1Dans une vision courante, l’innovation correspond à l’exploitation d’un résultat scientifique. Mais, comme application de découvertes, elle représenterait une menace à l’égard d’une recherche scientifique véritable. En effet, l’activité scientifique est souvent rapportée à une éthique du désintéressement à l’égard de ses finalités applicatives, pour se focaliser sur la compréhension des processus naturels à l’œuvre dans les phénomènes observés. Cette activité qualifiée de « recherche fondamentale » ne paraît avoir trouvé une place dans la vie économique, qu’en se situant au sein de grandes entreprises dont l’opulence permettait de laisser à certains de leurs salariés le loisir de s’y consacrer sans attente d’« applications immédiates ». Les Bell Labs historiques représentent à cet égard une figure idéaltypique, grâce à la relative abondance des ressources que la Bell Company a longtemps tirées de son monopole sur le téléphone aux États-Unis. Le démantèlement de ce monopole, au début des années 1980, s’accompagne d’une montée de la critique présentant les Bell Labs comme la « danseuse » d’une entreprise soumise aujourd’hui à une concurrence mondiale dans le domaine de l’équipement des réseaux et débouchant finalement sur une remise en cause de leurs recherches les plus théoriques. Plus largement, l’exigence d’une rentabilité croissante pour répondre aux attentes des marchés financiers paraît encourager une politique de réduction des coûts dans les entreprises qui tendent à aligner les services de R & D sur la rigueur des unités de production, comme en témoigne dans cet ouvrage la contribution de T. Pardi sur Renault. Finalement, le néolibéralisme triomphant aurait transformé le régime pluriséculaire de la science académique, en menant à ce qui est qualifié aujourd’hui de « technoscience ». Même au sein des grandes entreprises où l’innovation est appréhendée comme un impératif par les dirigeants, les cas étudiés dans cet ouvrage montrent que la production scientifique se trouve de plus en plus soumise à une exigence de débouchés rentables, qui mettrait au premier plan l’industrialisation potentielle des résultats escomptés. L’innovation est alors pensée et organisée dans une démarche d’accélération du transfert entre la recherche et le développement, voire l’industrialisation.

2Cependant, cette conception de l’innovation en termes de « transfert », entre une activité scientifique qui vise la découverte de modèles expliquant les phénomènes naturels et une activité industrielle centrée sur la production de masse, se révèle doublement problématique.

3En premier lieu, elle conduit à une incertitude sur la notion même d’innovation. En effet, le modèle de la « technoscience » conduit à considérer l’innovation moins sous la figure du produit ou du process nouveau, que sous celle du brevet et de la propriété intellectuelle valorisée à travers son débouché potentiel. Il tend dès lors à associer l’innovation à la start-up, en laissant de côté le parcours qui mène à la réalisation d’un produit nouveau et, ainsi, les problèmes spécifiques qui se manifestent fréquemment dans le passage du dispositif de laboratoire à la production en grande série.

4En second lieu, la conceptualisation en termes de régimes de production scientifique, qu’il s’agisse du régime de la science académique ou de la « technoscience », tend à isoler la science du travail. La science relèverait ainsi du monde des idées ou encore de la « cité inspirée » soumise au flux incontrôlable de l’imagination, en renvoyant la mise en œuvre économique des avancées scientifiques du côté de la « technologie » et de l’« industrie ». Cette conceptualisation conduit à saisir l’innovation sous les traits de « nouvelles technologies » bouleversant le monde du travail, vu comme soumis à un changement qui lui demeurerait extérieur. À travers le processus d’innovation, la science semble renforcer la subordination du travail à l’imagination du chercheur. Une telle représentation se rapproche de la jurisprudence américaine qui conduit, comme le montre I. da Costa, à considérer les scientifiques et les ingénieurs comme des managerial employees exclus par construction du salariat « normal » et donc du droit syndical.

5La démarche présentée dans cet ouvrage conduit, à l’inverse, à porter un regard différent sur le travail et sur l’activité scientifique. Revenir sur l’innovation comme processus, implique de sortir d’une vision du travail focalisée sur la subordination et les routines qu’elle imposerait, pour envisager les épreuves qui jalonnent ce processus, comme des démonstrations requérant l’intervention des travailleurs. Le travail intègre une dimension de recherche, d’exploration qui se manifeste dans la mise au point des produits nouveaux. Ainsi, considérer le développement des industries automobile, aéronautique ou électrique au cours du xx^e siècle à travers la seule rationalisation du travail, qu’on la nomme fordisme ou taylorisme, occulte les activités de conception de ces produits en renouvellement constant. Ces activités requièrent des chercheurs, mais aussi des ingénieurs et des ouvriers pour aller jusqu’à la réalisation de prototypes, étape indispensable avant que l’industrialisation fasse apparaître à son tour le besoin d’autres ajustements. Réciproquement, l’activité scientifique tend à se présenter sous la figure du travail dans la mesure où la condition salariale des chercheurs contribue à définir leur activité comme un travail se déroulant – au moins formellement – en un lieu et dans une durée spécifiques. Elle a pour cadre le laboratoire, terme renvoyant lui-même encore au travail, comme organisation en mesure d’accumuler la mémoire des explorations antérieures, en en tirant parfois les moyens d’explorations nouvelles. En ce sens, comme le montrent C. Didry et D. Younès, le laboratoire fait preuve d’une capacité d’auto-organisation par « domaines » distincts, dans une grande entreprise, des business units. L’activité scientifique fournit ainsi le terrain de développements technologiques alimentés par ses avancées antérieures, comme dans le cas de la pompe à vide au xvii^e siècle1 ou dans celui plus récent du synchrotron, pour analyser des phénomènes naturels dans lesquels il faut compter l’activité humaine. Les activités productives souvent réduites à un univers de routines contribuent également à alimenter les activités scientifiques, dans le sens d’une compréhension approfondie des fonctionnements et des dysfonctionnements des produits réalisés. La relation entre de grandes avancées scientifiques et une forte demande publique d’innovation suscitée par les grands conflits mondiaux2 ou le développement de services publics (électricité, télécoms ou transports ferroviaires), s’explique par la formation de laboratoires dans de grandes entreprises, en confirmant cet ancrage pressenti de la science dans le monde du travail.

6Tout cela nous conduit à proposer de sortir de l’opposition entre une recherche fondamentale et une recherche appliquée, pour saisir l’innovation comme un processus rythmé par la tension entre exploration et exploitation qui traverse le travail. Ainsi, comme le montre la contribution de C. Dupuy, le passage à des technologies nouvelles implique des formes d’appropriation par les acteurs qui s’apparentent à une forme d’exploration, dans les activités plus marquées par une production routinière.

7La focalisation sur la création d’entreprise et l’« incubation » consacrée à l’éclosion de start-up, en rejouant le mariage de l’innovation et de l’entrepreneur cher à Schumpeter, est alors de nature à occulter une grande partie de ce processus menant à la réalisation de nouveaux produits ou à l’organisation de nouveaux process. Bien souvent, la réussite d’une start-up tient à sa valorisation au moment de son rachat par une grande entreprise en mesure d’intégrer ainsi des fonctionnalités nouvelles à son offre de produits. Réciproquement, la R & D d’entreprises ayant écarté leurs bases industrielles se heurte à la difficulté de prolonger les démonstrations dites « de laboratoire » par la réalisation de prototypes permettant de se projeter dans des conditions de production et d’utilisation plus routinières. La réussite d’un processus aboutissant à la réalisation de nouveaux produits ou à la mise en œuvre de nouveaux process se fonde sur l’établissement de relations entre des chercheurs, des techniciens et des ouvriers, c’est-à-dire un ensemble à l’égard duquel une éventuelle start-up représente une abstraction. La confiance reposant sur une interconnaissance de longue date confère à la grande entreprise un atout majeur pour l’innovation, en rendant possible une coordination de salariés dotés de métiers et de qualifications différents. Finalement, il se pourrait que le véritable effet de la financiarisation soit moins l’attente d’un profit immédiat à l’égard des activités de recherche, que la dispersion des entreprises en une nébuleuse de sous-traitants. Éléments de cette nébuleuse de sociétés dont les activités aboutissent à la réalisation et au renouvellement de produits, les start-up seraient moins l’expression d’une forme contemporaine d’innovations, que celle d’une crise de l’entreprise3 réduite à l’épopée d’un entrepreneur héroïque mais peu soucieux de rappeler ce qu’il doit à la collectivité4. Mais la reconstitution du processus innovant dans sa totalité dessine un ensemble évoquant cette figure de la grande entreprise que l’on croyait disparue et incite à se tourner vers ces grandes entreprises, dont les laboratoires tendent notamment à s’agréger sur le territoire de Saclay. Certes, l’éclatement spatial de ces grandes entreprises et de leurs activités de recherche qui s’entrecroisent et s’articulent à celle des organismes publics, contribue à occulter le lien avec l’industrie. Mais c’est à la restitution de ce lien occulté et entravé par la dispersion des établissements industriels que cet ouvrage entend contribuer, en saisissant ainsi l’innovation comme un processus concernant l’ensemble des salariés dans une interrogation plus générale sur l’avenir de l’industrie en France et en Europe.