort. Guise, qui était la principale ville de la circonscription, affichait un caractère ouvrier illustré par le Familistère de Godin, plusieurs usines métallurgiques et une notable présence coopérative. Ce fut d’ailleurs dans cette ville que Longuet se fit inscrire comme électeur. Toutefois, cette implantation comportait ses limites : Fournière ne l’avait emporté que grâce à une triangulaire avec 38 % des suffrages. De plus, il avait subi un échec sévère aux élections de 1902 où le tonitruant et conservateur comte Caffarelli l’avait facilement emporté avec plus de 60 % des suffrages. L’élément urbain demeurait très minoritaire dans la circonscription (un cinquième environ) : c’était une région rurale de grandes exploitations bocagères, vouées à l’élevage laitier ou à l’arboriculture. Des houblonnières alimentaient d’actives brasseries. Les ouvriers agricoles, particulièrement nombreux, étaient sous la coupe de grands propriétaires qui fournissaient l’essentiel des élites locales. La Thiérache avait, et semble avoir toujours, un fort sentiment d’identité régionale, constituant « une sorte de bout du monde, profondément original et fier de l’être59 ». Fournière avait délaissé la région après sa défaite aux élections de 1902, mais les militants locaux étaient parvenus à publier un hebdomadaire, L’Avenir de Guise60. Ses animateurs étaient proches de Jaurès, notamment Henri Guernut, Paul Marceau et Charles Ballet, actif secrétaire fédéral auteur d’une populaire brochure socialiste en patois picard. En outre, Prévoteaux, secrétaire du syndicat des mouleurs, fut présenté par Longuet dans un article d’hommage nécrologique comme son principal collaborateur à Guise61.
- 62 Député de 1906 à 1918, toujours en relations excellentes avec les socialistes et son collègue Long (...)
29L’Avenir de Guise annonça la candidature de Longuet dans son numéro du 18 mars 1906 et dès la semaine suivante celui-ci signait son premier éditorial, « Nouvel horizon » qui entendait « sonner le réveil » et mettre fin aux querelles internes. Longuet promettait la venue pour la campagne de Fournière, Jaurès, Guesde, Rouanet et de « ses bons amis » Révelin et Renaudel. Longuet présenta la campagne qu’il entendait mener en montrant son souci de tenir compte des réalités locales : il saluait l’œuvre du congrès d’Amsterdam, mais insistait sur la nécessité d’éviter les exagérations en sens contraire. Se référant à Marx, aux souvenirs de l’affaire Dreyfus ou de la lutte contre le boulangisme, Longuet annonçait un clair et loyal désistement républicain au second tour. Lui-même en effet aurait en tout état de cause besoin des voix radicales au second tour alors que dans l’autre circonscription de Vervins, un ballottage difficile était prévu entre le modéré et le radical, Pascal Ceccaldi, un fidèle de Joseph Caillaux62. L’espérance des socialistes locaux était donc claire : arriver en tête de la gauche au 1er tour pour pouvoir assurer au second à leur profit la victoire républicaine sur le comte Caffarelli.
- 63 Député de 1906 à 1924, Hauet, radical très modéré, fut réélu en 1919 sur une liste du Bloc nationa (...)
30La situation dans l’Aisne était à vrai dire complexe car l’homme fort du radicalisme y était Paul Doumer, député de Laon, devenu très modéré et surtout un adversaire de l’ancien Bloc des gauches et de toute politique d’entente avec les socialistes. Pour ces derniers, mais aussi pour les nostalgiques de Combes, Doumer était le chef des « Saxons », un adversaire résolu. Il venait d’ailleurs d’être le candidat sur lequel s’étaient comptées les voix de droite à l’élection présidentielle et Jaurès avait mené contre lui une campagne féroce dans L’Humanité afin d’éviter son élection à la Présidence de la République. Doumer soutint contre Longuet un de ses proches, Albert Hauet, industriel, conseiller général, maire de Boué63. Les socialistes ne refusèrent pas pour autant d’envisager un désistement « à condition que la réciproque fût assurée, que Hauet menât une campagne correcte et qu’il acceptât le programme officiel du parti radical »… Longuet pouvait compter sur le soutien de la municipalité de Guise, socialiste modérée. Il dut d’ailleurs dans sa campagne marquer ses distances avec les extrémismes de son parti, notamment l’hervéisme, et insister sur ses origines républicaines et sa volonté de réformes. Il mena une campagne sérieuse, visitant toutes les communes, et réussit à faire venir Rouanet et Fournière, Jaurès s’étant décommandé. Il bénéficia également d’appels personnels en sa faveur du maire de Guise, Haguenin, et de son prédécesseur Berdouillard, socialiste unifié, ainsi que du soutien de deux conseillers d’arrondissement, Maillet (Guise) et Gendre (Wassigny).
- 64 L’Avenir de Guise, 24 avril 1910. Les sommes distribuées correspondaient à un bon salaire quotidie (...)
- 65 Le jeudi 7 septembre 1911, Carnets, op. cit.
31Devancés nettement au 1er tour, malgré un score notable (3 706 voix et 29,7 % des suffrages), les socialistes durent se désister pour Hauet, arrivé en tête avec 4 710 voix (37,74 % des suffrages exprimés). Ce fut sans aucun enthousiasme et la crainte d’un mauvais report, voire d’un vote manœuvrier, se lit aisément dans les appels du Démocrate vervinois de Ceccaldi. Avec insistance, les électeurs socialistes étaient rappelés au « devoir que leur a dicté Longuet » et la personnalité de Hauet s’effaçait derrière celle du « candidat du parti républicain », du « candidat des revendications sociales ». La victoire d’Albert Hauet n’empêcha pas les socialistes de tenter de faire annuler le scrutin en raison des dépenses excessives selon eux du candidat radical. Longuet prépara sa revanche, mais il devait s’appuyer sur des socialistes modérés, dominants dans la circonscription. Il était privé du soutien officiel de la municipalité de Guise, réélue en 1908 comme coalition socialiste et radicale face notamment à une liste « unifiée ». Le maire Huguenin conserva pourtant une neutralité bienveillante envers Longuet puisque, dans une lettre ouverte, il tenait des mots très durs contre le député radical. À ce dernier, il reprochait à nouveau ses distributions de pièces « de 2 et de 5 francs » et la confusion de son mandat avec l’activité d’un bureau de placement64. Comme le constata Marcel Cachin dans ses Carnets, « Guise reste socialiste, mais d’un socialisme radicalisant65 ». Hauet d’ailleurs n’avait plus en 1910 de candidat conservateur contre lui et pouvait réunir l’ensemble des voix antisocialistes : Longuet obtint la majorité dans la ville même (1 033 voix contre 811), mais il ne put inquiéter son adversaire au niveau de la circonscription : 3 623 voix contre 8 308 (près de 70 % des suffrages).
- 66 Lettre à Compère-Morel, 4 octobre 1912. CHSMS, Fonds Compère-Morel.
- 67 La mise à disposition des bulletins dans les salles de vote ne fut instituée qu’en 1919.
32La mort du député radical Castelin permit à Longuet de tenter une nouvelle fois sa chance dans la 2e circonscription de Laon lors d’un scrutin partiel qui se tint le 13 octobre 1912. Cette circonscription comprenait les cantons de Chauny, Anizy-le-Château, Coucy-le-Château, La Fère et Crécysur-Serre. Elle était donc limitrophe de celle où il s’était présenté en 1906 et 1910. Longuet, alors en mauvaise santé, mena à nouveau campagne avec le soutien du délégué permanent Pressemane. Il n’était appuyé que par quatre groupes66 dans une région pourtant ouvrière. Ses moyens étaient limités, puisqu’il devait se contenter de l’envoi des bulletins à domicile et ne pouvait recourir à la distribution à l’entrée des mairies par des agents électoraux67. Très satisfait de sa campagne, totalisant soixante-dix réunions en cinq semaines, Jean Longuet arriva second, avec 4 594 voix, devant le candidat radical (De Gérin, 2 536 voix) mais cet effort était insuffisant pour menacer le candidat conservateur, élu dès le premier tour avec 8 734 voix (54,6 % des suffrages). Les meilleurs résultats étaient obtenus dans le canton de La Fère (Longuet avait près de 50 % des suffrages dans la commune chef-lieu), le seul où le total des voix de gauche était majoritaire, grâce notamment au fief cheminot de Tergnier (49,5 % des voix pour Longuet) et à celui de Quessy (65 % des voix pour Longuet). Aussi, Longuet y mena son ultime combat électoral picard avec sa candidature aux élections cantonales d’août 1913 où il fut encore une fois battu, aussi bien pour le siège de conseiller général que pour celui de conseiller d’arrondissement de Tergnier.
- 68 J. Longuet, « Les tendances du socialisme français et leurs forces électorales », Le Mouvement soc (...)
33Ces échecs se prêtent à des lectures diverses. Longuet peut-être présenté comme le militant désintéressé qui répand la bonne parole socialiste, sans se préoccuper à l’excès des résultats. Dans ces conditions d’ailleurs, il n’est pas interdit de lui attribuer une part de responsabilité dans les succès socialistes locaux après guerre. Le candidat pouvait aussi avoir ses défauts : ce journaliste de politique extérieure n’était sans doute pas un homme de terrain, ce que les communistes appelèrent plus tard un « homme de masse ». N’avait-il pas écrit naguère que « les plus mauvaises campagnes ont souvent pour résultat la conquête des sièges68 », mot d’esprit qui n’était pas très encourageant. Au reste, les deux points de vue ne s’excluent pas forcément. Il ne faut pas pourtant arguer des défaites successives pour conclure à des carences particulières du candidat Longuet. Ses successeurs ne brillèrent pas davantage au scrutin de 1914, pourtant globalement favorable à la SFIO. À Chauny, le radical-socialiste Accambray éclipsa totalement le candidat socialiste qui n’obtint que 1 558 voix (8,8 % des suffrages) contre 4 594 (28,8 % des suffrages) à Longuet dix-huit mois auparavant. Il fut au reste élu au second tour avec l’appoint socialiste. À Guise, l’ancien secrétaire fédéral Charles Ballet se dévoua, mais sans pouvoir inquiéter la réélection d’Albert Hauet, dépourvu comme en 1910 d’adversaire à droite. Il recueillit 2 282 voix, soit près de 22 % des suffrages, donc beaucoup moins que Longuet dans des circonstances comparables (3 623 voix et 30,3 % en 1910). Si la région industrielle de Saint-Quentin élisait deux socialistes, la Thiérache devenait une chasse gardée du parti radical, qui s’était affirmé comme le parti dominant à gauche.
34Les échecs de Longuet et de ses amis illustrent aussi une particularité du socialisme français, sa situation complexe et ambiguë dans le camp républicain. Il en veut être à la fois l’avant-garde et le critique, au nom des intérêts de la classe ouvrière. Ainsi, lors de sa campagne de 1912, Longuet rappelait qu’aux « heures de péril », les socialistes avaient sauvé la République. Il se présentait avec un programme qui mettait l’accent sur les réformes urgentes à obtenir ou à améliorer : la retraite pour les vieux travailleurs, l’assurance contre le chômage, l’invalidité ou les accidents du travail, l’impôt progressif sur les fortunes et les successions, le rachat des grands monopoles, la réduction simultanée des armements, la représentation proportionnelle, la défense de l’école laïque. De toute évidence, Longuet, candidat déjà expérimenté, préparait ainsi le regroupement des voix de gauche sur son nom et son programme. Les points de divergence avec les radicaux étaient présentés sans agressivité. Les socialistes s’affichaient comme ceux qui, par leur « impulsion vigoureuse », allaient permettre de réaliser les réformes inscrites depuis trente ans au programme du parti radical. Même l’antagonisme essentiel avec le radicalisme était abordé avec habileté. Longuet ne se présentait pas en adversaire de la propriété. Au contraire, il évoquait « l’émancipation sociale », non des seuls ouvriers, ou des travailleurs, mais de la masse des électeurs. Et il expliquait :
- 69 « Aux électeurs de la 2e circonscription… », op. cit.
« Vous ne pouvez la conquérir que par votre accession à la propriété. Loin de vouloir détruire celle-ci, comme le disent nos adversaires, nous voulons l’étendre sous la forme sociale à tous les producteurs, par la reprise par la nation des grands instruments de travail, actuellement accaparés par une poignée de parasites69. »
- 70 Ibid.
35La distinction entre la propriété (sociale) pour tous demandée par le candidat socialiste et la propriété (individuelle) pour tous du programme radical était-elle clairement et distinctement comprise par les électeurs ? Sur les questions internationales, la prudence prévalait également. Longuet était favorable à une réduction des dépenses militaires, « purement improductives ». Il ajoutait que ses « études prolongées des questions de politique étrangère [lui] permettaient d’aborder avec quelque compétence cette question capitale, qui ne peut évidemment être résolue que par convention internationale70 ». Dans cette région, proche de la frontière, le patriotisme des socialistes ne pouvait être soupçonné de tiédeur : parti de la paix, haine des guerres criminelles, soit, mais avec une promesse nette : « Le jour où notre indépendance nationale serait menacée, nous serions au premier rang de ses défenseurs. »
- 71 Pour reprendre, non sans anachronisme, une formule aimée de Mauriac, reprise du Lai du chèvrefeuil (...)
36La stratégie de Longuet était donc claire : il souhaitait assurer l’hégémonie politique du socialisme comme aile marchante du parti républicain, son prolongement inéluctable. Toutefois la réalisation de ce projet se heurtait à une réalité mouvante. Le vaste milieu de la démocratie radicale était traversé de courants contraires. Les réformes préconisées par Longuet étaient à peu près les mêmes que celles demandées par le congrès de Nancy (1907) du parti radical. L’expérience du gouvernement Clemenceau, la force du radicalisme d’affaires et colonial représenté localement par Doumer et Hauet, qui n’était pas désavoué par les électeurs, montraient que cela ne suffisait pas pour envisager leur mise en œuvre commune. La possibilité d’une nouvelle formule inspirée du Bloc des gauches rencontrait de nombreux obstacles. Mais le socialisme, et singulièrement Longuet lui-même, se retrouvait face au radicalisme dans la situation classique : « Ni avec toi ni sans toi71. » Dans la nouvelle circonscription de la banlieue sud de Paris où il va s’établir jusqu’à sa mort, Longuet rencontra des difficultés comparables. Aussi, sa position électorale fut-elle toujours fragile et liée à la nécessité de réaliser derrière lui l’union des socialistes, des radicaux et des autres courants de la gauche modérée, alors que sa vision idéologique du socialisme, des choix nationaux et internationaux, demandait à donner quelque consistance à cette formule politique élémentaire.
Député de la Seine
37Après l’accident de chemin de fer de Villepreux (18 juin 1910) qui coûta la vie à sa belle-mère et blessa sérieusement son fils Karl, âgé de cinq ans, Jean Longuet résolut de quitter le XIVe arrondissement et d’emménager à la campagne sur le conseil des médecins qui suivaient l’enfant. Avocat inscrit au barreau de Paris, il devait cependant résider dans le département. Les Longuet s’installèrent donc en 1911 à Châtenay, dans un pavillon loué au 30 de la rue d’Aulnay, puis au 64 de la même rue, aujourd’hui 66 rue du docteur Le Savoureux. Châtenay était alors une bourgade au caractère rural marqué qui ne dépassait guère les deux mille habitants. Sa liaison avec Paris n’était pas des plus commodes puisque Longuet devait rejoindre en bus la gare de Robinson, avant de prendre la ligne de Sceaux pour Paris (gare de Luxembourg). Il ne manqua pas d’ailleurs de souligner ce point dans ces diverses campagnes électorales et de revendiquer une amélioration des moyens de transport.
- 72 20e congrès fédéral de la Seine, archives de l’OURS.
- 73 Cf. notamment la lettre du 9 décembre 1913 à Lucien Herr, Correspondance…, op. cit.
- 74 Veyssière fut ensuite élu maire d’Arcueil-Cachan avec le soutien des socialistes, notamment de Giv (...)
38Longuet organisa la première section socialiste de sa commune en 1912, et décida dès lors de cesser son action militante dans l’Aisne, trop éloignée de sa résidence. La section locale prit trente cartes en 1913 (250 timbres mensuels), quarante en 1914 (250 timbres mensuels), qui ne furent naturellement pas toutes placées, mais témoignaient de l’existence d’un groupe actif72. L’augmentation de la population en banlieue permettait à Longuet d’envisager les prochaines élections législatives avec optimisme. Une nouvelle circonscription fut créée pour être pourvue au renouvellement de 1914. Or le député sortant de cette partie de banlieue, le socialiste Claude Nectoux, quoique résidant à Sceaux où il était conseiller municipal, se représentait dans l’autre partie de la circonscription, à Issy-les-Moulineaux, laissant libre celle où résidait Longuet. La nouvelle circonscription semblait avoir des chances réelles de se donner un député socialiste. Elle était formée de deux cantons, celui de Sceaux, qui comprenait les communes d’Antony, Bagneux, Bourg-la-Reine, Châtenay-Malabry, Fontenay-aux-Roses, Montrouge, Le Plessis-Robinson et Sceaux, et celui de Villejuif, qui comprenait les communes d’Arcueil-Cachan, Chevilly-la-Rue, Fresnes, Gentilly, L’Haÿ-les-Roses, Le Kremlin-Bicêtre, Rungis et Villejuif. Le second canton était plus à gauche et plus populaire que le premier représenté par le radical-socialiste Carmignac, industriel parisien. La première difficulté pour Longuet fut d’obtenir l’investiture, puis d’éviter le succès relatif d’un autre candidat de gauche. Deux dangers à ne pas exclure : la division des socialistes avait déjà permis l’élection de l’avocat radical-socialiste Fernand Chazot comme conseiller général de Villejuif et d’autres candidatures socialistes étaient envisageables. Les rivaux potentiels de Longuet auraient pu être des élus locaux comme les maires de Gentilly (Leroux) et du Kremlin-Bicêtre (Eugène Thomas), ou des personnalités comme Fournière, vieilli et un peu en marge, mais directeur de La Revue socialiste et conseiller municipal d’Arcueil-Cachan, ou même le scéen Charles Andler. Longuet pouvait certes compter sur l’appui de son ancien compagnon du XIIIe arrondissement, Givort, maire adjoint d’Arcueil-Cachan. Cependant, Andler, tout en protestant contre l’ambition manœuvrière de Longuet et en ironisant sur son propre détachement à l’égard de la compétition, ne cachait ni son mépris concernant Longuet, ni sa tentative pour susciter à sa place la candidature de Dispan de Floran, professeur d’anglais au lycée Lakanal et résidant à L’Haÿ73. La mort de Fournière, la polémique entre Andler et Jaurès, le refus de Dispan de se porter candidat déblayèrent le chemin de Longuet vers le Palais-Bourbon. La campagne électorale se joua pour une bonne part au 1er tour. Le candidat modéré, Calary de la Mazière, de l’Alliance républicaine démocratique, semblait assuré de l’emporter pour le centre droit, avec le soutien implicite de nombreux maires de la circonscription. La candidature du républicain socialiste Louis Veyssière, ancien maire d’Arcueil-Cachan, ne déplaisait pas aux socialistes. Veyssière était en effet un opposant déclaré des « trois ans » et sa participation nuisait d’abord au radical Chazot74. Le résultat du scrutin confirma d’ailleurs que l’unité de candidature de la gauche non socialiste aurait menacé Longuet.
- 75 Chazot défendait le service de trois ans et refusait la déclaration contrôlée pour l’impôt sur le (...)
39Le débat électoral tourna autour des trois ans et de l’impôt sur le revenu75 et la poussée socialiste, sensible au niveau national, se retrouva en banlieue parisienne. Nettement en tête de la gauche après le 1er tour avec sept mille voix (36 % des suffrages exprimés) contre trois mille trois cents à son rival radical et deux mille neuf cent au républicain socialiste, lequel se plaçait devant le conseiller général en titre dans son canton de Villejuif, Longuet aborda en grand favori le second tour puisque Calary avec cinq mille trois cents suffrages ne pouvait compter de manière certaine que sur les huit cents voix du républicain démocrate Chaudey. Il l’emporta donc logiquement et assez facilement le 10 mai 1914, le jour de son trente-huitième anniversaire, avec 55 % des suffrages (10 151) et près de deux mille voix d’avance sur son rival (8 207). Certes Calary de la Mazière avait pu recueillir un bon tiers des voix qui s’étaient portées sur les candidats de la gauche modérée au premier tour, une moitié environ revenant à Longuet et le reste choisissant l’abstention, mais son retard était trop important pour qu’il eût pu menacer le candidat socialiste qui, à sa quatrième tentative, parvenait à entrer à la Chambre des députés. Le résultat était acquis grâce aux voix du canton de Villejuif, où seules les petites communes rurales, et notamment le bastion du cléricalisme, Chevilly-la-Rue, choisissaient Calary de la Mazière, mais qui dans son ensemble donnait deux mille cinq cents voix d’avance à Longuet. En revanche, le canton de Sceaux plaçait son adversaire en tête de cinq cents voix, majorité qui se retrouvait dans toutes les communes, sauf à Bagneux, de vingt-cinq voix, et à Sceaux, d’une voix.
- 76 Chambre des députés, séance du 18 juin 1914.
40Jean Longuet participa donc aux travaux de la 11e Législature de la République, qui débutèrent le 1er juin 1914. Son élection, non contestée, fut aussitôt validée. Les premières interventions du député de Sceaux furent d’ailleurs de brèves interruptions au cours des séances consacrées aux validations des députés dont l’élection était discutée76. Il s’inscrivit dans trois commissions : la commission des Affaires extérieures, protectorats et beaux-arts, la commission de la Réforme judiciaire et de la législation civile et criminelle et celle du Suffrage universel, chargée de l’examen du mode de scrutin, qui correspondaient à ses deux domaines de compétence professionnelle.
41L’assassinat de Jaurès et le déclenchement de la Première Guerre mondiale, quelques semaines plus tard, allaient transformer radicalement, non seulement les conditions d’exercice de son mandat, mais aussi toute sa destinée politique. Auparavant, l’expérience politique avait mûri son esprit politisé depuis l’adolescence. Ces quelque quinze années de militantisme lui avaient en effet permis de n’être pas seulement un héritier de la noblesse socialiste, habitué des congrès et des rencontres entre responsables, mais lui avaient aussi apporté la connaissance plus intime de milieux diversifiés : Paris, intellectuel au Quartier latin et prolétarien dans le XIIIe, la province des petites villes et des campagnes, rurales ou industrielles, autour de Lisieux, Flers, Cherbourg, Guise et Tergnier. Sa connaissance des milieux politiques était diversifiée : lié par son père à Clemenceau, il avait lui-même milité avec les guesdistes avant de se tourner vers Jaurès. Il avait progressivement affirmé son autonomie de jugement, le caractère fier et indépendant de son activité politique. Ni au Parti ouvrier ni au PSF l’aimable et doux Longuet ne fut un militant commode et il n’est pas interdit de penser que Jaurès acquit aussi sa suprématie sur ses rivaux par sa plus grande aptitude à accepter la contestation de ceux qu’il appelait « ses jeunes amis ». Longuet condamna toujours l’esprit de secte et il lui arriva d’identifier au moment du congrès de Tours des formules de Souvarine à celles jadis employées par Bonnier. Longuet voulait un grand parti, à l’image du mouvement social qu’il devait incarner : donc une assise prioritaire en milieu ouvrier associée à une ouverture à toutes les bonnes volontés. Ce parti, et non le groupe parlementaire, devait être le lieu d’arbitrage où tactique et stratégie politiques étaient définies. Il devait être un parti de masse, sur le modèle des grands partis de l’Internationale, mais ne pouvait y prétendre que s’il fonctionnait avec libéralisme. De ce choix découlaient la volonté de privilégier l’échelon fédéral, afin d’éviter une centralisation excessive et de permettre un meilleur contrôle des militants, mais aussi le souci de prendre garde au réveil de l’esprit de coterie. Cela entraînait des règles d’organisation souples, la représentation des tendances au sein des organismes dirigeants, alors que l’union personnelle des militants communs au syndicalisme et au parti devait éviter les discordances. La nationalisation de la propagande, la mise au point d’un corps de doctrine unifié, favorisaient une harmonisation croissante au sein du socialisme unifié. Longuet lui-même cherchait de plus en plus à multiplier les passerelles entre clans et tendances. Son comportement en campagne, le choix de ses activités, nous en apprennent bien davantage sur ce que signifiait être socialiste avant 1914 que ses interventions de congrès. « Homme pratique », il travaillait à des besognes d’organisation, d’édition et surtout de documentation, qui construisaient une culture socialiste. Son apport original à la politique de son parti se construisait souvent sous le couvert protecteur des topoï du socialisme
Notes
1 Devenu le Parti ouvrier français au congrès de Paris en octobre 1893.
2 L. Lévy, Vieilles histoires socialistes, Rivière, 1933, p. 8.
3 J. Longuet, « E.-F. Givort », Le Combat social, 6 août 1926.
4 Lettres de Longuet à Farjat, 27 juin et 1er juillet 1897, AN, F7/12 490, 12 886, 13 961.
5 Congrès de Montluçon, rapport du 27 septembre 1898, AN, F/7, 12 886 (461).
6 Lettre de Sorel à Longuet, 15 août 1898, CRCEDHC, Fonds 7/1, n° 130-131.
7 C’est le terme employé par C. Willard, Les Guesdistes, op. cit., p. 121.
8 BNF, JO 90 338.
9 Le Socialiste de l’Ouest, 7 numéros, du 28 septembre au 14 décembre 1895, BNF, JO 7451.
10 Cf. Jean Quellien, « Un milieu réformiste : syndicalisme et réformisme à Cherbourg à la “Belle Époque” », Le Mouvement social, 127, avril-juin 1984.
11 L’Ouest socialiste, BNF, JO 8040 et Arsenal, Fol. JO 1 299 bis.
12 APP, BA 1472.
13 Lettre de Jean Longuet à Liebknecht du 2 novembre 1898, IIHS, Fonds Liebknecht, 242.
14 J. Longuet, « Le second congrès national du parti socialiste français », Le Mouvement socialiste, 15 octobre 1900.
15 Lettre de Jean Longuet à Liebknecht, 2 novembre 1898, op. cit.
16 K. Kautsky, « Le socialisme et les carrières libérales », Le Devenir social, mai 1895, cité par J. Longuet, « Le congrès et l’unité socialiste », op. cit.
17 Intervention de Longuet, Congrès de Lyon (26 au 28 mai 1901), compte rendu, SNLE (Bellais), 1901, p. 266.
18 La motion De La Porte fut repoussée par 903 mandats contre 275 dans une certaine confusion car les partisans de la participation présentèrent une motion Briand qui prenait elle-même ses distances à l’égard de Millerand et du gouvernement. Longuet, Renaudel, Lagardelle et leurs amis votèrent les deux motions.
19 Louis Lévy, Vieilles histoires socialistes, op. cit., p. 56.
20 Congrès de Lyon, op. cit., p. 261.
21 Lettre de Lagardelle à Kautsky, 12 avril 1904, au sujet du congrès de Saint-Étienne du PSF : « Les Longuet et consorts… tout en faisant une opposition dynastique pas méchante dont Jaurès a d’ailleurs besoin, ont réussi à retenir les fédérations importantes… », (IIHS, Fonds Kautsky, D XV 186).
22 Lettre de Longuet à Luise Kautsky, 27 mars 1903, IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 83.
23 J. Longuet, « Après la grâce de Millerand », Le Mouvement socialiste, 1er juin 1903.
24 Congrès de Bordeaux, 12, 13 et 14 avril 1903, SNLE, 1903, p. 145.
25 Lettre de Jaurès à Longuet du 9 août 1903, Annuaire d’études françaises, Moscou, 1971.
26 Compte rendu du congrès de Saint-Étienne, La Revue socialiste, mars 1904. Les discours de Longuet et d’Uhry manquent.
27 Compte rendu du congrès de Rouen, 26, 27, et 28 mars 1905, La Revue socialiste, avril 1905.
28 J. Longuet, « Après la grâce de Millerand », op. cit. et H. Lagardelle, « Illusions tenaces », Le Mouvement socialiste, 1er juin 1903.
29 Bracke appuya cette tradition, mais seulement en 1947, alors qu’il était âgé de 80 ans, Études socialistes, 12-13, 1er juillet 1947 et L’Ours, 204, mars-avril 1992.
30 J. Longuet, « La formation de l’unité socialiste », La Nouvelle Revue socialiste, 15 mars-15 avril 1930.
31 Il est au contraire soutenu par Moutet : « [Longuet] fut un des promoteurs du sigle SFIO », Le Populaire de Paris, 8-9 octobre 1963.
32 4e congrès national tenu à Nancy les 11, 12, 13 et 14 août 1907, compte rendu sténographique, s. d., p. 327.
33 5e congrès…, op. cit., p. 179.
34 Il en montrait la faiblesse et notamment soulignait sa nécessité de recourir aux subventions. Cf. Peter Schöttler, Naissance des bourses du travail, un appareil idéologique d’État à la fin du xixe siècle, PUF, 1985, et Jacques Julliard, Autonomie ouvrière, Gallimard/Seuil, 1988.
35 L’expression est de Jacques Julliard.
36 8e congrès national tenu à Saint-Quentin les 16, 17, 18 et 19 avril 1911, compte rendu sténographique, s. d., p. 237.
37 Le Populaire, 13 janvier 1930.
38 Elle comprenait Cachin, Cambier, Lavaud et Longuet.
39 Première conférence nationale de la presse socialiste, 21 janvier 1911, Le Socialiste, 29 janvier et 4 février 1911.
40 Le Socialiste, 22 mars 1908. La rubrique exista pendant quelques mois.
41 « Comme en Allemagne, notre camarade Longuet fit lever tous les délégués pour honorer la mémoire de Tanger et de Tarbouriech », (E. Poisson, « Le congrès de Saint-Quentin », La Revue socialiste, mai 1911, p. 401).
42 La première réunion célébrant cette journée fut organisée en France le 9 mars 1914 sous la présidence de Louise Saumoneau, avec la participation d’Alice Jouenne, Marguerite Martin, Marianne Rauze, Inessa Armand, Compère-Morel, Bracke et Longuet, devant 2 000 personnes.
43 10e congrès national tenu à Brest les 23, 24 et 25 mars 1913, compte rendu sténographique, p. 329.
44 Cf. G. Candar et C. Prochasson, « Le socialisme à la conquête des terroirs », Le Mouvement social, 160, juillet-septembre 1992.
45 C. Nicolet, L’Idée républicaine en France, essai d’histoire critique, Gallimard, 1982, p. 312.
46 Le Socialiste, 7 novembre 1909.
47 Rapport de la sous-commission des Éditions et de la Librairie, 8e congrès national tenu à Saint-Quentin les 16, 17, 18, et 19 avril 1911, compte rendu sténographique, p. 43-47.
48 Lettre de Longuet à Kautsky, 16 décembre 1912, IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 94. La somme demandée était de 2 000 francs.
49 Lettres de Longuet à Kautsky, 17 février et 9 mars 1914, IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 98 et 99.
50 L. Dubreuilh, « Rapport sur la propagande », 9e congrès national tenu à Lyon les 18, 19, 20 et 21 février 1912, compte rendu sténographique, p. 93.
51 L. Roland, 9e congrès…, op. cit., p. 175.
52 Cf. É. Lynch, Compère-Morel et la politique agraire de la S.F.I.O. : l’élaboration d’une doctrine entre socialisme et agrarisme, 1900-1931, DEA IEP, Paris, 1992, id. ; « Jaurès et les paysans », Jean Jaurès, bulletin de la S. E. J., 128-129, avril-septembre 1993 et Moissons rouges, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2002.
53 Cf. Compère-Morel, 6e congrès national, op. cit., p. 197.
54 J. Longuet, ibid., p. 331-335.
55 J. Jaurès, ibid., p. 370-379.
56 « La propagande agricole », Le Socialiste, 29 novembre 1896 ; C. Willard, Les Guesdistes, op. cit., et É. Lynch, Moissons rouges, op. cit.
57 Lettre de Longuet à Kautsky, 28 septembre 1903, IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 86.
58 J. Longuet, « Eugène Fournière est mort », L’Humanité, 6 janvier 1914. Cachin avait lui aussi été frappé du développement de l’alcoolisme à Guise, Carnets, op. cit., 7 septembre 1911.
59 J. Sellier, « La Picardie », in Y. Lacoste, Géopolitique des régions françaises, Fayard, I, 1986, 1 114 p.
60 B. N., JO 11576. L’Avenir de Guise lancé le 7 novembre 1903 prenait la suite du Réveil de Guise, fondé quelques mois auparavant.
61 La Nouvelle Revue socialiste, 29, 15 février au 15 mars 1930.
62 Député de 1906 à 1918, toujours en relations excellentes avec les socialistes et son collègue Longuet en particulier, cf. sa nécrologie dans L’Humanité, 7 novembre 1918.
63 Député de 1906 à 1924, Hauet, radical très modéré, fut réélu en 1919 sur une liste du Bloc national.
64 L’Avenir de Guise, 24 avril 1910. Les sommes distribuées correspondaient à un bon salaire quotidien d’ouvrier.
65 Le jeudi 7 septembre 1911, Carnets, op. cit.
66 Lettre à Compère-Morel, 4 octobre 1912. CHSMS, Fonds Compère-Morel.
67 La mise à disposition des bulletins dans les salles de vote ne fut instituée qu’en 1919.
68 J. Longuet, « Les tendances du socialisme français et leurs forces électorales », Le Mouvement socialiste, 7 juin 1902.
69 « Aux électeurs de la 2e circonscription… », op. cit.
70 Ibid.
71 Pour reprendre, non sans anachronisme, une formule aimée de Mauriac, reprise du Lai du chèvrefeuille de Marie de France (ne vus senz mei ne jeo senz vus), Bloc-notes, 1958-1960, rééd. Seuil, 1993, p. 461 (notes de Jean Touzot).
72 20e congrès fédéral de la Seine, archives de l’OURS.
73 Cf. notamment la lettre du 9 décembre 1913 à Lucien Herr, Correspondance…, op. cit.
74 Veyssière fut ensuite élu maire d’Arcueil-Cachan avec le soutien des socialistes, notamment de Givort, qui remplaça Chazot au conseil général.
75 Chazot défendait le service de trois ans et refusait la déclaration contrôlée pour l’impôt sur le revenu, contrairement au programme du parti radical.
76 Chambre des députés, séance du 18 juin 1914.
© Presses universitaires de Rennes, 2007