Jean Longuet
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Une biographie ?
- 1 P. Beaussant, Le Biographe, Gallimard, 1978, p. 76.
1Pourquoi travailler sur Jean Longuet ? Faut-il évoquer la trompeuse sagesse de Marcel Bersault : « Il y a toujours un biographe. Il y a toujours une fiche à la Bibliothèque nationale1 ? » Le genre biographique est à nouveau en faveur depuis quelques années, mais, outre les questions de méthode qu’il pose, il concerne le plus souvent des personnalités dont l’action publique ou la vigueur de la pensée ne peuvent être négligées dans l’étude du processus historique.
- 2 C. Willard, « Paul Lafargue et la critique de la société bourgeoise », Histoire du marxisme contem (...)
- 3 Châtenay-Malabry, dont il fut maire, Bagneux, Fontenay-aux-Roses et Le Plessis-Robinson (pour une (...)
- 4 Dans le même corpus que celui utilisé par Claude Willard existaient en 1995 trente-quatre voies dé (...)
2Est-ce le cas ici ? Force est de constater que Jean Longuet n’est guère resté dans la mémoire nationale. Souvent confondu avec son père, Charles, même par les meilleurs auteurs, il n’est guère connu que des spécialistes de l’histoire du mouvement socialiste, et ne sort fugitivement de ce milieu restreint que pour être cité comme responsable du courant minoritaire pendant la guerre, voire comme animateur d’une tendance « centriste » fustigée par Lénine au moment du congrès de Tours. Peu de choses au total et son nom n’encombre pas les colonnes des bibliographies d’Histoire de France. À titre de comparaison, prenons l’exemple de son oncle Paul Lafargue. Selon Claude Willard, celui-ci, « dans la galerie des portraits du socialisme français, […] est aujourd’hui dans la pénombre2 ». L’historien des guesdistes cite comme indices significatifs l’absence de rue Lafargue à Paris et le nombre réduit (dix-sept) d’artères de la « petite couronne », (Hauts-de-Seine, Val-de-Marne et Seine-Saint-Denis, soit l’essentiel de l’ancienne « ceinture rouge »), qui portent son nom, au regard des quatre-vingt-douze Jean Jaurès et des trente-cinq Jules Guesde. Que dire alors de Jean Longuet, présent dans quatre communes seulement3, toutes situées dans la circonscription dont il fut le député, conseiller général et maire pendant de nombreuses années ? Certes, on peut estimer que La Politique internationale du marxisme offre moins de titres à la postérité que Le Droit à la paresse, mais la comparaison avec des personnalités aussi diverses du monde socialiste que Vaillant, Sembat, Thomas ou Pressensé ne tourne pas non plus à l’avantage du fondateur du Populaire4.
- 5 M. Bloch, Les Rois thaumaturges, Gallimard, 1983, p. 346 (1re éd. 1924).
- 6 Annales ESC, 6, novembre-décembre 1989. Je me permets de signaler mon article : « Le statut de la (...)
- 7 L. Febvre, compte rendu de Mayenne et la Ligue en Bourgogne, Annales d’histoire sociale, avril 193 (...)
3Cette faiblesse avérée de la mémoire peut servir en revanche d’aide à un travail historique. Comme le notait Marc Bloch : « Plutôt que de consulter sans cesse ces grands premiers rôles de la pensée, l’historien trouverait peut-être plus de profit à fréquenter les auteurs de second ordre5. » Cette opinion autorisée ne suffit sans doute pas à lever toutes les objections auxquelles j’ai essayé de répondre dans l’introduction de ma thèse multigraphiée. Sur le débat de principe, l’article décisif reste celui de Giovanni Levi « Les usages de la biographie6 ». En ce qui la concerne, cette thèse veut reprendre le projet traditionnel de toute étude partielle : « S’efforcer de saisir à travers l’histoire d’une partie, la crise tragique d’un tout7. »
Jean Longuet ?
- 8 M. Vovelle, « De la biographie à l’étude de cas », Problèmes et méthodes de la biographie, actes d (...)
4Longuet rentre dans les deux catégories de cas dont Michel Vovelle recommande l’étude : « Cette analyse en profondeur, qui préfère aux héros de premier plan de l’histoire traditionnelle ces témoignages sur la normalité […] ou les apports plus ambigus, mais plus riches encore peut-être, du témoignage à la limite d’un personnage en situation de rupture8. » Il retient en effet l’attention dans deux séries d’attitude : d’abord comme révélateur d’une idéologie et de pratiques politiques propres à son milieu qui aident à définir une culture politique socialiste au xxe siècle et à répondre aux questions : Qu’était-ce qu’un socialiste ? Comment le devenait-on ? Quel était le sens et la portée de cette activité appelée militantisme dans le socialisme français avant, pendant et après la Grande Guerre ? Reflet, homme témoin d’une époque, d’idéologies et de pratiques intéressantes à revisiter… ce n’était déjà pas si mal. Mais Longuet, qui n’avait guère les apparences extérieures d’un révolté, fut aussi celui qui s’affirma en s’opposant contre la majorité de son parti, contre le socialisme de guerre avant tout, mais aussi jadis contre Guesde dans l’affaire Dreyfus, contre Jaurès lors du Bloc des gauches, contre Lénine et l’adhésion majoritaire à la Troisième Internationale ou pour l’aide active à l’Espagne républicaine contre Blum et la fermeté face aux puissances fascistes contre Paul Faure. Le personnage était plus complexe, moins réductible au petit lot d’anecdotes ou de situations répétitives dont on se servit ici ou là pour brosser rapidement son portrait. À l’évidence, il ne faut pas imaginer une relation simpliste entre Longuet et les groupes au sein desquels il évoluait. Au moins dans un premier temps, ce sont les moments où Longuet dit « non » qui retiennent d’abord l’intérêt. Ses refus fondent en effet une série de questions sur les proclamations internationales au temps des guerres et du système colonial, ou les discours pacifistes au moment de la poussée des fascismes, qui soulèvent des interrogations d’une autre ampleur sur la signification de cette histoire que les périodes de conformité avec le milieu ambiant : on se pose mieux en s’opposant…
- 9 L. Blum, « Jean Longuet », Le Populaire, 14 septembre 1938.
- 10 Notamment ceux de Jean-Jacques Becker, Annie Kriegel, Madeleine Rebérioux, Georges Oved, Jean-Loui (...)
5Dans ces conditions, les points à traiter ne manquent pas. C’est même une autre difficulté majeure de l’approche biographique : il est facile de tomber dans l’éparpillement, d’accumuler tant de « petits faits vrais » que le résultat devienne aussi sombre et obscur que celui auquel aboutit Maître Frenhofer dans Le Chef-d’œuvre inconnu. Difficulté à laquelle n’échappe certes pas aisément une étude consacrée à Jean Longuet : en dehors des singularités de sa personnalité, celui-ci fut aussi un homme « de qualités » qui retiennent l’attention de l’historien du socialisme-militant, dirigeant national et international, élu local et national, journaliste, avocat, lié par la famille ou le compagnonnage d’activité à Marx, Engels, Kautsky, Guesde, Lafargue, Jaurès, Blum… Cette richesse a ses avantages : elle contribue à légitimer l’utilisation de ce personnage discret pour traiter de l’histoire du socialisme. Dans un article d’hommage du Populaire, Léon Blum évoqua la « camaraderie modeste et ardente » de Jean Longuet et le présenta comme « une synthèse vivante du socialisme français9 ». Il estimait que « personne ne s’était assimilé plus intimement, plus entièrement au parti ». Partir de cette remarque pour essayer de tirer le fil d’une vie qui fasse apparaître, non petits ou grands événements, actions d’éclat ou « de derrière le rideau », mais une meilleure connaissance des lieux que fréquenta Longuet, des milieux dans lesquels il vécut, des réseaux auxquels il appartint ou qu’il anima, telle est l’ambition de ce travail. Jean Longuet y est donc considéré comme un individu social ou politique, et non comme un objet de connaissance intégrale. Ainsi, en dehors même du vaste champ des domaines de sa personnalité qui nous demeurent inconnus, de nombreuses informations le concernant ont été écartées car jugées non pertinentes. Il ne s’agit pas de brosser le portrait complet d’un homme, de relater minutieusement l’ensemble des détails informatifs possibles afin de serrer de plus près la réalité. Autant que faire se peut, ne pas répéter les grandes thèses ou travaux importants10 qui ont déjà croisé Jean Longuet s’impose, même si sacrifier à la clarté du récit implique d’en reprendre quelques éléments.
- 11 A. Longuet Marx, Proust, Musil. Partage d’écritures, PUF, 1986, p. 27-28.
6En outre, si une biographie suppose une sociologie même implicite des pratiques, celle de Jean Longuet offrait l’intérêt particulier de favoriser la prise de distances avec « la naïveté d’un récit linéaire, qui acheminerait un destin individuel de son origine à son aboutissement11 ». Avec Anne Longuet Marx, sa petite-fille, nous pouvons remplacer l’image traditionnelle du fil du récit par la toile subtilement entre-tissée de Musil ou la confection de la robe proposée par Proust : « La ligne fait place au réseau, aux interférences de divers plans. » Longuet offre l’avantage d’avoir été lié pendant une longue durée, à l’échelle humaine, à l’histoire du socialisme français. Il a été situé au centre d’un problème majeur de cette histoire : la place tenue par le socialisme entre l’attachement à la patrie et l’Internationale, entre la paix et les nécessités du combat. De la guerre de 1870 et de la Commune à la Seconde Guerre mondiale, en passant par la Grande Guerre, toute la vie de Longuet fut liée à ces questions : comment République, socialisme, nation et Internationale peuvent tisser ensemble des relations ? Quelles sont les conséquences de ces entrelacements qui se nouent, se dénouent et se renouent ? L’acuité de ces interrogations n’a pas disparu avec l’existence de Longuet, en septembre 1938. Telles quelles, elles expliquent le rythme ternaire de ce travail, organisé autour du moment tragique que fut le premier conflit mondial. En quelque sorte, la période qui précède 1914 est celle d’une longue formation de Longuet. Il apprit son métier, ses métiers plutôt, puisque cet homme de passages ne pouvait faire moins que d’exercer deux activités professionnelles : avocat et journaliste, lesquelles le plaçaient d’emblée au cœur de la sociabilité politique de la IIIe République. Il apprit également la politique, et, dans ce domaine aussi, s’attacha à ne pas se limiter à un seul mode d’intervention : il écrivit, dans les journaux, les revues, publia brochures et livres, bref, acquit aussi la figure typique du publiciste, en même temps qu’il milita, à Paris et en province. Il était alors pleinement un « spécialiste » de la SFIO, témoin précieux du socialisme français au temps de la Deuxième Internationale. La guerre le plaça ensuite à un rang éminent, mais, au-delà de son destin particulier, c’est l’épreuve traversée par le patriotisme et l’internationalisme proclamés du socialisme français qui nous a retenu, non pas pour suivre les divers avatars idéologiques de ces valeurs alors que leur conciliation ne pouvait plus s’opérer par le seul jeu rhétorique, mais pour déterminer la relation complexe qu’elles entretinrent avec les acteurs politiques, et plus particulièrement au sein du parti socialiste. Homme de la « reconstruction » à la fin de la guerre, Longuet vit dès 1920 se défaire, presque se décomposer, son projet politique. Après Tours, il s’éloigna vite de l’avant-scène, mais sans rentrer dans le rang. Outre diverses responsabilités, il fut aussi bien la mémoire, la conscience historique de son parti qu’un peu commode défenseur de l’internationalisme. Sa disparition prématurée en septembre 1938 laissa en suspens son destin et explique son relatif oubli, malgré l’originalité et la vigueur retrouvées de son action des dernières années.
Notes
1 P. Beaussant, Le Biographe, Gallimard, 1978, p. 76.
2 C. Willard, « Paul Lafargue et la critique de la société bourgeoise », Histoire du marxisme contemporain, t. 3, UGE/10-18, 1977, p. 183-204.
3 Châtenay-Malabry, dont il fut maire, Bagneux, Fontenay-aux-Roses et Le Plessis-Robinson (pour une voie limitrophe de ces deux dernières localités).
4 Dans le même corpus que celui utilisé par Claude Willard existaient en 1995 trente-quatre voies dénommées Édouard Vaillant, vingt-deux Marcel Sembat, dix-sept Albert Thomas et neuf Francis de Pressensé.
5 M. Bloch, Les Rois thaumaturges, Gallimard, 1983, p. 346 (1re éd. 1924).
6 Annales ESC, 6, novembre-décembre 1989. Je me permets de signaler mon article : « Le statut de la biographie, essai de chronologie », Correspondances, revue de l’IRMC, n° 61, mai-juin-juillet 2000.
7 L. Febvre, compte rendu de Mayenne et la Ligue en Bourgogne, Annales d’histoire sociale, avril 1939.
8 M. Vovelle, « De la biographie à l’étude de cas », Problèmes et méthodes de la biographie, actes du colloque de 1985, Sources, travaux historiques, 3-4 décembre 1985, cité par Giovanni Levi, op. cit.
9 L. Blum, « Jean Longuet », Le Populaire, 14 septembre 1938.
10 Notamment ceux de Jean-Jacques Becker, Annie Kriegel, Madeleine Rebérioux, Georges Oved, Jean-Louis Robert…
11 A. Longuet Marx, Proust, Musil. Partage d’écritures, PUF, 1986, p. 27-28.
© Presses universitaires de Rennes, 2007